[7,0] LIVRE VII. [7,1] En entendant ces paroles, Thersandre fut profondément troublé; il était peiné, en colère, et ne savait que faire. Il était en colère, à cause des insultes; il était peiné parce qu'il avait échoué, et il ne savait que faire parce qu'il était amoureux. Donc, l'âme déchirée, il s'en alla sans rien répondre à Leucippé. Il s'en alla sans doute en colère, mais il laissa ensuite à son âme le temps de voir clair, après le coup qui l'avait accablé; ayant pris conseil de Sosthénès, il alla trouver le gardien en chef de la prison et lui demanda de me supprimer en m'empoisonnant. Et, comme il ne réussit pas à le persuader (car l'homme redoutait l'autorité municipale; son prédécesseur dans ce poste avait été reconnu coupable d'un empoisonnement de cette nature et mis à mort), il lui adressa une autre prière : c'était de mettre quelqu'un avec moi dans la cellule où j'étais enfermé, en le présentant comme un autre prisonnier, dans l'intention d'apprendre, par son intermédiaire, la vérité sur moi. Le gardien y consentit et laissa entrer l'homme. Celui-ci, minutieusement instruit par Thersandre, devait me raconter une histoire au sujet de Leucippé, me dire qu'elle avait été tuée et que c'était Mélitté qui avait machiné son assassinat. Tout ce complot avait été imaginé par Thersandre afin que, croyant que ma bien-aimée n'était plus en vie, je ne tente plus de la chercher, même au cas où je serais acquitté. Il avait impliqué Mélitté dans le meurtre afin que, m'imaginant qu'elle avait tué Leucippé, je ne l'épouse pas, dans l'idée qu'elle m'aimait toujours, et que je ne demeure pas à Ephèse, comme un perpétuel sujet d'inquiétude qui l'empêcherait de posséder Leucippé en toute tranquillité; je devais plutôt, pensait-il, prendre Mélitté en haine, ce qui serait naturel, si je m'imaginais qu'elle avait tué ma bien-aimée, et quitter la ville pour toujours. [7,2] Donc, l'individu en question arriva dans ma prison et commença à jouer son rôle. Il gémit, en parfait fripon, et s'écria : « Quelle vie vais-je avoir à présent? De qui aurai-je à me garder pour arriver à me tirer d'affaire? Une existence sans reproche ne m'a servi de rien! La malchance s'est abattue sur moi et maintenant, me voilà coulé! J'aurais dû me douter de ce qu'était mon compagnon de route et de ce qu'il avait fait ! » Il se disait cela à lui-même, et d'autres choses semblables, cherchant une entrée en matière pour les histoires qu'il avait préparées contre moi, et espérant que je lui demanderais ce qui lui était arrivé. Moi je me souciais très peu de ses jérémiades, mais un autre prisonnier (un homme malheureux est toujours très empressé à entendre le récit des maux d'autrui, car la communauté des souffrances avec un autre constitue une sorte de remède au chagrin que vous a causé ce que l'on a souffert) un autre prisonnier, donc, lui demanda : « Quel mauvais tour t'a donc joué la Fortune? Il est probable que tu n'as rien fait et que tu es la victime de la malchance, si j'en juge par ce qui m'est arrivé à moi-même! » Et, aussitôt, il se mit à lui raconter ses propres affaires et à lui dire pourquoi il était en prison; mais moi je n'accordai aucune attention à ses propos. [7,3] Quand il eut fini, il réclama que l'autre lui fasse à son tour, le récit de ses malheurs, disant : « Raconte-moi toi aussi, tes aventures. » Et l'autre : « Il s'est trouvé qu'hier je quittais, à pied, la ville, et je marchais sur la route de Smyrne. J'avais fait quatre stades lorsqu'un jeune homme, venant de la campagne, s'approcha de moi, me salua et, pendant quelques instants, se mit à marcher près de moi. "Où vas-tu ? me dit-il. — A Smyrne répondis-je. Moi aussi, dit-il, s'il plaît aux Dieux". A partir de ce moment, nous fîmes route ensemble et nous bavardions, comme on le fait en voyage. Quand nous arrivâmes à une auberge, nous déjeunâmes ensemble. Et voici que s'installent près de nous quatre individus, qui font semblant de déjeuner eux aussi, mais qui ne cessaient de nous regarder et se faisaient des signes entre eux. Pour moi, je soupçonnais bien que ces hommes avaient de mauvais desseins envers nous, mais je ne pouvais comprendre ce que signifiaient leurs signes; mais mon compagnon se mit bientôt à pâlir, à manger de plus en plus lentement, et, bientôt, il fut saisi d'un tremblement. Quand ils s'en aperçurent, les autres bondirent, nous maîtrisèrent et nous ligotèrent avec des courroies ; et l'un d'eux donna une gifle à mon compagnon; sous le coup, comme si on lui avait infligé mille tortures, il se met à parler sans que personne lui demande rien : « Oui, c'est moi qui ai tué la jeune femme, j'ai reçu pour cela cent pièces d'or de Mélitté, la femme de Thersandre; c'est elle qui a loué mes services pour ce meurtre. Tenez, voici les cent pièces d'or, je vous les donne; pourquoi me faire mourir et vous priver d'un bénéfice? » Moi, en entendant les noms de Thersandre et de Mélitté, alors que jusque-là je n'avais prêté aucune attention, je ressentis dans l'âme, à ces mots, comme la piqûre d'un taon et je m'éveillai, puis, me tournant vers lui, je lui dis : « Quelle est cette Mélitté? » et lui : « Mélitté, dit-il, et l'une des premières dames de la ville. Elle était amoureuse d'un jeune homme, un Tyrien, je crois, à ce que l'on dit; et lui-même avait une bien-aimée qu'il avait retrouvée comme esclave dans la maison de Mélitté. Et celle-ci, enflammée de jalousie, s'empara par ruse de cette jeune femme et la livra à l'homme avec lequel ma mauvaise chance a voulu que je voyage, en lui demandant de la tuer. Et lui commit ce crime; et moi, infortuné, moi qui ne l'avais jamais vu, qui n'avais avec lui jamais ni rien fait ni rien dit, on m'arrêta, avec lui, comme complice. Et, le plus dur de tout, à quelque distance de l'auberge, ils prirent les cent pièces d'or et lui permirent de s'échapper, et c'est moi qu'ils emmenèrent devant le magistrat. » [7,4] En entendant cette sombre histoire inventée de toutes pièces, je ne gémis point, je ne pleurai point; car je n'avais ni voix ni larmes. Mais je fus saisi d'un tremblement dans tout le corps, mon coeur défaillit et il s'en fallut de peu que je ne perdisse connaissance. Lorsque je fus revenu un peu à moi, après le trouble où m'avait plongé ce récit : « De quelle façon, dis-je, l'assassin à gages a-t-il tué la jeune femme, et qu'a-t-il fait du corps ? » Mais lui, maintenant qu'il avait planté en moi l'aiguillon, et une fois accomplie à mes dépens la besogne pour laquelle il était là, garda le silence et ne dit plus rien. Et comme je l'interrogeais à nouveau : « Tu crois, répondit-il, que j'ai participé au meurtre? Tout ce que j'ai entendu dire à l'assassin c'est qu'il avait tué la jeune fille; où, comment, il ne l'a pas dit. » Alors jaillirent mes larmes, et je laissai mon chagrin s'échapper par mes yeux. De même que, lorsque le corps a reçu un coup, l'enflure ne se produit pas tout de suite et que le coup ne fait pas immédiatement sentir son effet qui se manifeste seulement quelques instants plus tard, de même que quelqu'un qui est blessé par la défense d'un sanglier cherche la blessure sans pouvoir la trouver, parce qu'elle s'est enfoncée profondément et a dissimulé, en s'emplissant lentement, la trace du choc, mais qu'ensuite, soudain, apparaît une marque blanche qui annonce le sang, et que celui-ci, au bout de quelque temps, jaillit et coule à flots — de même l'âme frappée par le trait de la douleur, que viennent de lui décocher des paroles, se trouve déjà blessée au vif, mais la brutalité du choc n'a pas permis à la plaie de s'ouvrir et a chassé les larmes loin des yeux. Les larmes sont en effet le sang de l'âme. Et c'est seulement lorsque la dent de la douleur a mordu quelque temps dans le coeur que la blessure de l'âme devient béante, que s'ouvre dans les yeux la porte des larmes et que, bientôt après son ouver, ture, celles-ci jaillissent. C'est ainsi que, d'abord, les nouvelles que j'appris, me frappant l'âme à la façon d'une flèche, me réduisirent au silence et tarirent la source de mes larmes, mais après cela, lorsque mes malheurs eurent laissé à mon âme un peu de répit, elles se mirent à couler. [7,5] Je disais : « Quel et ce dieu qui m'a trompé en me donnant ce peu de joie, et ne m'a montré Leucippé que pour nous entraîner dans de nouvelles tribulations? Mais je n'ai même pas rassasié mes yeux, qui m'ont seuls donné le seul bonheur que j'aie jamais eu, je ne l'ai même pas contemplée tout mon soûl. En vérité je n'ai eu qu'un plaisir de rêve. Hélas, Leucippé, combien de fois la mort t'a-t-elle enlevée à moi! Ai-je jamais cessé de te pleurer? Sans arrêt je mène ton deuil, tellement tes morts se succèdent avec rapidité! Au moins, les autres fois, la Fortune ne faisait que se moquer de moi; mais cette fois-ci, ce n'est plus une plaisanterie de la Fortune. Quelle a été ta mort, Leucippé ? Lors de tes fausses morts, autrefois, j'avais au moins quelque consolation; la première, j'avais tout ton corps, la seconde, aussi, même si je croyais ne pas avoir ta tête pour t'ensevelir; mais aujourd'hui, tu es morte deux fois, et de l'âme et du corps. Deux fois tu as échappé aux brigands, mais la piraterie de Mélitté a eu raison de toi. Et moi, maudit, impie, j'ai maintes fois embrassé ta meurtrière, je me suis uni à elle d'une union criminelle, et je lui ai donné les présents d'Aphrodite avant de te les donner à toi. » [7,6] J'étais en train de me lamenter de la sorte lorsque survint Clinias, et je lui racontai tout, ajoutant que j'étais résolu, de toute façon, à mourir. Il tâcha de me consoler : « Qui sait si elle ne reviendra pas à la vie? Est-ce qu'elle n'es`t pas morte souvent, et souvent ressuscitée? Pourquoi vouloir si vite mourir? Tu auras tout le temps de le faire, lorsque tu auras appris sa mort sans aucun doute possible. — Tu ne dis rien qui vaille; que peut-on apprendre qui laisse moins place au doute? Mais je crois avoir trouvé le moyen le plus beau de me tuer, un moyen grâce auquel Mélitté, haïe des dieux, ne restera pas, elle non plus, impunie! Ecoute mon plan. J'étais prêt, tu le sais, à me défendre de l'accusation d'adultère, si l'on me traduisait devant un tribunal. Mais maintenant je suis d'un avis exactement contraire : reconnaître l'adultère et dire que Mélitté et moi, amoureux l'un de l'autre, nous nous sommes associés pour supprimer Leucippé. Ainsi elle sera, elle aussi, condamnée, et moi, je quitterai cette vie que j'ai en horreur. — Ne parle pas comme cela, dit Clinias; tu aurais le courage de mourir ainsi sous les accusations les plus infâmantes, considéré comme un meurtrier, et le meurtrier de Leucippé! — Rien n'est infâmant, dis-je, de ce qui fait du mal à un ennemi. » Nous étions encore en train de discuter de la sorte lorsque au bout de quelques instants, le gardien de la prison vient chercher l'individu qui m'avait raconté la fausse histoire de meurtre et le libère, sous prétexte que le magistrat l'envoyait chercher pour répondre de l'accusation portée contre lui. Clinias et Satyros m'exhortent, de leur mieux, à ne pas dire devant le tribunal ce que j'avais l'intention de dire. Mais ce fut sans résultat. Le même jour, donc, ils louèrent un logement et s'y installèrent, car ils ne voulaient plus loger chez le frère de lait de Mélitté. [7,7] Le lendemain, on me fit comparaître au tribunal. Thersandre avait fait les plus grands préparatifs pour soutenir son accusation contre moi, et il avait quantité d'avocats, pas moins de dix. De son côté, Mélitté s'était elle aussi préparée pour se défendre. Lorsque tout le monde eut fini de parler, je demandai moi aussi la parole : « Tous ces avocats, commençai-je, ne disent que des sottises, aussi bien ceux qui ont parlé pour Thersandre que ceux de Mélitté. Moi, je vais vous exposer la vérité tout entière. J'étais autrefois amoureux d'une fille de Byzance, appelée Leucippé. Alors que je la croyais morte — car elle avait été enlevée, en Egypte, par des pirates — je rencontrai Mélitté, et, après avoir vécu ensemble là-bas, nous revînmes tous les deux ici, où nous trouvâmes Leucippé esclave de Sosthénès, l'un des intendants des propriétés de Thersandre. Comment Sosthénès avait fait son esclave de cette femme libre, quels étaient ses rapports avec les pirates, je vous laisse le soin de le découvrir. Quoi qu'il en soit, lorsque Mélitté apprit que j'avais retrouvé ma première amie, elle eut peur que mon coeur n'aille de nouveau vers elle et forma le projet de la supprimer. Je consentis moi-même à la chose (pourquoi ne dirais-je pas la vérité ?), lorsqu'elle eut promis de me donner la disposition de tous ses biens. Je louai alors un homme pour exécuter le meurtre; le prix était de cent pièces d'or. Une fois sa besogne accomplie, il s'enfuit et, depuis ce moment, il est introuvable; mais, bientôt, l'amour se vengea sur moi. Lorsque j'appris qu'elle avait été supprimée, j'eus des remords, je pleurai, j'étais amoureux, et je le suis encore. C'est la raison pour laquelle je m'accuse, pour que vous m'envoyiez auprès de celle que j'aime. Car je ne puis plus supporter de vivre, maintenant que me voici un meurtrier, et que je demeure amoureux de celle que j'ai tuée! » [7,8] Après mon discours, tout le monde demeura stupéfait, tant la chose était inattendue, et surtout Mélitté. Les avocats de Thersandre, remplis de joie, entonnaient un chant de triomphe; ceux de Mélitté lui demandèrent ce que signifiait ce que j'avais dit. Et elle se montrait troublée par certains points, elle en niait d'autres, en reconnaissait d'autres enfin, sans hésitation ni équivoque. Elle avouait connaître Leucippé, et être au courant de ce que j'avais dit, à l'exception du meurtre. Si bien que ses avocats, devant son accord avec moi sur la plupart des points, conçurent le soupçon que Mélitté était coupable et ne surent plus que dire pour la défendre. [7,9] Sur ces entrefaites, Clinias, au milieu de la confusion qui régnait dans le tribunal, s'approcha et dit : « Moi aussi, je vous demande la parole; car il s'agit de la vie d'un homme. » On lui donna la parole. Les larmes aux yeux, il commença : « Hommes d'Ephèse, ne vous hâtez pas de condamner à mort un homme qui désire mourir — remède offert par la Nature aux malheureux. Car il s'accuse mensongèrement lui-même du crime commis par les coupables, afin de subir le sort des déshérités. Les malheurs qu'il a subis, les voici brièvement. Il était amoureux d'une femme, comme il vous l'a dit; sur ce point, il n'a pas menti. Que des pirates l'aient enlevée, et ce qui concerne Sosthénès et ce qu'il vous a dit jusqu'au meurtre exclusivement, tout cela s'est bien passé de cette façon. La jeune fille a soudain disparu, je ne sais pas comment, ni si quelqu'un l'a tuée, ni si on l'a enlevée vivante. A part cela, ce que je sais, c'est que Sosthénès était amoureux d'elle, qu'il lui avait infligé plusieurs supplices, sans parvenir pourtant à ses fins, et qu'il est en relations d'amitié avec des pirates. L'accusé que voici, croyant que sa bien-aimée a péri, refuse de vivre plus longtemps et c'est la raison pour laquelle il s'est accusé de meurtre. Il désire la mort, il l'a reconnu lui-même, et cela, à cause du chagrin qu'il éprouve pour cette femme. Réfléchissez, demandez-vous si quelqu'un qui en a tué un autre désire réellement le rejoindre dans la mort et ne peut plus supporter de vivre tant il souffre. Y a-t-il jamais eu meurtrier si tendre? Quelle haine a-t-elle jamais été si pleine d'amour? Non, par tous les dieux, ne le croyez pas, ne tuez pas un homme qui mérite plutôt la pitié que le châtiment. S'il a lui-même préparé le meurtre, comme il le dit, qu'il nous dise quel est cet assassin qu'il a loué, qu'il nous montre le cadavre de la morte! Mais s'il n'y a ni meurtrier ni victime, a-t-on jamais entendu parler d'un meurtre pareil? « J'étais amoureux, dit-il, de Mélitté. C'est pour cela que j'ai tué Leucippé. » Pourquoi, alors, accuse-t-il de meurtre cette Mélitté qu'il aimait, alors qu'il veut maintenant mourir pour Leucippé, qu'il a tuée? Est-il possible que l'on puisse ainsi haïr ce que l'on aime et aimer ce que l'on hait? N'est-il pas plus vraisemblable que, si on l'avait accusé du meurtre, il se serait défendu, à la fois pour sauver celle qu'il aurait aimée et ne pas mourir pour rien, à cause de celle qu'il aurait supprimée? Pourquoi, alors, a-t-il accusé Mélitté, si elle n'a rien fait? Je vais vous le dire, et, au nom des dieux, ne pensez pas que je veuille, par mes paroles, faire tomber le blâme sur cette femme, sachez bien que je raconte seulement ce qui est arrivé. Mélitté était devenue amoureuse de l'accusé, et il avait été question de mariage avant que ne ressuscite le noyé que voici. Mais Clitophon n'était pas consentant; au contraire, il refusait très énergiquement de se marier, et, sur ces entrefaites, ayant retrouvé, comme il l'a dit, vivante et en la possession de Sosthénès, sa bien-aimée qu'il croyait morte, il se sentait moins que jamais porté vers Mélitté. Et celle-ci, avant même de savoir que l'esclave de Sosthénès était sa bien-aimée, prit celle-ci en pitié, la délivra des entraves que lui avaient mises Sosthénès, l'accueillit chez elle et la traita avec tous les égards que l'on a pour une femme de condition libre tombée dans le malheur. Lorsqu'elle apprit qui elle était, elle l'envoya à sa propriété de campagne pour faire une commission; et c'est après cela, dit-on, qu'elle devint introuvable. Pour garantir la vérité de ce que je dis, j'invoque le témoignage de Mélitté et de deux servantes, que celle-ci avait envoyées avec la jeune fille à la propriété. C'est ce seul fait qui a fait naître dans l'esprit de Clitophon le soupçon que Mélitté avait tué Leucippé par jalousie; et il s'est produit, dans la prison un autre événement propre à confirmer ses soupçons et qui l'a rempli de haine contre lui-même et contre Mélitté. L'un des prisonniers, se plaignant de son sort, raconta qu'alors qu'il voyageait, il avait rencontré sans le connaître un homme qui était un meurtrier, et que cet homme avait tué une femme moyennant un salaire; il donna les noms : Mélitté était celle qui avait engagé le meurtrier, et Leucippé la victime. Si les choses se sont bien passées ainsi, je l'ignore, mais vous, vous pouvez le savoir. Vous avez le prisonnier en question, il y a les servantes, il y a Sosthénès. Ils vous diront, celui-ci où il s'est procuré Leucippé comme esclave; elles, comment elle a disparu; le prisonnier, de son côté, vous donnera des détails sur l'assassin à gages. Mais, tant que vous n'aurez pas fait la lumière sur chacun de ces points, il ne sera ni juste ni pieux de condamner à mort ce jeune homme, sur la foi des paroles qu'il dit dans sa folie, car il est fou, à force de douleur». [7,10] Après ce discours de Clinias, la plupart pensèrent que ses arguments étaient plausibles, mais les avocats de Thersandre et tous ceux de ses amis qui étaient là se mirent à crier qu'il fallait condamner à mort le meurtrier qui s'était accusé lui-même, par l'effet de la divine Providence. Mélitté offrit ses petites servantes et somma Thersandre de livrer Sosthénès, car, disait-elle, c'était peut-être lui le meurtrier de Leucippé. Et ses avocats insistèrent beaucoup sur cette sommation. Thersandre prit peur et envoya secrètement à la propriété l'un de ses suppôts trouver Sosthénès, en l'invitant à disparaitre au plus vite avant que les gens que l'on chargerait de le convoquer puissent le rejoindre. L'homme monta cheval et, en toute hâte, se rendit auprès de Sosthénes lui exposa le danger qui le menaçait et lui dit comment, si on le découvrait, on l'emmènerait pour le mettre à la question. Softhénès se trouvait alors dans la cellule de Leucippé et essayait de lui faire du charme; lorsque l'homme arriva et l'appela, avec force cris et à grand bruit, il sortit et, en apprenant la situation, fut rempli de crainte; croyant déjà avoir la police à ses trousses, il monta à cheval et s'enfuit à toute bride vers Smyrne. Le messager, lui, revint vers Thersandre. Et, apparemment, il est bien vrai, ce que l'on dit, que la crainte fait perdre la mémoire. En tout cas Sosthénès, craignant pour lui-même, oublia si totalement le présent, dans son trouble, qu'il négligea de refermer à clef les portes de la cellule de Leucippé. Car toute la gent servile est fort peureuse, dès qu'il y a quelque crainte à avoir. [7,11] Pendant ce temps Thersandre, avant que ne fût officiellement lancée la sommation suggérée de la sorte par Mélitté et ses avocats, s'avança et dit : « En voilà assez, dit-il, des histoires absurdes avancées par cet individu, quel qu'il soit. Je suis très étonné de votre patience : vous avez pris un meurtrier sur le fait — car les aveux sont encore plus décisifs que le flagrant délit — et vous n'appelez pas le bourreau; vous restez là, à écouter ce charlatan, qui vous joue une comédie plausible et verse des larmes ... plausibles; à mon avis, il est lui aussi complice du meurtre et il craint pour lui-même; si bien que je ne sais pas pourquoi il est nécessaire de recourir à la question, dans une affaire prouvée de façon aussi claire. Je crois même qu'ils ont commis encore un autre meurtre. Ce Sosthénès, dont ils me réclament la comparution, voilà aujourd'hui trois jours qu'il a disparu, et je ne suis pas loin de soupçonner que c'est là l'effet d'une de leurs machinations. Il se trouve que c'est lui qui m'a révélé l'adultère. Aussi pensè-je, selon toute vraisemblance, qu'ils l'ont tué et, avec une habileté diabolique, sachant bien que je ne pourrais faire comparaître cet homme, ils me somment de l'amener au tribunal. Mais supposons un instant qu'il comparaisse et qu'il ne soit pas mort; que devrions-nous donc apprendre de lui, s'il était là? S'il a vraiment acheté une jeune fille ? Mais nous reconnaissons qu'il l'a achetée. Que Mélitté l'a eue à sa disposition? Mais il reconnaît cela aussi, par ma bouche. Lorsque Sosthénès aura apporté ces témoignages, on en aura fini avec lui; à partir de ce moment, en revanche, c'est avec Mélitté et Clitophon que je dois engager le dialogue. Qu'avez-vous fait de cette esclave que vous m'avez prise? Car elle était mon esclave, puisque Sosthénès l'avait achetée. Et si elle était encore vivante et n'avait pas été assassinée par eux, elle serait mon esclave sans aucune contestation possible. » Ce dernier point avait été introduit par Thersandre avec une habileté diabolique, afin que, même si plus tard on découvrait que Leucippé était vivante, il pût la maintenir en esclavage. Puis il ajouta : « Clitophon a avoué l'avoir tuée; le verdict dans son cas est donc acquis. Mélitté s'obstine à nier; c'est donc pour son cas à elle qu'il y a lieu de mettre les servantes à la question. S'il apparaît qu'elle leur a confié la jeune fille et qu'ensuite elles ne l'ont pas ramenée, que s'ensuit-il? Pourquoi d'abord, a-t-on envoyé Leucippé hors de la maison? Et pour voir qui? N'est-il pas absolument évident que l'on avait aposté des hommes pour la tuer? Les petites servantes, comme on pouvait s'y attendre, ne les connaissaient pas, pour éviter qu'un trop grand nombre de témoins assistant à la chose n'accrût à l'excès le danger; elles la laissèrent donc à l'endroit où se dissimulait l'embuscade des brigands, et il est fort possible qu'elles n'aient même pas vu ce qui se passait. Cet individu a raconté aussi des boniments au sujet d'un certain prisonnier qui aurait parlé du meurtre. Et quel est ce prisonnier, qui n'a rien dit au magistrat mais a raconté au seul accusé les secrets de ce meurtre? L'aurait-il fait s'il n'avait pas reconnu en lui l'un des complices? Ne cesserez-vous pas de tolérer ces vains bavardages et de transformer une affaire aussi grave en plaisanterie? Croyez-vous que, sans l'intervention d'un dieu, cet homme se serait accusé lui-même? ». [7,12] Lorsque Thersandre eut parlé de la sorte et affirmé sous serment, au sujet de Sosthénès, qu'il ignorait ce qu'il était devenu, le président du tribunal, — il appartenait à la famille royale, avait connaissance des affaires de meurtre, et, conformément à la loi, avait avec lui des assesseurs pris parmi les plus âgés des habitants et choisis pour leur expérience en matière de droit, - le président donc, décida après consultation avec ses assesseurs, de me condamner à mort, conformément à la loi, qui ordonnait que le coupable de meurtre, s'il avouait, devait être mis à mort; il décida d'autre part au sujet de Mélitté qu'il y aurait un second procès, après la mise à la question des servantes; que Thersandre, de son côté, affirmeraait sous serment, par écrit, au sujet de Sosthénès, qu'il ignorait ce qu'il était devenu; enfin que moi-même, en tant que déjà sous le coup d'une sentence de mort, je serais mis à la question sur le point de ma complicité avec Mélitté dans le meurtre. J'étais déjà enchaîné, dépouillé de mes vêtements, et attaché en l'air à des cordes, déjà l'on apportait qui des fouets, qui du feu et une roue, et Clinias commençait à gémir et à invoquer les dieux lorsque parut le prêtre d'Artémis, couronné de laurier. C'est là le signe qu'il arrive une députation officielle à la déesse; et, lorsque cela se produit, il faut surseoir à toutes les exécutions pendant autant de jours qu'il est nécessaire pour que les ambassadeurs accomplissent les sacrifices. Je fus donc, pour le moment, libéré de mes chaînes. Et le chef de cette députation sacrée était Sostratos, le père de Leucippé. Car les Byzantins, comme Artémis leur était apparue pendant la guerre contre les Thraces, avaient décidé, après la victoire qui s'en était suivie, qu'il fallait envoyer à la déesse une ambassade chargée d'offrir un sacrifice pour la remercier de son aide. Et, de plus, la déesse était apparue en songe à Sostratos, et ce rêve lui avait annoncé qu'il trouverait à Ephèse sa fille et son neveu. [7,13] Vers le même moment, Leucippé, voyant que la porte de sa cellule était ouverte et que Sosthénès avait disparu, regarda tout autour pour voir s'il était devant la porte. Comme il n'était nulle part, son courage et son optimisme habituels lui revinrent; elle se souvenait en effet que, souvent, elle avait été sauvée contre toute attente, et, dans le danger présent, cela fit naître en elle l'espoir que la Fortune lui sourirait. Et — car la propriété où elle se trouvait était toute proche du sanctuaire d'Artémis, elle y courut et elle mit la main sur le mur du temple. Or la tradition voulait que ce temple fût interdit aux femmes de condition libre, mais il était ouvert aux hommes et aux vierges. Si une femme s'aventurait à l'intérieur, elle était punie de mort, à moins qu'elle ne fût une esclave ayant à se plaindre de son maître. Il lui était alors permis de devenir suppliante de la déesse et c'étaient les magistrats qui décidaient entre elle et son maître. Et si le maître n'avait commis aucune injustice à l'égard de la servante, il en reprenait possession, après avoir juré de ne pas lui garder rancune de sa fuite; mais s'il apparaissait que la servante avait raison elle restait là comme esclave de la déesse. Sostratos venait juste d'aller chercher le prêtre et de se diriger vers le tribunal pour suspendre l'exécution des sentences lorsque Leucippé arriva au temple, ne manquant son père que de quelques instants. [7,14] Je fus ainsi soustrait, pour l'instant, à la torture, et le tribunal se sépara; mais il y avait autour de moi une foule bruyante, les uns me plaignant, les uns appelant contre moi la colère des dieux, les autres m'interrogeant. A ce moment, Sostratos s'approcha, me vit et me reconnut. Car, comme je l'ai dit au début de mon récit, il était venu autrefois à Tyr pour la fête d'Héraclès et y avait séjourné plusieurs jours, bien avant notre fuite. Aussi m'identifia-t-il vite à mon aspect et d'ailleurs, à cause de son rêve, il s'attendait naturellement à me trouver à Ephèse. Il vint donc vers moi : «C'est Clitophon! Mais où est Leucippé? » Moi, je le reconnus et je baissai la tête; les personnes présentes lui racontèrent mes aveux; alors il poussa un gémissement, se frappa la tête de ses mains, me sauta au visage et il s'en fallut de peu qu'il ne m'arrachât les yeux. D'ailleurs je n'essayais pas de l'en empêcher et j'offrais mon visage à ses violences. Alors Clinias s'approcha et lui dit : « Que fais-tu, l'homme? Pourquoi te déchaîner ainsi pour rien contre un homme qui aime Leucippé plus que toi? En tout cas, il s'est offert à la mort parce qu'il la croyait morte. » Et il lui dit encore beaucoup d'autres choses pour le calmer. Mais l'autre se lamentait et invoquait Artémis : « C'est donc pour cela, Reine, que tu m'as amené ici? C'est ainsi que se réalisent les prophéties des rêves que tu envoies ? Oui, j'avais confiance dans cette vision venue de toi et je m'attendais à trouver ma fille auprès de toi. Ah, tu m'as fait un beau présent! J'ai trouvé son assassin dans ta ville! » Et Clinias, en entendant parler d'un rêve envoyé par Artémis, fut rempli de joie et dit : « Courage, Père, Artémis ne ment pas; ta Leucippé est en vie; crois-en la prédiction que je te fais. Ne vois-tu pas comment elle a agi aussi envers Clitophon, et l'a délivre, alors qu'il était déjà suspendu pour subir la torture? » [7,15] A ce moment arrive en courant de toutes ses forces l'un des serviteurs du temple, et, s'adressant au prêtre, lui dit, devant tout le monde : « Une jeune étrangère vient de demander asile à Artémis ! » Et moi, en entendant cela, je sentis l'espoir remonter en moi, j'ouvris les yeux et je me repris à vivre. Et Clinias à Sostratos : « Ma prédiction, Père, dit-il, se réalise. » Et, se tournant vers le messager : « N'est-elle pas belle? Jamais, répondit l'autre, sauf Artémis, je n'ai vu plus belle femme. » Alors je bondis et je crie : « C'est Leucippé dont tu parles ! — Certainement, dit-il, elle a dit que c'était là son nom, qu'elle était de Byzance et qu'elle avait pour père Sostratos. » Clinias, alors, se mit à hurler un chant de triomphe; Sostratos, de joie, s'effondra par terre, et moi, je bondis en l'air, tout ligoté que j'étais, et je filai comme un trait de baliste dans la direction du temple. Mes gardiens me poursuivirent, croyant que je voulais m'évader, et ils criaient aux passants de m'attraper. Mais mes pieds avaient des ailes, et c'est à grand'peine que des gens m'arrêtèrent, dans ma course folle; les gardes survinrent et se mirent à me battre. Et moi, je me défendis alors avec vigueur, mais ils tentaient de m'entraîner vers la prison. [7,16] Sur ces entrefaites Clinias survint, avec Sostratos. Et Clinias criait : « Où emmenez-vous cet homme? Il n'a pas commis le meurtre pour lequel il a été condamné. » Et Sostratos à son tour répéta la même chose, ajoutant qu'il était le père de la jeune fille que l'on avait cru assassinée. Les assistants, en apprenant toute l'affaire, bénirent Artémis, m'entourèrent et ne permirent pas que l'on m'emmenât en prison. Les gardes dirent qu'ils n'étaient pas les maîtres de libérer un homme qui avait été condamné à mort, mais le prêtre, à la demande de Sostratos, s'engagea à me garder sous sa propre responsabilité et à me faire comparaître le moment venu devant le tribunal. Je fus alors débarrassé de mes liens et je me précipitai au temple, à toute vitesse. Sostratos était sur mes talons, et je ne sais s'il éprouvait autant de joie que moi. Mais il n'y a pas d'homme si rapide à la course qui ne soit devancé par l'aile de la renommée. Celle-ci, cette fois encore, nous devança; elle avait atteint Leucippé avant nous et lui avait appris toute notre histoire, à Sostratos et à moi. En nous apercevant, elle bondit hors du sanctuaire et embrassa son père, mais ses yeux étaient fixés sur moi. Et moi je restai là, retenu par la honte que j'éprouvais vis-à-vis de Sostratos et qui m'empêchait de me précipiter sur elle. Mais je regardais son visage de tous mes yeux. Et c'est ainsi que, tous deux nous échangeâmes dans nos regards notre salut de bienvenue.