[0] DU SOMMEIL ET DE LA VEILLE. [1] CHAPITRE PREMIER. § 1. Étudions maintenant le sommeil et la veille. Quels sont ces deux phénomènes? Est-ce à l'âme qu'ils appartiennent en propre? Est-ce au corps? Ou bien sont-ils communs aux deux? Et s'ils sont communs à l'un et à l'autre, à quelle partie de l'âme et du corps appartiennent-ils? Pourquoi les animaux ont-ils ces deux fonctions? Est-ce que tous les animaux possèdent les deux à la fois? Ou bien ceux-ci ont-ils l'une de ces facultés, tandis que ceux-là n'ont que l'autre? Y a-t-il des animaux qui ne jouissent d'aucune d'elles, tandis que d'autres les ont simultanément? § 2. On peut encore se demander ce que c'est que rêver; et pourquoi, dans le sommeil, tantôt on rêve, et tantôt on ne rêve pas. Ou bien doit-on croire qu'on rêve toujours quand on dort, et que seulement on ne s'en souvient pas? Et, s'il en est ainsi, quelle est la cause de cette continuité des rêves? § 3. De plus, peut-on découvrir l'avenir dans les songes? ou bien est-ce là une chose impossible? Et si cela se peut, comment cela se peut-il ? Ne peut-on découvrir que l'avenir qui dépend des actions des hommes? ou peut-on découvrir aussi cet avenir qui n'a pour causes que la volonté des dieux et les phénomènes naturels, c'est-à-dire les phénomènes spontanés? § 4. D'abord il est de toute évidence que le sommeil et la veille appartiennent à la même partie de l'animal; car ces fonctions sont opposées l'une à l'autre, et le sommeil ne paraît qu'une sorte de privation de la veille : or les contraires, pour toutes les choses que ne fait pas la nature, aussi bien que pour celles qu'elle fait, paraissent toujours se produire dans un seul et même sujet qui les peut recevoir, et ils sont les affections d'un même être. On pourrait citer bien des exemples : ainsi, la santé et la maladie, la beauté et la laideur, la force et la faiblesse, la vue et la cécité, l'ouïe et la surdité. § 5. Voici bien encore (454a) ce qui démontre l'opposition du sommeil et de la veille : c'est que le même signe qui nous fait connaître que l'homme est éveillé, nous fait connaître aussi qu'il est dans le sommeil. Quand un homme conserve sa sensibilité, nous pensons qu'il est éveillé : nous pensons que tout être qui est éveillé a la sensation, soit de l'une des choses qui se passent au dehors, soit de l'un des mouvements qui s'accomplissent en lui. Si donc être éveillé ne consiste absolument qu'à sentir, on peut conclure évidemment que le principe qui fait que l'on sent, est aussi celui par lequel les animaux veillent quand ils veillent, et dorment quand ils dorment. § 6. Or, sentir n'appartient en propre ni à l'âme ni au corps, puisque l'acte se rapporte au principe auquel se rapporte la puissance, et que ce qu' on appelle la sensation en tant qu'acte, n'est qu'une espèce de mouvement que l'âme reçoit par le moyen du corps. Par conséquent l'on peut évidemment affirmer, et que l'affection de la sensibilité n'appartient pas en propre à l'âme toute seule, et qu'un corps sans âme ne peut sentir. Antérieurement, nous avons déterminé, dans d'autres ouvrages, ce qu'on doit entendre par les parties de l'âme ; nous y avons établi que la partie nutritive peut être séparée des autres dans les êtres qui ont la vie, tandis qu'aucune des autres ne peut exister là où celle-là n'est point. Par suite, il est clair que les êtres vivants qui n'ont en partage que les fonctions d'accroissement et de destruction, n'ont ni sommeil ni veille, par exemple les végétaux : c'est qu'ils n'ont pas la partie sensible de l'âme, qu'elle soit d'ailleurs séparable ou inséparable; car, par sa fonction et par son essence, elle est séparable. § 7. Pour la même raison, il n'est point d'animal qui dorme toujours, ni qui veille toujours. Mais ces deux facultés appartiennent toutes deux à la fois aux mêmes animaux; et tout animal qui est doué de sensation doit nécessairement et sans exception ou dormir ou veiller, puisque ces deux affections sont, relativement à la sensation, les deux seules que puisse avoir le principe sensible. Mais il n'est pas possible que l'une des deux s'exerce constamment dans un même animal, c'est-à-dire que telle espèce d'animal dorme toujours, ou que telle autre veille sans cesse. § 8. En outre, pour tous les organes qui ont quelque fonction naturelle à remplir, quand on dépasse le temps durant lequel ils peuvent satisfaire à cette œuvre, quelle qu'elle soit, il faut nécessairement qu'ils tombent dans l'impuissance : ainsi les yeux, fatigués de voir, cessent de voir; il en est de même de la main, et de tout autre organe qui accomplit quelque fonction. Mais si sentir est la fonction d'un organe quelconque, et si cet organe dépasse le temps durant lequel il était capable de sentir sans discontinuité, il tombera dans l'impuissance et n'exercera plus sa fonction. Que si la veille est caractérisée (454b) par le libre exercice de la sensibilité, et qu'il faille toujours que, des deux contraires, l'un soit présent et l'autre absent; si, en outre, la veille est le contraire du sommeil, et que de toute nécessité l'un ou l'autre doive se trouver dans tout animal, dormir sera une fonction indispensable. § 9. Si donc le sommeil est une affection de ce genre, c'est-à-dire une impuissance de continuer la veille qui a dépassé ses limites, que d'ailleurs cet excès de veille soit morbide ou ne le soit pas, et que l'impuissance et la suspension d'activité qui le suit le soit ou ne le soit pas ainsi que lui, ce n'en est pas moins une loi nécessaire que tout être qui veille puisse aussi dormir; car il est impossible d'être toujours en activité. Par le même motif, il n'est pas possible non plus qu'aucun être puisse toujours dormir. Le sommeil est une certaine affection du principe sensible, c'en est l'enchaînement et l'immobilité. Ainsi, nécessairement tout être qui dort doit posséder la partie sensible de l'âme; or, l'on n'appelle sensible que ce qui peut sentir en acte et réellement. Mais faire acte de sensation, au sens propre et absolu, est impossible quand on dort; voilà aussi pourquoi il faut nécessairement que tout sommeil puisse finir par le réveil. § 10. Presque tous les animaux, autres que l'homme, ont comme lui la faculté du sommeil ; et cela peut se voir, et dans les volatiles et dans les animaux aquatiques et terrestres. En effet, on a observé le sommeil de toutes les espèces de poissons et de mollusques, ainsi que de tous les autres animaux qui ont des yeux. Ceux qui ont les yeux durs comme les insectes dorment évidemment ainsi que les autres; seulement, tous ces animaux dorment fort peu; et voilà ce qui a fait souvent qu'on a pu douter pour plusieurs s'ils dorment ou s'ils ne dorment pas. Quant aux animaux recouverts de coquilles, on ne sait pas encore, par des observations directes, s'ils dorment réellement; mais l'on s'en tiendra, sur ce point, à l'explication qu'on en donne, si on la trouve plausible. § 11. On voit donc que tous les animaux, sans exception, ont la faculté du sommeil; et en voici les raisons. Le caractère essentiel de l'animal, c'est la sensibilité qui, seule, le détermine; et nous avons dit qu'en un certain sens le sommeil est comme l'enchaînement et l'immobilité de la sensibilité, et que la veille en est comme la délivrance et l'exercice. Or, les végétaux ne peuvent avoir en partage ni l'une ni l'autre de ces deux affections, puisque sans la sensibilité il n'y a ni sommeil ni veille. Les animaux qui sont doués de sensibilité pourront aussi éprouver les sentiments de peine et de plaisir, et ceux qui ont ces deux ordres de sentiments ont aussi le désir; or, dans les végétaux ne se trouve rien de tout cela. De plus, la preuve que durant le sommeil (455a) la partie nutritive de l'âme accomplit son œuvre bien mieux que pendant la veille, c'est que durant le sommeil les êtres se nourrissent et s'accroissent bien davantage, comme s'ils n'avaient aucun besoin, dans ces deux fonctions, du secours de la sensibilité. [2] CHAPITRE II. § 1. Voyons maintenant quelle est la cause qui fait qu'on dort et qu'on veille, et quel est le sens ou quels sont les sens, s'il y en a plusieurs, auxquels se rapportent ces fonctions. § 2. D'abord, s'il y a certains animaux qui possèdent tous les sens, et s'il en est d'autres qui soient privés de quelques sens, par exemple de la vue et de l'ouïe, tous ont le toucher et le goût, en exceptant toujours les animaux incomplets. C'est ce dont on a déjà parlé dans le Traité de l'Ame. Or, il est impossible que l'animal qui dort sente véritablement par aucun de ses sens ; et il est aisé de se convaincre que nécessairement cette disposition est bien celle de tous les animaux, dans cet état qu'on appelle le sommeil; car, si alors l'animal sentait par tel sens et ne sentait pas par tel autre, il aurait la sensation même de cet état quand il dort, et c'est ce qui est impossible. § 3. Mais d'autre part, chaque sens remplit à la fois une fonction spéciale et une fonction commune. La fonction spéciale à la vue c'est de voir, à l'ouïe d'entendre; et de même pour les autres sens. Mais il y a de plus une faculté commune qui accompagne tous les sens, laquelle tout ensemble voit, entend et sent. Ainsi, ce n'est certainement pas par la vue qu'on voit ce que l'on voit. Certes si l'on juge, et si l'on peut juger que les saveurs douces sont autres que les couleurs blanches, ce n'est pas par le sens du goût ni par celui de la vue, ni même par les deux réunis; c'est uniquement par une certaine partie de l'âme commune à tous les organes sans exception ; car alors la sensation est une, et l'organe qui domine tous les autres est un. Ce qui n'empêche pas que l'essence de chaque genre de sensation ne soit différente, et que l'essence du son, par exemple, ne soit autre que celle de la couleur. § 4. Or, cette fonction générale est simultanée, surtout au toucher, parce que ce sens peut être séparé de tous les autres, tandis que les autres sont inséparables de celui-là. C'est ce qui a été expliqué dans nos Études sur l'Ame. Il est donc évident que le sommeil et la veille sont des affections de ce sens. Et voilà aussi pourquoi ils appartiennent à tous les animaux; car il n'y a que le toucher qui soit commun à tous. En effet, si le sommeil avait lieu par suite d'une certaine modification dans l'un des organes des sens, il serait absurde que des sens qui ne doivent point nécessairement, ni même ne peuvent en aucune façon agir ensemble, dussent nécessairement cesser d'agir ensemble et rester dans une immobilité commune. Le contraire serait bien plus naturel, et la raison concevrait bien mieux qu'ils ne pussent être en repos à la fois. § 5. L'explication que nous donnons ici n'est pas moins raisonnable, même à ce point de vue. En effet, quand le sens qui domine tous les autres et auquel tous les autres aboutissent, vient à éprouver quelque affection, (455b) il est tout simple que tous les autres, sans exception, doivent l'éprouver avec lui, tandis que quand l'un d'eux, au contraire, vient à défaillir, il ne faut pas du tout nécessairement que celui-là souffre la même défaillance. Bien des faits peuvent prouver que le sommeil ne consiste pas précisément en ce que les sens cessent d'agir et refusent leur service, ni dans l'impuissance où ils sont alors de sentir. Ainsi, il en arrive tout autant dans les évanouissements; car l'évanouissement consiste dans l'impuissance des sens; et il y a aussi quelques dérangements d'esprit qui produisent le même effet. On peut ajouter que ceux qui sont saisis par les veines du cou deviennent également insensibles. Mais quand cette impuissance à faire usage de ses sens n'affecte point seulement un organe quelconque, et n'est point amenée par une cause fortuite, mais que comme on le dit ici, elle réside dans le principe même qui nous sert à tout percevoir, du moment que ce principe est réduit à l'impuissance, il y a nécessité que tous les autres organes des sens cessent également de pouvoir sentir. Au contraire quand c'est seulement l'un d'eux qui cesse d'agir, il ne faut pas nécessairement que celui-là cesse aussi ses fonctions. § 6. Il faut expliquer maintenant la cause qui détermine le sommeil, et la nature de cette affection. § 7. Mais, d'abord, on distingue plusieurs espèces de causes. Ainsi, la fin en vue de laquelle se fait une chose, puis le principe d'où part le mouvement, en troisième lieu, la matière, et enfin l'essence, sont pour nous autant de causes distinctes. Nous disons donc d'abord que la nature agit toujours en vue de quelque fin, et que cette fin est toujours un bien. Mais pour tout ce qui a naturellement un mouvement, sans d'ailleurs pouvoir conserver ce mouvement toujours et continuellement, le repos est nécessairement agréable et utile; et c'est avec toute vérité que l'on applique cette métaphore au sommeil qu'on regarde comme un repos et un délassement. Par conséquent, le sommeil est donné aux animaux en vue de leur conservation. Mais la fin en vue de laquelle le sommeil a lieu, c'est la veille; car, sentir et penser est la fin véritable de tous les êtres qui ont l'une ou l'autre de ces facultés, parce qu'elles sont leur plus grand bien, et que la fin de chaque être est toujours son bien le plus grand. Ainsi il faut nécessairement que la fonction du sommeil appartienne à tout animal sans exception. § 8. Je dis : Nécessairement, en faisant l'hypothèse que si l'animal a bien la nature qui lui est propre, alors nécessairement il faut qu'il soit doué de certaines facultés, et que du moment qu'il a ces facultés, il faut aussi qu'il en ait certaines autres. § 9. Nous dirons plus tard quel mouvement et quelle action sont indispensables dans le corps des animaux pour les fonctions de la veille et du sommeil. Quant aux animaux qui n'ont pas de sang, on doit supposer que les causes de cette affection sont chez eux les mêmes que chez ceux qui ont du sang, ou du moins que, si elles ne sont pas identiques, elles sont analogues. Pour les animaux qui ont du sang, elles doivent être les mêmes que chez l'homme. C'est donc par l'observation de ces derniers êtres que nous devons expliquer tout le reste. § 10. Que le principe de la sensibilité vienne, dans les animaux, (456a) de la même partie d'où leur vient le principe du mouvement, c'est ce que nous avons établi antérieurement ailleurs. Le corps ayant trois lieux déterminés, le principe est le lieu central, situé entre la tête et le bas-ventre. Dans les animaux qui ont du sang, c'est la partie qui environne le cœur; car tous les animaux qui ont du sang ont un cœur, et c'est de là que part le principe du mouvement et de la sensibilité supérieure. Il est évident que c'est là qu'est placé, outre le principe du mouvement, le principe de la respiration, ou, d'une manière générale, celui du refroidissement. Aussi les êtres qui respirent, et ceux qui sont refroidis par l'eau, ont-ils été organisés par la nature de façon à pouvoir conserver la chaleur qui est dans cette partie. Du reste, nous parlerons plus tard de ce principe considéré en lui-même. Pour les animaux qui n'ont pas de sang, les insectes, et ceux qui ne reçoivent pas l'air, il semble que le souffle, qui est inné à leur nature, s'enfle et s'abaisse dans la partie correspondante de leur organisation : c'est ce qu'on peut observer dans les insectes à ailes pleines, comme les guêpes, les abeilles, les mouches et autres animaux de ce genre. §11. Mais il est impossible qu'un mouvement ou une action s'exécute sans une certaine force; or, retenir son souffle donne de la force, soit que ce souffle vienne du dehors, comme dans les animaux qui reçoivent l'air au dedans d'eux, ou qu'il soit intérieur et congénial, comme dans ceux qui ne respirent pas. Voilà aussi, à ce qu'il semble, pourquoi les insectes ailés bourdonnent quand ils se meuvent; c'est le bruit de l'air qui se brise en tombant sous le corselet des insectes à ailes pleines. § 12. Mais l'animal ne se meut jamais que parce qu'il a éprouvé dans le principe sensible une sensation, qui d'ailleurs peut lui être propre ou lui être étrangère. Si donc le sommeil et la veille sont des affections de cette partie, on voit clairement quels sont le lieu et la partie dans lesquels se produisent primitivement le sommeil et la veille. § 13. Il y a quelques gens qui, en dormant, se meuvent et font beaucoup d'actes propres à la veille; mais ce n'est jamais sans image et sans quelque sensation; car le rêve est bien une sorte de perception. Nous reviendrons plus loin sur ce sujet. §14. Nous avons expliqué aussi dans nos Problèmes comment il se fait qu'on se souvient des songes quand on est éveillé, bien qu'on ne se rappelle pas toujours les actes faits pendant la veille. [3] CHAPITRE III. § 1. Une suite de ce qui précède, c'est d'étudier les circonstances qui accompagnent le sommeil et la veille, et de voir quel est le principe de cette affection. § 2. Il est d'abord de toute évidence que l'animal, dès qu'il a la sensibilité, doit nécessairement prendre de la nourriture, et par la nourriture, son accroissement. Dans tous les animaux qui ont du sang, c'est la nature du sang qui est en définitive ce qui les nourrit; et dans les animaux qui n'ont pas de sang, c'est le fluide qui correspond au sang. (456b) Le lieu du sang ce sont les veines; et le principe des veines, c'est le cœur. On peut bien s'en convaincre par l'Anatomie. Dès que les aliments arrivent du dehors dans les lieux propres à les recevoir, il y a évaporation dans les veines; là les aliments subissent un changement qui les convertit en sang, et ils se dirigent vers le principe (c'est-à-dire vers le cœur). On a expliqué tout cela dans le Traité de la Nourriture. Mais, ici, il ne faut résumer nos explications à ce sujet, que pour bien faire voir quels sont les principes du mouvement, et quelle est la modification que doit éprouver la partie sensible de l'âme, pour que le sommeil et la veille puissent avoir lieu. § 3. En effet, le sommeil n'est pas, je le répète, une impuissance quelconque de sentir; la folie, la suffocation et l'évanouissement peuvent amener une impuissance de ce genre; quelquefois même l'imagination subsiste encore avec toute sa vivacité chez ceux qui éprouvent une syncope. Ceci offre donc quelque difficulté; car s'il est possible de dire qu'on dort quand on est évanoui, il se pourrait aussi que l'image vue dans cet état fût un rêve. Or il y a beaucoup de choses racontées par ceux qui ont éprouvé de ces longs évanouissements, et qui semblaient être morts; et tous ces accidents doivent être rapportés à une même explication. § 4. Mais comme nous l'avons dit, le sommeil n'est pas toute impuissance quelconque de la sensibilité; cette affection ne vient que de l'évaporation que produit la nourriture. Il faut que tout ce qui s'évapore monte jusqu'à un certain point, puis revienne en sens contraire, et subisse un changement comme les flots de l'Euripe; or, la chaleur qui est dans chaque animal, se porte naturellement à la partie supérieure ; et une fois arrivée aux parties les plus hautes, alors elle retombe en masse et se dirige en bas. Voilà pourquoi le sommeil vient surtout après les repas; car, à ce moment, l'humidité qui est considérable et fort épaisse, est portée en haut; et, s'y arrêtant, elle alourdit et fait sommeiller. Puis, quand elle redescend, et qu'en rétrogradant elle chasse la chaleur, alors vient le sommeil, et l'animal s'endort. § 5. L'effet des narcotiques prouve bien ce que nous avançons. Tous les narcotiques donnent des pesanteurs de tête, ceux qu'on boit comme ceux qu'on mange : le pavot, la mandragore, le vin, l'ivraie; frappés de vertiges et tout endormis , on voit alors les gens qui en ont pris ne pouvoir relever la tête ni ouvrir les paupières; et c'est surtout après le repas qu'on est saisi de ce sommeil pesant, parce que l'évaporation qui vient alors des aliments est considérable. § 6. Parfois encore, le sommeil arrive à la suite de certaines fatigues ; car l'effet de la fatigue, c'est de relâcher le corps et de le liquéfier; et tout relâchement est une sorte (457a) d'indigestion, à moins qu'il ne soit froid. Il y a encore certaines maladies qui produisent le même effet, celles qui viennent d'un excès d'humide et de chaud; et c'est ce qu'on observe dans la fièvre et dans les léthargies. § 7. La première enfance est sujette aussi à ce lourd sommeil ; car les enfants dorment beaucoup, parce que toute la nourriture se porte en haut ; et ce qui le prouve bien, c'est que dans le premier âge la grandeur des parties supérieures l'emporte de beaucoup sur les parties inférieures, parce que c'est surtout vers le haut du corps que se fait le développement. § 8. Telle est également la cause qui les rend épileptiques; le sommeil, en effet, ressemble à l'épilepsie, et dans un certain sens, c'est une épilepsie réelle. Il ne faut donc pas s'étonner que fort souvent cette affection commence durant le sommeil, et que l'accès ait lieu quand on dort et qu'il cesse avec le réveil. En effet, quand l'air, après s'être porté en haut en quantité considérable, redescend ensuite, il gonfle les veines, et rétrécit l'ouverture par où la respiration a lieu. § 9. Voilà aussi pourquoi le vin ne vaut rien aux enfants, non plus qu'à leurs nourrices; car que ce soient les enfants eux-mêmes ou les nourrices qui en boivent, cela revient à peu près au même. Il faut que les enfants boivent le vin trempé de beaucoup d'eau et en petite quantité , parce que le vin est spiritueux, et surtout le vin de couleur foncée. Les parties supérieures du corps chez les enfants sont tellement pleines de nourriture que même à cinq mois ils ne peuvent pas encore tourner le cou. C'est que chez eux, de même que chez les gens qui sont tout à fait ivres, une quantité énorme d'humidité se porte en haut. § 10. C'est là très-probablement aussi ce qui fait que les fœtus restent d'abord immobiles dans le sein de la mère. Voilà encore pourquoi, en général, les gens les plus portés au sommeil sont ceux qui ont de petites veines, et ceux qui sont conformés dans le genre des nains et qui ont de très-grosses têtes. Chez les premiers, en effet, les veines sont tellement étroites que l'humidité qui redescend ne peut facilement y circuler, de même que chez ceux qui sont conformés comme les nains et ont la tête très-forte, l'impulsion vers le haut et l'évaporation sont très violentes. Au contraire, ceux qui ont de larges veines ne sont pas dormeurs, parce que la circulation est très-facile dans leurs vaisseaux, à moins qu'ils n'aient quelque autre affection qui la trouble. §11. Les mélancoliques ne sont pas non plus très-dormeurs, parce que l'intérieur de leur corps est toujours froid, et que par conséquent il n'y a pas chez eux une évaporation abondante. C'est là également ce qui les rend grands mangeurs et leur donne une chair dure; car leur corps est toujours comme s'il ne pouvait rien absorber. C'est que la bile noire étant froide de sa nature, rend froide comme elle le lieu où se fait la nutrition, et les autres parties, où devrait pouvoir s'opérer l'excrétion. § 12. Il résulte donc évidemment de (457b) ce qui précède que le sommeil est une sorte de concentration de la chaleur au dedans, et une répercussion qui tient à la cause qu'on a dite. Voilà aussi pourquoi on se remue beaucoup dans le sommeil. Du moment qu'on commence à perdre connaissance, on se refroidit, et par suite de ce refroidissement les paupières s'abaissent; ce sont les parties supérieures et celles du dehors qui deviennent froides; mais les parties intérieures et celles d'en bas sont chaudes; par exemple, les pieds et le dedans du corps. § 13. On pourrait cependant demander ici pourquoi le sommeil est plus fort après le repas, et pourquoi le vin et toutes les substances de ce genre qui ont beaucoup de chaleur, provoquent le sommeil. Il semble contradictoire d'avancer que le sommeil soit un refroidissement, et de soutenir que les choses qui causent le sommeil soient chaudes. Doit-on dire que, de même que quand l'estomac est vide, il est chaud, et que la réplétion le refroidit par le mouvement qu'elle lui donne, de même aussi les pores et les lieux divers qui sont dans la tête sont refroidis quand l' évaporation s'y porte? Ou bien, doit-on dire que, comme le frisson saisit tout à coup ceux qui boivent une boisson chaude, de même ici la chaleur venant à monter, le froid qui se concentre refroidit le corps, et réduit à l'impuissance la chaleur naturelle qu'il chasse ? § 14. Cet effet se produit encore quand la nourriture ingérée en quantité considérable est soulevée par la chaleur; c'est alors comme le feu au moment où l'on met du bois dessus; et cet effet dure jusqu'à ce que la nourriture ait été digérée. C'est que le sommeil a lieu, ainsi qu'on l'a déjà dit, quand une évaporation trop matérielle est portée par la chaleur au travers des veines jusqu'à la tête. Mais, quand la masse ainsi soulevée ne peut plus monter parce qu'elle est trop considérable, elle se trouve alors repoussée en sens contraire, et elle coule en bas. § 15. Voilà comment les hommes se couchent, quand la chaleur qui poussait en haut vient à être soustraite; car l'homme est le seul des animaux qui se tienne debout; et du moment que la chaleur retombe, on perd connaissance, et bientôt c'est l'imagination toute seule qui agit. Les explications que l'on vient de donner ici paraitront-elles suffisantes pour rendre compte de la cause du refroidissement ? § 16. Quoi qu'il en soit, c'est bien toujours le lieu du cerveau qui est le siège principal du sommeil, comme on l'a dit ailleurs. Le cerveau est tout ce qu'il y a de plus froid dans le corps; et dans les animaux qui n'ont pas de cerveau, c'est la partie qui le remplace. De même donc que l'humide vaporisé par la chaleur du soleil, en arrivant à la région supérieure, s'y refroidit par le froid qu'il y trouve, et se condensant retombe de nouveau (458a) sous forme d'eau, de même dans le mouvement d'ascension de la chaleur au cerveau, l'évaporation des excrétions se tourne en humeur flegmatique; et c'est là aussi pourquoi l'on voit les catarrhes venir de la tête; tandis que l'évaporation qui est capable de nourrir le corps et qui n'a rien de morbide, est portée en bas quand elle s'est condensée, et y tempère la chaleur. § 17. Ce qui aide encore à ce refroidissement et contribue à ce que l'évaporation ne pénètre pas trop aisément, c'est la ténuité et l'étroite dimension des veines qui entourent le cerveau; c'est donc là ce qui est cause du refroidissement malgré l'excessive chaleur de l'évaporation. Mais on se réveille quand la chaleur, qui, sortant abondamment de toutes les parties environnantes a été resserrée en un petit espace, est digérée et qu'elle est devenue dominante; et alors aussi, la partie la plus substantielle et la plus pure du sang est sécrétée. Le sang qui est dans la tête est le plus léger et le plus pur, tandis que le plus épais et le plus bourbeux est celui qui est dans les parties inférieures; et c'est le cœur qui, comme on l'a dit soit ici soit ailleurs, est le principe de tout le sang. § 18. Quant aux parties qui sont dans le cœur, la veine médiane est commune aux deux ventricules; et chacun d'eux reçoit le sang de l'une et l'autre veine, c'est-à-dire, et de celle qu'on appelle la grande veine et de l'autre ; et la sécrétion du sang a lieu dans la veine médiane. Mais ces détails appartiennent plus spécialement à d'autres études. § 19. C'est parce que la sécrétion du sang est beaucoup moins facile après l'ingestion de la nourriture que le sommeil survient; et il a lieu jusqu'à ce que la partie la plus légère du sang se sépare et aille en haut, et que la partie la plus bourbeuse se précipite en bas. Quand cette séparation est accomplie, on s'éveille délivré du poids de la nourriture. § 20. Telle est donc la cause qui fait dormir : c'est la répercussion énergique sur le principe sensible de l'élément substantiel porté en haut par la chaleur naturelle. Nous savons aussi ce qu'est le sommeil : c'est l'envahissement du principe sensible réduit à ne plus pouvoir agir. Enfin, nous savons que cette fonction est nécessaire, parce que l'animal ne peut vivre sans les conditions qui le constituent; et le sommeil lui est indispensable pour sa conservation, parce que c'est le repos qui le conserve.