Projet HODOI ELEKTRONIKAI

Présentations d'auteurs : Arrien de Nicomédie


 

Alfred CROISET, Histoire de la littérature grecque
tome V : Période alexandrine.
Paris, Boccard, 1928, pp. 661-671

 

Arrien, avec son mérite modeste, mais sérieux, est un des hommes qui représentent le mieux les qualités moyennes de la bonne société grecque de l'empire. Il les a eues toutes, sans supériorité éclatante, au degré voulu pour se tirer de la foule très honorablement.

Né à Nicomédie, en Bithynie, vers la fin du premier siècle, il appartenait à une famille considérée; son père semble avoir été déjà citoyen romain. De cette source lui vinrent les vertus traditionnelles de la bourgeoisie provinciale : moralité, piété simple, dignité, une ambition sage, une intelligence droite. Il hérita probablement de son père le sacerdoce à vie de Déméter et Coré dans sa ville natale. Le fait capital de son éducation et de sa jeunesse fut le séjour qu'il fit auprès d'Épictète, à Nicopolis d'Épire, sous Trajan. Les souvenirs qu'il en a conservés dans ses Entretiens d'Épictète prouvent que ce commerce fut assez long. Il s'y révèle comme le plus docile et le plus attentif des disciples. Rien chez Épictète qui ne soit excellent, rien qui ne mérite d'être admiré et imité. On doit admettre qu'il resta auprès de lui jusqu'au jour où le sage lui fut enlevé par la mort; en outre, les années qui suivirent furent encore pleines de lui, car les Entretiens et le Manuel, composés après qu'Épictète avait disparu, nous montrent Arrien aussi attaché que jamais à son modèle.

Toutefois il ne voulut pas faire profession de philosophie. La vie active l'attirait : dès sa jeunesse, il prit du service pour s'élever aux honneurs militaires. C'est probablement ce mélange de philosophie et de goûts pratiques qui éveilla en lui, lorsqu'il en prit conscience, le sentiment d'une ressemblance naturelle avec Xénophon. Nous ne savons pas au juste quand ni comment cette idée germa dans son esprit, mais il est certain qu'elle finit par exercer une réelle influence sur la direction de sa vie. Arrien était une nature docile, qui ne se sentait sûre de bien faire qu'à la condition de s'appuyer sur une autorité reconnue. Il aima plus complètement encore Épictète, lorsque, grâce à Xénophon, il en eut fait son Socrate.

Une fois entré dans la carrière militaire, il semble avoir parcouru, en qualité d'officier, une bonne partie de l'Empire. Son propre témoignage prouve qu'il connaissait le cours moyen du Danube et la manière dont il décrit, dans le Cynégétique, les chasses des Gaulois et des Numides, donne au moins lieu de présumer qu'il avait été en Gaule et en Numidie. Ses services lui valurent la faveur d'Adrien, qui l'éleva aux plus hauts honneurs. Il fut consul vers l'an 130. Puis l'empereur le chargea d'administrer, en qualité de légat, la province de Cappadoce.

Cette région était alors menacée par les Alains, peuple de nomades apparentés aux Scythes, qui, depuis un siècle environ, avait succédé aux Sarmates dans la région des steppes, entre la Caspienne et le Tanaïss. Dion Cassius atteste que l'énergique gouverneur sut inspirer à ces barbares une crainte salutaire qui mit fin à leurs invasions Son Périple du Pont Euxin nous offre une intéressante manifestation de sa vigilante activité : nous l'y accompagnons dans une de ses tournées de surveillance, au moment où, nouveau venu, il prenait connaissance de sa province en visitant une à une les villes du littoral.

Sa légature cessa un peu avant la mort d'Adrien; avec le règne de ce prince, sans que nous sachions bien pourquoi, se termina aussi sa carrière publique. Arrien atteignit une vieillesse avancée, sans occuper aucune autre fonction. Peut-être était-il tombé dans une demi-disgrâce; peut-être aussi, et cela semble plus probable, après être arrivé au faîte des honneurs, se plaisait-il dans une retraite volontaire, où il jouissait paisiblement de sa fortune et de la haute considération qui l'entourait. Cette dernière partie de sa vie semble s'être écoulée surtout à Athènes, bien qu'il ait dû faire, de temps en temps, d'assez longs séjours dans sa ville natale, à Nicomédie. Il était citoyen d'Athènes et il se laissait décerner par les Athéniens de coûteux honneurs municipaux : archonte éponyme en 147-48, prytane de la tribu Pandionide une première fois à une date inconnue, une seconde fois en 171-72 . Au reste, son tempérament militaire ne s'amollissait pas avec l'âge. Toujours actif jusque dans sa retraite, il se livrait à sa passion pour la chasse, en même temps qu'à ses goûts d'écrivain. Malgré cela, il aimait à s'entendre traiter de sage et au besoin se donnait à lui-même cet éloge. Plus que jamais, sa ressemblance avec Xénophon, désormais reconnue de tous, l'amusait et l'enchantait. On l'appelait couramment le nouveau Xénophon. Lui-même usait volontiers de ce nom : il aimait à dire qu'il était de la même ville que l'ancien Xénophon et qu'il avait les mêmes goûts que lui.

Le plus ancien des écrits d'Arrien semble être le recueil des Entretiens d'Épictète (g-Epiktehtou g-diatribai), en huit livres, dont quatre seulement sont venus jusqu'à nous. Peu après, dut paraître le Manuel (g-Egcheiridion), qui n'est qu'un abrégé des Entretiens, une sorte d'extrait contenant tout l'essentiel des enseignements du maître. Nous avons étudié ces deux livres à propos d'Épictète; il n'y a pas lieu d'y revenir ici. Rappelons seulement qu'Arrien n'y est encore que simple rédacteur.

Ce ne fut guère qu'une quinzaine d'années plus tard, pendant son gouvernement de Cappadoce, et probablement sous l'influence de l'empereur Adrien, qu'il commença à devenir vraiment écrivain. Dès son arrivée dans sa province, en 131, il eut à rendre compte au souverain d'une inspection du littoral entre Trapézonte et Dioscourias. Cette inspection donna lieu à un rapport officiel rédigé en latin, auquel Arrien renvoie deux fois dans son Périple (6, 2; 10, 1). Mais le Périple lui-même est autre chose que ce rapport transcrit en grec, bien qu'il le suive de très près. Le rapport, comme nous le voyons par les renvois, s'étendait davantage sur certains détails techniques, que, peut-être, il n'était pas opportun de publier. Le Périple les supprime. Il semble que l'empereur, qui aimait le grec, ait voulu avoir sous la main un document clair, facile à lire, écrit dans sa langue favorite. Arrien a composé, pour lui d'abord, et sans doute ensuite pour d'autres lecteurs, une sorte de journal de route, qui note les choses intéressantes, sous une forme un peu sèche mais correcte et dégagée. Une fois ce journal fait, il jugea bon de le compléter par une description analogue du reste du littoral du Pont Euxin. Il ajouta donc, d'abord la partie du littoral méridional qui s'étend du Bosphore jusqu'à Trapézonte (c. 12-17); puis celle du littoral occidental et septentrional, du Bosphore à Dioscourias (17-25); la mort récente de Cotys, roi du Bosphore Cimmérien, en offrant à l'empereur l'occasion de régler une succession princière, lui paraissait prêter à ces derniers chapitres un intérêt d'actualité (c. 17). Dans toute cette seconde partie, Arrien n'a fait qu'utiliser des Périples antérieurs. Il ne visait pas à l'originalité des recherches ni à la nouveauté des faits. Son seul but était de réunir, sous une forme très simple, des renseignements formant un tout.

Le Traité de Tactique (g-Techneh g-taktikeh), achevé en 137, peu avant qu'Arrien quittât la Cappadoce, dénote un état d'esprit analogue. L'auteur y continue son apprentissage d'écrivain en rajeunissant des oeuvres antérieures. Remarquant que les nombreux traités de tactique écrits jusque là en grec étaient fort obscurs, principalement en raison des termes spéciaux dont ils étaient pleins, il entreprend d'en composer un nouveau, d'une forme accessible à tous. Toute la première partie (c. 2-32) n'est qu'un exposé des anciennes formations tactiques grecques et macédoniennes . Arrien y suit de très près le tacticien Elien dont nous parlerons plus loin. Dans la seconde partie (c. 33-44), l'auteur s'occupe de la tactique romaine; mais ayant déjà parlé de celle de l'infanterie dans un écrit qu'il avait composé pour l'empereur, il s'en tient aux manoeuvres de la cavalerie. Le mérite de l'ouvrage est de même genre que celui du Périple : c'est un exposé clair, sans ornement.

Au même groupe d'écrits paraît se rattacher le Plan de bataille contre les Alains (g-Ektaxis g-kata g-Alanohn) ; simple fragment d'un ordie de marche et d'attaque qu'Arrien avait dû rédiger en qualité de général. Peut-être l'avait-il inséré plus tard dans son ouvrage Sur les Alains (g-Alanikeh), d'où il aura été extrait par un compilateur de documents tactiques.

En somme, ce n'étaient encore là que des essais sans grande importance. La véritable activité littéraire d'Arrien commence après sa retraite. C'est probablement à Athènes, sous Antonin et sous Marc-Aurèle, qu'il a composé ses principaux ouvrages. Ceux-ci appartiennent tous au genre historique. Rien en effet ne convenait mieux que l'histoire à cet esprit sage, mais plus exact que puissant ou inventif. D'après les indications de Photius, Arrien, dès qu'il se sentit capable de composer, songea à se faire l'historien de la Bithynie, sa patrie. Mais les renseignements, dispersés, étaient longs à recueillir; il ajourna donc son projet; et, en attendant, il écrivit deux biographies, celles de Timoléon de Corinthe et de Dion de Syracuse, toutes deux perdues. Alors, devenu plus sûr de lui, il entreprit son Expédition d'Alexandre (g-Alexandrou g-anabasis), sur laquelle nous reviendrons tout à l'heure ; et ce fut seulement après l'avoir terminée, qu'il acheva et publia ses g-Bithuniaka. De ce dernier ouvrage nous ne savons que ce qu'en dit Photius : qu'il commençait aux temps mythiques, se composait de huit livres, et se terminait à l'époque où la Bithynie devint province romaine (75 av.J.-C.).

Une fois libéré de sa dette envers sa patrie, Arrien revint à ses études sur Alexandre, et il compléta son Anabase par deux ouvrages : un écrit Sur l'Inde (g-Indikeh) et la Succession d'Alexandre (g-Ta g-met' g-Alexandron) en dix livres. —

Le premier ouvrage, qui subsiste encore, est écrit en dialecte ionien : après une courte description de l'Inde, dont les éléments sont empruntés surtout à Eratosthène, à Néarque et à Mégasthène, l'auteur raconte en abrégé le voyage d'exploration (des bouches de l'Indus au fond du golfe persique) que Néarque avait accompli sur l'ordre d'Alexandre et relaté en détail dans son Périple. En suivant de très près ce récit, dont il nous a ainsi conservé la substance, il semble s'être proposé simplement de réunir, sous une forme brève, beaucoup de faits curieux, à l'usage de ceux des lecteurs de son Expédition d'Alexandre, que cet épisode intéresserait plus spécialement.

— Du second ouvrage, nous ne possédons plus qu'un résumé assez court dans Photius (cod. 92). Nous y voyons qu'il embrassait les événements des années 323-321, depuis la mort d'Alexandre jusqu'au retour d'Antipater en Europe. Il est difficile de dire pourquoi Arrien s'était arrêté là et s'il avait eu l'intention de pousser plus loin. Au reste, le résumé que nous possédons ne permet de juger ni de son originalité ni de son mérite littéraire.

Ce fut probablement après avoir beaucoup écrit d'après les autres qu'Arrien se risqua à faire oeuvre plus personnelle en abordant le récit d'événements contemporains. Son livre Sur les Alains (g-Alanikeh), qui ne nous est plus connu que par une simple mention de Photius, datait peut-être du temps de son gouvernement de Cappadoce.

Mais son oeuvre la plus personnelle et la plus importante fut l'histoire de la Guerre des Romains et des Parthes sous Trajan (g-Parthikeh), en dix-sept livres. Il ne nous en reste malheureusement aucun fragment; ce qu'en dit Photius (cod. 58) est tout à fait insuffisant pour nous en donner même un aperçu.

Un écrit très spécial, l'opuscule Sur la Chasse (g-Kunehgetikos) est venu jusqu'à nous. Nous en ignorons absolument la date. Arrien s'y propose de compléter le traité de Xénophon sur le même sujet. Au milieu de détails purement techniques, on y trouve quelques descriptions, quelques souvenirs personnels, et même des traits de caractère, qui ne manquent ni d'intérêt ni d'agrément. — Enfin nous savons par Lucien (Alexandre, c. 2) qu'il avait écrit aussi une Vie du brigand Tilliboros, personnage entièrement inconnu.

C'est sur son Expédition d'Alexandre que nous devons aujourd'hui le juger, comme historien et comme écrivain. Le choix du sujet en lui-même est déjà caractéristique. Si Arrien eût été doué d'un génie vraiment original, il n'eût pas été tenté sans doute par cette histoire très ancienne, d'autant qu'il n'avait à sa disposition aucun document nouveau qui lui permit de la rajeunir. Mais ce qui aurait éloigné un esprit plus curieux de nouveauté fut peut-être justement ce qui l'attira. Dénué du goût de la recherche, il aimait à juger, à classer et à simplifier. Or, pour traiter ce sujet, il disposait de plusieurs récits bien informés et complets, sans parler de ceux où l'élément fantastique prédominait. Sa tâche était de les critiquer les uns par les autres, de les concilier autant que possible, enfin de les fondre en un nouveau récit, qui deviendrait ainsi le plus vraisemblable de tous en même temps que le plus clair. C'était bien l'affaire de son esprit judicieux et lucide. Ajoutons que le côté militaire du sujet, qui était à ses yeux le principal, dut plaire à l'ancien général qui survivait en lui chez l'écrivain. D'autant plus que la récente expédition de Trajan en Asie, dont il avait pu recueillir les souvenirs dans sa jeunesse en causant avec des officiers plus âgés, donnait alors un intérêt nouveau à cette étonnante expédition du conquérant macédonien qui avait mené pour la première fois des armées régulières au delà de l'Euphrate et du Tigre.

Avec un scrupule qui n'était pas ordinaire dans l'antiquité, Arrien nous a fait connaître ses sources à la première page de son livre. Entre tous les historiens d'Alexandre, il a choisi, nous dit-il, Ptolémée et Aristobule comme les plus dignes de foi parce que tous deux avaient pris part à l'expédition et que tous deux avaient écrit après la mort du conquérant. C'est de leurs récits qu'il tire la substance du sien. Le rôle qu'il revendique est de les comparer; s'ils sont d'accord, il ne fait que les suivre, en se réservant seulement d'éliminer les choses trop peu dignes d'intérêt; en cas de désaccord entre eux, il se décide selon la vraisemblance. En outre, ajoute-t-il, il a lu la plupart des autres récits, et, lorsqu'ils lui ont paru mériter de n'être pas entièrement passés sous silence, il en a fait m ration en usant de la formule on dit (g-legetai), ou d'autres analogues. Les travaux critiques qui ont été faits de nos jours sur les sources d'Arrien ont démontré l'exactitude de ces déclarations. On peut donc dire que son récit relève constamment de ceux de Ptolémée et d'Aristobule et qu'il a, au point de vue historique, à peu près la valeur qu'ils avaient eux-mêmes; avec cette différence toutefois, qu'il a effacé par système ce qu'il y avait sans doute de plus caractéristique chez l'un et chez l'autre comme tendance personnelle, pour s'en tenir à une vraisemblance moyenne. Ainsi conçu, l'ensemble du récit n'a rien qui éveille la défiance; le merveilleux en est banni, sauf les présages, que la dévotion du narrateur aime à enregistrer ; partout apparait un souci d'exactitude et un air de vérité qui fait bonne impression. Du reste, Arrien, comme ses auteurs, est manifestement favorable à Alexandre, bien que son esprit de justice l'oblige à le blâmer quelquefois. Ce qu'il ne sait pas faire, c'est de réagir contre le préjugé hellénique, de façon à juger une telle entreprise d'un point de vue plus largement humain; et il n'a pas non plus toute la souplesse qui eût été nécessaire pour bien comprendre, dans ses inégalités et dans ses écarts, une nature aussi exceptionnelle que celle de son héros. Enfin toute la partie politique de l'entreprise n'est réellement qu'entrevue.

De même que la critique, l'art littéraire est chez lui de qualité moyenne. Un exposé clair et intéressant, rapide sans l'être trop, bien ordonné, suffisamment animé. Les récits de batailles sont d'un homme du métier, qui sait d'ailleurs se mettre à la portée de tous; les descriptions de pays et d'itinéraires ont quelque chose de dégagé, les personnages sont caractérisés surtout par leurs actions; s'ils ont peu de relief, la physionomie qui leur est prêtée semble en définitive assez juste. Ce sont là des mérites très estimables qui rendront toujours le livre d'Arrien agréable et utile. Mais la grande originalité lui fait défaut. Ni éclat de style, ni vivacité d'imagination, ni couleurs brillantes, ni mouvement entraînant, ni force de pensée ou de sentiment, rien en un mot de ce qui crée une supériorité dans l'art d'exprimer la vie par le langage. Et cette médiocrité est d'autant plus sensible qu'il s'agit d'une aventure héroïque, d'une sorte d'épopée rapide et brillante, qui, par sa nature même, semblait exiger plus impérieusement du narrateur des qualités dramatiques. Arrien n'avait aucun de ces dons exceptionnels, et l'apprentissage laborieux qu'il avait fait du métier d'écrivain n'avait pu lui donner qu'une remarquable habileté d'imitation.


 

Jean SIRINELLI, Les enfants d'Alexandre
La littérature et la pensée grecques (334 av. J.-Ch. - 519 ap. J.-Ch.)
Paris, Fayard, 1993, pp. 302-305

 

C'est un notable d'un type à peine différent que nous rencontrons avec Arrien; il naît entre 85 et 92 en Bithynie, à Nicomédie dans une famille qui a déjà reçu le droit de cité romaine; on ne sait s'il est né dans l'ordre sénatorial ou s'il n'y a été accueilli que plus tard. Sa formation première, dont nous ne connaissons rien, se parachève à Nicopolis probablement vers 106-108 dans l'école d'Epictète. L'influence du philosophe sera profonde et durable : et c'est la meilleure preuve que cet enseignement austère et critique n'était pas fait pour détourner les étudiants de la société civile et politique, mais au contraire pour les y préparer. Arrien entre dans la carrière des honneurs sous Trajan vraisemblablement, mais en gravit les degrés essentiellement sous Hadrien : proconsul en Bétique, consul suffect en 129 ou 130, gouverneur de Cappadoce enfin jusqu'en 138, il prend sa retraite à Athènes à la mort d'Hadrien : il meurt certainement après 145-146. Cette retraite est studieuse. Arrien qui n'a cessé tout au long de sa carrière de noter, réfléchir et écrire profite certainement de ses loisirs pour poursuivre ce travail.

C'est Xénophon qu'il prenait pour modèle : c'est à lui qu'il emprunte le titre de son ouvrage principal, Anabase ou Expédition d'Alexandre en sept livres; il s'agit là d'une oeuvre importante à tous égards, que l'auteur déclare écrire à la gloire du conquérant comme Homère compose l'Iliade à la gloire d'Achille. Pour un notable de l'Empire romain s'offraient à l'esprit d'inévitables et inconscients parallèles entre Romains et Macédoniens, entre les deux conquêtes, entre les deux mondes. Mais ces arrière-pensées, qui donnent leur forme à ses réflexions et orientent le récit, n'enlèvent rien à la vigilance et au souci d'exactitude de l'historien qui repousse toutes les fabrications de la littérature romanesque dont l'oeuvre de Quinte-Curce nous fournit un exemple.

Il a choisi de suivre les histoires de Ptolémée et d'Aristobule. Le premier, général avisé et souverain éclairé, a laissé une histoire que nous connaissons par fragments et qui paraît à la fois bien informée et assez soucieuse de vérité. L'autre rapportait une foule de renseignements sur les régions traversées. Arrien, malgré ses réminiscences épiques et son admiration pour le nouvel Achille, semble avoir fait preuve d'un sens critique que sa carrière administrative avait encore affiné. Il cite ses sources, les discute, manifeste une réelle préoccupation de précision, d'exactitude et de cohérence et, si l'on excepte les discours manifestement reconstruits, il se montre tout à fait digne de l'historien dont il invoque le patronage. Dans le même ordre d'idées on lui doit aussi une Description de l'Inde qui utilise les relations de Néarque et de Mégasthène.

On parlera peu ici d'un ouvrage dont nous lui sommes redevables, mais où il ne joue, nous dit-il, que le rôle d'éditeur. Ce sont les Entretiens, transcription des enseignements d'Epictète. On a encore d'Arrien un Périple du Pont Euxin qui est issu d'un rapport adressé à l'empereur en 131 et qui nous donne une idée flatteuse de l'intelligence avec laquelle l'empire était géré par des fonctionnaires bien formés et compétents. La Tactique (136-137) et les Cynégétiques sont des ouvrages techniques. Nous avons perdu une Histoire des guerres parthiques et des Vies de Dion et de Timoléon.

Cet homme cultivé aux multiples talents offre un remarquable exemple de la formation linguistique que recevaient ces notables. Il écrit l'Anabase en pur attique, fidèle au modèle qu'il a choisi, et cet ouvrage est un parfait modèle de l'atticisme qui domine à cette époque. C'est en revanche en ionien qu'il compose sa Description de l'Inde en hommage au précurseur, Hérodote. De même c'est dans la langue commune qu'il rédige les Entretiens et le Manuel où il consigne l'enseignement de son maître Epictète (pure sténographie ou adaptation ultérieure de notes prises dans sa jeunesse; en tout cas indice intéressant concernant la langue utilisée pour l'enseignement de la philosophie). Cette virtuosité dialectale donne à penser sur la situation linguistique dans les classes dirigeantes de l'empire Romain. A un certain niveau de culture le choix du moyen d'expression n'avait rien de fortuit et répondait à une intention.

L'Anabase, ouvrage d'histoire mais aussi panégyrique et genre noble, peut conserver ses liens avec la rhétorique et est rédigée en attique pur et même précieux; les Entretiens, transcription d'un cours de morale et non d'une conférence, relèvent de la langue commune. La géographie a été particulièrement illustrée par les Ioniens depuis Hérodote et la tradition en demeure. Cette diversité de moyens compensait en partie le caractère artificiel d'une langue conservée avec un luxe significatif de précautions et d'interdits.

De son style, de ses arrière-pensées, de l'idéologie qui l'inspire, le discours qu'il prête à Alexandre devant les Macédoniens qui réclament leur démobilisation est très caractéristique :

«À ces mots, Alexandre, qui était à cette époque déjà plus irritable et, du fait de l'adulation des Barbares, n'avait plus pour ses Macédoniens la patience qu'il avait autrefois, sauta en bas de la tribune en même temps que les généraux qui l'entouraient, et ordonna de se saisir des principaux meneurs, désignant lui-même de la main aux hypaspistes (écuyers) ceux qu'il fallait arrêter : ils se trouvèrent être treize. Il les fit immédiatement conduire à la mort. Quand les autres, terrorisés, eurent fait silence, il remonta sur la tribune et prononça le discours suivant:

"Le discours que je vais vous adresser, Macédoniens, ne vise pas à tuer en vous le désir ardent de regagner vos foyers (en ce qui me concerne, en effet, il vous est loisible de vous en aller où bon vous semble) mais à vous faire prendre conscience, au moment de partir, de ce que vous êtes et de qui, en notre personne, vous prenez congé. Je parlerai d'abord, comme c'est naturel, de Philippe, mon père. Philippe donc, vous ayant trouvés errants, indigents, la plupart vêtus de peaux de bêtes et faisant paître sur les pentes des montagnes de maigres troupeaux pour lesquels vous livriez aux Illyriens, aux Triballes et aux Thraces frontaliers des combats malheureux, Philippe, dis-je, vous a donné des chlamydes à porter, à la place de vos peaux de bêtes, vous a fait descendre des montagnes dans les plaines, et vous a rendus capables de combattre avec succès contre les Barbares du voisinage, au point qu'aujourd'hui, pour votre sécurité, vous vous fiez moins à la position forte de vos bourgs qu'à votre propre courage; il a fait de vous des habitants de cités, vous permettant de vivre dans l'ordre, grâce à de bonnes lois et à de bonnes coutumes. Pour ce qui est de ces Barbares qui, auparavant, vous razziaient, vous et vos biens, il vous en a rendus maîtres, d'esclaves et de sujets que vous étiez; il a ajouté à la Macédoine la plus grande partie de la Thrace et, s'étant emparé des villes côtières les plus favorables, il a ouvert le commerce à votre pays et permis d'exploiter les mines en toute sécurité. Il a fait de vous les maîtres de ces Thessaliens devant lesquels, autrefois, vous étiez morts de peur et, ayant rabattu l'orgueil des Phocidiens, il vous a rendu large et facile l'accès à la Grèce, au lieu d'étroit et difficile qu'il était. Quant aux Athéniens et aux Thébains, qui ne cessaient d'épier l'occasion de nuire à la Macédoine, il a tellement rabattu leur orgueil (et dès ce moment, nous avons nous aussi collaboré avec lui) que, au lieu que vous payiez tribut à Athènes et vous preniez les ordres de Thèbes, c'est de nous, à leur tour, que ces cités attendent leur protection. Étant passé dans le Péloponnèse, il a fait régner l'ordre là aussi; et, désigné comme généralissime muni des pleins pouvoirs de toute la Grèce pour l'expédition contre la Perse, il acquit ce nouveau titre de gloire moins pour lui-même que pour l'ensemble des Macédoniens."»
(Anabase, VII, 8-9. trad. P. Savinel, p. 228.)

On peut aisément reconnaître derrière le tableau ainsi dressé de l'oeuvre de Philippe et des Macédoniens, celui de l'impérialisme romain ainsi que les formules de défense de la civilisation, de la sécurité assurée, etc., qui faisaient la force et la justification de l'autorité romaine. Ces grandes vues historiques prêtées au conquérant macédonien par un haut fonctionnaire de l'empire, qui est aussi un notable de cité grecque, sont révélatrices d'une idéologie très élaborée et argumentée
(voir le commentaire de P. Vidal-Naquet p. 380 sqq).


 

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Dernière mise à jour : 05/09/2005