[0] PROSLOGION ou ALLOCUTION SUR L'EXISTENCE DE DIEU. PREFACE. Après avoir, en cédant aux prières de quelques frères, présenté, dans un opuscule, comme un exemple de méditation par rapport à la foi, en supposant une personne qui cherche en silence, avec elle-même, à découvrir ce qu'elle ignore, je me suis aperçu que cette œuvre avait l'inconvénient de rendre nécessaire l'enchaînement d'un assez grand nombre de raisonnements ; dès-lors je commençai à chercher s'il ne serait pas possible de trouver une seule preuve qui n'eût besoin pour être complète que d'elle-même, et qui démontrât que Dieu est véritablement, qu'il est le bien suprême qui n'a besoin d'aucun autre principe, et dont au contraire tous les autres êtres ont besoin pour être et pour être bons ; enfin qui appuyât de raisons claires et solides tout ce que nous croyons de la substance divine. Comme je tournais souvent mes pensées de ce côté avec une infatigable attention, tantôt il me paraissait que je pourrais atteindre ce que je cherchais, tantôt que la solution de cette difficulté échappait entièrement à mon esprit. Enfin, désespérant d'y parvenir, je résolus de l'abandonner comme une chose dont la recherche était vaine, et qu'il était impossible de trouver. Dans la crainte que cette pensée, en occupant inutilement mon esprit, ne me détournât d'autres objets dans l'étude desquels je pouvais faire d'utiles progrès, je voulus l'éloigner entièrement de moi. Mais plus je me défendais contre cette idée, moins je voulais lui donner d'accès, plus elle me poursuivait avec une sorte d'importunité. Un jour donc, que je m'étais fatigué à résister à cette poursuite importune, dans la lutte même de mes pensées, s'offrit l'idée que j'avais désespéré de trouver, et je l'embrassai avec autant de zèle que j'avais mis de soin à la repousser. Pensant bientôt que ce que j'avais eu tant de plaisir à trouver pourrait, s'il était développé par écrit, en causer autant à celui qui le lirait, j'écrivis sur ce sujet, et sur quelques autres, l'opuscule suivant, dans lequel je fais parler une personne qui cherche à élever son âme à la contemplation de Dieu, et qui s'efforce de comprendre ce qu'elle croit. Et parce que ni le premier traité, ni celui-ci ne me paraissaient mériter le nom de livre, et être assez considérables pour qu'on y plaçât en tête le nom de l'auteur, mais que toutefois, il était nécessaire qu'ils eussent un titre qui invitât à les lire ceux entre les mains desquels ils pourraient tomber, je leur en donnai à chacun un, je désignai le premier par ces mots : Exemple de méditation sur le fondement rationnel de la foi, et le second par ceux-ci : La Foi cherchant à s'appuyer de la raison. Mais comme ils furent dans la suite transcrits avec ces titres par plusieurs, quelques personnes me persuadèrent, et, parmi elles, le révérend archevêque de Lyon, Hugo, légat apostolique dans la Gaule, m'ordonna même de son autorité apostolique, d'y mettre mon nom. Afin donc que cela fût plus facile, j'intitulai l'un Monologium c'est-à-dire entretien avec moi-même, et l'autre Proslogion, c'est-à-dire allocution. [1] CHAPITRE PREMIER. O homme ! plein de misère et de faiblesse, sors un moment de tes occupations habituelles, absorbe-toi un instant en toi-même, loin du tumulte de tes pensées ; jette loin de toi tes soucis accablants, éloigne de ton esprit tes laborieuses préoccupations. Cherche Dieu un moment, un moment repose-toi dans son sein. Entre dans le sanctuaire de ton âme, éloignes-en tout excepté Dieu et ce qui peut t'aider à l'atteindre ; cherche-le dans le silence de ta solitude. O mon cœur! dis de toutes tes forces, dis à Dieu : je cherche votre visage, je cherche votre visage, ô seigneur. Maintenant donc ô seigneur mon Dieu, enseigne à mon cœur où et comment il faut qu'il te cherche, où et comment il te trouvera. Si tu n'es pas ici, ô seigneur ! absent, où te trouverai-je? Sans doute tu habites une lumière inaccessible. Mais où est cette lumière inaccessible, comment m'approcherai-je d'elle? Qui me conduira, qui m'introduira dans ce séjour de lumière? qui fera que je t'y contemple? Par quels signes ensuite, sous quelle forme te chercherai-je? Je ne t'ai jamais vu, seigneur mon Dieu, je ne connais point ta face. Que fera, seigneur tout-puissant, cet être exilé par toi, si loin de toi? Que fera ton serviteur, tourmenté de l'amour de tes perfections, et rejeté loin de ta présence? Il s'épuise en cherchant à te voir, et ta face est trop loin de lui. Il désire s'approcher de toi, et ta demeure est inaccessible. Il brûle de l'ardeur de te trouver, et il ignore quel lieu tu habites. Il ne respire qu'après toi, et il n'a jamais vu ton visage. Seigneur, tu es mon Dieu, tu es mon maître, et je ne t'ai jamais vu. Tu m'as créé et tu m'as racheté, tu m'as accordé tous les biens que je possède, et je ne te connais pas encore. Enfin, j'ai été créé pour te voir et je n'ai point encore atteint ce but de ma naissance. O sort plein de misère ! L'homme a perdu le bien pour lequel il a été créé. O dure condition! ô cruel malheur! Hélas! qu'a-t-il perdu et qu'a-t-il trouvé? que lui a-t-il été ravi? que lui est-il resté? Il a perdu le bonheur pour lequel il était né, il a trouvé le malheur auquel il n'était pas destiné ! Il a vu s'évanouir loin de lui les conditions nécessaires du bonheur, et il ne lui est resté qu'un malheur inévitable. L'homme mangeait le pain des anges, il en a faim maintenant, et il mange le pain de la douleur qu'il ne connaissait même pas alors. O deuil public de l'humanité ! gémissement universel des enfants d'Adam ! Ce père commun jouissait dans l'abondance, nous gémissons dans le besoin ; nous mendions, et il était dans la richesse. Il possédait au sein du bonheur ; il a tout perdu et vit dans les angoisses de la misère ; comme lui nous sommes dans le besoin et la douleur; nous formons des désirs empreints du caractère de nos souffrances, hélas! et ils ne sont point satisfaits. Puisqu'il le pouvait facilement, pourquoi ne nous a-t-il pas conservé un bien dont la perte devait nous être si douloureuse? pourquoi nous a-t-il fermé l'accès de la lumière, et nous a-t-il environnés de ténèbres? pourquoi nous a-t-il enlevé la vie, pour nous condamner à la mort? Malheureux! d'où avons-nous été chassés? où avons-nous été relégués? d'où avons-nous été précipités? dans quel abîme avons-nous été ensevelis? Nous avons passé de la patrie dans l'exil, de la vue de Dieu dans l'aveuglement où nous sommes, de la douce immortalité dans l’amertume et l'horreur de la mort. Malheureux changement! quel mal affreux a succédé à un si grand bien! Perte malheureuse! douleur profonde! affreuse réunion de misères! Malheureux que je suis! fils infortuné d'Eve éloigné de Dieu par le crime. Qu'ai-je entrepris? qu'ai-je fait? où allais-je? où suis-je parvenu? Que voulais-je atteindre? A quel terme suis-je arrivé? Qui excite mes soupirs? J'ai cherché le bonheur; le trouble en a été la suite. Je voulais aller jusqu'à Dieu, je n'ai rencontré que moi-même. Je cherchais le repos dans le secret de ma solitude, je n'ai trouvé au fond de mon cœur que douleur et tribulation. Je voulais me réjouir de toute la joie de mon âme, je suis forcé de gémir des gémissements de mon cœur. J'espérais le bonheur, je n'ai trouvé qu'une triste occasion de redoubler mes soupirs. Et toi, seigneur, jusques à quand nous oublieras-tu? jusques à quand détourneras-tu de nous ton visage? Quand tourneras-tu vers nous tes regards? quand nous exauceras-tu? quand éclaireras-tu nos yeux? quand nous montreras-tu ta face? quand te rendras-tu à nos vœux? Seigneur, tourne les yeux vers nous, exauce-nous, éclaire-nous, montre-toi à nous. Sans toi, il n'y a pour nous que malheur; rends-toi à nos vœux afin que le bonheur nous revienne. Aye pitié de nos travaux et des efforts que nous faisons pour arriver jusqu'à toi, sans le secours duquel nous ne pouvons rien. Tu nous invites, aide-nous. Seigneur, je t'en supplie, que le désespoir ne succède pas à mes gémissements ; que l'espérance me permette de respirer. Je t'en supplie seigneur, mon cœur est plongé dans l’amertume de la désolation qu'il porte en lui ; adoucis sa peine par tes consolations. Seigneur! poussé par le besoin, j'ai commencé à te chercher ; ne permets pas, je t'en supplie, que je me retire sans être rassasié. Je me suis approché pour apaiser ma faim, que je ne m'en retourne pas sans avoir pu la calmer. Pauvre, j'implore ta richesse ; malheureux, ta miséricorde ; que le refus et le mépris ne soient pas l'effet de ma prière. Et si je soupire dans l'attente de cette précieuse nourriture, qu'au moins elle ne me manque pas après l'épreuve. Courbé comme je le suis, seigneur, je ne puis regarder que la terre ; relève-moi, et mes regards se dirigeront vers les cieux. Mes iniquités se sont élevées au-dessus de ma tête, elles m'enveloppent de toutes parts et m'accablent comme un fardeau pesant. Débarrasse moi de ces décombres, décharge-moi de ce poids; qu'elles ne m'enferment pas dans leurs profondeurs comme dans un puits. Qu'il me soit permis de loin, ou du fond de mon abîme, de tourner les yeux vers ta lumière. Apprends-moi à te chercher, montre-toi à mon empressement ; car je ne puis te chercher si tu ne m'enseignes la voie. Je ne puis te trouver, si tu ne te montres pas. Je te chercherai en te désirant, je te désirerai en te cherchant; je te trouverai en t'aimant, je t'aimerai en te trouvant. Je reconnais, seigneur, et je t'en rends grâce, que tu as créé en moi cette image, pour que je me souvienne de toi, pour que je pense à toi, pour que je t'aime. Mais cette image est tellement effacée par l'action des vices, elle est si obscurcie par la vapeur du péché, qu'elle ne peut atteindre le but qui lui avait d'abord été marqué, si tu ne prends soin de la renouveler et de la réformer. Je n'essaie pas, seigneur, de pénétrer ta profondeur, parce que, en aucune manière, je ne lui compare mon intelligence ; mais je désire comprendre ta vérité d'une manière même imparfaite, cette vérité que mon cœur croit et chérit. Car je ne cherche point à comprendre pour croire, mais je crois pour parvenir à comprendre. Je crois, en effet, parce que, si je ne croyais pas à cet être, je ne parviendrais jamais à le comprendre. [2] CHAPITRE II. Ainsi donc, Seigneur, toi qui donnes l'intelligence de la foi, accorde-moi, autant que cette connaissance me doit être utile, de comprendre que tu es comme nous le croyons, et que tu es ce que nous croyons. Nous croyons qu'au-dessus de toi on ne saurait rien concevoir par la pensée. Faudrait-il donc croire qu'un pareil être n'existe pas, parce que l'insensé a dit dans son cœur : Il n'y a point de Dieu ? Mais lorsqu'il m'entend dire qu'il y a quelque être au-dessus duquel on ne saurait rien imaginer de plus grand, ce même insensé comprend cette parole ; cette pensée est dans son intelligence, encore qu'il ne croie pas que l'objet de cette pensée existe. Autre chose est en effet d'avoir l'idée d'un objet quelconque, autre chose est de croire à son existence. Car lorsque le peintre pense d'avance au tableau qu'il va faire, il le possède, il est vrai, dans son intelligence ; mais il sait qu'il n'est pas encore, puisqu'il ne l'a pas encore exécuté. Lorsqu'au contraire il l'a peint, non-seulement il l'a dans l'esprit, mais il sait encore qu'il l'a fait. L'insensé lui-même est donc obligé de convenir qu'il a dans l'esprit l'idée d'un être au-dessus duquel on ne saurait rien imaginer de plus grand, parce que, lorsqu'il entend énoncer cette pensée, il la comprend, et que tout ce que l'on comprend est dans l'intelligence; et, sans aucun doute, cet objet au-dessus duquel on ne peut rien comprendre n'est pas dans l'intelligence seule ; car s'il n'était que dans l'intelligence, on pourrait au moins supposer qu'il est aussi dans la réalité : nouvelle condition qui constituerait un être plus grand que celui qui n'a d'existence que dans la pure et simple pensée. Si donc cet objet, au-dessus duquel il n'est rien, était seulement dans l'intelligence, il serait cependant tel, qu'il y aurait quelque chose au-dessus de lui : conclusion qui ne saurait être légitime. Il existe donc certainement un être au-dessus duquel on ne peut rien imaginer, ni dans la pensée, ni dans le fait. [3] CHAPITRE III. Ce que nous venons de dire est si vrai, que l'on ne saurait concevoir que Dieu n'est pas. Nous pouvons penser, en effet, qu'il y a quelque chose dont on ne peut d'aucune manière supposer la non existence, et par-là cette chose est plus grande que celles dont l'idée n'implique pas nécessairement l'existence. C'est pourquoi, si l'être au-dessus duquel on ne peut rien imaginer de plus grand, peut être regardé comme n'existant pas, il suit que cet être qui n'avait point d'égal, n'est déjà plus celui au-dessus duquel on ne peut rien imaginer; conclusion nécessairement contradictoire. Il y a donc vraiment un être au-dessus duquel nous ne saurions en élever un autre, et qui, par-là, est conçu comme ne pouvant pas ne pas être ; cet être, c'est toi, ô Dieu notre seigneur ! Tu es donc, ô seigneur mon Dieu! tu es véritablement ; la manière dont nous te concevons ne permet pas de croire que tu puisses ne pas être. Et ce n'est pas sans raison qu’il en est ainsi. Car si une intelligence pouvait concevoir quelque chose qui fût meilleur que toi, la créature s'élèverait au-dessus du créateur, et en deviendrait le juge, ce qui est absurde. Tout d'ailleurs, excepté toi, peut-être par la pensée supposé ne pas être. A toi seul, entre tous, appartient la qualité d'être véritablement et au plus haut degré. Tout ce qui n'est pas toi ne possède qu'une réalité inférieure, et n'a reçu l'être qu'à un moindre degré. Pourquoi donc l'insensé a-t-il dit dans son cœur : il n'y a point de Dieu; lorsqu'il est si facile à une âme raisonnable de comprendre que tu es plus réellement que toutes choses? C'est précisément parce qu'il est sans intelligence et insensé! [4] CHAPITRE IV. Mais comment l'insensé a-t-il dit dans son cœur ce qu'il n'a pu penser, ou comment n'a-t-il pas pu penser ce qu'il a dit dans son cœur, puisque dire dans son cœur n'est autre chose que penser? Que si l'on peut dire véritablement qu'il a pensé puisqu'il a dit dans son cœur, et en même temps, qu'il n'a pas dit dans son cœur parce qu'il n'a pu penser, il faut admettre qu'il y a plusieurs manières de dire dans son cœur ou de penser. On pense différemment une chose, lorsqu'on a présent à l'esprit le mot qui désigne cette chose, ou lorsque l'intelligence perçoit et comprend la chose elle-même. Dans le premier sens, on peut penser que Dieu n'est pas ; dans le second on ne le peut. Aucun être intelligent, sachant ce que sont le feu et l'eau, ne pourrait, en effet, penser que le feu est l'eau quant à la substance, quoiqu'il puisse exprimer ce sens par un certain arrangement de mots. De même celui qui comprend ce qu'est Dieu, ne peut penser que Dieu n'est pas, quoiqu'il puisse prononcer ces paroles en lui-même, soit sans leur attribuer aucune signification, soit en leur attribuant une signification détournée; car Dieu est ce qui ne suppose rien de plus grand que soi. Celui qui comprend bien ceci, comprend en même temps que l'existence de Dieu ne peut pas être mise en doute même par la pensée. Celui donc qui comprend ces conditions de l'existence de Dieu, ne saurait penser qu'il n'est pas. Grâces te soient donc rendues, ô seigneur ! Car ce que j'ai cru d'abord par le don que tu m'as fait, je le comprends maintenant par la lumière dont tu m'éclaires, et lors même que je voudrais ne pas croire à toi, je ne pourrais pas ne pas comprendre que tu es. [5] CHAPITRE V. Qu'es-tu donc, Seigneur mon Dieu, toi au-dessus duquel on ne saurait rien supposer de meilleur? et que peux-tu être, si tu n'es ce qui, existant seul au-dessus de tous par soi-même, a tout fait de rien? Car tout ce qui n'est pas cette puissance créatrice, est inférieur à ce que notre pensée peut comprendre dans sa conception la plus haute ; mais ces pensées ne peuvent être conçues de toi, ni convenir à ton essence. Quel bien pourrait donc manquer au bien suprême, à ce bien duquel tout bien est émané? Tu es donc nécessairement juste, véritable, heureux, et tout ce qu'il vaut mieux être que ne pas être ; car il vaut mieux être juste que ne l'être pas, heureux que ne l'être pas. [6] CHAPITRE VI. Mais puisqu'il vaut mieux que tu sois sensible, tout-puissant, miséricordieux, impassible, que de ne point réunir en toi tous ces attributs, comment es-tu sensible si tu n'es pas corps ; ou tout-puissant si tu ne peux pas toutes choses ; ou à la fois plein de miséricorde et cependant impassible? Car si les êtres corporels seuls sont sensibles, parce que les sens sont répandus autour du corps et en font partie, comment peux-tu, être sensible puisque tu n'es point corps, mais esprit suprême, et par-là meilleur que le corps? C'est sans doute que sentir n'est autre chose que connaître, on a du moins la connaissance pour objet, car celui qui sent, connaît selon la propriété des sens, les couleurs par la vue, les saveurs par le goût. C'est donc avec raison que l'on dit que tout être sent, qui connaît de quelque manière. Ainsi donc, seigneur, quoique tu ne sois point corps, tu es cependant souverainement sensible, en ce que tu connais souverainement toutes choses, et non comme un animal connaît par les sens corporels. [7] CHAPITRE VII. Mais comment es-tu tout-puissant, si tu ne peux pas tout, si tu ne peux te corrompre, mentir, ni faire que le vrai soit faux, que ce qui est fait ne soit pas fait et autres semblables choses? Comment peux-tu tout, à moins peut-être que pouvoir faire quelques-unes de ces choses, ne soit au contraire une véritable impuissance? Ce qui le prouverait c'est que celui qui peut faire de semblables choses, peut faire ce qui lui est funeste, ce qui est contre son devoir. Or, plus il est puissant de cette manière, plus l'adversité et le mal ont de prise sur lui, et moins il a de force contre eux. Une pareille faculté n'est pas de la puissance, mais de l'impuissance. Car ce n'est pas par la force que nous déployons, que dans ce cas nous nous attribuons la possibilité d'être affectés, mais par le pouvoir que les choses exercent sur nous, à cause de notre faiblesse. Nous tombons encore dans cet inconvénient, lorsque nous employons certaines manières de parler, ainsi qu'il nous arrive souvent d'exprimer une chose par des termes qui ne sont pas les termes propres. Nous disons par exemple être pour ne pas être, et faire pour exprimer une situation qui consiste à ne point faire ou à ne rien faire. Par exemple, nous répondons à un homme qui nie qu'une chose soit : Il en est comme vous le dites, quoiqu'il, fût plus convenable de dire : la chose en effet n'est pas, comme vous dites qu'elle n'est pas. Nous disons encore : celui-ci s'assied comme fait cet autre; ou celui-ci se repose comme fait cet autre; quoique par être assis, nous entendions ne pas faire une certaine chose et se reposer, ne rien faire. Ainsi donc, lorsqu'on dit de quelqu'un qu'il a puissance de faire ou de souffrir quelque chose qui ne lui est pas avantageux, ou qu'il ne doit pas faire, c'est impuissance qu'il faut entendre par le mot puissance, parce que plus il a de cette puissance, plus le malheur et la perversité sont forts contre lui, plus il est faible contre eux. Ainsi donc, seigneur notre Dieu, tu es véritablement tout-puissant, en ce que tu ne peux rien de ce qui est le fruit de l'impuissance, et que rien ne prévaut contre toi. [8] CHAPITRE VIII. Mais comment es-tu à la fois miséricordieux et impassible? Si tu es impassible, tu ne partages pas nos souffrances, ton cœur ne devient point malheureux à la vue d'une misère qui excite en nous la compassion. Et cependant si tu n'es pas miséricordieux, quelle est cette grande consolation que cherchent en toi les malheureux? Comment donc, seigneur, es-tu à la fois et n'es-tu pas miséricordieux? Serait-ce que tu l'es par rapport à nous, et et que tu ne l'es pas quant à toi-même? Tu l'es en effet pour compatir à nos souffrances, tu ne l'es pas pour les éprouver. Car, lorsque tu tournes les yeux vers nos misères, nous éprouvons l'effet de ta miséricorde ; et cependant nos malheurs n'altèrent point ton immuable essence. Tu es donc miséricordieux, parce que tu sauves les malheureux, parce que tu épargnes les pécheurs, qui sont tes enfants ; mais tu ne l'es pas en tant que la compassion pour nos misères ne saurait affecter ton être. [9] CHAPITRE IX. Mais si tu es absolument et souverainement juste, comment épargnes-tu les méchants? Car comment, absolument et souverainement juste, fais-tu quelque chose d'injuste? ou quelle justice y a-t-il à donner la vie éternelle à qui mérite la mort éternelle? D'où vient donc, ô Dieu bon! bon pour les bons et pour les méchants, d'où vient que tu sauves les méchants, toi qui ne peux rien faire d'injuste? Est-ce donc que ta bonté étant incompréhensible, ceci reste caché dans la lumière inaccessible que tu habites? C'est, on n'en saurait douter, dans le sanctuaire le plus intime et le plus secret de ta bonté, qu'est cachée la source d'où s'échappe le fleuve de ta miséricorde. Car, quoique tu sois absolument et souverainement juste, tu es cependant bon envers les méchants, parce que tu es absolument et souverainement bon. Tu serais en effet moins bon, si tu n'étais bon pour aucun méchant. Car, celui qui est bon pour les bons et pour les méchants, est meilleur que celui qui ne l'est que pour les bons ; et celui qui est bon en punissant et en épargnant les méchants, est meilleur que celui qui n'est bon qu'en les punissant. Tu es donc miséricordieux parce que tu es absolument et nécessairement bon ; et comme il est d'ailleurs facile de voir pourquoi tu donnes le bien aux bons et le malheur aux méchants, nous sommes à bon droit frappés d'étonnement en te voyant, toi absolument et souverainement juste, toi qui n'as besoin du secours de personne, donner tes biens aux coupables et aux méchants. O profondeur de la bonté divine ! ô mon Dieu ! nous voyons de quelle vertu émane ta miséricorde, mais nos regards ne pénètrent pas plus loin; nous voyons les lieux d'où sort le fleuve, mais nous n'apercevons pas la source d'où il naît. C'est, en effet, de la plénitude de ta bonté que tu tires ton amour pour le pécheur ; mais c'est dans la profondeur de ta bonté que se cache la raison de cet amour. Car, quoique ce soit par ta bonté que tu accordes le bien aux bons, et par elle encore que tu infliges le mal aux méchants, ce partage équitable est aussi la conséquence de ta justice. Mais lorsque tu accordes le bien aux méchants ; nous savons que ta bonté l'a voulu, nous nous étonnons cependant que ta souveraine justice ait pu le permettre. O miséricorde! de quelle riche douceur, et de quelle douce richesse tu coules jusques à nous! ô immensité de la bonté divine, de quel amour les pécheurs ne doivent-ils pas t'aimer ! Tu sauves les justes par la justice que tu leur a donnée pour compagne ; tu délivres les pécheurs par la justice que tu fais dominer en eux ; les uns doivent leur salut à leurs mérites, les autres l'obtiennent malgré leurs fautes ; les uns, parce que tu te plais à reconnaître en eux le bien que tu leur as donné ; les autres parce que tu pardonnes le mal que tu hais. O bonté immense qui surpasse toute pensée, vienne sur moi ta miséricorde, cette miséricorde qui coule en abondance de tes inépuisables trésors ! Que ce qui s'échappe de ton sein s'écoule en moi! que ta clémence m'épargne, que ta justice se taise et ne tire pas vengeance de mes fautes! Car, quoiqu'il soit difficile de comprendre comment ta clémence est étroitement unie à ta justice, nous sommes cependant forcés de croire que ce qui échappe ainsi à la surabondance de ta bonté n'est pas contraire à ta justice ; car, cette bonté ne saurait être sans la justice, bien plus elle est dans une parfaite union avec elle. Ainsi donc, s'il est vrai que tu n'es souverainement miséricordieux, que parce que tu es souverainement bon ; et si tu es souverainement bon, parce que tu es souverainement juste, ta souveraine miséricorde est la conséquence de ta souveraine justice. Aide-moi donc, ô Dieu juste et plein de miséricorde, dont je cherche la lumière, aide-moi pour que je m'élève jusqu'à l'intelligence des paroles que je prononce. C'est donc véritablement parce que tu es juste que tu es miséricordieux. Ta miséricorde naît-elle donc de ta justice? Est-ce donc par ta justice que tu épargnes les méchants? S'il en est ainsi, Seigneur, enseigne-moi comment il en est ainsi? Est-ce parce qu'il est juste que tu sois bon, au point de ne pouvoir être conçu meilleur, et que tu opères avec une puissance telle qu'il soit impossible de rien concevoir de plus puissant? Qu'y a-t-il en effet de plus juste? Il n'en serait pas ainsi, cependant, si ta bonté se bornait à récompenser celui qui mérite, et n'allait pas jusqu'à pardonner ; et si tu rendais bons seulement ceux qui ne le sont pas, et non les méchants eux-mêmes. Enfin ce qui ne peut se faire justement ne doit point se faire ; et ce qui ne doit pas se faire se fait injustement. Si donc il n'est pas juste de prendre pitié des méchants, tu ne dois pas en prendre pitié, c'est injustement que tu leur pardonnes. Or, si c'est presque une impiété que de parler ainsi, nous devons croire que c'est sans blesser la justice que tu as pitié des méchants. [10] CHAPITRE X. Mais il est juste aussi que tu punisses les méchants ; car, qu'y a-t-il de plus équitable que les bons reçoivent du bien et les méchants du mal? Comment donc est-il juste à la fois que tu punisses les méchants, et que tu leur pardonnes? Y a-t-il une justice qui les punit, et une autre justice qui les épargne? Lorsque tu punis les méchants, c'est avec justice parce qu'ils ont mérité la peine; et lorsque tu leur pardonnes, tu es juste encore, parce que ta volonté est conforme à ta bonté, quoiqu’elle ne le soit point à leurs mérites. En pardonnant aux méchants, tu es juste selon ta justice, et non selon nos œuvres ; comme tu es miséricordieux pour nous, sans que cette miséricorde altère ton essence. En nous sauvant en effet, nous que ta justice devait perdre, tu es miséricordieux, non en tant que tu éprouves un mouvement de pitié étranger à ta nature immuable, mais en ce que nous sentons nous-mêmes l'effet de ta bonté ; de même tu es juste, non en ce que tu payes nos actions du prix qui leur est dû, mais en ce que tu agis en vertu de ta perfection souveraine. Ainsi tu punis justement, et tu pardonnes justement, sans qu'il y ait en toi de contradiction. [11] CHAPITRE XI. Mais, seigneur, ne serait-il pas encore juste, même à ne considérer que toi seul, que tu punisses les méchants? Car il est nécessaire que tu sois juste à un tel degré, que nul ne puisse être regardé comme plus juste que toi ; ce qui ne saurait être si tu accordais seulement les biens aux bons, et que tu n'infligeasses pas les maux aux méchants. Celui-là en effet est le plus juste, qui rétribue selon leurs mérites les bons et les méchants, non les bons tous seuls. Seigneur, toi qui es à la fois juste et bon, ta justice, considérée en toi-même, est donc ainsi satisfaite, et lorsque tu punis et lorsque tu pardonnes. Il est donc vrai que toutes les voies du seigneur sont miséricorde et vérité, et cependant il est vrai aussi que le seigneur est juste dans toutes ses voies, et ces deux vérités ne sont point en contradiction, parce qu'il n'est pas juste que ceux que tu veux punir soient sauvés, et que ceux que tu veux sauver soient condamnés. Car il n'y a de juste que ce tu veux, et d'injuste que ce que tu ne veux pas. Ainsi ta miséricorde naît de ta justice ; parce qu'il est juste que tu sois bon même au point de pardonner; et c'est pour cela, sans doute, que celui qui est souverainement bon peut vouloir du bien même aux méchants. Mais si l'on peut comprendre pourquoi tu peux vouloir sauver les méchants, il n'en reste pas moins impossible de concevoir pourquoi, entre des êtres également méchants, tu sauves les uns plutôt que les autres en vertu de ta suprême bonté, et tu condamnes les uns plutôt que les autres en vertu de ta justice suprême? Ainsi donc, tu es sensible, tout-puissant, miséricordieux et impassible, comme tu es vivant, sage, bon, heureux, éternel, et tout ce qu'il vaut mieux être que ne pas être. [12] CHAPITRE XII. Tout ce que tu es, tu ne l'es pas par un autre que par toi-même. Tu es donc là vie même de laquelle tu vis ; la sagesse par laquelle tu es sage ; la bonté par laquelle tu es bon envers les bons et envers les méchants ; et il en est de même de tous tes autres attributs. [13] CHAPITRE XIII Tout ce qui est, de manière ou d'autre, enfermé par le temps et le lieu, est moindre que ce qui n'est soumis ni à la loi du temps ni à celle de l'espace. Puis donc que rien n'est plus grand que toi, aucun lieu, aucun temps ne te renferme, tu es partout et toujours, et, comme cela ne peut être affirmé que de toi seul, seul tu es véritablement sans bornes et éternel. Comment donc les autres esprits sont-ils sans bornes et éternels? Seul, il est vrai, tu es éternel, parce que seul de tous, comme tu ne finiras pas, de même tu n'as pas commencé d'être. Mais comment es-tu seul sans bornes? serait-ce que, comparé à toi, l'esprit créé est circonscrit, et qu'il ne l'est pas, comparé au corps? En effet, ce qui est tout entier dans un lieu, et ne peut être à la fois dans un autre, est circonscrit ; condition que nous voyons n'appartenir qu'aux corps; au contraire, ce qui est à la fois partout, n'est pas circonscrit, attribut qui n'appartient qu'à toi seul. Quant aux êtres qui, tout entiers quelque part, sont encore tout entiers ailleurs, mais non tout entiers partout, tels que les seuls esprits créés, ils sont à la fois circonscrits et sans limites ; car, si l’âme n'était pas tout entière dans chaque membre de son corps, elle ne sentirait pas tout entière les impressions que reçoit chacun d'eux. Tu es donc, seigneur, seul sans bornes et seul éternel, quoique les autres esprits soient aussi éternels et sans bornes. [14] CHAPITRE XIV. O mon âme, as-tu trouvé ce que tu cherchais? Tu cherchais Dieu ; tu es parvenue à connaître qu'il est au-dessus de toutes choses ; plus grand que tout ce que notre pensée peut concevoir ; qu'il est la vie, la lumière, la sagesse, la bonté, l'éternelle béatitude, et la bienheureuse éternité ; qu'il est partout et toujours, car, si tu n'as pas trouvé ton Dieu, comment est-il l'être que tu as trouvé, et comment as-tu compris avec une vérité si assurée, et une si véritable certitude, que l'objet que tu venais d'atteindre était Dieu? Si, au contraire tu l'as trouvé, comment ne sens-tu pas la présence de ce que tu as trouvé? Pourquoi, ô seigneur mon Dieu, mon âme ne sent-elle pas si elle t'a trouvé? serait-ce qu'elle ne t'a pas trouvé quand elle a cru comprendre que tu es lumière et vérité? A-t-elle donc pu comprendre, autrement qu'en voyant la lumière et la vérité? a-t-elle pu saisir quelque chose de ton essence, si ce n'est à la clarté de ta lumière et de ta vérité? Si donc elle a vu la lumière et la vérité, elle t'a vu ; et si elle ne t'a point vu, elle n'a point vu la lumière et la vérité. Doit-on croire qu'elle a vu en effet la lumière et la vérité, et que cependant elle ne t'a point vu, qu'ainsi elle t'a vu d'une certaine manière, mais non tel que tu es? Seigneur mon Dieu! créateur et régénérateur de mon être, dis à mon âme remplie de désirs, dis-lui ce que tu es autre que ce qu'elle a vu ; qu'elle voie enfin dans toute sa pureté ce qu'elle aspire avoir. Attentive, elle cherche à voir plus qu'elle n'a vu ; elle ne voit rien au-delà de ce qu'elle a vu, rien que de profondes ténèbres. Ou plutôt elle ne voit pas de ténèbres, car, en toi, il n'y en a point ; mais elle ne voit que trop qu'à travers ses propres ténèbres, elle ne peut rien voir de plus. Pourquoi cela, seigneur, pourquoi? Son œil est-il obscurci par sa faiblesse, ou ébloui par ta splendeur? Oui, son œil est obscurci par ses propres ténèbres, ébloui par ta lumière. Sa faible portée l'aveugle, il se perd dans ton immensité; il est resserré par ses étroites limites, dominé par ta vaste étendue. Car, combien n'est pas grande cette lumière d'où jaillit et brille toute vérité, qui luit aux yeux de l’âme douée de raison ! Combien est vaste cette vérité dans laquelle est tout ce qui est vrai, et hors de laquelle il n'y a que néant et mensonge! Combien elle est immense, elle qui d'un seul coup d'œil voit tout ce qui a été fait, de quel principe, par quelle puissance et de quelle manière tout a été fait de rien! Quelle pureté, quelle simplicité, quelle certitude, quel éclat se trouvent en elle! Beaucoup plus sans doute que la créature ne peut en comprendre. [15] CHAPITRE XV. Ainsi donc, seigneur, tu es plus grand que tout ce que l'on peut imaginer ; plus encore, tu es trop grand pour que notre faible pensée puisse te concevoir. Car, puisque nous pouvons penser qu'il y a quelque être trop grand pour que nous le comprenions, si tu n'es pas cet être même, on peut penser qu'il y en a quelque autre plus grand que toi; ce qu'on ne saurait admettre. [16] CHAPITRE XVI. Seigneur, cette lumière dans laquelle tu habites est véritablement inaccessible; car il n'y a que toi qui en pénètres la profondeur pour te contempler tout entier. Je ne la vois pas, sans doute parce que son éclat est trop grand pour mes regards, et cependant, je ne vois rien que par elle. Ainsi notre œil, faible et débile, voit à l'aide de la lumière du soleil, sans pouvoir contempler cet astre lui-même. Mon intelligence ne peut atteindre cette lumière, elle répand un éclat trop vif, et que je ne puis supporter ; l'œil de mon âme ne peut y rester longtemps attentif ou en soutenir la splendeur. L'éclat l'éblouit, la grandeur l'abat, l'immensité l'accable, la fécondité le confond. O lumière suprême et inaccessible! ô vérité parfaite et heureuse! Combien es-tu loin de moi qui suis si près de toi! Combien es-tu éloignée de ma présence, tandis que je suis continuellement en la tienne ! Tu es partout présente et entière, et je ne te vois pas. Je me meus en toi, je suis en toi, et je ne puis arriver jusqu'à toi. Tu es en moi, autour de moi, et je ne te sens point. [17] CHAPITRE XVII. Seigneur, tu te dérobes encore à mon âme, caché dans ta lumière et dans ton bonheur. Aussi, est-elle encore dans ses ténèbres et dans sa misère. Elle regarde autour d'elle, et ne voit point ta beauté; elle écoute, et n'entend point ton harmonie. Elle sent, et ne, perçoit point ton odeur. Elle goûte, et ne connaît pas ta saveur. Elle touche et ne sent point le poli de ta substance. Sans doute, Seigneur mon Dieu, tu as en toi, de la manière ineffable qui t'appartient, toutes ces qualités que tu as données à tes créatures, sous une forme sensible ; mais la langueur invétérée du péché a durci, engourdi et fermé les sens de mon âme. [18] CHAPITRE XVIII. Mais voici un nouveau sujet de trouble, un autre chagrin, une tristesse nouvelle, tandis que je cherche le bonheur et la joie. Déjà mon âme se confiait dans l'espérance d'être bientôt rassasiée, et voilà qu'elle sent encore une fois son dénuement. Je me croyais sur le point de manger ; la faim se fait plus cruellement sentir. Je m'efforçais de parvenir à la lumière divine, et je suis retombé dans mes ténèbres. J'y suis non-seulement retombé, mais ils m'enveloppent de toutes parts. Je suis tombé avant que ma mère m'eût conçu. Je n'en saurais douter; j'ai été conçu au sein de ces ténèbres, et déjà elles m'environnaient au jour de ma naissance. Nous sommes certainement tous tombés dans celui dans lequel nous avons tous péché! Celui qui possédait si facilement tant de bonheur évanoui maintenant, l'a pour lui et pour nous malheureusement perdu. En lui nous en avons tous été privés, et désormais lorsque nous voulons chercher, nous ignorons la voie qu'il faut suivre ; lorsque nous cherchons, nous ne trouvons pas; et lorsque nous trouvons, ce n'est déjà plus ce que nous cherchions. Aide-nous donc à cause de ta bonté; Seigneur! j'ai cherché ton visage, Seigneur, je chercherai ton visage, ne détourne pas de moi ta face. Arrache-moi à l'abîme où je suis, et élève-moi jusqu'à toi. Purifie, guéris, aiguise, éclaire l'œil de mon âme, qu'il puisse enfin te contempler. Qu'elle réunisse toutes ses forces, et que de tout l'effort de son intelligence elle se porte encore vers toi, ô Seigneur! Qui es-tu, Seigneur, qui es-tu, sous quelle forme te comprendra mon cœur? Certainement tu es la sagesse, la vérité ; tu es la bonté, le bonheur, l'éternité; tu es tout ce qui constitue le vrai bien. Toutes ces choses sont nombreuses, mon intelligence étroite et captive ne peut voir tant d'objets d'un seul coup, et jouir de tous à la fois. Comment donc, Seigneur, es-tu tous ces objets? Sont-ils tes diverses parties, ou chacun d'eux n'est-il pas tout entier ton essence? Car, tout ce qui est composé de parties n'est pas véritablement un. Il est, en quelque manière, plusieurs et différent de lui-même ; il peut être désuni et dans le fait et par la pensée, conditions étrangères à ta nature, au-dessus de laquelle on ne saurait rien concevoir. Il n'y a donc point de parties en toi, Seigneur ! Tu n'es pas multiple ; mais tu es tellement un et si complètement semblable à toi-même, que tu ne diffères en aucun point de ta propre nature. Bien plus, tu es l'unité véritable et absolue, indivisible même par la pensée. Ainsi donc, la vie, la sagesse, et toutes les autres vertus que nous avons énumérées, ne sont pas des parties de ton être, mais toutes ensemble ne font qu'un, et chacune est, tout entière, et ton essence et l'essence des autres. Comment donc n'as-tu point de parties, et comment cette éternité qui est toi-même, n'est-elle nulle part et jamais une partie de toi ou de ton éternité? comment, au contraire es-tu partout tout entier, et comment ton éternité est-elle toujours tout entière? [19] CHAPITRE XIX. Mais si par ton éternité, tu as été, tu es et tu seras; et si avoir été n'est pas devoir être, si être n'est ni devoir être ni avoir été, comment ton éternité est-elle toujours tout entière? Serait-ce que rien d'elle n'a passé de manière à n'être plus, et que rien de ce qui doit s'en écouler un jour ne peut être regardé comme n'étant pas encore? Tu n'as donc point été hier, tu n'es point aujourd'hui, tu ne seras pas demain ; mais hier, aujourd'hui, demain, tu es; bien plus encore, tu n'es pas hier, aujourd'hui, demain, mais tu es simplement, et en dehors de toute condition de temps. Hier, aujourd'hui, demain n'existent que dans le temps, et toi, quoiqu'il n'y ait rien sans ton essence, tu n'es cependant ni dans le lieu ni dans le temps ; mais toutes choses sont en toi, rien ne te contient et tu contiens tout. [20] CHAPITRE XX. Ainsi donc tu remplis entièrement toutes choses, tu es avant et après toutes choses. Tu es avant parce que tu étais avant qu'elles fussent ; mais comment es-tu après? Comment, en effet, es-tu au-delà des êtres qui n'auront point de fin? Est-ce parce qu'ils ne sauraient être sans toi, et que tu ne peux devenir moins que tu es, lors-même que tout serait anéanti? De cette manière, en effet, tu es en quelque sorte au-delà d'eux. Est-ce parce qu'on peut penser qu'ils auront une fin, tandis qu'on ne peut le supposer par rapport à toi? De cette manière aussi, ils ont, pour ainsi dire, une fin que tu ne saurais avoir en aucune sorte. Sans doute ce qui ne peut finir d'aucune manière, vit et s'étend au-delà de ce qui peut, de quelque façon, cesser d'être. Serait-ce de cette manière que tu t'étends au-delà des choses, même éternelles, parce que ton éternité et la leur est, pour toi, toujours et tout entière présente, tandis que de leur éternité, elles ne voient pas encore ce qui s'approche, et ne voient déjà plus ce qui est passé? Ainsi tu t'étends au-delà d'elles, puisque tu es toujours ici présent, ou puisque le point où elles ne sont pas encore parvenues est déjà et toujours présent pour toi. [21] CHAPITRE XXI. Ce mode d'existence est-il ce que l'on appelle le siècle du siècle ou les siècles des siècles? Car, comme le siècle, tel que nous le concevons dans le temps, contient toutes les choses temporelles, ainsi ton éternité contient les siècles formés par le temps ; elle est appelée le siècle à cause de ton immensité sans bornes. Et quoique tu sois tellement grand, Seigneur, que tout est plein de toi, que tout est en toi, cependant, tu es tellement en dehors de tout espace, qu'en toi il n'y a ni milieu, ni moitié, ni parties. [22] CHAPITRE XXII. Toi seul donc, Seigneur, tu es ce que tu es et qui tu es : car ce qui est dans son tout différent de ce qu'il est dans ses parties, ce qui est sujet au changement en quelque point, n'est pas ce qu'il est d'une manière absolue. Ce qui a commencé du néant, peut être conçu ne pas exister, et s'il ne subsiste pas par la puissance d'un autre, il retourne au néant. Ce dont le passé n'est déjà plus, dont le futur n'est pas encore, n'existe point à proprement parler et n'est pas d'une manière absolue. Pour toi, tu es ce que tu es, parce que tout ce que tu es une fois, et de quelque manière, tu l'es tout entier et toujours. Tu es véritablement, simplement, parce que tu n'as point de passé ou d'avenir, mais rien qu'un présent, et qu'on ne peut supposer un moment où tu ne serais pas. Mais tu es la vie, la lumière, la sagesse, le bonheur, l'éternité et tous les biens de cette sorte ; et cependant tu n'es que le bien un et suprême, te suffisant entièrement à toi-même, ne manquant de rien de ce qui manque aux autres êtres, et dont ils ont besoin pour être bien. [23] CHAPITRE XXIII. Tu es ce bien, ô Dieu Père ; ton verbe, c'est-à-dire ton fils est aussi ce bien ; car dans le verbe par lequel tu te parles toi-même, il ne peut y avoir que ce que tu es, rien de plus, rien de moins, ton verbe étant vrai comme tu es véritable. Il est donc, comme toi, la vérité, mais non une autre vérité que toi-même ; et quant à toi, tu es tellement simple que de toi il ne peut rien naître que toi-même. Ce bien lui-même est cet amour un et commun à toi et à ton fils, c'est-à-dire l'esprit saint procédant de l'un et de l'autre. Cet amour n'est inférieur ni à toi, ni a ton fils, car tu aimes ce fils et toi-même, autant qu'il t'aime et s'aime lui-même ; tout ce qui diffère de toi ou de lui diffère également de lui ou de toi. De la simplicité suprême, il ne peut rien sortir qui ne soit le même que le principe dont il procède. Ainsi ce qu'est chacune de ces personnes, la trinité l'est tout entière à la fois, Père, Fils et Saint-Esprit ; parce que chaque personne n'est autre chose que l'unité souverainement simple, et la simplicité souverainement une, qui ne peut se multiplier, ni être une chose ou une autre. Or, il n'y a qu'un seul être nécessaire. Il n'y a donc de nécessaire que ce principe dans lequel est tout bien, ou plutôt qui lui-même est tout bien, bien un, bien tout entier et seul bien. [24] CHAPITRE XXIV. Maintenant, ô mon âme, élève ton intelligence, excite-la; conçois, autant qu'il t'est possible, quel est ce bien et combien grand il est. Si tous les biens sont délectables, sois attentive à quel degré celui-ci doit l'être, puisqu'en lui se trouve tout ce qui est agréable dans les autres biens, et que de plus, il n'y est pas tel que nous l'avons éprouvé dans tes choses créées, mais aussi différent du bien suprême que le créateur diffère de la créature. Si la vie créée est bonne, combien l'est encore davantage la vie créatrice ! Si le salut produit est bon, combien n'est pas meilleur le salut producteur de tout salut ! Si la sagesse est aimable dans la connaissance des œuvres qu'elle a opérées, combien est aimable la sagesse qui a tout tiré du néant? Enfin, si dans les choses délectables, les douceurs sont nombreuses et grandes, quelle et combien doit être grande la douceur, dans celui qui a fait les choses délectables ! [25] CHAPITRE XXV. Oh! qui jouira de ce bien ! Que possédera-t-il, et que ne possédera-t-il pas? Certes, tout ce qu'il voudra sera, ce qu'il ne voudra pas ne sera pas. Car, là s'offriront les biens du corps et de l’âme, tels que l'œil n'en a point vu, que l'oreille n'en a point entendu, tels qu'il ne s'en est point fait sentir au cœur de l'homme. O infortuné! pourquoi erres-tu au milieu de tant de choses diverses, cherchant le bien pour ton âme et pour ton corps? Aime le seul bien, celui en qui sont tous les biens, et qui suffit à nos désirs. Aime le bien simple par excellence, qui est à lui seul toute espèce de biens, qui seul satisfait à tous nos vœux. Car, qu'aimes-tu, ô ma chair, que désires-tu, Ô mon âme? Là seulement se trouve tout ce que vous aimez, tout ce que vous désirez. Si c'est la beauté qui vous charme : les justes brilleront comme le soleil. Si vous vous plaisez dans la rapidité, dans le courage, dans une liberté de corps qu'aucun obstacle n'arrête : ils seront semblables aux anges de Dieu, parce que, le corps animal est semé et il pousse un corps spirituel (par la puissance divine, sans doute, et non par la nature). Si vous voulez une vie longue et pleine de santé ; là l'éternité sera sans maladie, et la santé éternelle, parce que les justes vivront éternellement et encore parce que le salut vient du Seigneur. Si vous voulez être rassasiés : ils seront rassasiés lorsque paraîtra la gloire du Seigneur. Si vous voulez vous enivrer ; ils s'enivreront de l'abondance de ta maison du Seigneur. Si c'est la mélodie qui vous charme, là, les chœurs des anges chantent sans fin devant Dieu. Si vous cherchez une volupté quelconque non immonde, mais pure : Seigneur, tu les désaltéreras dans le torrent de ta volupté. Si la sagesse a pour vous plus de charme, la sagesse même de Dieu s'offrira à vos désirs. Si c'est l'amitié, les justes aimeront Dieu plus qu'eux-mêmes ; ils s'aimeront mutuellement, comme eux-mêmes ; Dieu les aimera plus qu'ils ne s'aiment eux-mêmes ; parce qu'ils l'aimeront, s'aimeront eux-mêmes, et les autres par lui; et qu'il s'aimera et les aimera par lui-même. Si c'est la concorde que vous chérissez, ils n'auront tous qu'une volonté, qui sera celle de Dieu. Si c'est la puissance, leur volonté sera toute-puissante comme celle de Dieu. Car, comme Dieu pourra ce qu'il voudra par lui-même ; ils pourront par lui ce qu'ils voudront. Parce que, comme ils ne voudront rien que ce qu'il voudra, de même il ne voudra rien que ce qu'ils voudront; et ce qu'il voudra ne pourra pas ne pas être. Si les honneurs et les richesses éveillent vos désirs, Dieu établira sur de nombreux trésors ses serviteurs bons et fidèles; bien plus, ils seront appelés fils de Dieu et Dieu eux-mêmes ; ils seront où sera son fils, héritiers de Dieu, cohéritiers du Christ. Si vous désirez une véritable sécurité, où pourrait-elle être plus grande, puisque les justes auront la certitude que ces biens, ou plutôt ce bien suprême ne leur manqueront pas ; ils en douteront d'autant moins qu'ils seront certains qu'ils ne peuvent vouloir le perdre, et que Dieu qui les aime n'ôtera pas ce bien, malgré eux, à ceux qui le chérissent ; ils sauront, enfin, que rien de plus puissant que Dieu ne pourra les séparer de lui, contre leur volonté et la sienne. Quelle et combien grande doit être la joie, là où se trouve un pareil, un si grand bonheur ! Cœur de l'homme, rempli de besoins, éprouvé par tant de maux qui t'accablent, combien ne te réjouirais-tu pas, si tu possédais tous ces biens en abondance? Sonde les replis les plus cachés de ton âme ; pourrait-elle contenir la joie d'une si grande béatitude? Si tu aimais un autre comme toi-même et qu'il jouît du même bonheur, ta joie serait doublée ; parce que tu serais, de sa félicité, aussi heureux que de la tienne. Mais si deux, trois, un plus grand nombre encore partageaient la même félicité, et si tu aimais chacun comme toi-même, tu te réjouirais pour chacun autant que pour toi. Ainsi, dans cette charité parfaite, au sein du bonheur des anges innombrables et des hommes, parmi lesquels aucun n'aime l'autre moins que lui-même, chacun sera heureux de la félicité des autres autant que de la sienne propre. Si donc le cœur de l'homme peut suffire à peine à son bonheur particulier, comment sera-t-il capable de contenir tant et de si grandes joies? Et puisque, plus on aime quelqu'un, plus on se réjouit de son bonheur; comme, dans cette félicité parfaite, chacun aimera Dieu, sans comparaison plus que soi-même, et les autres sans mesure ; de même il se réjouira sans mesure du bonheur de Dieu, plus que du sien et de celui de tous les autres ensemble. Mais s'ils aiment Dieu de tout leur cœur, de tout leur esprit, de toute leur âme, de manière cependant que tout leur cœur, tout leur esprit, toute leur âme ne puissent suffire à la grandeur de cet amour, il est hors de doute que tout leur cœur, tout leur esprit, toute leur âme seront remplis d'une joie telle, qu'ils ne suffiront pas à la plénitude de ce bonheur. [26] CHAPITRE XXVI. Mon Seigneur et mon Dieu, mon espérance, et la joie de mon cœur, dis à mon âme si c'est là cette joie que tu nous annonces par les paroles de ton fils : demandez et vous recevrez, afin que votre joie soit pleine, car j'ai trouvé une joie pleine et plus que pleine. Après qu'elle aura rempli l'homme tout entier, son cœur, son esprit, son âme, il en restera encore au-delà de toute mesure. Ce n'est donc pas cette joie qui entrera dans ceux qui seront joyeux, mais ceux qui seront joyeux qui entreront dans cette joie tout entiers. Dis, Seigneur, dis à ton serviteur au fond de son âme, si c'est là cette joie du Seigneur dans laquelle entreront ceux de tes serviteurs qui y sont appelés. Cette joie dont certainement jouiront tes élus, l'œil ne l'a point vue, l'oreille ne l'a point entendue, elle ne s'est jamais élevée dans le cœur de l'homme. Je n'ai donc point encore exprimé ni pensé, Seigneur, combien se réjouiront ces bienheureux. Leur joie sera sans doute égale à leur amour, leur amour à leur connaissance. Combien te connaîtront-ils alors, Seigneur, et combien t'aimeront-ils? Certes, l’œil n'a point vu dans cette vie, l'oreille n'a point entendu, il ne s'est pas manifesté au cœur de l'homme combien ils te connaîtront et t'aimeront dans cette existence. Je t'en prie, ô mon Dieu, fais que je te connaisse, que je t'aime afin qu'en toi je trouve ma joie tout entière. Et si je ne puis dans cette vie obtenir la plénitude de la félicité, qu'au moins elle croisse en moi chaque jour, jusqu'à ce moment désiré. Que dans cette vie, chaque instant m'élève de plus en plus à la connaissance de toi-même, et que dans la vie à venir cette connaissance soit parfaite ; qu'ici mon amour pour toi s'accroisse, que là il atteigne sa plénitude ; qu'ici ma joie en espérance, soit de plus en plus grande, que là elle soit parfaite en réalité. Seigneur, tu nous ordonnes, tu nous conseilles par ton fils de demander, et tu nous promets que nous recevrons, afin que notre joie soit parfaite. Je demande, Seigneur, comme tu le conseilles par la bouche du maître admirable que tu nous as donné, fais que je reçoive, comme tu le promets par ta vérité, afin que ma joie soit pleine. Je demande ; fais, Dieu fidèle dans tes promesses, que je reçoive pour que ma joie soit pleine. Et maintenant, au milieu de ces désirs et de ces faveurs, que ce soit là l'objet des méditations de mon âme, et des paroles de ma langue. Que ce soit là ce qu'aime mon cœur, ce que parle ma bouche. Que mon âme ait faim de ce bonheur, que ma chair en ait soif, que ma substance tout entière le désire ; jusqu'à ce que j'entre dans la gloire du Seigneur qui est Dieu dans sa trinité et son unité, béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.