[3,1] LIVRE III. CHAPITRE I. § 1. La nature étant le principe du mouvement et du changement, et notre étude actuelle s'appliquant à la nature, il faut nous rendre bien compte de ce que c'est que le mouvement ; car, ignorer ce qu'il est, ce ne serait pas moins qu'ignorer la nature entière. Puis, une fois que nous aurons expliqué le mouvement, il faudra tacher d'aborder de la même manière les phénomènes qui l'accompagnent. Le mouvement peut être rangé, à ce qu'il semble, parmi les quantités continues ; et le premier caractère du continu, c'est d'être infini. Aussi, en définissant le continu, fait-on fréquemment usage de la notion de l'infini, comme si le continu n'était que ce qui est divisible à l'infini. En outre, il n'y a point de mouvement possible sans espace, sans vide, et sans temps. Donc évidemment, par ces motifs, et aussi parce que l'espace, le vide, le temps et le mouvement sont communs à tout et sont universels, nous devons étudier préalablement chacun d'eux séparément; car l'étude des propriétés spéciales des choses ne doit venir qu'après l'étude de leurs propriétés communes. Commençons donc, ainsi que nous venons de le dire, par le mouvement. § 2. Rappelons d'abord que l'être est tantôt seulement en entéléchie, en réalité; et tantôt tout ensemble en puissance et en entéléchie ; tantôt encore il est substance ; tantôt, quantité; tantôt qualité, et ainsi de suite pour toutes les autres catégories de l'être. § 3. Quant au relatif, il est exprimé tantôt par l'excès ou par le défaut qui le désigne ; tantôt il est passif et actif ; et d'une manière générale, il est moteur mobile ; car le moteur est, ce qui meut le mobile, et le mobile est mû par le moteur. § 4. Mais il n'existe point de mouvement en dehors des choses ; car l'être qui change doit toujours changer, soit dans sa substance, soit dans sa quantité, soit dans sa qualité, soit de lieu. Or, il n'y a rien de commun entre tous ces termes, nous le répétons, qui ne soit pas aussi ou quantité, ou qualité, ou quelqu'une des autres catégories. Par conséquent, il ne peut y avoir ni mouvement, ni changement, pour quoi que ce soit qui ne serait point les catégories qui viennent d'être énumérées, puisqu'il n'existe pas d'autre être que ceux-là. § 5. Mais chacune de ces catégories peut être à toutes choses de deux façons : par exemple, dans la substance, il y a la forme et la privation; dans la qualité, l'être est blanc et il est noir ; dans la quantité, il est complet et incomplet; et de même dans la translation, il va en haut et il va en bas, c'est-à-dire qu'il est léger et qu'il est pesant. § 6. Par conséquent, il y a autant de genres de mouvement et de changement qu'il y a de genres de l'être. § 7. Et comme dans chaque genre on peut distinguer l'être en acte ou entéléchie et l'être en puissance, l'acte ou entéléchie, c'est-à-dire la réalisation de l'être qui était en puissance, selon ce qu'est cet être, c'est le mouvement. § 8. Ainsi l'altération est le mouvement de l'être altéré en tant qu'altéré; le développement et la réduction sont le mouvement de l'être qui se développe, et de l'opposé, à savoir l'être qui se réduit; car il n'y a pas ici d'expression commune pour ces deux idées; la génération et la destruction sont le mouvement de l'être qui est engendré et qui se détruit; de même que la translation est le mouvement de l'être transféré. § 9. Ce qui prouve bien l'exactitude de cette définition du mouvement, c'est que, par exemple, quand une chose constructible, en tant que nous ne la considérons qu'à cet égard, est en entéléchie et se réalise, elle est construite ; le mouvement alors est la construction ; de même encore pour l'acte d'apprendre, l'acte de guérir, l'acte de rouler, de sauter, l'acte d'arriver à l'âge mûr, à la vieillesse, etc. § 10. D'autre part, les mêmes choses pouvant être en puissance et en acte, sans que ce soit d'ailleurs à la fois, ni relativement à une même chose, comme un objet est chaud, par exemple, en puissance, et froid en réalité, il y aura beaucoup de choses qui agiront ou souffriront les unes par les autres. Tout sera également actif et passif, de telle sorte que le moteur naturel sera mobile à son tour, parce que tout ce qui meut dans la nature a d'abord été mu lui-même. § 11. C'est là ce qui fait que certains philosophes croient que tout moteur, sans exception reçoit le mouvement. Nous nous réservons de démontrer ailleurs ce qu'il en est à cet égard et de prouver qu'il y a un moteur qui est lui-même immobile § 12. Mais pour nous, le mouvement est l'acte ou entéléchie de l'être en puissance, lorsque cet être agit actuellement, en tant que mobile, soit en restant lui-même, soit en devenant autre. Quand je dis en tant que mobile, j'entends par exemple, que l'airain est la statue en puissance, bien que l'acte ou entéléchie de l'airain, en tant qu'airain, ne soit pas le mouvement; car ce n'est pas essentiellement la même chose d'être de l'airain et d'être mobile en puissance, puisque si c'était absolument et rationnellement identique, l'acte ou entéléchie de l'airain, en tant qu'airain, serait le mouvement. Mais encore une fois ce n'est pas la même chose; et l'on peut s'en convaincre en regardant aux contraires. Ainsi, c'est chose fort différente de pouvoir se bien porter et de pouvoir être malade, puisque, s'il en était autrement, être malade et se bien porter se confondraient. C'est le sujet qui est le même et qui reste un, soit en santé, soit en maladie, par l'effet de l'humeur ou du sang. Mais comme le sujet et sa puissance ne sont pas la même chose, pas plus que la couleur ne se confond avec le visible, il faut évidemment en conclure que le mouvement est l'acte, l'entéléchie du possible en tant que possible. § 13. Il est donc bien certain que c'est là ce qu'est le mouvement; qu'une chose n'est en mouvement qu'au moment où cette entéléchie a lieu ; et qu'il n'y a de mouvement ni après ni auparavant; car toute chose peut tantôt être en acte, et tantôt n'y être pas; et c'est, par exemple, une chose qui peut être construite, en tant qu'elle est constructible. § 14. L'acte de la chose constructible, en tant que chose qui peut être construite c'est la construction; car il n'y a ici que la construction, c'est-à-dire l'acte de la chose qui peut être construite, ou bien la maison. Mais une fois qu'il y a la maison, la chose constructible n'est plus, parce que la chose constructible est construite; donc, nécessairement la construction est bien l'acte. Ainsi, la construction est un mouvement d'une certaine espèce; et la même définition pourra également convenir aux autres espèces de mouvement. § 15. Il suffit, pour prouver la vérité de cette définition, de voir ce que les autres philosophes ont dit du mouvement, et aussi la difficulté de le définir autrement qu'on ne le fait ici. En effet, il serait bien impossible de classer le mouvement et le changement dans un autre genre; et l'on risque de se tromper, quand on le considère d'une façon différente de celle-ci. § 16. Pour s'en convaincre, il n'y a qu'à regarder ce que devient le mouvement dans ces théories qui en font ou une diversité, ou une inégalité, ou même le non-être. Mais il n'y a pas de mouvement nécessaire ni pour ce qui est divers, ni pour ce qui est inégal, ni pour ce qui n'existe point. § 17. Le changement n'aboutit pas plus à ces termes qu'il ne vient d'eux ou de leurs opposés. § 18. Ce qui fait que les philosophes dont nous parlons ont réduit le mouvement à ces termes, c'est qu'ils ont supposé que le mouvement est quelque chose d'indéfini; et que les principes de leur autre série correspondante sont indéfinis, par cela même qu'ils sont privatifs; car aucun d'eux n'est ni substance, ni qualité, ni aucune des catégories. § 19. Ce qui fait encore que le mouvement semble indéfini, c'est qu'il est impossible de le placer d'une manière absolue, soit dans la puissance, soit dans l'acte des êtres; et, par exemple, ni ce qui peut devenir une quantité ni ce qui actuellement en est une, n'est nécessairement en mouvement. Le mouvement paraît bien une sorte d'acte, mais d'acte incomplet; et cela tient à ce que le possible, dont le mouvement est l'acte, est incomplet lui-même. § 20. Ceci montre donc qu'il y a grand'peine à savoir ce qu'est au juste le mouvement; car il faut de toute nécessité le classer ou dans la privation, ou dans la puissance, ou dans l'acte absolu; et en même temps aucune de ces hypothèses ne semble satisfaisantes. Reste donc à le concevoir, ainsi que nous l'avons fait, comme un acte d'un certain ordre; mais cet acte même, tel que nous l'avons expliqué, est difficile à bien comprendre, quoique ce ne soit pas impossible. [3,2] CHAPITRE II. § 1. Ainsi qu'on l'a dit, tout moteur est mu lui-même, parce qu'il est mobile en puissance et que son immobilité est le repos; car le repos est l'immobilité de ce qui, par nature, possède le mouvement. Agir sur le mobile en tant que mobile, c'est précisément là ce que c'est que mouvoir. Mais le moteur ne peut faire cela que par contact, de telle sorte qu'il est passif en même temps qu'il agit. Aussi le mouvement est-il l'entéléchie, l'acte du mobile en tant que mobile; et, pour que ce phénomène ait lieu, il faut, je le répète le contact du moteur, qui souffre alors en même temps qu'il agit. § 2. Mais toujours le moteur apportera quelque forme à l'être qu'il meut, soit en substance, soit en qualité, soit en quantité, laquelle forme sera le principe et la cause du mouvement quand le moteur le donne. Par exemple, l'homme en entéléchie, fait un homme réel de l'homme qui n'est qu'en puissance. § 3. Il est dès lors évident, et sans qu'il puisse subsister de doute, que le mouvement est dans le mobile dont il est en effet l'entéléchie, et que le mouvement vient de ce qui peut le donner. § 4. Or, l'acte de ce qui peut mouvoir ne doit point être autre que celui du mobile, puisqu'il faut que l'un et l'autre aient leur entéléchie. Le moteur en puissance est, par cela seul qu'il peut mouvoir ; le moteur réel est, parce qu'il agit et meut. Il est l'agent du mobile, et, par conséquent, il n'y a qu'un seul acte pour le moteur et le mobile également. C'est ainsi qu'il n'y a qu'un seul et même intervalle de un à deux, de deux à un, soit que l'on monte, soit que l'on descende; car les deux choses n'en font qu'une, bien que d'ailleurs la définition ne soit point unique. Il en est absolument de même aussi pour le moteur et pour le mobile qu'il meut. § 5. Mais ici se présente une objection purement logique, et la voici. Il y a peut-être nécessité que l'acte soit un peu différent, pour ce qui est actif et pour ce qui est passif; d'un côté c'est l'activité; d'autre part, c'est la passivité; l'oeuvre et la fin de l'un, c'est un résultat produit; l'oeuvre et la fin de l'autre, c'est un simple état passif. § 6. Mais puisque l'on fait de toutes les deux des mouvements, on demande, en supposant qu'elles sont autres, dans quoi elles se trouvent. Ou toutes les deux sont dans ce qui souffre l'action et qui est mu ; ou bien l'action se trouve dans ce qui agit, et la souffrance se trouve dans ce qui subit l'action. Mais si l'on donne également le nom d'action à cette passivité, c'est une pure équivoque de mots; et, si l'action est dans l'agent, et la passivité dans le patient, il s'ensuivra que le mouvement est dans le moteur, puisqu'on applique le même rapport, de l'action et de la passion au moteur et au mobile qu'il meut. Par conséquent, on conclura que tout ce qui meut est mu à son tour, ou bien que ce qui a le mouvement ne sera pas mu. Que si l'on prétend que l'action et la passion sont toutes les deux dans le mobile et le patient, de même que l'enseignement et l'étude sont cependant réunis dans celui qui étudie, bien que ce soit deux choses distinctes, il en résultera d'abord que l'acte d'un être quelconque n'est plus dans cet être; ensuite, il en résultera cette autre conséquence non moins absurde qu'une chose peut avoir deux mouvements en même temps. En effet, quelles peuvent être deux altérations diverses, d'un seul et même être, tendant vers une seule et même forme? Évidemment, c'est impossible. § 7. Dira-t-on qu'il n'y a qu'un seul et même acte pour l'agent et le patient? Mais il est contre toute raison de soutenir que deux choses différentes en espèce puissent avoir un seul et même acte. § 8. En outre, si l'on confond et si l'on identifie l'enseignement et l'étude, l'action et la passion, il faudra aussi qu'enseigner et étudier soient la même chose ; que souffrir et agir soient tout un ; et l'on arrivera nécessairement à cette conséquence que celui qui enseigne étudie toujours, et que celui qui agit est aussi celui qui souffre. § 9. Mais ne peut-on pas dire qu'il n'est pas absurde de soutenir que l'acte d'une chose puisse être dans une autre chose? L'enseignement, en effet, est l'acte de celui qui peut enseigner; mais cet acte, qui est dans un certain être, n'y est pas séparé et isolé complètement; il y est l'acte de cet être dans tel autre être. Ne peut-on pas dire encore que rien n'empêche que le même acte appartienne à deux choses, non pas parce que cet acte serait essentiellement identique, comme le sont un habit et un vêtement, mais parce qu'il sera à ces choses dans ce rapport où ce qui est en puissance est à ce qui est en acte? § 10. Ce n'est pas davantage une conséquence nécessaire que celui qui enseigne étudie en même temps; et en supposant même qu'agir et souffrir se confondent, ce n'est pas cependant comme se confondent les choses dont la définition essentielle est identiquement la même, par exemple, celle de l'habit et celle du vêtement, mais c'est seulement comme le chemin est le même de Thèbes à Athènes ou d'Athènes à Thèbes, ainsi que je viens de le dire un peu plus haut. C'est qu'en effet les choses identiques ne sont pas identiques tout entières aux choses qui sont les mêmes qu'elles d'une façon quelconque, mais seulement à celles qui ont la même essence. § 11. Mais même en admettant que l'enseignement à autrui soit la même chose que l'étude personnelle, il ne s'ensuivrait pas que étudier se confonde avec enseigner; de même que la distance restant toujours une et la même entre deux points distants, on ne peut pas dire que ce soit une seule et même chose d'aller de celui-ci à celui-là et de celui-là à celui-ci. § 12. Pour nous résumer en quelques mots, nous dirons qu'à proprement parler, ni l'enseignement et l'étude, ni l'action et la passion, ne sont une même chose ; la seule chose identique ici, c'est le mouvement auquel ces diverses propriétés se rapportent ; car l'acte de telle chose agissant sur telle chose, et l'acte de telle chose souffrant par telle chose, ce sont là des idées rationnelles. [3,3] CHAPITRE III. § 1. Nous avons donc expliqué ce qu'est le mouvement, soit en général, soit dans ses espèces particulières: et l'on ne peut plus être embarrassé pour définir chacune de ses espèces. Ainsi l'altération, par exemple, sera définie l'acte, l'entéléchie de l'être qui peut être altéré, en tant qu'il peut subir une altération. § 2. On définira plus clairement encore le mouvement, en disant qu'il est l'acte de ce qui, en puissance, peut agir et souffrir, en tant qu'il est ce qu'il est. Et cela, soit d'une manière absolue, soit pour chaque cas particulier : ici, l'acte de la construction; ailleurs, l'acte de la guérison que le médecin opère; et l'on emploiera le même procédé pour définir chacune des autres espèces du mouvement. [3,4] CHAPITRE IV. § 1. La science de la nature s'occupant des grandeurs, du mouvement et du temps, trois choses qui sont de toute nécessité ou infinies ou finies, bien que d'ailleurs on ne puisse pas dire que tout sans exception soit infini ou fini, par exemple la qualité dans les choses et le point en mathématiques, les choses de ce genre ne devant peut-être pas nécessairement être rangées dans l'une ou l'autre de ces deux classes, il convient, quand en traite de la nature, d'étudier aussi l'infini et de rechercher s'il est ou s'il n'est pas ; et dans le cas où il est, ce qu'il est. § 2. Une preuve manifeste que cette recherche sur l'infini appartient en propre à la science de la nature, c'est que tous ceux qui ont traité avec une véritable autorité cette partie de la philosophie, se sont occupés de l'infini. Tous en ont fait un principe des êtres. § 3. Les uns, comme les Pythagoriciens et Platon, pensant que l'infini est en soi ce principe, en ont fait non pas l'attribut et l'accident d'une autre chose, mais une substance qui existe par elle-même. § 4. La seule différence, c'est que les Pythagoriciens mettent l'infini parmi les choses sensibles; car ils ne supposent pas que le nombre est séparé des choses; et l'infini est pour eux ce qui est en dehors du ciel. Platon, au contraire, pense qu'en dehors du ciel il n'y a rien, pas même les Idées, qui d'ailleurs ne sont nulle part; et il n'en soutient pas moins que l'infini est dans les choses sensibles et dans les Idées. § 5. Les Pythagoriciens disent encore que l'infini est le pair; car selon eux, c'est le pair qui, enveloppé et complété par l'impair, donne aux êtres l'infinitude. Ils allèguent en preuve ce qui se passe dans les nombres, où en ajoutant les gnomons à l'unité, et séparément, on obtient tantôt une figure toujours différente et tantôt une figure pareille. De son côté, Platon distingue deux infinis, qui sont le grand et le petit. § 6. Les philosophes physiciens supposent tous à l'infini une autre nature, et lui prêtent celle des éléments qu'ils admettent, tels que l'eau, l'air, et les intermédiaires analogues. § 7. Parmi ceux qui reconnaissent que les éléments sont en nombre fini, personne n'a jamais songé à les faire infinis en grandeur. § 8. Mais ceux qui croient les éléments infinis en nombre, comme Anaxagore et Démocrite, l'un les composant de ses parties similaires ou Homoeoméries, et l'autre de ses formes partout répandues comme des germes, ceux-là pensent que l'infini est continu par le contact universel des choses. § 9. Anaxagore affirme qu'une partie quelconque d'une chose est un mélange pareil au reste de l'univers, parce que selon lui on peut observer que tout vient de tout. C'est là aussi ce qui lui faisait dire qu'à l'origine toutes choses étaient pêle-mêle les uns avec les autres, et que, par exemple, ce qui est actuellement de la chair était aussi ce qui est actuellement des os et telle autre chose, que tout en un mot était tout, et que toutes choses étaient par conséquent confondues ensemble ; car selon lui, non seulement il y a dans chacune un principe de distinction pour cette chose même, mais un principe de distinction pour toutes les autres. Mais comme il est bien vrai, en effet, que tout ce qui se produit vient d'un corps analogue, qu'il y a réellement génération de tout, sans que d'ailleurs cette génération soit simultanée, ainsi que le croit Anaxagore, et comme enfin il faut un principe précis de génération, ce principe est certainement unique, et c'est ce qu'Anaxagore appelle l'Intelligence. Or, l'Intelligence en agissant intellectuellement doit partir d'un certain principe déterminé. Donc, nécessairement tout était jadis pêle-mêle ; et les choses ont dû commencer à recevoir le mouvement. Quant à Démocrite, il pense que jamais dans les éléments primordiaux l'un ne peut venir de l'autre; mais que cependant c'est le même corps commun qui est le principe de tous les autres, ne variant jamais que par la grandeur et la forme de ses parties. § 10. Ce qui précède doit nous prouver que l'étude de l'infini appartient bien aux physiciens. § 11. Tous d'ailleurs ont eu pleine raison de faire de l'infini un principe ; car il n'est pas possible que l'infini ait été fait pour rien; et on ne peut pas lui attribuer une autre valeur que celle de principe. Tout, en effet, est principe ou vient d'un principe; mais il ne peut pas y avoir un principe de l'infini, puisqu'alors ce serait une limite qui le rendrait fini. § 12. Il faut de plus que l'infini, en tant que principe d'un certain genre, soit incréé et impérissable; car ce qui est créé doit avoir une fin; et il y a un terme à tout dépérissement. Aussi, nous le répétons, il n'y a pas de principe de l'infini, et c'est lui qui semble le principe de tout le reste. § 13. « Il embrasse tout, il gouverne tout, » comme le disent ceux qui ne reconnaissent point en dehors de l'infini d'autres causes telles que l'Intelligence ou l'Amour. § 14. Ils ajoutent que l'infini est le divin, puisqu'il est immortel et indestructible, ainsi que le disait Anaximandre, et avec lui, le plus grand nombre des philosophes Naturalistes. [3,5] CHAPITRE V. § 1. Pour démontrer l'existence de l'infini, on peut recourir à cinq arguments principaux. § 2. D'abord, le temps, qui est infini. § 3. Puis, la divisibilité dans les grandeurs; car les mathématiciens emploient aussi la notion de l'infini. § 4. En troisième lieu, l'infini se prouve par cette considération que le seul moyen que la génération et la destruction ne défaillent jamais, c'est qu'il y ait un infini d'où sorte sans cesse tout ce qui se produit. § 5. Quatrièmement, tout ce qui est fini est toujours fini relativement à quelque chose; et nécessairement il n'y aurait jamais de limite ni de fin, s'il fallait toujours nécessairement qu'une chose se limitât relativement à une autre. § 6. Enfin, le plus puissant argument, et qui embarrasse tous les philosophes également, c'est que dans la pensée il n'y a pas de limitation possible, et qu'en elle le nombre est infini, aussi bien que les grandeurs mathématiques, et l'espace qui est en dehors du ciel. Cet extérieur du ciel étant infini, il faut bien qu'il y ait un corps infini, ainsi que des mondes sans fin. Car pourquoi le vide serait-il dans telle partie plutôt que dans telle autre ? Par conséquent, s'il y a du plein en un seul endroit, le plein doit être aussi partout. En admettant même qu'il y ait du vide, il n'en faut pas moins nécessairement que l'espace soit infini, et que le corps soit infini également; car dans les choses éternelles, il n'y a aucune différence entre pouvoir être et être. § 7. Mais la théorie de l'infini présente toujours une difficulté très grande, et l'on tombe dans une foule d'impossibilités, soit qu'on en admette soit qu'on en rejette l'existence. § 8. Puis, comment l'infini existe-t-il? Existe-t-il comme substance? Ou bien n'est-il qu'un accident essentiel dans quelque substance naturelle? Ou bien encore n'existe-t-il ni de l'une ni de l'autre façon? L'infini n'existe pas moins cependant, tout aussi bien qu'il y a des choses qui sont en nombre infini. § 9. Mais ce qui regarde par dessus tout le physicien, c'est de savoir s'il y a une grandeur sensible qui soit infinie. [3,6] CHAPITRE VI. § 1. Un premier soin qu'il faut prendre, c'est de définir les acceptions diverses du mot Infini. § 2. En un sens, on appelle infini ce qui ne peut être parcouru, attendu que par sa nature il ne peut être mesuré, de même que la voix par sa nature est invisible. En un autre sens, l'infini est ce dont le cours est sans terme ou à peu près sans terme ; ou bien ce qui par nature pouvant avoir un terme qui finisse son cours, n'en a pas cependant et n'a pas de limite. § 3. Enfin tout peut être considéré comme infini, soit sous le rapport de l'addition, soit sous le rapport de la division, soit sous ces deux rapports à la fois. § 4. Il est impossible que l'infini soit séparé des choses sensibles, et que ce quelque chose soit lui-même infini; car si l'infini n'est ni grandeur ni nombre, et qu'il soit essentiellement substance et non point accident, dès lors il est indivisible, puisque le divisible est toujours, ou une quantité, ou un nombre. Mais s'il est indivisible, il n'est plus infini, si ce n'est comme on dit que la voix est invisible. Or, ce n'est pas ainsi que le considèrent les philosophes qui affirment son existence, et ce n'est pas sous cet aspect que nous l'étudions nous-mêmes. C'est seulement comme ne pouvant être parcouru. § 5. D'autre part, si l'infini existe comme simple accident, il n'est plus dès lors un élément des êtres en tant qu'infini, pas plus que l'invisible n'est l'élément du langage, bien que la voix soit invisible. § 6. De plus, comment comprendrait-on que quelque chose puisse par soi-même être l'infini, quand le nombre et la grandeur dont l'infini est essentiellement une propriété, ne seraient point séparés eux-mêmes des choses? Car il y aura moins de nécessité pour cette chose d'être infinie que pour le nombre et la grandeur. § 7. Il est évident encore que l'infini ne peut pas plus être en acte, qu'il ne peut être substance et principe, car alors toute partie qu'on lui emprunterait serait infinie, puisqu'il est divisible ; et que l'infini et l'essence de l'infini se confondent, du moment que l'infini est une substance et qu'il n'est pas un attribut dans un sujet. Par conséquent, ou l'infini est indivisible, ou il est divisible en d'autres infinis. Mais il ne se peut pas que la même chose soit plusieurs infinis. Cependant il faudrait que de même que l'air est une partie de l'air, de même il pût y avoir un infini d'infini, si l'on admet l'infini comme substance et principe. Donc l'infini est sans parties, et il est indivisible. Mais il est impossible que l'être en acte soit infini, puisqu'il faut nécessairement qu'il soit une quantité déterminée. § 8. Par conséquent, l'infini n'existe que comme accident. Mais s'il en est ainsi, nous avons dit qu'on ne petit plus l'appeler un principe ; et alors le véritable principe, c'est ce dont l'infini est l'accident, soit l'air, soit le nombre pair, etc. § 9. C'est donc se tromper étrangement que de traiter l'infini comme le font les Pythagoriciens, qui tout à la fois en font une substance et le divisent en parties. [3,7] CHAPITRE VII. § 1. Peut-être faudrait-il encore généraliser davantage cette étude, puisque l'infini se rencontre, non seulement dans la nature, mais aussi dans les mathématiques, dans les choses de l'entendement et dans celles qui n'ont pas de grandeur. Mais quant à nous, ne nous occupant que des choses sensibles, et des sujets que nous traitons spécialement ici, nous nous demanderons si, parmi les choses que perçoivent nos sens, il n'y a pas un corps dont le développement soit infini. § 2. En se bornant à des considérations logiques, voici les arguments qui donneraient à croire que ce corps n'existe pas. § 3. Si, en effet, on peut définir le corps : Ce qui est limité par une surface, un corps infini n'est plus dès lors possible, ni pour la raison, ni pour les sens. § 4. Mais le nombre lui-même des choses n'est pas infini, de même qu'il est abstrait; le nombre n'est que ce qui est numérable ou ce qui a un nombre; or, puisqu'on peut toujours nombrer le numérable, il s'en suivrait qu'on pourrait aussi parcourir l'infini. § 5. Mais physiquement, les considérations sont encore plus frappantes. § 6. Et elles démontrent que le corps infini ne peut être, ni composé, ni simple. § 7. Ainsi, le corps infini ne peut pas être composé, si l'on suppose que ses éléments sont en nombre fini ; car il faut nécessairement que les éléments contraires soient toujours plus d'un; et comme ils s'équilibrent sans cesse, un seul d'entre eux ne peut être infini. Si, en effet, la puissance qui est dans un seul corps est inférieure en quoi que ce soit à celle qui est dans l'autre; et si, par exemple, le feu est limité et l'air infini, et que le feu suffisamment multiplié, mais toujours en ayant un nombre déterminé, l'emporte en puissance sur une égale quantité d'air, évidemment l'infini n'en surpassera pas moins toujours le fini qu'il annulera. § 8. Mais il n'est pas plus possible que chaque élément du corps sensible infini, soit infini; car le corps est ce qui a une dimension en tous sens ; et l'infini est ce qui a des dimensions infinies. Par conséquent, le corps infini aura des dimensions infinies dans tous les sens possibles. § 9. Il ne se peut pas non plus que le corps sensible infini soit un et simple ; il n'est pas possible, ni qu'il soit ce qui est en dehors des éléments, comme le disent certains philosophes qui les en font sortir et naître, ni même qu'il soit du tout. § 10. Car il y a des philosophes qui conçoivent l'infini de cette façon, sans vouloir le placer dans l'air ou le feu, de peur de détruire les autres éléments par celui d'entre eux qu'on ferait infini. Les éléments ont en effet, les uns à l'égard des autres, une opposition qui en fait des contraires. Ainsi, l'air est froid, l'eau est humide, le feu est chaud; et si l'un de ces éléments était infini, les autres seraient à l'instant détruits par lui. C'est pour cela que nos philosophes font du principe d'où viennent les éléments quelque chose de différent des éléments eux-mêmes. § 11. Mais il est impossible qu'il existe un tel corps, non pas seulement en tant qu'infini ; car on peut dire de lui à cet égard, précisément ce qu'on dirait tout aussi bien de l'air, de l'eau ou de tout autre élément; mais parce qu'il ne peut pas y avoir de corps sensible de ce genre, en dehors de ce qu'on appelle les éléments. Tout en effet se résout en définitive dans l'élément d'où il vient, de telle sorte qu'il faudrait ici un élément autre que l'air, le feu, la terre et l'eau; mais évidemment il n'y en a pas. § 12. Mais ni le feu ni aucun des autres éléments ne peut pas non plus du tout être infini; car, absolument parlant, et à moins que l'un d'eux ne soit infini, il est impossible que l'univers, fût-il même limité, soit ou devienne un seul de ces éléments, uniquement, suivant l'opinion d'Héraclite, qui prétend que jadis tout a été feu. § 13. Ce même raisonnement peut s'appliquer à ce principe unique que les physiciens imaginent en dehors des éléments ordinaires, attendu que tout changement se fait du contraire au contraire, et, par exemple, du chaud au froid. § 14. C'est d'après ce qui précède qu'il faut voir d'une manière générale s'il est possible ou impossible qu'il y ait un corps sensible infini. § 15. Mais voici maintenant des raisons qui semblent démontrer qu'il est absolument impossible qu'il y ait un corps sensible infini. D'après les lois de la nature, tout corps sensible est dans un lieu; or, il y a un lieu propre pour chaque corps ; et ce lieu est le même pour la partie que pour le tout; par exemple, pour toute la terre en masse et pour une seule motte de terre, pour le feu et pour une étincelle. § 16. Par conséquent, si la partie est homogène au tout, ou elle sera éternellement immobile, ou elle sera éternellement en mouvement; or, cela est cependant tout à fait impossible; car, pourquoi le mouvement irait-il plutôt en bas qu'en haut, ou dans tout autre sens? Je prends l'exemple de la motte de terre et je demande : Dans quel lieu la portera le mouvement? Ou dans quel lieu restera-t-elle immobile, si le lieu du corps qui lui est homogène est supposé infini? Remplira-t-elle tout l'espace? Mais comment cela se pourrait-il? Quel sera son repos et son mouvement? Où seront-ils l'un et l'autre? Sera-t-elle partout en repos? Alors elle ne sera jamais en mouvement. Ou bien son mouvement sera-t-il partout? Mais alors elle ne sera jamais en repos. § 17. Si la partie est d'une autre espèce que le tout, les lieux où seront le tout et la partie seront également différents. § 18. Et d'abord le corps que forme le tout ne peut plus être un et avoir d'unité, si ce n'est par la contiguïté des parties. § 19. Ensuite, toutes les parties dont il se compose seront ou finies ou infinies en espèces. § 20. Or, il n'est pas possible qu'elles soient finies; car, si le tout est infini, il faut que, des parties qui le forment, les unes soient infinies, et que les autres ne le soient pas, le feu ou l'eau, par exemple; et ce serait là précisément la destruction des contraires, ainsi qu'on l'a dit plus haut. § 21. Voilà pourquoi aucun des philosophes qui ont traité de la nature n'ont jamais imaginé que l'un et l'infini puissent être le feu ou la terre; mais ils ont supposé que c'était ou l'eau, ou l'air, ou le corps intermédiaire entre ces deux éléments. C'est que le lieu de l'un et de l'autre, de la terre et du feu, est évidemment déterminé, et que ces deux éléments se dirigent, celui-ci en haut et l'autre en bas. § 22. Si les parties sont infinies et simples, les lieux sont par suite infinis aussi; et les éléments sont infinis également. Mais si c'est là une impossibilité et si les lieux sont eux-mêmes en nombre fini, nécessairement le tout sera fini comme eux; car il est impossible que le lieu et le corps ne soient pas conformes et égaux l'un à l'autre. Ainsi, d'une part, le lieu tout entier n'est pas plus grand que le corps ne peut l'être en même temps que lui, puisque en même temps le corps cesserait d'être infini; et d'autre part, le corps ne peut être plus grand que le lieu; car, ou il y aura du vide, ou il y aura un corps qui ne pourra plus être naturellement en aucun lieu. § 23. Anaxagore se trompe étrangement sur l'immobilité de l'infini, quand il prétend que l'infini se fixe et se soutient lui-même; et cela, parce qu'il existe en lui seul, attendu que rien ne peut le contenir. § 24. On croirait, à l'entendre, qu'il suffit qu'une chose soit dans un lieu quelconque, pour que ce soit sa nature d'y être; mais cela n'est pas exact; car une chose peut être par force dans un certain lieu, sans être là où sa nature voudrait qu'elle fût, § 25. Si donc c'est surtout de l'ensemble des choses, de l'univers, de qui on doit dire qu'il n'est pas mis en mouvement, puisque de toute nécessité ce qui ne s'appuie que sur soi-même et n'existe que par soi seul est absolument immobile, il faudrait nous dire pourquoi il n'est pas dans sa nature de se mouvoir. Il ne peut suffire ici de se débarrasser de la difficulté par cette simple assertion qu'il en est ainsi; car tout autre corps quelconque peut n'être pas davantage en mouvement, bien que par sa nature il soit fait pour se mouvoir. Ainsi, la terre n'a pas de mouvement de translation ; et, fût-elle infinie, elle ne serait pas pour cela déplacée du milieu et du centre; elle resterait au milieu, non pas seulement parce qu'il n'y aurait point de lieu différent où elle pourrait être portée, mais de plus parce qu'il est dans sa nature de demeurer au centre et de ne point aller ailleurs. Cependant on pourrait dire aussi de la terre qu'elle s'appuie et se soutient elle-même. Si donc ce n'est pas parce que la terre est infinie qu'elle reste ainsi au centre, mais à cause de sa pesanteur et parce que ce qui est pesant reste au milieu comme la terre y reste, on peut dire que l'infini reste également en lui-même par quelqu'autre cause ; et ce n'est pas non plus du tout parce qu'il est infini qu'il se soutient lui-même. § 26. Il est en même temps évident que, d'après les théories d'Anaxagore, il faudrait aussi qu'une partie quelconque de l'infini fût en repos comme lui; car, de même que l'infini se soutenant lui-même se repose en soi, de même, si on en prend une partie quelconque, il faut que cette partie soit également en repos sur elle-même. Car les lieux sont identiques spécifiquement pour le tout et pour la partie; et, par exemple, le lieu de la terre prise en masse et celui d'une simple motte de terre sont également en bas; le lieu du feu entier et celui d'une étincelle sont en haut. Par conséquent, si le lieu de l'infini est d'être en soi, ce sera aussi le lieu de la partie, qui aura également son repos en elle-même. § 27. Mais on voit sans la moindre peine qu'il est absolument impossible de dire à la fois, et qu'il y a un corps sensible infini, et que les corps ont un lieu propre. Tout corps sensible est ou pesant ou léger. S'il est pesant, il a sa tendance naturelle vers le centre; s'il est léger, il l'a en haut. Or, l'infini aussi est soumis nécessairement à cette condition. Mais il est impossible ni que l'infini tout entier ait indifféremment l'une ou l'autre de ces propriétés, ni que dans ses moitiés l'infini les ait toutes les deux. Comment en effet diviser l'infini? Et comment une partie de l'infini sera-t-elle en bas et l'autre en haut? En d'autres termes, comment l'une sera-t-elle à l'extrémité, tandis que l'autre serait au centre? § 28. De plus, tout corps perceptible à nos sens est dans un lieu ; or, les espèces et les différences du lieu sont le haut et le bas, le devant et le derrière, la droite et la gauche; et ces distinctions ne se rapportent pas seulement à nous et à la position respective des choses; elles se retrouvent encore également déterminées dans l'univers lui-même, dans le tout. Or, il est bien impossible qu'elles se rencontrent dans l'infini. Si donc le lieu ne peut pas absolument être infini, et que tout corps soit dans un lieu, il est impossible également qu'un corps sensible quelconque soit infini. § 29. Mais ce qui est quelque part est dans un lieu, et ce qui est dans un lieu est quelque part. Si donc l'infini ne peut pas non plus être une certaine quantité, car la quantité est quelque chose de déterminé, comme, par exemple, deux coudées, trois coudées, expressions qui toutes ne signifient que la quantité, de même l'infini ne peut pas être davantage ce qui est dans un lieu, parce que ce qui est dans un lieu est quelque part, c'est-à-dire soit en haut soit en bas,soit dans une autre des six positions ; or, chacune de ces positions est une limite d'une certaine espèce. § 30. En résumé, toute cette discussion prouve évidemment qu'il n'y a pas de corps, actuellement perceptible à nos sens, qui soit infini. [3,8] CHAPITRE VIII. § 1. D'un autre côté, si l'on nie absolument l'existence de l'infini, on ne se crée pas moins d'impossibilités; car il faudrait alors que le temps eût un commencement et une fin; il faudrait que les grandeurs ne fussent pas divisibles en grandeurs et que le nombre ne fût pas infini. § 2. Mais comme après les considérations qui viennent d'être présentées, il semble également impossible que l'infini soit et ne soit pas, il faut évidemment en conclure qu'en un sens l'infini existe et qu'en un sens il n'existe point. § 3. Être peut signifier tantôt être en puissance, et tantôt être actuellement. § 4. Et l'infini peut se former également soit par addition soit par retranchement. § 5. Nous avons déjà démontré que la grandeur en acte ne peut être infinie; mais elle peut l'être sous le rapport de la divisibilité; car il est aisé de réfuter la théorie des lignes insécables. Reste donc que l'infini existe en puissance. § 6. Mais quand on dit en puissance, on ne doit pas prendre cette expression dans le sens où l'on dit, par exemple, que, si telle matière peut devenir une statue, cette matière sera effectivement une statue; et l'on ne doit pas croire qu'il y a de même un infini qui puisse exister actuellement. Mais comme le mot d'Être a plusieurs acceptions, il faut comprendre que l'infini peut être de la même manière qu'est le jour ou qu'est la période des jeux Olympiques, parce que sans cesse il devient autre et toujours autre. Car pour ces dates solennelles des Jeux, on peut distinguer aussi la puissance et l'acte puisque l'on compte les Olympiades à la fois par les jeux qui peuvent avoir lieu et par ceux qui ont lieu en effet actuellement. § 7. Mais, évidemment, l'infini est tout autrement dans le temps, et dans la succession, par exemple, des générations humaines, qu'il n'est dans la divisibilité des grandeurs. § 8. D'une manière générale, l'infini existe en tant qu'il peut toujours être pris quelque chose d'autre et de toujours autre, et que la quantité qu'on prend, bien que toujours finie, n'en est pas moins toujours différente et toujours différente. L'infini n'est donc pas à considérer comme quelque chose de spécial et de précis, un homme, par exemple, une maison; mais il faut comprendre l'existence de l'infini comme on dit que sont le jour ou l'Olympiade, auxquels l'être n'appartient pas comme étant telle on telle substance, mais qui sont toujours à devenir et à périr, limité et fini sans doute, mais étant toujours autre et toujours autre. § 9. Mais il y a cette différence, en ce qui concerne les grandeurs, que le phénomène a lieu, la quantité qu'on a prise subsistant et demeurant, tandis que pour les générations successives des hommes et pour le temps, ils s'éteignent et périssent de façon qu'il n'y ait jamais d'interruption ni de lacune. § 10. Quant à l'infini par addition, il en est à peu près de même que pour l'infini par division. Car soit une quantité finie ; l'infini par addition s'y produit à l'inverse. En tant qu'on voit cette quantité finie divisée à l'infini, il paraîtra qu'on ajoute indéfiniment à la quantité déterminée. En effet si, dans une grandeur finie, on prend une partie qui reste toujours déterminée, et que l'on continue de prendre dans la même proportion, sans prendre une grandeur constamment égale de la grandeur entière, on n'épuise pas le fini. Mais on l'épuisera, si l'on accroît la proportion de telle sorte qu'on prenne toujours la même quantité, parce que toute quantité finie doit finir par s'épuiser, si on lui ôte toujours une quantité finie quelle qu'elle soit. § 11. L'infini n'existe pas, si on le considère, autrement que je ne le fais ici ; mais il est de la façon que je viens de dire. La notion qu'il faut s'en faire, c'est qu'il est en puissance, par divisibilité ou retranchement ; et il n'est en acte que comme y est le jour, comme y est l'Olympiade. Il est en puissance comme la matière : et il n'est jamais en soi comme le fini. Pour ce qui regarde l'addition, l'infini y est en puissance de la même façon à peu près où nous entendons qu'il y est aussi dans la division, attendu qu'il serait toujours possible d'en prendre quelque quantité nouvelle en dehors de ce qu'on a déjà. § 12. Cependant, l’infini par addition ne dépassera point la grandeur finie tout entière, de même que dans la division il dépasse toujours la quantité finie en étant plus petit qu'elle. Par conséquent, surpasser toute la grandeur finie par addition successive n'est pas même possible en puissance, puisque l'infini en acte n'existe pas et cumule attribut et accident, dans le sens où les physiciens regardent comme infini le corps qu'ils imaginent en dehors du monde, et dont la substance est l'air ou tel autre élément analogue. Mais s'il ne se peut pas qu'un corps sensible de ce genre soit infini en acte, il est évident que l'infini ne peut pas davantage être en puissance par addition, si ce n'est à l'inverse de la division, ainsi qu'on vient de le dire. § 13. Si donc Platon a également reconnu deux infinis, c'est que l'infini semble tout aussi bien se produire par l'addition, qui se développe sans cesse, que par le retranchement, qui peut de même être infini. § 14. Il est vrai qu'après avoir admis ces deux infinis, Platon n'en fait aucun usage; car, selon lui, dans les nombres il n'y a pas d'infini par retranchement, puisque l'unité est à ses yeux ce qu'il y a de plus petit; et il n'y en a pas davantage par accroissement, puisqu'il ne compte plus le nombre au-delà de la décade. [3,9] CHAPITRE IX. § 1. Il se trouve que l'infini est tout le contraire de ce que disent nos philosophes; car l'infini n'est pas du tout ce en dehors de quoi il n'y a rien, mais il est précisément ce qui a perpétuellement quelque chose en dehors. § 2. La preuve, c'est qu'ils qualifient eux-mêmes d'infinis les anneaux qui n'ont pas de chaton, parce qu'on peut toujours prendre un point en dehors de celui auquel on s'arrête ; mais ce n'est là qu'une espèce de similitude qu'ils peuvent employer à leur gré ; ce n'est pas cependant une expression propre. Il faut bien en effet pour l'infini que cette condition existe, et aussi que jamais le même point n'y soit repris: or, il n'y a rien de pareil dans le cercle, et le point nouveau n'est autre que parce qu'on le prend à la suite d'un point qui précède. Donc l'infini est ce qui peut toujours, en dehors de la quantité qu'on a, fournir quelque chose, qui soit une quantité nouvelle. § 3. Au contraire, ce en dehors de quoi il n'y a plus rien peut s'appeler le parfait, le tout, l'entier; car on entend par le tout, par l'entier, ce à quoi rien ne manque en fait de parties : par exemple, un homme complet et entier, un coffre entier et complet. Car de même que la définition s'applique à chaque objet particulier. elle s'applique aussi de même au terme propre et absolu ; et par exemple, le tout, l'entier, signifie ce en dehors de quoi il n'y a plus rien. Mais ce en dehors de quoi reste quelque chose qui lui manque, n'est plus entier, quelque soit ce qui lui manque. L'entier et le parfait sont des termes absolument identiques, ou du moins ils sont d'une nature bien voisine. Or, rien n'est parfait qui n'ait une fin ; et la fin, c'est la limite. § 4. Aussi doit-on trouver que Parménide était plus dans le vrai que Mélissus ; car celui-ci disait que l'infini est l'entier, tandis que celui-ci prétendait que l'entier est limité et fini : « De tous côtés égal, à partir du milieu. » Car confondre l'infini avec le tout et avec l'entier, ce n'est pas précisément joindre un bout de fil à un autre bout de fil. [3,10] CHAPITRE X. § 1. C'est qu'en effet si l'on trouve une si haute importance à l'infini, qui, dit-on, embrasse toutes choses et qui renferme tout l'univers en soi, c'est qu'il a bien quelque ressemblance avec un entier, avec un tout. § 2. L'infini est, on peut dire, la matière de la perfection que peut recevoir la grandeur. § 3. Il est l'entier, le tout en puissance, mais non point en acte. § 4. Il est divisible, soit par le retranchement, suit par l'addition prise en sens inverse. § 5. Il devient entier, si l'on veut, et fini, non pas en soi, mais relativement à un autre terme. § 6. À vrai dire, il ne contient pas; mais il est contenu, en tant qu'infini. § 7. Et ce qui fait qu'il est impossible de le connaître en tant qu'infini, c'est que la matière n'a pas de forme. § 8. Donc il est évident que l'idée de l'infini est plutôt renfermée dans la notion de partie que dans la notion d'entier et de tout ; car la matière est une partie du tout, de l'entier, comme l'airain est une partie de la statue, dont il est la matière. § 9. Du reste, si dans les choses sensibles et intelligibles, c'est le grand et le petit qui embrassent toutes choses, il faudrait aussi qu'ils embrassassent les intelligibles; mais il est absurde et impossible que ce soit l'inconnu et l'indéterminé qui embrassent les choses, et les fassent connaître en les déterminant. [3,11] CHAPITRE XI. § 1. Il est tout à fait rationnel que l'infini par addition semble ne pas pouvoir exister de manière à surpasser toute la grandeur, tandis qu'au contraire l'infini semble pouvoir exister par division; car l'infini est contenu lui aussi, tout comme la matière, à l'intérieur de l'être; et c'est la forme qui contient. § 2. Il semble également conforme à la raison d'admettre que pour le nombre il y a une limite dans le sens de l'extrême petitesse, et qu'en allant dans le sens de l'accroissement, on peut toujours dépasser un nombre quelque grand qu'il soit, tandis que pour les grandeurs il semble, tout au contraire, que si l'on va en diminuant, on peut toujours dépasser une grandeur quelque petite qu'elle soit; et qu'en augmentant, il n'est pas possible qu'il y ait de grandeur infinie. § 3. Cette différence tient à ce que l'unité est indivisible, quelle que soit d'ailleurs cette imité; et ainsi, par exemple, l'homme n'est jamais qu'un homme et ne peut être plusieurs hommes, tandis que le nombre est toujours plus que l'unité; et il est un ensemble de quantités d'un certain genre. Il y a donc nécessité de s'arrêter à l'individu. Deux, Trois, etc., ne sont que des dénominations dérivées et paronymes; et l'on en peut dire autant de tous les autres nombres. § 4. Mais, dans le sens de l'augmentation, il est toujours possible de penser un nombre plus grand, parce que les divisions de la grandeur en deux sont toujours indéfiniment possibles. Par conséquent, l'infini est toujours en puissance et jamais en acte; mais la quantité nouvelle qu'on imagine dépasse toujours toute quantité déterminée. D'ailleurs ce nombre n'est pas indépendant et séparé de la division par deux; et l'infinitude, loin de s'arrêter, devient et se forme sans cesse, comme le temps et le nombre du temps. § 5. C'est tout l'opposé pour les grandeurs. Le continu y est bien divisible aussi par parties infinies en nombre ; mais il n'y a pas d'infini dans le sens de l'accroissement; car il ne peut être en acte que tout juste autant qu'il peut être en puissance. Donc, puisqu'aucune grandeur sensible n'est infinie, il n'est pas possible que toute grandeur déterminée soit dépassée; car, dès lors, il y aurait quelque chose qui serait plus grand que le ciel. § 6. L'infini n'est pas identique pour la grandeur, pour le mouvement et pour le temps, comme le serait une seule et unique nature; mais l'infini postérieur n'est dénommé que d'après celui qui le précède. Ainsi le mouvement ne se comprend que s'il existe préalablement une grandeur dans laquelle il y a mouvement, ou altération, ou croissance, etc.; et le temps ne se comprend que par le mouvement. § 7. Pour le moment, bornons-nous à employer ces idées; plus tard, nous essaierons d'expliquer ce que sont chacune de ces choses, et pourquoi toute grandeur est divisible en d'autres grandeurs. § 8. Mais notre définition de l'infini ne porte aucune atteinte aux spéculations des mathématiciens, en niant son existence de telle manière que, sous le rapport de l'accroissement il soit tout à fait irréalisable en acte; car, à leur point de vue, les mathématiciens n'ont pas besoin de l'infini, et ils n'en font aucun usage; ils se contentent de toujours supposer la ligne finie aussi grande qu'ils le veulent. Or, on peut toujours, en conservant la même proportion que pour la grandeur la plus grande possible, diviser indéfiniment une autre grandeur aussi petite que l'on voudra. Ainsi, l'infini n'importe en rien aux mathématiciens en ce qui regarde leurs démonstrations; mais quant à la réalité de l'infini, elle n'est dans les grandeurs réelles qu'au sens où on l'a dit. § 9. D'ailleurs, parmi les quatre espèces de causes admises par nous, il est clair que l'infini n'est cause que comme matière. § 10. Son être, c'est la privation; ce qui est et subsiste par soi, c'est le continu et le sensible. § 11. Tous les autres philosophes ont ainsi que nous considéré l'infini comme matière; et c'est pour cela qu'ils ont un si grand tort de faire de l'infini le contenant et non pas le contenu. [3,12] CHAPITRE XII. § 1. Il nous reste à examiner les arguments qui font paraître l'infini, non pas comme étant simplement en puissance, mais comme étant aussi quelque chose de déterminé. De ces arguments, les uns n'arrivent pas à des conclusions nécessaires; les autres peuvent être réfutés par des raisons décisives § 2. Ainsi, il n'est pas besoin que l'infini soit en acte un corps sensible pour que la génération des êtres puisse ne jamais défaillir; car il se peut fort bien que, même le tout étant limité et fini, la destruction d'une chose soit réciproquement la génération d'une autre. § 3. De plus, ce sont deux choses très différentes que le contact et la limitation. L'une est relative et dépendante; car tout ce qui touche quelque chose, et toucher est l'attribut d'une chose finie et limitée, tandis que l'autre, le limité, le fini, n'est pas relatif; et une chose quelconque ne peut pas, au hasard, toucher la première chose venue. § 4. L'argument tiré de la pensée est insoutenable; l'accroissement excessif et l'excessive réduction ne sont pas dans l'objet; ils ne sont que dans la pensée qui les suppose; car il est loisible à quelqu'un d'imaginer l'un de nous mille fois plus grand qu'il n'est, en l'accroissant à l'infini; et il ne suffit pas, pour qu'une personne soit hors de la ville ou qu'elle ait une taille égale à la nôtre, que quelqu'un le suppose; mais il faut que cela soit, et la conjecture de ce quelqu'un n'est qu'un pur accident sans réalité. § 5. Quant au temps et au mouvement, ils ne sont infinis aussi bien que la pensée qu'en ce sens que rien de ce qu'on en considère ne subsiste ni ne demeure. § 6. Enfin, il n'y a pas de grandeur qui soit infinie par le retranchement, ni par l'addition que la pensée peut toujours faire. § 7. Mais arrêtons-nous; car nous avons dit de l'infini comment il est et n'est pas, et ce qu'il est.