[2,0] DE LA PRODUCTION ET DE LA DESTRUCTION DES CHOSES - LIVRE II. [2,1] CHAPITRE PREMIER. § 1. <329a.26> On vient de parler du mélange, du contact, de l'action et de la passion, et l'on a expliqué comment ces phénomènes se passent dans les choses qui subissent des changements naturels. On a traité, en outre, de la production et de la destruction absolues des choses ; et l'on a expliqué de quelle manière, dans quels cas, et pourquoi elles ont lieu. On a également étudié <30> l'altération, et l'état de l'être altéré. Enfin, on a fait voir les différences de chacun de ces phénomènes. Maintenant, il nous reste à étudier ce qu'on appelle les éléments des corps ; car la production et la destruction, dans toutes les substances que compose la nature, ne peuvent se manifester sans les corps que perçoivent nos sens. § 2. Parmi les philosophes, les uns prétendent que tous les éléments sont formés d'une seule et unique matière, et ils supposent que c'est l'air, ou le feu, ou quelque corps intermédiaire, faisant, de cette matière, un corps substantiel et tout à fait distinct et séparé. <329b> D'autres croient qu'il y a plus d'un seul élément, et ils admettent alors simultanément, ceux- ci le feu et la terre, et ceux-là, l'air en troisième lieu, avec ces deux premiers éléments. D'autres enfin, comme Empédocle, ajoutent l'eau pour quatrième élément. Dans ces divers systèmes, c'est par la réunion, la séparation, ou l'altération de ces éléments, que sont causées la production et la destruction des choses. § 3. <5> Accordons sans la moindre difficulté, que ces primitifs des choses peuvent très convenablement être appelés des principes et des éléments, et que c'est de leur changement, par une division ou une combinaison réciproque, ou bien de telle autre espèce de changement éprouvé par eux, que viennent la production et la destruction des choses. Mais en admettant qu'il y a une seule et même matière en dehors de tous les éléments, et en la faisant séparée et <10> corporelle, on se trompe ; car il est impossible, que ce corps, s'il est perceptible à nos sens, puisse exister sans présenter quelques contraires ; et il faut nécessairement que cet infini, que quelques philosophes prennent pour leur principe, soit léger ou pesant, froid ou chaud. § 4. Mais la manière dont on a parlé de ce principe, dans le Timée, n'a aucune précision ; car on n'a pas dit assez clairement, si ce réceptacle de toutes choses est distinct et séparé des éléments. <15> Ce qui est certain, c'est que Timée n'a recours pour aucun d'eux à ce principe, bien qu'il ait dit cependant que c'est le sujet antérieur de tout ce qu'on appelle des éléments, ainsi que l'or est préalablement le sujet des ouvrages d'or. Cependant cette explication n'est pas très bonne, sous la forme où on nous la donne ; elle s'applique bien aux cas où il y a simple altération ; mais pour les cas où il y a production et destruction, il serait impossible de dénommer les choses par celles d'où elles sont venues. <20> Timée a bien raison de dire qu'il est beaucoup plus vrai de soutenir que chaque ouvrage d'or est de l'or ; mais, quoique les éléments des choses soient solides, il en pousse l'analyse jusqu'aux surfaces. Or il est bien impossible que des surfaces soient la matière primitive dont on nous parle. § 5. Nous aussi, nous reconnaissons bien qu'il y a une certaine matière <25> des corps que nos sens perçoivent ; mais cette matière, d'où viennent ce qu'on appelle les éléments, n'est jamais isolée, et elle se présente toujours avec des contraires. Du reste, on a traité ce sujet ailleurs avec plus d'étendue et d'exactitude. § 6. Néanmoins, comme les corps primitifs peuvent aussi, de cette façon, venir de la matière, il faut parler de <30> ces corps, en admettant que la matière est bien le principe, et le premier principe des choses, mais qu'elle en est inséparable, et qu'elle est le sujet des contraires. Ainsi, le chaud, par exemple, n'est pas la matière du froid, pas plus que le froid n'est la matière du chaud ; mais la matière est le sujet de tous les deux. § 7. Ainsi d'abord, le corps qui est perceptible en puissance à notre sensibilité, voilà le principe ; puis ensuite viennent <35> les contraires, comme, par exemple, la chaleur et le froid, et en troisième lieu, le feu et l'eau et les autres éléments semblables. Tous ces corps se changent bien les uns dans les autres ; mais ce n'est pas de la manière dont le disent Empédocle et d'autres philosophes ; <330a> car, d'après leurs théories, il n'y aurait plus même d'altération. Ce ne sont que les oppositions des contraires qui ne changent pas les unes dans les autres. Du reste, comme ce sont là les principes des corps, il n'en faut pas moins étudier leurs qualités et leur nombre ; car les autres philosophes s'en servent bien dans leurs systèmes, après les avoir admis par hypothèse ; mais ils ne disent pas pourquoi ces contraires ont telle nature et sont dans le nombre où nous les voyons. [2,2] CHAPITRE II. § 1. Puisque nous cherchons quels sont les principes du corps perceptible à nos sens, c'est-à-dire, du corps que le toucher peut atteindre, et puisqu'un corps que le toucher nous fait connaître est celui dont le sens spécial est le toucher, il s'ensuit évidemment que toutes les oppositions par contraires, qu'on peut observer dans le corps, n'en constituent pas les espèces et les principes, mais que ce sont seulement ceux des contraires qui se rapportent au sens du toucher. Les corps diffèrent bien par leurs contraires, mais par leurs contraires que le toucher peut nous révéler. <10> Voilà pourquoi ni la blancheur, ni la noirceur, ni la douceur, ni l'amertume, ni aucun des contraires sensibles ne sont un élément des corps. § 2. Ce qui n'empêche pas que la vue ne soit un sens supérieur au toucher, et que, par conséquent, l'objet de la vue ne soit supérieur aussi. Mais la vue n'est pas une affection du corps tangible, en tant que tangible, et elle se rapporte à une toute autre chose, qui d'ailleurs peut bien être antérieure par sa nature. § 3. <15> Or pour les tangibles eux-mêmes, il faut étudier et distinguer les différences primitives qu'ils offrent, et leurs premières oppositions par contraires. Les oppositions et contrariétés que le toucher nous révèle sont les suivantes : le froid et le chaud, le sec et l'humide, le lourd et le léger, le dur et le moule-visqueux et le friable, l'uni et le raboteux, l'épais et le mince. Parmi ces contraires, le lourd et le léger ne sont ni actifs ni passifs ; <20> car ce n'est pas parce qu'ils agissent l'un sur l'autre, ou parce qu'ils souffrent l'un par l'autre, qu'on leur donne le nom qu'ils portent. Cependant, il faut que les éléments puissent agir et souffrir les uns par les autres réciproquement, puisqu'ils se mêlent et se changent réciproquement, les uns dans les autres. § 4. Mais le chaud et le froid, le sec et l'humide, sont ainsi appelés, les uns, parce qu'ils agissent, les autres, parce qu'ils souffrent. <25> Ainsi, le chaud est ce qui réunit les substances homogènes ; car désunir, comme le fait à ce qu'on dit le feu, c'est au fond combiner les choses de même espèce, puisqu'il arrive alors que le feu fait sortir et enlève les substances étrangères. Le froid, au contraire, réunit et combine également, et les choses qui sont de même espèce, et celles qui n'en sont pas. On appelle liquide ce qui est indéterminé dans sa propre forme, mais peut en recevoir aisément une d'ailleurs. <30> Le sec est, au contraire, ce qui ayant une forme bien déterminée dans ses propres limites, ne peut en recevoir une nouvelle qu'avec peine. § 5. C'est de ces différences premières que viennent le mince et l'épais, le visqueux et le friable, le dur et le mou, et les autres différences analogues. Ainsi, un corps qui a la faculté de pouvoir facilement remplir l'espace, se rattache au liquide, parce qu'il n'est pas déterminé lui-même, et qu'il obéit sans la moindre peine à l'action de l'objet qui le touche, en se laissant donner une forme par cet objet. Le mince peut également remplir l'espace, <330b> parce que n'ayant que des parties légères et petites, il remplit bien et touche tout à fait, propriété qui distingue surtout le corps mince. Donc évidemment, le mince se rapproche du liquide, tandis que l'épais se rapproche du sec. D'autre part aussi, le visqueux appartient au liquide, parce que le visqueux n'est qu'une sorte de liquide, avec de certaines qualités, comme l'huile. <5> Mais le friable se rattache au sec, parce que le friable est ce qui est complètement sec, et l'on peut croire qu'il ne s'est coagulé que par l'absence même de tout liquide. On peut dire encore que le mou fait partie du liquide, parce que le mou est ce qui cède en se repliant sur soi et sans se déplacer, comme le liquide le fait précisément aussi. Voilà pourquoi le liquide n'est pas appelé mou, tandis que le mou se rattache à la classe du liquide. <10> Enfin le dur appartient au sec ; car le dur est quelque chose de coagulé, et le coagulé est sec. § 6. Du reste, sec et liquide, sont des mots qui se prennent en plusieurs sens. Ainsi, le liquide et le mouillé peuvent être considérés comme les opposés du sec, de même que le sec et le coagulé sont les opposés du liquide. Toutes ces propriétés <15> diverses se rattachent au liquide et au sec, pris au sens primitif de ces mots ; car, comme le sec est opposé au mouillé, et que le mouillé est ce qui a à sa surface un liquide étranger, tandis que l'imprégné est ce qui en a jusqu'au fond, et comme le sec est au contraire ce qui est privé de toute liqueur étrangère, il est évident que le mouillé tient du liquide, tandis que le sec, qui y est opposé, tiendra du sec primitif. § 7. Il en est encore de même du liquide et du coagulé ; ainsi, le liquide étant ce qui a une humidité propre, et le coagulé étant ce qui en est privé, on doit conclure que, de ces deux qualités, l'une appartient à la classe du liquide, et l'autre à celle du sec. § 8. Il est donc évident que toutes les autres différences peuvent être rapportées aux quatre premières, <25> et que celles-là ne peuvent pas être réduites à un moindre nombre ; car le chaud n'est pas la même chose que l'humide ou le sec, pas plus que l'humide n'est ni le chaud ni le froid ; le froid et le sec ne sont pas davantage subordonnées entr'eux, pas plus qu'ils ne le sont au chaud et à l'humide. En résumé, il n'y a nécessairement que ces quatre différences principales. [2,3] CHAPITRE III. § 1. <30> Comme il y a quatre éléments, et que les combinaisons possibles, pour quatre termes, sont au nombre de six ; mais, comme aussi les contraires ne peuvent pas être accouplés entr'eux, le froid et le chaud, le sec et l'humide ne pouvant jamais se confondre en une même chose, il est évident qu'il ne restera que quatre combinaisons des éléments : d' une part chaud et sec, chaud et humide ; et d'autre part, froid et sec, froid et humide. § 2. <331a> Ceci est une conséquence toute naturelle de l'existence des corps qui paraissent simples, le feu, l'air, l'eau et la terre. Ainsi, le feu est chaud et sec ; l'air est chaud et humide, puisque l'air est une sorte de vapeur ; <5> l'eau est froide et liquide ; enfin, la terre est froide et sèche. Il en résulte que la répartition de ces différences entre les corps premiers se comprend très bien, et que le nombre des uns et des autres est en rapport parfait. § 3. Tous les philosophes, en effet, reconnaissant les corps simples pour éléments, en ont admis tantôt un, tantôt deux, tantôt trois, tantôt quatre. § 4. Ceux qui n'en admettent qu'un seul <10> sont obligés de faire naître tous les autres de la condensation ou de la raréfaction de cet élément. Par suite, ils admettent deux principes, le rare et le dense, ou le chaud et le froid ; car, dans ce système, ce sont là les agents formateurs, et l'élément unique est soumis à leur action en tant que matière. § 5. Les philosophes qui, comme Parménide, admettent déjà deux éléments, le feu et la terre, regardent les éléments intermédiaires, l'air et l'eau, comme des mélanges de ceux-là. <15> Il en est de même aussi de ceux qui en admettent trois, comme le fait Platon, dans ses divisions; car, pour lui, l'élément moyen n'est qu'un mélange. Ainsi ceux qui admettent deux éléments et ceux qui en admettent trois sont presque complètement d'accord, si ce n'est que les uns divisent l'élément moyen en deux, et que les autres lui laissent son unité. § 6. Quelques-uns, comme Empédocle, en reconnaissent nettement quatre ; <20> mais, lui aussi, les réduit à deux ; car il oppose au feu tous les autres éléments réunis. D'après Empédocle, le feu, non plus que l'air, ni aucun des autres éléments, n'est simple, mais mélangé. Les corps simples sont tous simples sans doute ; mais ils ne sont pas cependant identiques. Par exemple, le corps qui est pareil au feu, est de l'espèce du feu ; mais pourtant ce n'est pas précisément du feu. Le corps qui est pareil à l'air est de l'espèce de l'air, sans être de l'air ; et de même, pour tout le reste des éléments. <25> Mais le feu est un excès de la chaleur, de même que la glace est un excès du froid ; car la congélation et l'ébullition sont des excès d'un certain genre, l'une de froid et l'autre de chaleur. Si donc la glace est une congélation de liquide et de froid, le feu sera aussi une ébullition de chaud et de sec. Voilà pourquoi rien ne peut naître ni de la glace ni du feu. § 7. <30> Les corps simples étant au nombre de quatre, ils appartiennent deux à deux à chacun des deux lieux de l'espace; l'air et le feu sont du lieu qui est porté vers la limite extrême ; la terre et l'eau sont du lieu qui est vers le centre. <331b> Les éléments extrêmes et les plus purs sont le feu et la terre ; les éléments intermédiaires et les plus mélangés sont l'eau et l'air ; dans chaque série, l'un des deux est contraire à l'autre ; car l'eau est le contraire du feu, et la terre est le contraire de l'air, puisqu'ils ont dans leur composition des affections contraires. § 8. Cependant, absolument parlant, les quatre corps simples n'appartiennent chacun qu'à une seule affection. Ainsi, la terre est plutôt du sec que du froid; l'eau est plutôt du froid que du liquide; <5> l'air est plutôt du liquide que du chaud ; le feu est plutôt du chaud que du sec. [2,4] CHAPITRE IV. § 1. Après avoir montré plus haut que les corps simples se produisent les uns les autres réciproquement, et l'observation sensible pouvant en même temps nous attester qu'ils se produisent bien ainsi ; car autrement il n'y aurait pas d'altération, puisque l'altération ne s'applique qu'aux affections des choses qu'on peut toucher, <10> il nous faut dire de quelle manière a lieu le changement des éléments les uns dans les autres, et s'il est possible que tout élément naisse de tout élément, ou si cela est possible seulement pour les uns, et impossible pour les autres. § 2. S'il est un fait évident, c'est que tous peuvent naturellement changer les uns dans les autres ; car la production des choses va aux contraires et vient des contraires. Tous <15> les éléments ont une opposition les uns à l'égard des autres, parce que leurs différences sont contraires ; ainsi dans quelques éléments, les deux différences sont contraires, et par exemple dans l'eau et le feu, dont l'un est sec et chaud, tandis que l'autre est liquide et froide. D'autres éléments n'ont qu'une seule des deux différences, comme l'air et l'eau, dont l'un est liquide et chaud, et l'autre est froide et liquide. § 3. <20> Donc il est clair qu'en général tout élément peut naturellement venir de tout élément. Il n'est pas difficile de s'en convaincre en observant comment le phénomène a lieu pour chaque élément en particulier ; car on verra que tous viendront de tous. La seule différence, c'est que le changement se produira avec plus ou moins de vitesse, avec plus ou moins de facilité. Toutes les fois que les éléments ont des points de rapport, ils se métamorphosent très vite les uns dans les autres ; <25> ceux qui n'en ont pas se changent lentement. Cela tient à ce qu'une seule et unique chose change plus aisément que plusieurs. C'est ainsi que l'air viendra du feu par l'unique changement de l'une des deux qualités, puisque l'un est sec et chaud, et l'autre chaud et liquide. Il en résulte que si le sec est dominé par le liquide, il se produit de l'air, et qu'ensuite, de cet air il se produit de l'eau, si c'est le chaud qui est dominé par le froid ; <30> car l'un était liquide et chaud, et l'autre était froide et liquide. Il suffira donc que la chaleur seule change pour qu'il se produise de l'eau. § 4. C'est encore de la même façon que la terre vient de l'eau, et que le feu vient de la terre ; car ces deux éléments aussi ont, l'un à l'égard de l'autre, un point de réunion et de raccord. L'eau est liquide et froide, la terre est froide et sèche, <35> de sorte que si c'est le liquide qui est dominé, il se produit de la terre. D'un autre côté, le feu étant sec et chaud, et la terre étant sèche et froide, <332a> si le froid est détruit, de la terre il se produira du feu. On le voit donc, la production des corps simples a lieu circulairement ; et ce mode de changement est le plus faciIe de tous, parce que les éléments qui se suivent ont toujours des points de réunion et de raccord. § 5. L'eau peut bien <5> aussi venir du feu, la terre venir de l'air ; et à l'inverse, l'air et le feu peuvent venir aussi de l'eau et de la terre. Mais cette transformation est plus difficile, parce qu'il y a alors plus de choses à changer. En effet, pour que le feu vienne de l'eau, il faudra que le froid et le liquide soient préalablement détruits ; pour que l'air vienne de la terre, il faudra que le froid et le sec soient détruits également. Même nécessité <10> pour que l'eau et la terre viennent du feu et de l'air ; car il faut alors que les deux qualités subissent le changement. § 6. Aussi la production qui a lieu de cette façon est plus lente. Mais si l'une des qualités de chacun des deux est détruite, le passage est plus facile. Seulement il ne se fait plus alors de l'un à l'autre réciproquement ; mais du feu et de l'eau viendront la terre et l'air ; et de l'air et de la terre, viendront le feu et l'eau. En effet, si le froid de l'eau <10> et le sec du feu sont détruits, il se formera de l'air, parce qu'il ne reste plus que le chaud de l'un et le liquide de l'autre. Mais si le chaud du feu est détruit, ainsi que le liquide de l'eau, il se forme de la terre, parce qu'il ne reste alors que le sec de l'un et le froid de l'autre. § 7. C'est de même que de l'air et de la terre, il se forme du feu et de l'eau ; car si la chaleur de l'air vient à être détruite, ainsi que le sec de la terre, il se formera de l'eau, puisqu'il restera le liquide de l'un et le froid de l'autre. Mais lorsque c'est le liquide de l'eau et le froid de la terre qui se perdent, il se forme du feu, parce qu'il reste le chaud de l'un et le sec de l'autre, qualités propres du feu. § 8. Cette explication de la production du feu s'accorde très bien avec les faits que la sensation nous atteste ; car c'est surtout la flamme qui est du feu ; or, la flamme n'est que de la fumée brûlée, et la fumée se compose d'air et de terre. § 9. Dans les éléments qui se suivent et se succèdent, il n'est pas possible, quand une seule des deux qualités a été détruite dans l'un ou. l'autre, qu'il y ait passage et transmutation des éléments en aucun autre corps, parce que les résidus qui subsistent dans les deux sont ou identiques, ou contraires. Alors ni des uns, ni des autres il ne peut résulter de corps : <30> par exemple, si le du feu est détruit et si le liquide de l'air l'est également, il n'y a plus de résultat possible, puisque la chaleur est ce qui reste de part et d'autre. Et de même, si c'est la chaleur qui disparaît des deux, il ne reste plus que des contraires, à savoir le sec et le liquide. De même aussi pour tous les autres cas, puisque, dans tous les cas de ce genre, il reste toujours, tantôt la qualité identique, et tantôt la qualité contraire. <35> Ainsi donc évidemment, pour produire les éléments passant et changeant d'un à un, il suffit qu'une seule qualité soit détruite ; mais pour les éléments qui passent de deux à un seul, ils ont besoin que plusieurs qualités soient détruites. § 10. En résumé, on a expliqué que tout élément naît de tout élément, et l'on a montré de quelle façon la transmutation se fait des uns dans les autres. [2,5] CHAPITRE V. § 1. Les détails qui précèdent ne nous empêchent pas de considérer ces questions sous un autre jour. Si la matière des corps naturels est, comme le croient quelques philosophes, <5> l'eau et l'air, ou des éléments de ce genre, il faut qu'ils soient un, deux, ou plusieurs de ces éléments. Certes, il ne se peut pas que toutes les choses ne soient qu'un seul et unique élément : par exemple, que tout ne soit que de l'air, de l'eau, du feu ou de la terre, puisque le changement se fait dans les contraires. <10> En effet, supposons que tout est de l'air et que l'air subsiste dans tous les changements, il y aura dès lors simple altération ; il n'y aura plus de production. § 2. Mais, dans cette hypothèse même, il ne semble pas possible que l'eau soit en même temps de l'air ou tel autre élément analogue. Il y aura toujours, entre les qualités, une opposition et une différence, où le feu n'aura qu'une des deux parties, par exemple, la chaleur. <15> Mais le feu ne pourra jamais être simplement de l'air chaud ; car c'est là une altération, et il ne paraît pas que les choses se passent ainsi. D'autre part, si, à l'inverse, on suppose que l'air vient du feu, ce changement ne pourra avoir lieu que par le changement de la chaleur en son contraire. Cette qualité contraire sera donc dans l'air ; et alors l'air sera quelque chose de froid. Par conséquent, il est impossible que le feu soit de l'air chaud, puisqu'il en résulterait que le même élément serait chaud et froid en même temps. Il y aura donc, outre ces deux éléments, quelqu'autre chose qui restera identique ; et c'est quelqu'autre matière commune aux deux. § 3. Le même raisonnement serait applicable pour tout autre élément que l'air, et il ne peut y en avoir un qui serait la source unique d'où tous les autres seraient sortis. <20> Il n'y a pas non plus, outre ceux-là, quelqu'autre intermédiaire, comme serait, par exemple, un élément qui tiendrait le milieu entre l'air et l'eau, ou l'air et le feu, plus dense que l'air et le feu, et plus léger que tous les autres ; car alors cet intermédiaire serait, avec opposition des contraires, air et feu tout à la fois. Mais le second des contraires est la privation ; et par suite, il ne se peut pas que cet élément intermédiaire subsiste seul, comme quelques philosophes le disent de l'infini et du contenant. <25> Il faut donc que chacun des éléments connus puisse être indifféremment cet intermédiaire, ou qu'aucun d'eux ne le puisse. § 4. Mais s'il n'y a pas de corps sensibles antérieurs à ceux-là, les éléments que nous connaissons sont tous ceux qui existent. Il faut donc, ou que les éléments subsistent éternellement tels qu'ils sont, sans se changer les uns dans les autres, ou bien qu'ils changent perpétuellement. On peut admettre encore qu'ils peuvent tous changer, ou bien que les uns le peuvent et que les autres ne le peuvent pas, ainsi que l'a dit Platon dans le Timée. <30> Or, on a démontré plus haut, que les éléments se changent nécessairement les uns dans les autres mais on a démontré aussi qu'ils ne se changent pas également vite sous cette influence mutuelle, et que le changement a lieu plus rapidement pour ceux qui ont un point de raccord, c'est-à-dire une qualité commune, et plus lentement pour ceux qui n'en ont pas. Si donc il n'y a qu'une seule opposition de contraires, suivant laquelle les corps viennent à changer, <35> il faut nécessairement alors qu'il y ait deux éléments ; car c'est la matière qui sert de milieu aux deux contraires, non perceptible et non séparable. <333a> Mais comme il y a visiblement davantage d'éléments, le moins qu'il puisse y avoir d'oppositions, c'est deux ; et quand il y en a deux, il ne peut pas y avoir trois termes seulement ; il en faut absolument quatre, ainsi qu'on peut le voir. C'est là le nombre des combinaisons deux à deux ; car, bien qu'il y en ait en tout six, il en est deux qui ne peuvent jamais se produire, parce qu'elles sont contraires l'une à l'autre. Du reste, on a traité antérieurement ces questions. § 5. Mais, quoique les éléments se changent les uns dans les autres, il est impossible que le principe de la transformation se trouve ni dans l'un des extrêmes, ni au au milieu ; voici ce qui le prouve. D'abord, quant aux extrêmes, il n'est pas possible que toutes les choses soient du feu, non plus qu'elles soient toutes de la terre ; car cela reviendrait à dire que tout naît du feu, ou que tout naît de la terre. <10> Mais on ne peut pas dire davantage, ainsi que le veulent quelques philosophes, que ce soit le milieu qui est le principe, et que l'air se change en feu et en eau, ni que l'eau se change en air et en terre ; les extrêmes, je le répète, ne pouvant jamais se changer les uns dans les autres. § 6. Ainsi, il faut trouver un point d'arrêt, et l'on ne peut pas plus d'une part que de l'autre aller à l'infini en ligne droite ; car il y aurait alors pour un seul et unique élément des oppositions et des contraires en nombre infini. Soit en effet la terre représentée par T, <15> l'eau représentée par E, l'air par A, et le feu par F. Si A se change en F et en E, l'opposition sera entre A et F. Supposons que ces contraires soient la blancheur et la noirceur. D'autre part, si A se change en E, ce sera une autre opposition ; car E et F ne sont pas identiques. Soit l'opposition de la liquidité et de la sécheresse, représentées, la sécheresse par S, et la liquidité par L. <20> Si donc c'est le blanc qui demeure et subsiste, l'eau sera liquide et blanche ; et si elle n'est pas blanche, elle sera noire, puisque le changement ne se fait que dans les contraires. Il faut donc nécessairement que l'eau soit ou blanche ou noire, et l'on peut supposer que ce soit le premier cas. De la même manière aussi, S, la sécheresse, sera à F. Ainsi, F, c'est-à-dire le feu, se changera également <25> en eau ; car ce sont là les contraires ; et le feu était noir d'abord et ensuite sec, comme l'eau était d'abord liquide et ensuite blanche. § 7. Il est donc évident que tous les éléments pourront changer les uns dans les autres ; les qualités restantes se trouveront dans T, la terre, ainsi que les deux points de réunion et de raccord, le noir et le liquide, puisque ces deux qualités ne se sont pas encore combinées ensemble, de quelque façon que ce soit. § 8. <30> Voici bien la preuve qu'on ne peut ici aller à l'infini, principe auquel nous nous sommes référé avant d'établir la démonstration qui précède, c'est que si l'on suppose que le feu, représenté par F, se change en un autre élément, et ne revient pas en arrière, et que, par exemple il se change en R, il y aura, dès lors, pour le feu et pour R, une opposition de contraires différente de celles qu'on a dites, puisque R ne peut être identique <35> à aucun des éléments désignés par T, E, A et F. <333b> Supposons que la qualité C est à F, et que la qualité S, soit à R. C alors sera à tous les éléments T, E, A et F ; car tous ces éléments changent les uns dans les autres. Mais, en admettant que ceci n'ait pas encore été démontré, il est évident du moins que si R se change de nouveau en un autre élément, il y aura dès lors une autre opposition de contraires ; et elle aura lieu entre R, et le feu F. <5> Il en sera toujours de même du terme ajouté, et il fera toujours une opposition avec les termes précédents, de sorte que, si ces termes sont en nombre infini, il y aura aussi des oppositions en nombre infini pour un seul et unique élément. Or, si cela est possible, il sera dès lors impossible et de donner la définition et d'expliquer la production de quelqu'élément que ce soit, puisqu'il faudra, si l'un vient de l'autre, parcourir autant d'oppositions qu'on vient de dire et même davantage. <10> Il s'ensuit que pour quelques-uns des éléments, il n'y aura jamais de changement possible ; par exemple, si les intermédiaires sont en nombre infini ; et il le faut, si les éléments sont infinis eux-mêmes. Ainsi par exemple, il n'y aura pas de changement d'air en feu, si les oppositions à parcourir sont infinies en nombre. § 9. Enfin aussi, tous les éléments se réduisent à un seul ; car il faut que toutes ces oppositions appartiennent, soit celles d'en haut aux éléments qui sont au-dessous de F, soit celles d'en bas, à ces mêmes éléments, de telle sorte que tous se réduiront à un seul. [2,6] CHAPITRE VI. § 1. Quand on voit des philosophes admettre la pluralité des éléments des corps, et nier en même temps que les éléments changent les uns dans les autres, ainsi que le fait Empédocle, on pourrait leur demander avec quelqu'étonnement comment alors ils peuvent soutenir que les éléments sont comparables les uns aux autres. C'est bien là cependant ce que prétend Empédocle quand il dit : « car tous les éléments étaient égaux entre eux. » <20> Si c'est en quantité qu'ils le sont, il faut que, dans tous les objets comparables, il y ait quelque chose de commun qui puisse servir à les mesurer ; par exemple, si d'un seul cotyle d'eau on peut faire dix cotyles d'air, c'est que les deux éléments étaient, à certain égard, la même chose, puisqu'ils ont la même mesure. § 2. Si les objets ne sont pas ainsi comparables sous le rapport de la quantité, telle quantité correspondant à telle autre, il faut du moins qu'ils le soient sous le rapport de l'effet qu'ils peuvent produire. <25> Ainsi par exemple : si un cotyle d'eau peut produire autant de froid que dix cotyles d'air, alors les éléments sont encore comparables entre eux sous le rapport de la quantité, non pas précisément en tant qu'ils sont une quantité matérielle, mais en tant qu'ils peuvent exercer une certaine action. § 3. On pourrait encore comparer les puissances ou les forces, non pas seulement par la mesure directe de la quantité, mais encore proportionnellement et par analogie. Ainsi, l'on peut dire que telle chose est chaude comme telle autre chose est blanche. Le mot Comme exprime le rapport de ressemblance, s'il s'agit de la qualité ; et, s'il s'agit de quantité, il exprime l'égalité. <30> Mais il semble absurde que les corps qui ne peuvent permuter les uns dans les autres, ne soient pas comparables entre eux sous le rapport de l'analogie, et qu'ils le soient seulement par la mesure de leur puissance, et parce que telle quantité de feu, par exemple, peut être aussi chaude et produire la même chaleur que telle quantité d'air plus considérable. En effet une substance de même nature, si elle est en quantité plus grande, pourra devenir proportionnellement équivalente, parce qu'elle sera du même genre. § 4. <35> J'ajoute que, suivant le système d'Empédocle, il n'y aura d'accroissement possible que <334a> celui qui se fait par addition. C'est ainsi qu'il suppose que le feu s'accroît par le feu, quand il dit : « La terre accroît la terre, et l'air même accroît l'air.» Or ce n'est là qu'une simple addition, et il ne paraît pas que les choses qui s'accroissent puissent s'accroître ainsi. § 5. Mais il est bien plus difficile encore pour Empédocle d'expliquer la production des êtres dans la nature; car <5> tous les êtres qui naissent et se produisent selon les lois naturelles, ou naissent toujours d'une certaine façon régulière, ou du moins le plus souvent de cette façon ; les êtres qui se produisent contre cet ordre éternellement constant, ou du moins le plus ordinaire, sont le fruit d'une cause fortuite et du hasard. Qu'est-ce qui fait donc que d'un homme naît un homme, ou toujours et suivant une règle éternelle, ou du moins le plus ordinairement, de même que du blé vient toujours du blé, et non pas un olivier? Est-ce que les os ne se forment pas aussi de la même manière ? Mais non, <10> les choses ne se produisent pas au hasard, et par une rencontre fortuite, comme le dit Empédocle ; elles se produisent par une certaine raison. § 6. Quelle est donc la cause de tous ces phénomènes? Ce n'est certes pas ni la terre ni le feu. Ce ne sont pas davantage l'Amour et la Discorde ; car l'un n'est cause que de la combinaison des choses, et l'autre de leur division. Cette cause, c'est l'essence de chaque chose ; ce n'est pas seulement comme le dit Empédocle : « Mélange et désaccord des choses mélangées. » <15> Ce ne serait alors que ce qu'on appelle du hasard ; ce n'est plus là de la raison ; car il est bien possible qu'il y ait parfois un mélange fortuit et confus. § 7. Ainsi ce qui est cause de chacun des êtres naturels, c'est leur organisation ; c'est la propre nature de chacun d'eux, dont Empédocle ne dit pas un seul mot. On peut affirmer qu'il ne traite pas véritablement de la nature, quoique la nature soit précisément l'ordre et le bien pour toutes choses. Mais Empédocle n'a d'éloges absolument que pour le mélange et la confusion. <20> Cependant ce n'est pas la Discorde, c'est l'Amour qui a séparé les éléments, lesquels, selon lui, sont antérieurs à Dieu lui-même, puisque les éléments d'Empédocle sont aussi des Dieux. § 8. Il ne parle non plus du mouvement que d'une manière toute générale ; car il n'est pas suffisant de dire que ce sont la Discorde et l'Amour qui donnent le mouvement, si l'on ne précise pas que l'Amour consiste à causer telle espèce de mouvement, et la Discorde à en causer telle autre. Empédocle aurait donc bien dû ici ou <25> définir exactement les choses, ou imaginer quelque hypothèse, ou faire quelque démonstration, d'ailleurs puissante ou faible, ou s'en tirer de toute autre manière. § 9. Autre objection. Les corps sont tantôt mus par force, et contre nature, et tantôt ils sont animés d'un mouvement naturel; ainsi par exemple, le feu se dirige en haut, sans que ce soit par force, et il ne va que par force en bas. Or, le mouvement naturel est contraire au mouvement forcé. Par conséquent comme il y a un mouvement forcé, il y a aussi un mouvement naturel. <30> Est-ce donc l'Amour, ou n'est-ce pas l'Amour qui produit ce dernier mouvement ? Lorsque la terre a un mouvement qui la porte en bas, c'est un mouvement contraire à la Concorde, et qui ressemble à une séparation. Ce serait alors la Discorde plutôt que l'Amour, qui serait cause du mouvement naturel; et par conséquent, l'Amour serait bien plutôt que la Discorde tout à fait contre nature. Or, si ce ne sont pas du tout ni la Discorde ni l'Amour qui produisent le mouvement, les corps eux-mêmes n'ont plus ni de mouvement ni de repos. Mais c'est là une conséquence qui est absurde. § 10. <35> Empédocle reconnaît bien que les corps sont de toute évidence en mouvement ; <334b> car c'est la Discorde qui les a séparés. L'Éther a été porté dans les hautes régions, non point par la Discorde, mais, comme le dit quelquefois Empédocle, par une sorte de hasard. « L'air alors vole ainsi, mais souvent autrement. » Quelquefois encore Empédocle dit que le feu dut naturellement se porter en haut, et que l'éther vint <5> « S'appuyer fortement aux bases de la terre. » Enfin Empédocle nous apprend que le monde est aujourd'hui dirigé par la Discorde, absolument de même qu'antérieurement il l'était par l'Amour. § 11. Quel est donc, selon lui, le premier moteur, et la première cause du mouvement ? Ce n'est certes pas l'Amour et la Discorde, bien que cependant l'un et l'autre causent une certaine espèce de mouvement ; et s'ils sont le premier moteur qui existe, ce serait là le véritable principe des choses. § 12. <10> Enfin, il n'est pas moins absurde de supposer que l'âme vienne des éléments ou qu'elle soit un des éléments ; car alors comment pourront se produire les altérations propres de l'âme ? Par exemple, comment comprendre qu'elle peut avoir ou ne pas avoir le talent de la musique ? Comment comprendre la mémoire ou l'oubli ? Il est évident que si l'âme est du feu, elle aura, en tant que feu, toutes les qualités qui appartiennent au feu. Si l'âme est un mélange des éléments, elle aura les affections des corps ; mais aucune des affections de l'âme, n'est corporelle. Du reste, cette discussion appartient à une toute autre étude que celle-ci. [2,7] CHAPITRE VII. § 1. J'en viens à ce qui concerne les éléments dont les corps sont composés. Tous les philosophes qui admettent un élément commun, ou qui admettent que les éléments changent les uns dans les autres, doivent nécessairement aussi reconnattre que, si l'une de ces suppositions est réelle, l'autre doit l'être également. Mais ceux qui ne veulent pas que les éléments puissent s'engendrer mutuellement, ni venir chacun de chacun, si ce n'est comme des moellons viennent d'un mur, <20> ceux-là soutiennent une théorie absurde ; car alors, comment de ces éléments fera-t-on venir les os, les chairs ou telle autre substance analogue? § 2. Il est vrai que cette difficulté subsiste, et qu'à ceux qui admettent que les éléments s'engendrent mutuellement, on peut tout aussi bien demander de quelle manière les éléments en arrivent à produire quelque chose de différent d'eux-mêmes. Par exemple, si du feu vient l'eau, et si de l'eau vient le feu, c'est qu'il y a entre eux quelque sujet commun. <25> Mais des éléments, il sort bien certainement aussi de la chair et de la moelle ; or, comment ces substances se produisent-elles ? § 3. De quelle façon peuvent-elles se produire, d'après les théories de ceux qui suivent la doctrine d'Empédocle? Nécessairement, il n'y a, entre ces éléments, qu'une juxtaposition comme celle des matériaux d'un mur, qui se compose de briques et de pierres ; dans un mélange de ce genre, les éléments demeurent ce qu'ils sont, et ils sont placés parties à parties les uns à côté des autres. <30> C'est donc ainsi, d'après ces théories, que la chair et toutes les autres choses analogues se seront formées. § 4. Mais il en résulte que le feu et l'eau ne ressortent jamais d'une des parties quelconques de la chair, de même que, dans les transformations de la cire, de telle partie peut sortir une sphère, et de telle autre, une pyramide. Tout ce qu'on voit, c'est que l'une et l'autre de ces figures peuvent tout aussi bien venir indifféremment de chacune des deux parties de la cire. C'est donc ainsi <35> que de la chair, sortiraient les deux éléments du feu et de l'eau, et qu'ils seraient produits à la fois par une partie quelconque. Mais, avec les principes d' Empédocle, l'explication n'est plus possible ; et il faut que chaque élément vienne d'un autre lieu, ou d'une autre partie, comme dans le mur c'est d'un lieu différent que viennent la brique et la pierre. § 5. <335a> De même encore pour les philosophes qui n'admettent qu'une matière unique pour tous les éléments, il y a quelque embarras à expliquer comment une substance peut se former de deux éléments, par exemple, de chaud et de froid, ou de feu et de terre. Si la chair se compose des deux et n'est cependant ni l'un ni l'autre, ni une simple juxtaposition de ces éléments conservant leur nature spéciale, que reste-t-il donc à admettre si ce n'est que le composé qui en est ainsi formé est la pure matière ? Car la destruction de l'un des éléments produit ou l'autre élément, ou la matière. § 6. Mais comme le chaud et le froid peuvent être plus ou moins forts, on doit dire que, quand l'un est absolument réel, en entéléchie, l'autre n'est plus qu'en puissance ; et quand le sujet n'a pas absolument l'une des deux qualités, et que le froid par exemple est à demi chaud, <10> et le chaud à demi froid, parce que les excès dans un sens ou dans l'autre s'effacent réciproquement par le mélange, alors il n'y a pas précisément ni de pure matière, ni l'un ou l'autre de ces contraires existant absolument en réalité, en entéléchie ; il n'y a qu'un intermédiaire. Mais selon qu'en puissance l'un des deux peut être plus chaud que froid ou le contraire, dans cette même proportion le corps est en puissance deux fois plus chaud ou plus froid, ou trois fois plus, ou suivant tel autre rapport. § 7. <15> Ainsi, toutes les autres choses viendront du mélange des contraires ou des éléments ; les éléments eux-mêmes viendront de ces contraires qui sont, en quelque sorte, les éléments en puissance, non pas comme l'est la matière, mais plutôt de la façon qu'on vient de dire. De cette façon, le résultat qui se produit est bien un mélange, tandis que de l'autre façon c'est de la matière pure. § 8. Du reste, les contraires aussi sont passifs, dans le sens de la définition qui en a été donnée dans nos premières recherches ; par exemple, le chaud réel est froid en puissance, et le froid en réalité est chaud en puissance également, de sorte qu'à moins d'un équilibre complet, ils changent l'un dans l'autre. De même pour tous les autres contraires qu'on voudrait citer. C'est ainsi que d'abord les éléments changent, et que d'eux ensuite viennent les chairs, les os et <25> toutes les substances analogues, le chaud devenant froid, et le froid devenant chaud, à mesure qu'ils se rapprochent du moyen terme. Là il n'y a plus ni l'un ni l'autre des contraires ; le milieu est multiple et n'est pas indivisible. De même aussi le liquide et le sec, et les autres éléments de ce genre produisent, quand ils sont arrivés à la moyenne, la chair, les os et les autres substances analogues à celles-là. [2,8] CHAPITRE VIII. § 1. <30> Tous les corps mixtes qui sont répandus autour du lieu central sont composés de tous les éléments simples. Ainsi, il y a de la terre dans tous, parce que chacun de ces corps est le mieux, et le plus souvent, dans le lieu qui lui est propre. Il y a aussi de l'eau dans tous les mixtes, parce qu'il faut que les composés soient déterminés, et que l'eau est, parmi les corps simples, le seul qui se détermine aisément. <335b> D'autre part, la terre ne peut pas davantage subsister sans l'humide qui la tient réunie; et si l'humide en était complètement retiré, elle tomberait en poussière. § 2. Ce sont bien là les causes qui font qu'il y a de l'eau et de la terre dans tous les corps mixtes. Mais il y a aussi de l'air et du feu, parce que ces éléments sont contraires à la terre et à l'eau ; <5> la terre est contraire à l'air, et l'eau est contraire au feu, autant qu'une substance peut être contraire à une autre substance. § 3. Ainsi donc, puisque les productions des choses viennent des contraires, il faut nécessairement, quand les deux extrêmes des contraires se trouvent dans les choses, que l'autre aussi des deux contraires s'y retrouve également. Par conséquent, dans tout composé se retrouveront tous les corps simples. § 4. Le phénomène de la nutrition, considéré dans chacun des êtres, semble témoigner <10> en faveur de cette théorie. Tous les êtres se nourrissent d'éléments identiques à ceux qui les composent; or, tous se nourrissent de plusieurs éléments, et ceux-là même qui sembleraient surtout ne se nourrir que d'un aliment unique, comme les plantes, qui se nourrissent d'eau, ne s'en nourrissent pas moins aussi de plusieurs. C'est que la terre est toujours mêlée à l'eau ; et voilà comment les cultivateurs, dans leurs irrigations laborieuses, ne font qu'un mélange d'eau et de terre. § 5. Mais comme la <15> nutrition appartient à la matière, et comme l'être ainsi nourri, bien que compris et enveloppé dans la matière, est la forme et l'espèce, il est tout naturel de croire que, parmi les corps simples, le feu est le seul qui se nourrisse, tous les autres ne faisant que se produire les uns les autres réciproquement, ainsi que les anciens l'ont prétendu. Car, c'est le feu seul et lui surtout qui représente la forme, puisqu'il est toujours, par sa nature propre, porté vers la limite. <20> Or, chaque chose est naturellement portée vers la place qui lui appartient ; mais la forme et l'espèce de toutes choses se trouvent toujours dans les limites qui les déterminent. § 6. On voit donc, par ce qui précède, que tous les corps se composent de tous les éléments simples. [2,9] CHAPITRE IX. § 1. Comme il y a des choses qui sont produites et périssables, et que tout ce qui naît <25> et se produit se trouve dans le lieu qui environne le centre, il faut d'abord parler de la production des choses, prise dans toute sa généralité, et dire à quel nombre et de quelle nature sont ses principes. De cette manière, nous étudierons plus facilement les faits particuliers, après avoir acquis préalablement la connaissance des faits généraux. § 2. Ces principes sont ici en même nombre et du même genre que ceux qu'on découvre dans les êtres éternels et primitifs. L'un de ces principes est comme matière ; l'autre est comme forme. <30> Mais il en faut en outre un troisième qui se joigne à ces deux autres ; car ces deux-là ne sont pas plus capables de produire ici quelque chose que dans les primitifs. § 3. Ainsi donc, c'est la matière, qui, pour les êtres produits, est cause qu'ils peuvent être et ne pas être. Or, parmi les choses, il y en a qui sont de toute nécessité, par exemple, les substances éternelles ; il y en d'autres qui ne sont pas nécessairement. <35> Pour les unes, il est impossible qu'elles ne soient pas; et pour les autres, il est impossible <336a> qu'elles soient, parce qu'il ne se peut pas que rien soit autrement que ne l'exige la nécessité. Mais il y a d'autres choses qui peuvent également être et ne pas être ; c'est précisément tout ce qui est produit et est périssable ; car tantôt ces choses-là sont, et tantôt elles ne sont pas. Ainsi donc, la production et la destruction ne se rapportent qu'à ce qui peut être et ne pas être. § 4. C'est bien là, en tant que matière, la cause des choses produites ; mais en tant que but final, la cause, c'est la forme et l'espèce; et c'est là la définition de l'essence de chaque chose. § 5. Mais à ces deux principes, il faut toujours en ajouter un troisième. Or ce principe-là, tous les philosophes semblent ne l'apercevoir que comme en rêve, <10> et personne n'en parle avec quelque précision. Les uns ont cru, comme Socrate dans le Phédon, que la nature des Idées suffisait pour expliquer la production des choses ; car Socrate, reprochant aux autres de n'avoir rien dit à cet égard, suppose que, parmi les choses qui existent, les unes sont des Idées, et que les autres reçoivent ces Idées, auxquelles elles participent; que l'être de chaque chose est dénommé d'après son Idée, et que les choses se produisent quand elles reçoivent cette Idée, et qu'elles périssent quand elles la perdent. <15> Par conséquent, si tout ceci est vrai, Socrate pense que les Idées sont nécessairement la cause de la production et de la destruction des choses. D'autres, au contraire, ont cru voir cette cause dans la matière elle-même, parce que c'est d'elle que, selon eux, venait le mouvement. § 6. Mais ni les uns ni les autres n'ont raison ; car si les Idées, en effet, sont causes, pourquoi ne produisent-elles pas toujours d'une manière continue? Pourquoi tantôt produisent-elles et tantôt ne produisent-elles pas, quoique les Idées subsistent toujours, ainsi que les choses qui peuvent y participer ? <20> De plus, il y a des choses pour lesquelles on voit clairement que c'est quelque autre chose que l'Idée qui en est cause. Ainsi, c'est le médecin qui fait la santé, c'est le savant qui fait la science, bien que la santé même et la science même existent, ainsi que les êtres qui peuvent y participer. Il en est de même aussi pour toutes les autres choses qui sont faites selon l'art qui peut les accomplir. § 7. D'autre part, quand on prétend que c'est la matière qui produit les choses <25> par le mouvement qu'elle leur donne, sans doute c'est là une opinion plus d'accord avec la nature que la théorie des Idées ; car, ce qui altère les choses et les transforme peut paraître davantage la vraie cause de leur production ; et en général, dans les produits de la nature aussi bien que dans ceux de l'art, on regarde habituellement comme faisant les choses tout ce qui leur donne le mouvement. § 8. Toutefois ces derniers philosophes eux-mêmes n'ont pas raison ; car, <30> être passif et être mû, ce sont bien les propriétés qui appartiennent à la matière, tandis que mouvoir et agir appartiennent à une tout autre puissance. C'est là ce qu'on peut observer également dans tout ce que fait l'art comme dans tout ce que fait la nature. Ainsi, ce n'est pas l'eau elle-même qui fait l'animal sorti de son sein (c'est la nature) ; ce n'est pas davantage le bois qui fait le lit, c'est l'art. De là, on peut conclure que ces philosophes non plus ne s'expriment pas bien, et leur erreur vient de ce qu'ils omettent la cause la plus importante de toutes, <35> en supprimant l'essence et la forme. § 9. <336b> Il s'ensuit, de plus, qu'ils confèrent aux corps des forces à l'aide desquelles ils les font naître un peu trop mécaniquement, en laissant de côté la cause qui tient à l'espèce. Comme d'après les lois de la nature, ainsi qu'ils le disent, le chaud désagrège et le froid coagule, et comme chacun <5> des autres éléments agit et souffre à sa manière, cela leur suffit pour affirmer que c'est aussi de là et par là que tout le reste des choses se produit et se détruit. Le feu lui-même leur paraît subir le mouvement et souffrir. § 10. L'erreur est à peu près la même que si l'on allait prendre la scie, et les autres instruments analogues, pour la vraie cause de tout ce qu'ils produisent, et le leur rapporter, sous prétexte que du moment qu'on scie il faut nécessairement <10> que le bois soit tranché, et que du moment qu'on rabote, il y a nécessité égale que la planche s'aplanisse; et ainsi de suite. En conséquence, bien que le feu soit le plus actif des éléments, et qu'il communique le mouvement le plus énergique, ils ne voient pas comment il agit, et qu'il agit plus mal que les instruments ordinaires. § 11. Quant à nous, comme nous avons antérieurement parlé des causes en général, nous n'avons fait ici que traiter de la matière et de la forme. [2,10] CHAPITRE X. § 1. <15> Il faut ajouter une autre considération : c'est que le mouvement de translation étant éternel, ainsi qu'on l'a démontré, il s'ensuit nécessairement que, dans ces conditions, la production des choses doit être également continue : car ce mouvement causera indéfiniment la production des choses, en amenant et en ramenant la cause qui peut les produire. Ceci nous prouve en même temps que ce que nous avons dit antérieurement est exact, et que nous avons eu raison de faire de la translation, et non de la production, le premier des changements. <20> En effet, il est bien plus rationnel de faire de ce qui est la cause qui produit ce qui n'est pas, que de faire de ce qui n'est pas la cause qui produit ce qui est. Or, ce qui est soumis à la translation existe, tandis que l'être qui se produit et devient n'existe pas ; et c'est là ce qui fait précisément que la translation est antérieure à la production. § 2. Après avoir supposé et démontré qu'il y a dans les choses une production et une destruction continuelles, <25> et que le mouvement de translation est cause de la génération des choses, il doit nous être évident que, le mouvement de translation étant unique, il est impossible que la production et la destruction existent toutes deux simultanément, puisqu'elles sont des contraires ; car une cause qui est et subsiste toujours la même et dans les mêmes conditions, ne peut jamais faire que la même chose, selon l'ordre de la nature. Par conséquent, ou ce sera la production, ou ce sera la destruction, qui sera éternelle. § 3. Ainsi il faut qu'il y ait <30> plusieurs mouvements, et des mouvements contraires, soit par leur direction, soit par leur inégalité ; car les causes des contraires sont contraires aussi. Ce n'est donc pas précisément la translation première qui peut être cause de la production et de la destruction des choses ; mais c'est la translation suivant le cercle oblique. Dans cette translation, en effet, il y a à la fois la continuité d'un seul mouvement et la possibilité de deux mouvements ; car, il faut nécessairement, pour que la production et la destruction <337a> puissent être continues, que le mouvement soit perpétuel, afin que ces changements mêmes ne défaillent jamais. D'autre part, il faut que les mouvements soient au nombre de deux, pour que ce ne soit pas un de ces phénomènes qui subsiste perpétuellement tout seul. § 4. Ainsi donc, c'est la translation de l'univers qui est cause de la perpétuité, et c'est l'inclinaison du cercle qui produit le rapprochement ou l'éloignement ; car il se peut que la cause soit tantôt loin et tantôt près. <5> L'intervalle étant inégal, le mouvement sera inégal aussi. Par suite, si, en étant présent et en s'approchant, il cause la production des choses, en étant absent et en s'éloignant, ce même mouvement causera la destruction. De plus, s'il produit en s'approchant plusieurs fois, il détruit en s'éloignant plusieurs fois aussi ; car les causes des contraires sont contraires entre elles. § 5. Il faut ajouter que la destruction et la production naturelles s'accomplissent en un temps égal. <10> C'est là ce qui fait que le temps de la durée et de la vie de chaque être peut s'exprimer en nombre, et se déterminer de cette manière. En ceci, il y a un ordre régulier pour tous les êtres. La durée et la vie sont toujours mesurées par une certaine période à parcourir; seulement cette période n'est pas la même pour tous indistinctement, et elle est plus courte pour les uns et plus longue pour les autres. La période qui mesure l'existence des êtres est pour ceux-ci d'une année ; pour ceux-là, elle est plus forte, <10> tandis que pour d'autres encore la mesure est moindre. § 6. Les phénomènes sensibles sont là pour attester la vérité de ce que nous disons ici. Quand le soleil se montre, il y a production; quand il se retire, il y a destruction; et ces deux phénomènes se passent en des temps égaux; car le temps de la destruction naturelle est égal à celui de la production. <20> Mais souvent il arrive que la destruction est plus rapide, à cause de l'action combinée des éléments entre eux. Quand la matière, en effet, est irrégulière et n'est pas partout la même, il faut aussi que les productions qui en sortent soient irrégulières comme elle, et que les unes soient plus rapides et les autres plus lentes ; et alors, la production des unes peut devenir une destruction pour les autres. § 7. <25> Néanmoins, ainsi que nous l'avons dit la production et la destruction doivent toujours être continuelles, et elles ne doivent jamais défaillir par les causes que nous avons expliquées. Ceci, du reste, se comprend très bien ; car, ainsi que nous le soutenons, la nature recherche toujours le mieux en toutes choses. Or, être vaut mieux que ne pas être ; et ailleurs nous avons énuméré les diverses acceptions de ce mot d' Être ; <30> mais il ne se peut pas que l'être subsiste dans toutes les choses, attendu que quelques-unes sont trop éloignées du principe. En prenant la seule voie qui restât, Dieu a complété le tout en rendant la génération continuelle et perpétuelle. L'être alors est aussi compact et continu que possible, parce qu'une production perpétuelle et un devenir constant sont le plus près possible de l'existence même. Or, ce qui est cause de cette production, comme on l'a déjà dit bien souvent, c'est la translation circulaire, parce que c'est la seule qui soit continue. § 8. <337b> Voilà comment toutes les choses qui se changent les unes dans les autres, selon leurs propriétés passives et actives, comme les corps simples, par exemple, ne font aussi qu'imiter cette translation circulaire, qu'elles reproduisent. Quand l'air, en effet, vient de l'eau, et que <5> le feu vient de l'air, et qu'ensuite l'eau à son tour vient du feu, la production a eu lieu circulairement, peut-on dire, puisqu'elle est revenue sur elle-même. C'est ainsi que, le mouvement de ces phénomènes se développant en ligne droite, imite le mouvement circulaire, et qu'il devient continu. § 9. Ceci nous permet en même temps d'éclaircir une question qu'on soulève quelquefois, à savoir comment il est possible, chaque corps se portant à la place qui lui est propre, que les corps composés ne se soient pas séparés et dissous pendant la durée infinie des temps. <10> La raison en est bien simple, c'est qu'ils se changent et se métamorphosent les uns dans les autres. Si chacun d'eux restait à sa place spéciale et qu'il ne fût pas modifié par son voisin, il y a déjà bien longtemps qu'ils se seraient séparés et isolés. Ces corps changent donc par suite d'un double mouvement de translation ; et parce qu'ils changent, il n'y en a pas un seul qui puisse demeurer jamais en un lieu immuable et déterminé. § 10. <15> On peut donc voir, d'après tout ce qui précède, qu'il y a bien réellement production et destruction des choses, et quelle en est la cause, de même qu'on voit ce que c'est que le créé et le destructible. Mais puisqu'il y a un mouvement, il faut qu'il y ait un moteur, ainsi qu'on l'a démontré dans d'autres ouvrages. Si le mouvement est éternel, il faut qu'il y ait quelque chose d'éternel aussi ; le mouvement étant continu, ce quelque chose qui est un, doit être éternellement le même, immobile, <20> incréé, inaltérable. En supposant même que les mouvements circulaires pussent être plusieurs en nombre, ils pourraient bien être plusieurs, mais tous, tant qu'ils seraient, devraient nécessairement être soumis à un seul et unique principe. D'autre part, puisque le temps est continu, le mouvement doit l'être comme lui ; car il est impossible qu'il y ait du temps sans mouvement. Le temps est donc le nombre de quelque chose de continu, c'est-à-dire de la translation circulaire, ainsi que nous l'avons dit en débutant. § 11. Mais le mouvement est-il continu parce que le mobile qui le reçoit est continu aussi ? Ou bien l'est-il à cause de la continuité du lieu où il s'accomplit, je veux dire l'espace ; ou bien à cause de la continuité de l'affection que subit la chose? Il est clair que le mouvement est continu, parce que le mobile est continu ; car, comment l'affection d'une chose pourrait-elle être continue, si ce n'est par la continuité même de la chose dans laquelle elle se manifeste? Si le mouvement n'est continu que par le lieu dans lequel il est, ce ne peut être alors que par l'espace, qui a seul la propriété de le contenir, <30> parce qu'il a une certaine grandeur. Or, il n'y a de grandeur continue que celle du cercle, parce que cette grandeur est toujours continue à elle-même. Ainsi, ce qui fait la continuité du mouvement, c'est le corps qui a la translation circulaire; et c'est le mouvement, à son tour, qui fait que le temps est continu. [2,11] CHAPITRE XI. § 1. Comme dans toutes les choses qui se meuvent d'un mouvement continu, soit pour se produire, soit pour s'altérer, soit en un mot pour changer, nous voyons toujours un fait exister <338a> après un autre, et un phénomène se produire à la suite d'un phénomène, de manière à ce qu'il n'y ait ni lacune ni défaillance, il nous faut rechercher s'il y a quelque chose de nécessaire, ou, si rien n'étant nécessaire, il est possible de toutes choses qu'elles ne soient pas. Or, il est évident que certaines choses sont nécessaires ; et c'est là ce qui fait que dire d'une chose précisément qu'elle sera, est tout différent de dire qu'elle doit être ; car, du moment qu'il est vrai de dire <5> d'une chose qu'elle sera, il faut aussi qu'un jour il soit vrai de dire de cette chose qu'elle est; tandis que, quand il est vrai de dire simplement d'une chose qu'elle doit être, rien n'empêche qu'elle ne soit pas : par exemple, il se peut très bien que quelqu'un qui devait se promener ne se promène pas. § 2. Mais comme parmi les choses qui sont, il y en a qui peuvent aussi ne pas être, il est évident qu'il en sera de même encore pour les choses qui deviennent et se produisent, et qu'il n'y a pas là non plus de nécessité. <10> Toutes les choses qui se produisent sont-elles ou ne sont-elles pas dans ce cas? N'y en a-t-il pas quelques-unes qui doivent nécessairement se produire? Et n'en est-il pas pour le devenir ce qu'il en est pour l'existence ? N'y a-t-il pas là aussi des choses qui ne peuvent pas ne pas être, tandis que d'autres le peuvent? Par exemple, il y a nécessité qu'il y ait des solstices périodiques, et il ne serait pas possible qu'ils ne fussent point. § 3. Ce qui est vrai, c'est qu'il faut nécessairement que l'antérieur se produise pour que le postérieur se produise aussi à son tour : <15> par exemple, pour qu'il y ait une maison, il faut d'abord qu'il y ait un fondement, et pour qu'il y ait un fondement de maison, il faut du mortier. Mais parce que la fondation a été faite, est-il nécessaire que la maison soit faite également? Ou n'est-ce nécessaire que si la maison elle-même est nécessaire d'une manière absolue? A ce point de vue alors, il est nécessaire en effet que, le fondement ayant été fait, la maison se fasse aussi ; car c'était là réellement la relation de l'antérieur au postérieur, que, si le postérieur doit être, il faut nécessairement aussi que l'antérieur ait été avant lui. § 4. <20> Si donc le postérieur est nécessaire, il faut que l'antérieur le soit de même ; et si l'antérieur est nécessaire et que le postérieur le soit comme lui, ce n'est pas à cause de lui en aucune façon ; c'est seulement parce que l'on supposait la nécessité de ce postérieur lui-même. Ainsi donc, là où le postérieur est nécessaire, il y a réciprocité ; et toujours alors quand l'antérieur s'est produit, il y a nécessité que le postérieur se produise à son tour. § 5. <25> Si, descendant de degrés en degrés, la succession va à l'infini, dès lors il ne sera plus nécessaire que le postérieur se produise absolument. Mais ce ne sera pas même nécessaire d'après l'hypothèse qu'on vient de poser ; car il y aura toujours une autre chose qui, nécessairement, précédera le postérieur, et cette autre chose devra se produire nécessairement aussi. Par conséquent, comme il n'y a pas de principe possible pour l'infini, il n'y aura pas non plus de premier terme qui fasse que le dernier doive se produire nécessairement. § 6. <30> Mais même dans les choses qui ont une limite finie, il ne sera pas vrai de dire qu'il y a nécessité que les êtres se produisent absolument : par exemple, que la maison soit produite, parce que le fondement a été produit; car, si la maison a été produite, sans devoir être toujours nécessairement, il en résulterait que ce qui peut n'être pas toujours serait toujours. Mais une chose ne peut être toujours sous le rapport de sa production que si sa production est nécessaire; <35> car le nécessaire et l'éternel vont ensemble. <338b> Ce qui est nécessairement ne peut pas ne pas être ; et par suite, s'il est nécessairement, il est par cela même éternel ; et s'il est éternel, il est nécessairement. De même encore, si la production de la chose est nécessaire, cette production est éternelle aussi ; et du moment qu'elle est éternelle, elle est nécessaire également. § 7. Si donc la production absolue de quelque chose est nécessaire, il faut nécessairement que cette production soit circulaire et revienne sur elle-même ; <5> car il faut absolument ou que la production ait une limite ou qu'elle n'en ait pas. Si elle n'en a pas, il faut qu'elle ait lieu en ligne droite ou en cercle. Mais pour qu'elle soit éternelle, il est impossible qu'elle soit en ligne droite ; car alors elle n'aurait pas de commencement, ni en bas, comme nous le voyons, en prenant les choses qui seront, ni en haut si nous prenons celles qui ont été. Mais il faut nécessairement un commencement à la production, sans qu'elle soit limitée ; et elle doit être éternelle. <10> Il y a donc nécessité que la production soit circulaire. C'est ainsi que la réciprocité ou le retour sera nécessaire; et, par exemple, si telle chose est nécessairement, l'antérieur de cette chose est nécessaire aussi ; et si cet antérieur est nécessaire, il faut nécessairement aussi que le postérieur se produise. Voilà donc bien une éternelle et véritable continuité; car il n'importe pas que cette continuité se fasse entre deux ou plusieurs intermédiaires. <15> Ainsi la nécessité absolue ne se trouve que dans le mouvement et dans la production circulaires ; et du moment que le cercle a lieu, chaque chose se produit ou s'est produite nécessairement; de même, que s'il y a nécessité, la production a lieu circulairement. § 8. Tout cet ordre est parfaitement raisonnable ; et puisqu'il a été démontré encore ailleurs que le mouvement circulaire est éternel, ainsi que le mouvement du Ciel, il est évident que tout cela se passe et se passera nécessairement, et que tous les mouvements qui se rattachent à celui-là et que celui-là produit, sont nécessaires comme lui ; <339a> car si le corps qui reçoit éternellement le mouvement circulaire le communique à quelqu'autre corps, il s'ensuit que le mouvement de ces autres corps doit être également circulaire ; et par exemple, la translation s'accomplissant d'une certaine façon dans les sphères supérieures, il faut bien que le soleil se meuve de la même manière. Du moment qu'il en est ainsi pour le soleil, les saisons ont par cette cause un cours circulaire, <5> et elles reviennent périodiquement; et tous ces grands phénomènes se passant de cette façon, tous les phénomènes inférieurs se passent avec la même régularité. § 9. Mais quoi ! Quand il y a des choses qui s'accomplissent réellement ainsi, et quand, par exemple, l'eau et l'air ont bien ce mouvement circulaire, puisque pour former le nuage il faut qu'il ait plu, et pour qu'il pleuve, il faut qu'il y ait un nuage, comment se fait-il que les hommes et les animaux ne reviennent pas également sur eux-mêmes, de façon à ce que le même individu reparaisse? <10> Car, de ce que votre père a été, il ne s'ensuit pas nécessairement que vous deviez être ; ce qui est seulement nécessaire, c'est que si vous êtes, il faut que votre père ait été. La cause en est que c'est là une génération qui se fait en ligne directe. § 10. Mais le principe de la recherche que nous nous proposons ici, ce serait encore de nous demander si toutes choses reviennent également ou ne reviennent pas sur elles-mêmes, et s'il n'est pas vrai que les unes reviennent numériquement et individuellement, tandis que les autres ne reviennent qu'en espèce. Pour toutes les choses dont la substance demeure incorruptible dans le mouvement qu'elle reçoit, il est évident qu'elles restent toujours numériquement identiques, <15> puisque le mouvement se conforme alors au mobile. Mais toutes celles, au contraire, dont la substance est corruptible, doivent nécessairement accomplir ce retour, non pas numériquement, mais uniquement sous le rapport de l'espèce. C'est ainsi que l'eau vient de l'air et que l'air vient de l'eau, le même en espèce, mais non le même numériquement. Mais s'il est des choses qui reviennent numériquement aussi les mêmes, ce ne sont jamais celles dont la substance est telle qu'elle peut ne pas être.