[7,0] LIVRES VII-VIII. THEORIE DE L'AMITIE. [7,1] CHAPITRE PREMIER. 1 (1235 18). Il faut maintenant étudier l'amitié, en analysant sa nature et ses espèces, et montrer ce qu'est le véritable ami. Ensuite, il faut examiner si le mot d'amitié peut avoir un ou plusieurs sens ; et dans le cas où il en aurait plusieurs, nous demander combien il en a. Nous devrons rechercher aussi comment il faut se conduire en amitié, et quelle est la justice qui doit régner entre les amis. C'est un sujet qui mérite notre intérêt, autant qu'aucune des vertus les plus belles et les plus désirables dont on puisse traiter en morale. 2 L'objet principal de la politique en effet paraît être de créer l'affection et l'amitié entre les membres de la cité ; et c'est à ce point de vue qu'on a pu vanter souvent l'utilité de la vertu ; car on ne saurait être longtemps amis, quand on se nuit mutuellement les uns aux autres. 3 De plus, le juste et l'injuste, tout le monde en convient, s'exercent surtout entre amis ; c'est une seule et même chose, à nos yeux, d'être homme de bien et d'aimer. L'amitié n'est qu'une certaine disposition morale ; et si l'on voulait faire que les hommes se conduisissent de manière à ne jamais se nuire entre eux, il semble qu'on n'aurait qu'à en faire des amis, puisque les vrais amis ne se font jamais de tort réciproque. 4 J'ajoute que, si les hommes étaient justes, ils ne feraient jamais de mal ; et par suite, on peut dire que la justice et l'amitié sont quelque chose ou d'identique ou du moins de très voisin. 5 On peut remarquer encore qu'un ami nous semble le plus précieux des biens dans la vie, et que la privation d'amis, et l'isolement sont la plus terrible chose, parce que la vie tout entière et toutes les liaisons volontaires ne sont possibles qu'avec des amis. Toute notre existence en effet se passe chaque jour, soit avec des connaissances, soit avec des proches, (1235a) soit avec des camarades, soit avec nos enfants, nos parents et notre femme. 6 Mais les rapports spéciaux et les droits mutuels qui s'établissent entre amis, ne dépendent que de nous seuls, tandis que tous nos autres rapports avec autrui ont été réglés par les lois générales de la cité, et ne dépendent pas de nous. 7 On agite beaucoup de questions sur l'amitié ; et d'abord, il y a des gens qui, ne la considérant que sous un point de vue tout extérieur, lui donnent beaucoup trop d'étendue. Les uns prétendent que le semblable est l'ami du semblable ; et de là, les proverbes bien connus : « Et ce qui se ressemble, un Dieu toujours rassemble. » Ou bien : « Le geai va trouver le geai » ; ou bien encore : « Le loup connaît le loup ; le voleur, le voleur. » 8 Les naturalistes de leur côté essayent même d'expliquer le système entier de la nature, en supposant cet unique principe que le semblable tend vers le semblable. Et voilà pourquoi. Empédocle prétendait, en parlant d'une chienne qui allait se coucher habituellement sur une image de chienne en terre cuite, qu'elle était attirée là parce que cette image lui ressemblait beaucoup. 9 Mais si l'on explique ainsi l'amitié, d'autres disent, à un point de vue tout opposé, que c'est le contraire qui est ami du contraire. Tout ce que le cœur adore et désire excite l'affection et l'amitié dans tout le monde. Ce n'est pas le sec qu'aime et désire le sec; c'est l'humide. Et de là ce vers : « La terre aime la pluie.... ; » Et cet autre vers : « Le changement toujours est ce qui plaît le mieux. » C'est que le changement a lieu du contraire au contraire. D'autre part, ajoute-t-on, le semblable est toujours l'ennemi du semblable ; car si l'on en croit le poète : « Sans cesse le potier déteste le potier. » Et les animaux, quand ils sont à se nourrir des mêmes aliments, se combattent presque toujours. 10 On le voit : toutes ces explications de l'amitié sont fort éloignées les unes des autres, les uns trouvant que c'est le semblable qui est ami, et que le contraire est ennemi : « Oui constamment, le moins est l'ennemi du plus ; « Et chaque jour accroît la haine des vaincus. » Les lieux même où se trouvent les contraires sont séparés, tandis que l'amitié semble rapprocher et réunir les êtres. 11 D'autres explications opposées soutiennent que les contraires seuls sont amis ; et Héraclite blâmait le poète d'avoir dit : « Ah ! cesse la discorde et des Dieux et des hommes. » Pour défendre cette opinion, on ajoute qu'il ne saurait y avoir d'harmonie en musique, s'il n'y a pas de grave et d'aigu, pas plus qu'il n'y aurait d'animaux sans le mâle et la femelle, qui pourtant sont des contraires. 12 Voilà donc déjà deux systèmes sur l'amitié. On aperçoit sans peine qu'ils sont bien généraux, et qu'ils sont bien éloignés entr'eux. Mais il y en a d'autres qui sont plus rapprochés des faits et qui les expliquent parfaitement. Ainsi, d'une part on prétend que les méchants ne peuvent pas être amis et que les bons seuls peuvent l'être; d'autre part, on soutient le contraire, parce qu'on déclare absurde et monstrueux de supposer que les mères puissent ne pas aimer leurs enfants. 13 L'affection et l'amour semblent se trouver même dans les bêtes, et l'on en voit souvent qui bravent la mort pour défendre leurs petits. 14. Il est encore d'autres théories qui prétendent fonder l'amitié sur l'intérêt ; et la preuve, dit-on, c'est que tous les hommes poursuivent leur utilité propre, tandis qu'ils rejettent loin d'eux toutes les choses qui leur sont inutiles. C'est ainsi que le vieux Socrate disait en crachant sa salive, ou en se faisant couper les cheveux et les ongles, que nous quittons chaque jour toutes ces parties, de notre corps (1236) jusqu'à ce qu'enfin nous quittions le corps lui-même. Quand il vient à mourir, le cadavre ne sert plus à rien ; et on ne le garde que quand il peut être encore de quelque utilité, comme en Egypte. 15 Ces dernières opinions du reste paraissent assez opposées aux précédentes. Le semblable est inutile au semblable ; et rien n'est plus loin de se ressembler que les contraires. Le contraire est ce qu'il y a de plus inutile à son contraire, puisque le contraire détruit son contraire infailliblement 16 De plus, on trouve tantôt que posséder un ami est la chose la plus facile du monde ; tantôt, on prétend qu'il n'est rien de plus rare que de bien connaître ses amis, et qu'on ne saurait les éprouver sans l'adversité ; car alors que vous êtes dans la prospérité tout le monde veut paraître votre ami. 17 Enfin, il y a des gens qui vont jusqu'à penser qu'on ne peut pas même se confier aux amis qui vous restent dans le malheur, parce que, disent-ils, même alors ils trompent et dissimulent, et qu'ils ne voient, en restant fidèles à l'infortune, qu'un moyen de profiter de l'affection, lorsque plus tard le bonheur reviendra. [7,2] CHAPITRE II. 1 Pour nous, il nous faut adopter la théorie qui tout à la fois reproduira le plus complètement nos opinions en cette matière, et qui résoudra le mieux les questions, en conciliant les contradictions apparentes. Nous atteindrons ce but, si nous démontrons que ces contraires qui nous frappent, sont bien comme ils sont aux yeux de la raison ; et cette théorie sera certainement aussi plus d'accord qu'aucune autre avec les faits eux-mêmes. Les oppositions des contraires n'en subsisteront pas moins, si l'on peut démontrer que ce qu'on a dit est en partie vrai et en partie faux. 2 En premier lieu, on se demande si c'est le plaisir ou le bien qui est l'objet de l'amour. En effet si nous aimons ce que nous désirons, et si l'amour n'est pas autre chose; car, « On n'est pas un amant, si l'on n'aime toujours; » et si le désir ne s'applique qu'à ce qui plaît, il s'ensuit qu'en ce sens l'objet aimé est l'objet qui nous est agréable. Mais d'autre part, si l'objet aimé est ce que nous voulons, s'il est l'objet de la volonté, dès lors il est le bien et non plus le plaisir ; et l'on sait que le bien et le plaisir sont des choses fort différentes. 3 Essayons d'analyser cette idée et d'autres idées analogues, en partant de ce principe que ce qu'on souhaite et ce qu'on veut, c'est le bien, ou du moins ce qui parait être le bien. En ce sens aussi, l'agréable, le plaisir peut devenir l'objet de nos vœux, puisqu'il parait être un bien d'un certain genre ; car les uns jugent que le plaisir est un bien ; et les autres, sans le juger précisément un bien, lui en trouvent du moins l'apparence, nuances d'opinion qui tiennent à ce que l'imagination et le jugement ne sont pas dans la même partie de l'âme. 4 Quoiqu'il en puisse être, on voit que le plaisir et le bien peuvent être tous deux des objets d'amour. Ce premier point fixé, passons à une autre considération. Parmi les biens, les uns sont des biens absolus; les autres sont des biens à certains égards, sans être absolument des biens. Du reste, ce sont les mêmes choses qui sont à la fois et absolument bonnes et absolument agréables. Ainsi, nous dirons que tout ce qui est bon et convenable pour un corps bien portant, est bon absolument pour le corps. Mais nous ne disons pas que ce qui est bon spécialement pour le corps malade, c'est-à-dire les remèdes et les amputations, soit bon aussi pour le corps absolument. 5 De même encore, les choses qui sont absolument agréables sont celles qui le sont au corps en santé et jouissant de la plénitude de ses facultés ; par exemple, il est agréable de voir dans la pleine lumière et non pas dans l'obscurité, bien que ce soit tout le contraire quand on a mal aux yeux. De même encore, le vin le plus agréable n'est pas celui que goûte un palais blasé par l'ivrognerie, qui serait incapable de distinguer même du vinaigre ; mais c'est le vin qui plaît le plus à une sensibilité (1236a() qui n'est point émoussée ni pervertie. 6 Les choses de l'âme sont tout à fait dans le même cas. Les choses qui la charment vraiment ne sont pas celles qui plaisent aux enfants et aux bêtes; ce sont celles qui plaisent aux hommes faits et bien organisés ; et c'est en nous rappelant ces deux points que nous discernons et choisissons les choses moralement agréables. 7 Mais ce que l'enfant et la bête sont à l'homme fait et bien organisé, le méchant et l'insensé le sont au sage et à l'honnête homme. Or, ces deux derniers ne se plaisent que dans les choses conformes à leurs facultés ; et ce sont les choses bonnes et belles. 8 Mais ce mot de bien peut être pris en plusieurs sens ; et nous disons d'une chose qu'elle est bonne parce qu'elle l'est en effet ; nous le disons de telle autre parce qu'elle est utile et profitable. De même, nous distinguons encore l'agréable qui peut être absolument agréable et absolument bon, de l'agréable qui peut ne l'être qu'à certains égards ou n'être en quelque sorte qu'un bien apparent. Tout de même que pour les êtres inanimés nous pouvons les rechercher et les préférer pour ces divers motifs, tout de même aussi pour l'homme, nous aimons l'un parce qu'il est ce qu'il est et à cause de sa vertu ; l'autre, parce qu'il nous est utile et serviable ; enfin, nous aimons celui-là par plaisir, et uniquement parce qu'il nous est agréable. L'homme que nous aimons devient notre ami, quand, aimé par nous, il nous rend affection pour affection ; et que de part et d'autre, on sait l'amour qu'on se porte. 9 Il y a donc nécessairement trois espèces d'amitié, qu'on aurait tort de réunir et de confondre en une seule, ou de considérer comme des espèces d'un seul et même genre, ou bien plus encore de désigner d'un nom commun. On rapporte en effet à une désignation unique et première toutes ces sortes d'amitié. C'est comme l'expression de médical, qu'on emploie de manières très diverses. Ainsi, l'on peut tout à la fois appliquer ce terme, et à l'esprit que le médecin doit avoir pour exercer son art, et au corps que le médecin doit guérir, et à l'instrument qu'il emploie, et à l'opération qu'il doit faire. Mais à proprement parler, c'est le terme initial qui est le terme exact 10 J'entends par le terme initial et premier celui dont la notion se retrouve dans tous les autres ; et, par exemple, l'expression d'instrument médical, ne veut dire que l'instrument dont se sert le médecin, tandis que dans la notion du médecin, il n'y a pas celle de l'instrument On ne songe partout qu'au primitif. 11 Mais comme le primitif est aussi l'universel, on prend le primitif universellement ; et de là vient l'erreur. Voilà par suite ce qui fait encore que, pour l'amitié non plus, on ne peut pas expliquer tous les faits par un terme unique ; et du moment qu'une seule et unique notion ne convient plus pour expliquer certaines amitiés, on déclare que ces amitiés-là n'existent point Elles n'en existent pas moins cependant; seulement, elles n'existent pas de la même façon. 12 Mais quand cette primitive et véritable amitié ne s'applique pas bien à telles ou telles amitiés, parce qu'elle est universelle en tant qu'elle est primitive, on se croit quitte pour dire que les autres ne sont pas de l'amitié. 13 C'est qu'il y a plusieurs espèces d'amitiés ; et telle amitié qu'on nie rentre toutefois dans celles qu'on vient d'indiquer. L'amitié, répétons-le donc, peut se partager en trois espèces qui reposent sur des bases différentes : l'une sur la vertu, l'autre sur l'intérêt, et la dernière sur le plaisir. 14 La plus fréquente de toutes les amitiés est l'amitié par intérêt. Le plus ordinairement les gens s'aiment parce qu'ils sont utiles les uns aux autres ; et ils s'aiment jusqu'à cette limite. C'est comme dit le proverbe: « Glaucus, il te soutient jusqu'à ce qu'il te frappe. Ou bien encore : « Athènes méconnaît et déteste Mégare. » 15 L'amitié par plaisir est celle des jeunes gens, qui ont un sentiment si vif du plaisir ; c'est là ce qui fait que leur amitié est si variable ; car le plaisir varie avec (1237) les âges et avec les goûts divers que l'âge amène. 16 L'amitié par vertu est l'amitié des hommes les plus distingués et les meilleurs. On le voit donc : l'amitié des gens vertueux est la première de toutes ; elle est une réciprocité d'affection; et elle résulte du libre choix qu'ils font les uns des autres. L'objet aimé est aimable à celui qui l'aime ; et l'ami se fait aimer de celui qu'il aime, en lui donnant sa tendresse. 17 Mais l'amitié ainsi conçue ne peut exister que dans l'espèce humaine, parce que l'homme est le seul être capable de comprendre l'intention et le choix. Les autres sortes d'amitiés se retrouvent aussi dans les animaux, qui peuvent avoir jusqu'à un certain point l'idée de l'intérêt ; les animaux privés l'éprouvent pour l'homme, comme d'autres animaux l'éprouvent entr'eux. C'est ainsi que le roitelet est lié avec le crocodile, si l'on en croit l'assertion d'Hérodote ; et les devins rapportent des associations et des accouplements pareils entre les animaux qu'ils observent. 18 Les méchants ne peuvent être amis les uns des autres que par intérêt et par plaisir. 19 Et si l'on considère que la première et véritable amitié n'est jamais à leur usage, on peut soutenir qu'ils ne sont pas amis. Le méchant est toujours prêt à nuire au méchant ; et quand on se nuit les uns aux autres, c'est qu'on ne s'aime pas mutuellement. 20 Toutefois, il est certain que les méchants s'aiment ; seulement, ils ne s'aiment pas de la première et suprême amitié. Mais ils peuvent encore s'aimer suivant les deux autres ; et on les voit sous l'attrait du plaisir qui les unit, supporter les torts qu'ils se font réciproquement, exemple que donnent si souvent les débauchés. 21 Il est vrai que ceux qui ne s'aiment que par plaisir ne semblent pas de vrais amis les uns pour les autres, quand on veut examiner ces liaisons d'un peu près, parce que l'amitié qui les unit n'est pas la première amitié. Celle-ci est la seule qui puisse être solide; et l'autre ne l'est pas. L'une est vraiment de l'amitié, comme je l'ai dit ; l'autre ne l'est point, et ne vient que bien loin après elle. 22 Ainsi donc, ne considérer l'ami que sous ce seul et unique point de vue, c'est vouloir faire violence aux faits et se réduire à ne soutenir que des paradoxes ; car il est impossible de comprendre toutes les amitiés sous une seule définition. 23 La solution qui reste, c'est de reconnaître qu'en un sens la première amitié est la seule amitié réelle ; et qu'en un sens différent, toutes les autres amitiés existent aussi, comme celle-là, non pas du tout confondues dans une homonymie équivoque et ayant entr'elles un rapport quelconque et de hasard; non pas formant une seule espèce; mais comme se rapportant toutes à un seul terme supérieur. 24 Mais comme le bien absolu et le plaisir absolu sont une seule et même chose, et qu'ils vont toujours ensemble, si rien ne s'y oppose, le véritable ami, l'ami absolument parlant, est aussi le premier ami, l'ami dans le sens initial de ce mot. C'est celui qui doit être recherché uniquement pour lui-même. Or, il faut bien nécessairement qu'il ait ce mérite à nos yeux ; car on veut en général les biens qu'on désire, en vue de soi ; et dès lors, il y a nécessité qu'on veuille être choisi soi-même avec cette qualité éminente. 25 Le véritable ami nous est donc de plus absolument agréable ; et voilà comment un ami, à quelque titre qu'il le soit, paraît toujours nous plaire. 26 Mais insistons un peu sur ce point, qui est le fond même de la question. L'homme aime-t-il ce qui est bon pour lui, ou ce qui est bon en soi et absolument? L'acte même d'aimer n'est-il pas toujours accompagné de plaisir, de telle sorte que la chose qu'on aime nous est aussi toujours agréable? Ou bien, peut-on contester ces principes ? Le mieux sans doute serait de réunir ces deux choses et de les fondre en une seule. D'une part, ce qui n'est pas absolument bon et peut devenir absolument mauvais dans certain cas, est à fuir. Mais d'autre part, ce qui n'est pas bon pour l'individu n'a aucun rapport avec cet individu. Ce qu'on cherche précisément, c'est que les biens absolus restent encore des biens pour l'individu personnellement. 27 Certainement, le bien absolu est (1237a) désirable et l'on doit le rechercher ; mais pour soi-même ce qu'on recherche est ce qui est bien pour soi ; c'est son bien personnel ; et il faut faire en sorte que ces deux biens s'accordent. Or, il n'y a que la vertu qui les puisse accorder; et la politique en particulier procure cette utile harmonie à ceux qui ne l'ont pas encore en eux-mêmes, pourvu que le citoyen qu'elle forme soit préalablement bien disposé et prêt à la suivre en sa qualité d'homme ; car, grâce à sa nature, les biens absolus seront aussi des biens pour lui individuellement. 28 Par les mêmes motifs, si l'homme qui aime une femme est laid et qu'elle soit belle, c'est le plaisir qui est le chemin des cœurs ; et par une conséquence nécessaire, le bien doit nous être agréable et doux. Quand il y a désaccord en ceci, c'est que l'être n'est pas encore tout à fait bon ; et il reste sans doute en lui une intempérance qui l'empêche de se dominer ; car ce désaccord du bien et du plaisir, dans les sentiments qu'on éprouve, c'est précisément l'intempérance. 29 Si donc la première et véritable amitié est fondée sur la vertu, il en résulte que ceux qui la ressentent sont eux aussi absolument bons. Et ils ne s'aiment pas seulement, parce outils se sont réciproquement utiles: ils s'aiment encore d'une autre façon. Car le bien peut s'entendre ici en deux sens : ce qui est bon pour telle personne spécialement, et ce qui l'est d'une manière absolue. 30 Si l'on peut faire cette distinction pour l'utile, on peut en faire une toute pareille pour les dispositions morales, dans lesquelles on peut être. Car ce sont des choses fort différentes que d'être utile d'une manière absolue et de l'être pour tel individu en particulier ; et il y a grande différence, par exemple, à faire de l'exercice, ou à prendre des remèdes pour rétablir la santé. 31 J'en conclus que la vertu est la vraie qualité de l'homme. En effet, on peut ranger l'homme parmi les êtres qui sont bons par leur propre nature ; et la vertu de ce qui est bon par nature, c'est le bien absolu, tandis que la vertu de ce qui n'est pas naturellement bon, n'est qu'un bien purement individuel et relatif. 32 Il en est de même aussi pour le plaisir, mais encore une fois, la question vaut la peine qu'on s'y arrête ; et il nous faut savoir si l'amitié est possible sans plaisir ; de quelle .importance est cette intervention du plaisir dans l'amitié ; en quoi consiste l'amitié précisément ; et enfin si l'amitié pour quelqu'un peut uniquement se former parce qu'il est bon, sans que d'ailleurs il nous plaise ; ou si l'amitié peut être empêchée rien que par ce motif. D'autre part, aimer se prenant en deux sens, on peut se demander si c'est parce que l'acte même d'aimer est bon qu'il ne paraît jamais être dénué de plaisir. 33 Une chose évidente, c'est que, de même que, dans la science, les théories qu'on vient de découvrir et les faits qu'on vient d'apprendre, causent le plus sensible plaisir; de même aussi nous nous plaisons à revoir et à reconnaître les choses qui nous sont familières ; et la raison en est de part et d'autre absolument identique. Ainsi donc, ce qui est bien absolument est aussi par une loi de la nature absolument agréable ; et il plaît à ceux pour qui il est bon. 34 Voilà pourquoi les semblables se plaisent si vite l'un à l'autre, et comment l'homme est ce qu'il y a de plus doux à l'homme. Or, si les êtres se plaisent tant, même quand ils sont incomplets, à plus forte raison se plaisent-ils quand ils sont tout ce qu'ils doivent être ; et l'homme vertueux est un être complet, s'il en fût. Si donc l'acte d'aimer est toujours accompagné du plaisir, que procure la connaissance de l'affection réciproque qu'on se porte, il est clair que, d'une manière générale, on peut dire de la première et suprême amitié, qu'elle est un choix réciproque de choses absolument belles et agréables, qu'on recherche uniquement parce qu'elles sont belles et agréables en soi. 35 L'amitié à cette hauteur est précisément la disposition morale d'où vient ce choix et cette préférence. Son acte même est toute son œuvre, et cet acte n'a rien d'extérieur; il se passe tout entier, dans le cœur de celui qui aime, tandis que toute puissance est nécessairement extérieure ; car, ou elle s'exerce dans un autre être, ou elle n'existe qu'à la condition que cet autre être existe. Voilà pourquoi aimer, c'est jouir, tandis que ce n'est pas jouir que d'être aimé. 36 Etre aimé, c'est l'acte de l'objet qu'on aime ; mais aimer est l'acte propre de l'amitié. Cet acte-là ne peut se trouver que dans l'être animé, tandis que l'autre peut se trouver aussi dans l'être inanimé, puisque les êtres inanimés et sans vie peuvent aussi être aimés. 37 Mais puisqu' aimer en acte l'objet aimé, (1238) c'est se servir de cet objet en tant qu'on l'aime, et que l'ami est aimé par son ami en tant qu'ami, et non point, par exemple, en tant que musicien ou que médecin, le plaisir qui vient de lui, en tant qu'il est ce qu'il est, peut s'appeler justement le plaisir de l'amitié. L'ami aime l'ami pour lui-même et non pas pour autre chose que lui ; et par conséquent, s'il n'en jouit pas en tant qu'il est vertueux et bon, la liaison qui les unit n'est pas la première et parfaite amitié. 38 Il n'y a point d'ailleurs de circonstance accidentelle qui puisse embarrasser les amis, plus que leur vertueuse liaison ne leur donne de bonheur. Ainsi, je suppose que l'ami sente quelqu'odeur insupportable, on pourrait bien le quitter ; mais on n'en aurait pas moins d'amitié pour lui, par la bienveillance qu'on lui porte, quoi qu'on n'eût plus avec lui de vie commune. Telle est donc la première et parfaite amitié, ainsi que tout le monde en convient. 39 Quant aux autres, c'est sur la mesure de celle-là qu'elles font l'effet de l'amitié, et qu'on les discute en les en rapprochant L'amitié paraît en général quelque chose de solide, et celle-là est la seule qui le soit réellement. Il n'y a de solide que ce qui a été mis à l'épreuve ; et les seules choses qui la supportent comme il faut, et vous donnent pleine assurance, sont celles qui ne viennent ni vite ni facilement. 40 Il n'y a pas d'amitié solide sans confiance ; et la confiance ne se forme qu'avec le temps ; car il faut éprouver les gens pour les bien apprécier, et comme dit Théognis : « Pour connaître les cœurs, il vous faut plus d'un jour ; « Essayez les humains comme un bœuf au labour. » Il n'y a pas non lus d'amis sans le temps ; sans lui, on n'a que la volonté d'être amis ; et cette simple disposition est prise le plus souvent, sans qu'on s'en rende compte, pour de l'amitié réelle. 41 Car il suffit qu'on soit tout disposé à devenir amis, parce que déjà l'on se rend tous les services mutuels que l'amitié exige, pour penser qu'on n'a plus seulement la volonté d'être amis, et qu'on l'est en effet. Mais il en est ici de l'amitié comme de tout le reste ; on ne guérit pas seulement pour vouloir guérir ; et il ne suffit pas davantage de vouloir être amis pour l'être réellement. 42 La preuve c'est que ceux qui sont dans cette disposition les uns à l'égard des autres, et ne se sont pas encore éprouvés, sont aisément accessibles au soupçon. Dans les choses, au contraire, où l'on s'est donné mutuellement sa mesure, on ne se laisse pas aisément aller à la défiance ; mais dans les choses où l'on ne s'est pas encore éprouvé, on se laisse assez facilement persuader, quand les calomniateurs apportent des faits de quelque vraisemblance. 43 Il est évident aussi que l'amitié même a ce degré, ne se produit pas dans le cœur des méchants ; car le méchant n'éprouve de confiance pour personne. il est malveillant pour tout le monde; et il mesure tous les autres d'après lui-même. Aussi, les bons sont-ils bien plus faciles à tromper, à moins qu'ils ne soient sur leurs gardes et n'aient défiance par suite d'une expérience antérieure. 44 Voilà encore pourquoi les méchants préfèrent toujours à un ami les choses qui satisfont leur mauvaise nature. Il n'en est pas un qui aime plus les personnes que les choses ; et par conséquent, ils ne sont jamais amis véritables ; car ce n'est pas avec des sentiments de ce genre que tout devient commun entre amis. L'ami n'est pris alors que comme surcroît des choses, et ce ne sont pas les choses qui sont prises comme surcroît des amis. 45 Une autre conséquence, c'est que la première et parfaite amitié ne peut jamais s'adresser qu'à un très petit nombre de personnes, parce qu'il est difficile de mettre à l'épreuve un grand nombre de gens. Pour les bien connaître, il faudrait vivre longtemps avec chacun d'eux, et l'on ne doit pas non plus traiter un ami comme on traite un vêtement. 46 Il est vrai qu'en toute circonstance, il appartient à un homme sensé de choisir entre deux choses la meilleure ; et certainement, si l'on a fait longtemps usage d'une chose moins bonne, et qu'on n'ait pas encore essayé celle qui est meilleure, on fera bien d'essayer cette dernière. Mais il ne faut pas aller prendre un inconnu dont on ignore encore s'il vaut mieux, à la place d'un ancien ami. (1238a) Il n'y a pas d'ami sérieux sans épreuve ; l'ami n'est pas l'affaire d'un seul jour ; et il y faut bien du temps. De là vient ce proverbe bien connu du boisseau de sel, c'est-à-dire qu'il faut avoir mangé un boisseau de sel avec quelqu'un avant d'en répondre. 47 C'est qu'il ne faut pas simplement que l'ami soit bon d'une manière absolue ; il faut encore qu'il soit bon pour vous ; sans cela, cet ami ne deviendrait pas votre ami. On est bon, absolument parlant, par ce seul motif qu'on est bon ; mais on n'est ami que parce qu'on est bon aux yeux d'un autre. On est absolument bon et absolument ami, quand ces deux conditions se rencontrent et s'accordent ; à savoir que ce qui est absolument bon le devienne aussi relativement à un autre. Et par suite, ce qui est absolument bon devient utile à un autre, pourvu que cet autre, sans être absolument bon lui-même, le soit cependant pour son ami. 48 Être l'ami de tout le monde empêche même d'aimer ; car il n'est pas possible d'agir à la fois à l'égard de tant de gens. 49 Il est clair d'après tout cela qu'on a eu raison de dire que l'amitié est quelque chose de solide, comme le bonheur est quelque chose d'indépendant ; et je répète qu'on a pu bien raison, parce qu'il n'y a que la nature de solide, et que les choses extérieures ne le sont jamais. 50 Mais on a dit bien mieux encore que la vertu est dans la nature, que c'est le temps qui montre si l'on est aimé sincèrement, et que l'infortune éprouve les amis bien plus que la prospérité. C'est en effet dans les circonstances pénibles qu'on reconnaît évidemment si les biens sont communs entre amis ; car alors les amis véritables sont les seuls qui, sans s'inquiéter des biens et des maux auxquels notre nature est si sensible, et qui sont la matière habituelle du malheur et du bonheur des hommes, préfèrent la personne même de leur ami, et ne regardent point à savoir si ces biens ou ces maux existent ou n'existent pas. 51 L'infortune découvre ceux qui ne sont pas des amis véritablement, et qui ne l'ont été que par un intérêt passager. Ainsi, le temps les révèle également les uns et les autres ; il révèle les vrais et les faux amis. On ne voit pas sur le champ qu'un homme ne vous est attaché que par intérêt ; mais on distingue assez vite celui qui plaît, bien qu'on ne puisse pas dire non plus qu'il suffise d'un instant pour reconnaître celui qui doit vous plaire absolument. On pourrait assez bien comparer les hommes aux vins et aux aliments. On en sent la douceur sur le champ ; mais avec un peu plus de temps, l'objet devient désagréable, et il cesse de plaire au goût. Il en est tout à fait de même pour les hommes ; et ce qui en eux est agréable absolument, ne se reconnaît qu'à la fin et avec le temps. 52 Le vulgaire lui-même pourrait se convaincre de la justesse de cette observation, d'abord d'après les faits qu'on peut observer dans la vie ; mais en outre, on peut voir qu'il en est ici comme de ces boissons qui semblent plus douces que d'autres, non pas précisément qu'elles soient agréables par la sensation qu'elles donnent, mais seulement parce qu'on n'y est pas habitué et qu'elles trompent au premier abord. 53 Concluons donc de tout ceci que la première et parfaite amitié, celle qui fait donner à toutes les autres le nom qu'elles portent, est l'amitié que forment la vertu et le plaisir causé par la vertu, ainsi que je l'ai déjà dit plus haut. Les amitiés autres que celle-là peuvent se produire aussi et dans les enfants, et dans les animaux, et dans les méchants ; c'est le proverbe bien connu : « On se plaît aisément quand on est du même âge. » Ou bien encore : « Et le méchant toujours recherche le méchant. » 54 Je ne nie pas en effet que des méchants puissent encore se plaire les uns aux autres. Mais ce n'est pas en tant que méchants, ni même en tant qu'ils sont sans vice ni vertu; c'est en tant qu'ils ont un certain rapport entr'eux, et que, par exemple, ils sont tous deux musiciens, que l'un aime la bonne musique et que l'autre sait en faire. En un mot, on peut dire que jamais les hommes ne se plaisent entr'eux que par les côtés où ils ont quelque chose de bon. 55 J'ajoute que les méchants peuvent être encore les uns pour les autres utiles et serviables, non pas d'une manière absolue, mais en vue d'un (1239) dessein particulier, où ils n'ont à n'être ni méchants ni bons. 56 Il n'est pas impossible même qu'un homme vicieux soit l'ami d'un bomme de bien ; et que tous deux puissent se servir selon leurs intentions réciproques. Le méchant peut être utile au projet de l'homme de bien ; et l'honnête homme emploie, pour ce projet, le débauché lui-même, tandis que le méchant ne fait que suivre les penchants de sa nature. Dans ce cas, l'honnête homme n'en veut pas moins le bien ; il veut absolument les biens absolus ; il ne veut qu'indirectement les biens que poursuit le méchant avec qui il se trouve lié, et qui peuvent l'aider à repousser la misère ou la maladie. Mais l'honnête homme n'agit encore qu'en vue des biens absolus, de même qu'on boit une médecine, non pas parce qu'on veut précisément la boire, mais seulement en vue d'une autre chose, qui est la santé. 57 Je répète que le méchant et l'honnête homme peuvent être liés de cette manière dont le sont, les uns à l'égard des autres, les gens qui ne sont pas vertueux. Le méchant peut plaire à l'homme de bien, non pas en tant que méchant, mais en tant qu'il participe à quelque qualité commune, et, par exemple, qu'il est musicien comme lui. Le méchant peut enfin être lié avec le bon, en tant qu'il y a toujours quelque chose de bon dans tous les hommes ; et c'est là ce qui fait que bien des gens se lient entr'eux, sans d'ailleurs être bons, par les côtés où ils peuvent s'entendre avec chacun de ceux qu'ils rencontrent ; car, encore une fois, tous les hommes sans exception ont en eux une parcelle de bien. [7,3] CHAPITRE III. 1 Voilà donc quelles sont les trois espèces d'amitiés. Dans toutes, on le voit, c'est par suite d'une certaine égalité entre les gens qu'on appelle ces liaisons diverses du nom commun d'amitié. Ainsi, les amis qui s'unissent par vertu, sont amis par une égalité de vertu entr'eux. 2 Mais il est une autre différence qu'on peut distinguer dans l'amitié ; et c'est celle qui résulte de la supériorité de l'un des deux amis, comme la vertu de Dieu l'emporte sur celle de l'homme. C'est là, on peut dire, une toute autre sorte d'amitié ; et, en général, c'est l'amitié du chef qui commande au sujet qui obéit, amitié aussi différente que le droit de l'un envers l'autre. Entr'eux, il y a bien encore égalité proportionnelle ; mais il n'y a plus d'égalité numérique. C'est dans ce genre d'amitié qu'on peut classer les rapports du père au fils, et du bienfaiteur à l'obligé. 3 Il y a même encore ici des différences considérables : par exemple, dans l'affection du père au fils et celle du mari à la femme ; car cette dernière relation est celle du chef au sujet ; l'autre est celle du bienfaiteur à son obligé. Dans ces amitiés-là, ou il n'y a pas de réciprocité d'affection, ou du moins, cette réciprocité est toute différente. 4 Quel ridicule de reprocher à Dieu de ne pas aimer comme on l'aime ! ou d'adresser ce reproche au chef par rapport à son sujet ! Le chef doit être aimé ; il n'a pas à aimer ; ou du moins s'il aime, il doit aimer d'autre façon. 5 Il n'y a du reste aucune différence dans le plaisir que cause l'amour, soit qu'un homme indépendant et riche l'éprouve en jouissant de sa propriété, ou un père, de son enfant, soit qu'un pauvre le ressente pour la fortune qui vient satisfaire les besoins dont il souffre. 6 Les remarques qui précèdent peuvent s'appliquer aux amis qui se lient soit par intérêt, soit par plaisir ; je veux dire que tantôt il y a entr'eux égalité, et tantôt il y a supériorité de l'un des deux. Voilà pourquoi ceux qui se sont liée sur ce pied d'égalité, se croient en droit de se plaindre, quand ils ne retirent pas de leur liaison un égal profit ou des avantages égaux, ou autant de plaisir. 7 C'est ce qu'on peut voir aisément dans les liaisons d'amour, et il n'y a pas d'autres causes aux querelles qui divisent si souvent les amoureux. Celui qui aime ignore que ce ne sont pas les mêmes motifs qui, de part et d'autre, ont touché le cœur ; et celui qui est aimé croit avoir trouvé un juste sujet de reproche, quand il dit : « Il n'y a qu'un homme qui n'aime point qui puisse parler ainsi. » C'est qu'ils croient, chacun de leur côté, qu'ils en étaient tous les deux au même point en s'unissant. [7,4] CHAPITRE IV. 1 (1239a() Ainsi donc, les trois espèces d'amitiés qui sont, je le répète, l'amitié par vertu, l'amitié par intérêt et l'amitié par plaisir, peuvent se partager encore chacune en deux classes : les unes reposent sur l'égalité ; les autres se forment malgré la supériorité de l'un des amis. 2 Toutes les deux sont des amitiés réelles ; et cependant, les vrais amis ne sont amis que par l'égalité ; car il serait absurde de dire qu'un homme est l'ami d'un enfant, parce qu'il l'aime et qu'il en est aimé. Il y a des cas où il faut que le supérieur soit sincèrement aimé ; et pourtant, s'il aime à son tour, on lui reproche d'aimer quelqu'un qui n'est pas digne de son affection, parce qu'on mesure l'amitié au mérite des gens qui réprouvent, et d'après une sorte d'égalité qu'on établit entre les amis. 3 Tantôt c'est la différence de l'âge qui rend l'amitié peu convenable; tantôt c'est la différence de vertu, de naissance ou tel autre avantage, qui donne à l'un des amis une supériorité trop marquée. Le supérieur doit toujours ou aimer moins ou ne pas aimer, soit que d'ailleurs l'amitié ait eu d'abord pour cause l'intérêt, le plaisir, ou même la vertu. 4 Quand les différences de supériorité sont peu sensibles, on comprend qu'il puisse y avoir certaines dissensions entre les amis. Pour les choses matérielles, il y a des cas où une différence légère n'a pas la moindre gravité : par exemple, quand on mesure du bois ; elle en a beaucoup, quand il s'agit de mesurer de l'or. Mais on juge assez mal ordinairement de la petitesse des choses ; notre bien propre nous paraît très-grand, parce qu'il est proche de nous, tandis que le bien d'autrui nous paraît fort mince, parce qu'il est à distance. 5 Mais quand la différence est excessive, les gens eux-mêmes ne pensent plus à demander un retour, ni surtout un retour exactement égal. Irait-on, par exemple, supposer que Dieu doit nous aimer autant que nous l'aimons ? 6 Il est donc parfaitement évident que, pour être amis, il faut toujours être dans une sorte d'égalité, et qu'on peut s'aimer réciproquement, sans être cependant des amis. 7 Voilà ce qui explique pourquoi les hommes en général recherchent l'amitié où ils ont la supériorité, plutôt que l'amitié d'égalité ; c'est qu'ils y trouvent tout à la fois, et l'avantage d'être aimés, et le sentiment de leur supériorité. Voilà aussi ce qui fait que bien des gens préfèrent le flatteur à l'ami ; la flatterie donne à croire à celui qui se laisse flatter, qu'il a ces deux avantages réunis. Ce sont surtout les gens ambitieux qui recherchent les amitiés de ce genre ; car être admiré, c'est être supérieur. 8 En amitié, les hommes se divisent naturellement en deux classes : les uns sont affectueux ; les autres sont ambitieux. On est affectueux, quand on se plaît plus à aimer qu'à être aimé. ; on n'est qu'un ambitieux, quand on se plaît plus à recevoir l'affection qu'à la rendre. Celui qui jouit d'être admiré et d'être aimé, est un ami de sa propre supériorité, tandis que celui qui se complaît à aimer, est vraiment affectueux. Quand on aime, de toute nécessité on agit, tandis qu'être aimé n'est qu'un accident purement passif; on peut ne pas savoir qu'on est aimé; mais on ne peut jamais ignorer que l'on aime. 9 J'ajoute qu'il est plus selon l'amitié d'aimer que d'être aimé ; et qu'être aimé concerne davantage l'objet même de l'amour. La preuve, c'est que l'ami n'hésite pas à préférer de connaître l'objet de sa passion plutôt que d'en être connu, dans les cas où le choix est inévitable. C'est ce que font les femmes elles-mêmes dans les emportements du cœur, et c'est ce que fait l'Andromaque d'Antiphon. Quand on cherche à être connu, il semble qu'on ne songe absolument qu'à soi, et qu'on veut éprouver personnellement du plaisir, sans songer à en donner à un autre, tandis que connaître celui qu'on aime a pour but et de lui faire plaisir et de l'aimer. 10 Voilà pourquoi nous estimons tant et nous louons ceux qui conservent leur affection pour les morts ; car ils connaissent et ne sont pas connus. En résumé, nous avons fait voir jusqu'ici qu'il y a plusieurs genres d'amitié, et que ces genres sont au nombre de trois ; nous avons montré qu'il est très-différent d'être aimé et de rendre réciproquement l'affection qu'on reçoit; enfin nous avons expliqué la différence des amis, selon qu'ils sont sur le pied d'égalité, ou qu'il existe une supériorité de l'une des deux parts. [7,5] CHAPITRE V. 1 Ainsi que je l'ai dit au début de cette étude, le mot d'ami est devenu un terme beaucoup trop général dans les théories superficielles qui ont été émises sur l'amitié. Les uns, on se le rappelle, soutenaient que c'est le semblable qui est ami; les autres, que c'est le contraire. Maintenant, il nous faut expliquer les vrais rapports du semblable et du contraire aux diverses amitiés que nous avons indiquées. 2 D'abord, on peut ramener la notion de semblable à celle d'agréable et de bon ; car le bon est simple, tandis que le mauvais est de formes très multiples. L'homme vraiment bon est toujours semblable à lui-même et ne change jamais de caractère ; loin de là, le méchant, l'insensé ne se ressemble pas du matin au soir. 3. Aussi, à moins que les méchants n'aient à se concerter pour quelqu'objet, ils ne sont pas amis les uns des autres; ils sont constamment divisés; et l'amitié qui n'est pas solide, n'est pas de l'amitié. Ainsi donc, en ce sens, c'est le semblable qui est ami, parce que le bon est semblable. Mais en un autre sens, on peut dire que le semblable se confond avec l'agréable; car les mêmes choses sont agréables à ceux qui se ressemblent ; et c'est une loi naturelle que tout être se plaise d'abord à soi-même. 4 Voilà pourquoi les sons mêmes de la voix, les manières, les relations quotidiennes sont si agréables aux membres d'une même famille; et j'ajoute, même parmi les animaux autres que l'homme. Ce sont là aussi, j'en conviens, des côtés où les méchants peuvent comme d'autres, s'aimer entre eux. « Et le méchant toujours recherche le méchant » 5 D'autre part, on peut soutenir que le contraire est l'ami du contraire, tout comme l'utile peut l'être ; car le semblable est inutile à son semblable. C'est ainsi que le maître a besoin de l'esclave ; et l'esclave, du maître ; c'est ainsi que le mari et la femme ont besoin l'un de l'autre, et que le contraire est tout à la fois agréable et désiré en tant qu'utile ; et si ce n'est pas comme étant le but même qu'on se propose, c'est du moins comme pouvant contribuer à y conduire. En effet, on peut le voir, quand on obtient ce qu'on désire, on est arrivé à la fin même qu'on cherche; on ne désire plus le contraire, comme le chaud désire le froid, comme le sec désire l'humide. 6. A un certain point de vue, l'amitié même du contraire peut passer pour un bien. Ainsi, les contraires se désirent mutuellement par l'entremise du milieu où ils se joignent. Ils se recherchent comme les pièces d'un objet qu'on recompose, parce que c'est de la réunion de tous deux que se forme un seul et unique milieu. 7 Mais j'ajoute : ce n'est que par accident et indirectement que le contraire désire le contraire ; en soi, il ne désire que la position moyenne du milieu. Encore une fois, les contraires ne peuvent pas se désirer mutuellement ; c'est le milieu seulement qu'ils désirent. Quand on a eu trop froid, on revient au milieu en se réchauffant; et si l'on a eu trop chaud, on y revient en se refroidissant ; et de même pour tout le reste. 8 S'il en est autrement, on est toujours dans le désir, et jamais dans les milieux. Au contraire, celui qui est arrivé au juste milieu y jouit sans désir des choses qui sont naturellement agréables, tandis que les autres ne jouissent que de ce qui est sorti de ses qualités et de ses bornes naturelles. 9 Il y a plus : cette espèce d'amitié du contraire pour le contraire pourrait et (1240a() s'étendre et s'appliquer même aux choses inanimées. Mais l'amour véritable ne se produit que quand il y a milieu à l'égard d'êtres animés et vivants. Voilà pourquoi on se plaît souvent avec les êtres qui vous sont le plus dissemblables ; les gens austères se plaisent avec les rieurs ; et les gens de caractère ardent, avec les paresseux. On dirait qu'ils sont replacés dans le vrai milieu les uns par les autres. 10 C'est donc indirectement, comme je viens de le dire, que les contraires sont amis ; et ils ne le sont que pour le bien qu'ils se font réciproquement D'après les explications que nous avons données, on doit voir maintenant quelles sont les espèces de l'amitié, quelles sont les différences qui distinguent les amis aimants et aimés, et enfin ce que sont les conditions auxquelles les gens peuvent être encore amis, sans même avoir d'affection réciproque. [7,6] CHAPITRE VI. 1 On a beaucoup discuté pour savoir si l'on pouvait, ou si l'on ne pouvait pas s'aimer soi-même. Il y a des gens qui trouvent que l'on est, avant tout, son propre ami ; et qui, se faisant une règle de l'amour de soi, rapportent à cette mesure toutes les autres amitiés pour les juger. Mais en s'en tenant à la théorie, et d'après les faits qui se produisent évidemment entre les amis, ces deux genres d'affections sont contraires à certains égards ; et à certains autres, elles semblent pareilles. 2 Ainsi, l'amitié qu'on se porte à soi-même a bien quelqu'analogie avec l'amitié ; mais, absolument parlant, elle n'en est pas ; nécessairement être aimé et aimer doivent se trouver dans deux êtres tout à fait distincts. Mais, dira-t-on, ce qui explique qu'on puisse s'aimer soi-même, c'est ce qu'on a dit de l'homme tempérant et de l'intempérant, qui, en quelque sorte, le sont tout à la fois et de plein gré et malgré eux, parce qu'en eux les diverses parties de l'âme sont dans un certain rapport les unes relativement aux autres. C'est toujours le même phénomène à peu près d'être son propre ami, ou son propre ennemi, ou de se faire tort à soi-même. Tout ceci en effet suppose deux êtres nécessairement, et deux êtres séparés et distincts. 3 Si l'on admet que l'âme puisse être deux en quelque sorte, et qu'elle se partage, ces phénomènes alors sont possibles en un certain sens. Mais si l'on n'admet pas cette division, ils deviennent impossibles. C'est d'après les manières d'être de l'individu envers lui-même que peuvent se définir les différents modes d'aimer, dont nous parlons ordinairement dans nos études. Ainsi, aux yeux de bien des gens, l'ami est celui qui veut le bien d'un autre, ou ce qu'il croit son bien, sans songer en rien à son avantage personnel, et en ne pensant qu'à son ami. 4 A un autre point de vue, on semble surtout aimer celui dont on souhaite l'existence pour lui seul, et non pour soi-même, sans même avoir part à ses biens, et sans vivre avec lui. 5 Enfin, au dernier point de vue encore, on trouve que l'ami est celui avec qui l'on veut vivre pour sa société toute seule et sans aucun autre but, comme les pères qui souhaitent bien l'existence de leurs enfants, mais qui vivent avec d'autres personnes. 6 Toutes ces opinions sur l'amitié se combattent et s'excluent mutuellement. L'un exige que les amis ne songent absolument qu'à vous seul ; l'autre, qu'ils ne pensent jamais qu'à votre existence ; un troisième, qu'ils ne désirent de vivre qu'avec vous ; ou autrement, et sans ces conditions, on déclare que ce n'est plus là de l'amitié. 7 Quant à nous, nous croyons que partager la douleur de quelqu'un sans aucune arrière-pensée, c'est lui donner une preuve d'affection réelle. Mais il ne faut pas que ce soit comme les esclaves, qui soignent leurs maîtres, parce que d'ordinaire ces malades sont d'un humeur peu facile, mais qui, tout en donnant ces soins, ne pensent guère à eux. Il faut que ce soit comme les mères, qui partagent le chagrin de leurs enfants, ou comme certains oiseaux mâles qui partagent avec leur femelle la douleur et la peine de la maternité. 8 Le véritable ami ne se borne même pas seulement à témoigner sa sympathie pour la souffrance de son ami ; il tâche encore de partager effectivement cette souffrance ; et, par exemple, il endurerait la soif avec son ami quand il a soif, si la chose se pouvait; ou du moins il s'efforce de toujours se rapprocher de cette communauté le plus qu'il peut. 9 Même remarque sur la joie qu'on partage avec son ami : (1241() il faut que l'on se réjouisse pour son ami lui-même, et sans autre motif que la joie qu'il éprouve. De là encore toutes ces explications de l'amitié, quand on dit : « L'amitié est une égalité ; les amis véritables n'ont qu'une âme. » 10 On peut, à plus forte raison, transporter tous ces raisonnements à l'individu seul. En effet, c'est bien ainsi que l'individu se souhaite à lui-même son propre bien. Personne ne s'oblige soi-même en vue de quelqu'autre fin, ni pour gagner la faveur de qui que ce soit. On ne peut pas même se dire à soi-même le service qu'on s'est rendu, puisque l'on est un ; et celui qui veut faire savoir certainement à un autre qu'il l'aime, semble vouloir être aimé plutôt encore qu'il n'aime réellement. 11. Quant à souhaiter la vie de quelqu'un, à désirer de vivre toujours ensemble, à partager ses joies et toutes ses douleurs, à n'avoir en un mot qu'une âme, comme on dit, et à ne pouvoir se passer l'un de l'autre et à mourir même ensemble au besoin ; voilà ce que fait éminemment l'individu en tant qu'il est un ; et apparemment qu'il est avec lui-même en une société perpétuelle. Ce sont bien là, je l'avoue, tous les sentiments que l'homme de bien éprouve envers lui-même. 12 Dans le méchant au contraire, tous ces sentiments sont en désaccord ; il n'est pas moins partagé que l'intempérant ; et voilà pourquoi il peut être même son propre ennemi Mais, en tant que l'individu est un et indivisible, il se désire et s'aime toujours lui-même. 13. Or, c'est là justement ce qu'est l'homme de bien, et l'ami en qui l'affection n'est inspirée que par la vertu. Mais le méchant n'est pas un, il est plusieurs ; il change en un seul jour du tout au tout; et il est cent fois dégoûté de lui-même. J'en conclus que l'amour qu'on éprouve envers soi personnellement, peut être ramené à l'amitié de l'homme vertueux. C'est parce que l'homme de bien est en un certain sens semblable à lui-même, c'est parce qu'il est un et parce qu'il est bon pour soi, qu'en ce sens il est son propre ami et qu'il se désire. L'homme de bien est selon la nature, tandis que le méchant est un être contre nature. 14 J'ajoute que l'homme de bien n'a pas à s'injurier lui-même, comme le fait parfois le débauché; en lui, le dernier homme n'insulte pas le premier, comme dans celui qui a des remords ; ni l'homme actuel n'insulte le précédent, comme dans le menteur. En un mot, il n'y a point en lui de ces distinctions que fon tles Sophistes, quand ils séparent subtilement Coriscus et le bon Coriscus. 15 Ce qui prouve bien tout ce qu'il y a de bon encore dans ces natures perverses, c'est que les méchants, en s'accusant eux-mêmes, en arrivent à se donner la mort, quoiqu'il semble que tout homme cherche toujours à être bon envers soi. L'homme de bien, en tant qu'il est absolument bon, cherche à être aussi son propre ami, comme je l'ai déjà dit, parce qu'il a en lui-même deux éléments, qui, naturellement, veulent être amis l'un de l'autre, et qu'il est impossible de séparer. 16 Voilà comment dans l'espèce humaine chaque individu est, on peut dire, son propre ami, tandis qu'il n'en est point ainsi dans les autres animaux; et le cheval, par exemple, ne peut jamais passer pour être son ami propre. Je vais plus loin, et je dis que dans l'espèce humaine les enfants ne le sont pas non plus, et qu'ils ne deviennent leurs propres amis, que quand ils sont capables de choisir et de préférer quelque chose avec intention. C'est alors seulement que l'enfant peut être en désaccord avec lui-même, en résistant au désir qui le pousse. 17 L'amitié envers soi-même ressemble beaucoup aux affections de famille. Il ne dépend pas de nous de les dissoudre ni l'une ni l'autre. On a beau se quereller; on n'en est pas moins parents; et l'individu, malgré ses divisions intestines, n'en est pas moins un, durant toute sa vie. D'après tout ce qu'on vient de dire, on doit voir en combien de sens peut se prendre le mot d'aimer ; et il n'est pas moins clair que toutes les amitiés, quelles qu'elles soient, peuvent se ramener à la première et parfaite amitié. [7,7] CHAPITRE VII. 1 (1n sujet qui appartient encore à cette étude, c'est l'analyse de la concorde et de la bienveillance ; car l'amitié et la bienveillance sont des sentiments qui semblent à bien des gens se confondre, ou qui du moins semblent ne pas pouvoir exister les uns sans les autres. A mon avis, la bienveillance n'est pas la même chose tout à fait que l'amitié; et elle n'en est pas non plus tout à fait différente. 2 Ce qu'il y a de certain, c'est que, l'amitié se divisant en trois espèces, la bienveillance ne se trouve ni dans l'amitié par intérêt, ni dans l'amitié par plaisir. Si vous voulez en effet du bien à quelqu'un parce que cela vous est utile, vous ne le voulez plus alors pour cette personne même; vous ne le voulez que pour vous. Au contraire, il semble que la bienveillance, ainsi que l'amitié véritable, s'adresse non pas à celui qui la ressent, mais à celui pour qui on l'éprouve. D'autre part, si la bienveillance se confondait avec l'amitié par plaisir, on éprouverait de la bienveillance même pour des choses inanimées. Concluons donc évidemment que la bienveillance se rapporte à l'amitié morale. 3 Du reste, l'homme bienveillant ne fait pas plus que vouloir, tandis que l'ami doit aller jusqu'à faire en réalité le bien qu'il veut ; car la bienveillance n'est que le commencement de l'amitié. Tout ami est nécessairement bienveillant; mais tout cœur bienveillant n'est pas un cœur ami. L'homme bienveillant ne fait guère que commencer à aimer; et voilà pourquoi l'on dit de la bienveillance, je le répète, qu'elle est le commencement de l'amitié. Mais ce n'est pas encore de l'amitié. 4 Les amis semblent être dans un parfait accord, tout aussi bien que ceux qui sont d'accord entr'eux semblent être des amis. Mais la concorde, tout amicale qu'elle peut être, ne s'étend pas à tout indistinctement ; elle s'étend seulement aux choses que doivent faire de concert les gens qui sont ainsi de bon accord, et à tout ce qui concerne leur vie commune. Ce n'est même pas uniquement de pensées, ni de goûts qu'ils sont d'accord; car il se peut qu'on désire, de part et d'autre, des choses contraires ; et qu'il en soit ici comme dans l'intempérant, où il y a désaccord fréquent. Mais il faut que des deux côtés la résolution et le désir de faire s'accordent complètement 5 La concorde d'ailleurs n'est possible qu'entre les gens de bien ; car les méchants, en désirant et en convoitant les mêmes choses, ne pensent qu'à se nuire mutuellement. 6 Il semble que le mot de concorde ne peut se prendre d'une manière absolue, non plus que celui d'amitié. Il y a plusieurs espèces de concorde. La première, et la vraie, est bonne également par sa nature, ce qui fait que les méchants ne sauraient jamais la connaître; l'autre peut se trouver aussi entre les méchants, quand par hasard ils poursuivent et désirent un même but. 7 Mais il faut, pour que les méchants s'entendent, qu'ils désirent en effet les mêmes choses, de façon à pouvoir tous deux les obtenir en même temps; car, pour peu qu'ils désirent une seule et même chose qu'ils ne puissent point avoir à la fois, ils n'hésitent pas à se battre pour se l'arracher ; et les gens qui sont vraiment de bon accord ne se combattent jamais. 8 Il y a concorde réelle, quand il y a même sentiment, par exemple, en ce qui touche le commandement et l'obéissance ; non pas seulement pour que le pouvoir et l'obéissance soient alternatifs, mais parfois pour qu'ils ne changent pas de mains. Cette espèce de concorde est ce qui forme l'amitié sociale, l'union des citoyens entr'eux. Voilà ce que nous avions à dire de la concorde et de la bienveillance. [7,8] CHAPITRE VIII. 1 On demande pourquoi les bienfaiteurs aiment plus leurs obligés que les obligés n'aiment leurs bienfaiteurs. En bonne justice, il semble que ce devrait être tout le contraire. 2 On pourrait croire que l'intérêt et l'utilité personnelle expliquent suffisamment ceci, et dire que l'un est un créancier à qui l'on doit, et l'autre un débiteur qui doit rendre. Toutefois, non-seulement cette différence a lieu ; mais, de plus, il y a là quelque chose d'assez naturel. 3 L'acte en effet est toujours préférable; (1242) et le rapport est pareil entre l'œuvre produite par l'acte et l'acte qui la produit. Or, l'obligé est en quelque sorte l'œuvre du bienfaiteur; et voilà pourquoi, même dans les animaux, il y a une si vive tendresse envers les petits; d'abord, pour les mettre au monde, et ensuite, pour les conserver quand ils sont nés. 4. C'est là encore ce qui fait que les pères, moins tendres d'ailleurs que les mères, aiment plus leurs enfants qu'ils n'en sont aimés, et que ces enfants, à leur tour, aiment plus les leurs qu'ils n'aiment leurs parents. C'est que l'acte est ce qu'il y a de mieux et de supérieur. J'ajoute que, si les mères aiment plus que les pères, c'est qu'elles pensent que les enfants sont davantage leur œuvre. On mesure l'œuvre par la peine qu'elle donne ; et c'est la mère qui a le plus de mal dans la procréation. Nous nous arrêtons ici en ce qui concerne l'amitié, tant celle qu'on peut avoir pour soi, que celle qu'on peut avoir pour les autres. [7,9] CHAPITRE IX. 1 Il semble que la justice est une sorte d'égalité, et que l'amitié consiste dans l'égalité même, à moins qu'on n'ait tort quand on dit que l'amitié n'est qu'une égalité. Toutes les constitutions politiques ne sont au fond que des formes de la justice. Un État est une association, et toute association ne se maintient que par la justice ; de telle sorte que toutes les formes de l'amitié sont tout autant de formes de la justice et de l'association. Toutes ces choses se touchent, et n'ont entr'elles que des différences a peu près insensibles. 2 Dans les rapports de l'âme au corps, dans ceux de l'ouvrier à son instrument, ou ceux du maître à son esclave, qui sont presque les mêmes, il n'y a pas de véritable association ; car il n'y a pas deux êtres : ici, il n'y en a qu'un seul; et là, il n'y a que la propriété d'un seul et même individu. On ne peut pas non plus concevoir le bien de l'un et de l'autre séparément ; mais le bien de tous les deux ensemble est le bien de l'être unique pour lequel il est fait Ainsi le corps est un instrument congénial de l'âme; et l'esclave est comme une partie et un instrument séparable du maître; et l'instrument de l'ouvrier est une sorte d'esclave inanimé. 3 Toutes les autres associations, on peut dire, sont une partie de l'association politique, telles que les associations des Phratries, des Mystères, etc.; et même les associations commerciales et lucratives sont encore des espèces d'États. Or, toutes les constitutions avec leurs diverses nuances se retrouvent dans la famille, tant les constitutions pures, que les constitutions dégénérées; car ce qui se passe pour les États, ressemble beaucoup à ce qui a lieu dans les diverses espèces d'harmonies. 4 Ainsi, l'on peut dire que le pouvoir royal est celui du père sur les enfants qu'il a engendrés ; le pouvoir aristocratique est celui du mari à la femme ; et la république est le rapport des frères entr'eux. La dégénération de ces trois formes pures, c'est, on le sait, la tyrannie, c'est l'oligarchie, c'est la démocratie ; et il y a autant de droits différents, et de justices, qu'il y a de différentes formes de constitutions. 5 D'autre part, comme il y a égalité de nombre, et, de plus, égalité de proportion, il doit y avoir tout autant d'espèces d'amitié et d'association. La simple association de camarades, et l'amitié qui les unit, ne se rapportent qu'au nombre; et tous sont soumis à la même mesure. Dans les associations proportionnelles, c'est celle qui est aristocratique et royale qui est la meilleure; car le droit n'est pas identique pour le supérieur et pour l'inférieur ; et il n'y a de juste entr'eux que la proportion. 6 Il en est de même de l'amitié du père et du fils ; et de toutes les associations de ce genre. [7,10] CHAPITRE X. 1 (1242a() On peut distinguer entre les amitiés ou affections, celle de la parenté, celle de la camaraderie, celle de l'association, et enfin celle qu'on peut appeler civile et politique. L'affection de famille ou de parenté a beaucoup d'espèces : celle des frères, celle du père, celle des enfants, etc. L'une est proportionnelle, c'est l'affection du père; l'autre est purement numérique, c'est celle des frères. Cette dernière se rapproche beaucoup de l'affection des camarades entr'eux ; car, là aussi on partage également tous les avantages. 2 L'amitié, ou affection, civile et politique, repose sur l'intérêt en vue duquel elle s'est surtout formée. Les hommes se sont réunis parce qu'ils ne pouvaient se suffire dans l'isolement, bien que le plaisir de vivre ensemble fût capable, à lui seul, de faire fonder la société. L'affection que les citoyens se portent entr'eux, sous le gouvernement de forme républicaine et sous les gouvernements dérivés de celui-là, a ce privilège qu'elle n'est pas seulement de l'amitié ordinaire, mais que, de plus, les hommes s'y réunissent comme des amis véritables, tandis que dans les autres formes de gouvernement, il y a toujours une hiérarchie de supérieur à inférieur. Le juste doit surtout s'établir dans l'amitié des gens qui sont unis par l'intérêt; et c'est là ce qui fait précisément la justice civile et politique. 3 C'est d'une tout autre façon que se réunissent l'artiste et l'instrument : la scie, par exemple, dans la main de l'ouvrier. Il n'y a pas là à vrai dire de but commun; car leur rapport est celui de l'âme à l'instrument; et c'est uniquement dans l'intérêt de celui qui emploie l'outil. 4 Ceci n'empêche pas d'ailleurs qu'on ne prenne soin de son instrument, dans la mesure même où il faut le soigner pour l'ouvrage qu'on accomplit; car l'instrument n'existe qu'en vue de cet ouvrage. Ainsi dans la vrille, on peut distinguer deux éléments, dont le principal est l'acte même de la vrille, c'est-à-dire la perforation; et c'est dans cette classe de rapports que l'on peut placer et le corps et l'esclave, ainsi que je l'ai déjà dit. 5 Chercher comment il faut se conduire avec un ami, c'est au fond chercher ce que c'est que la justice. D'une manière générale, la justice ne s'applique jamais qu'à un être ami. Le juste se rapporte à certains êtres qui sont associés à un certain titre; or, l'ami est un associé, d'abord par la race et l'espèce, puis par la vie commune. C'est que l'homme est non seulement un être politique et civil ; c'est aussi un être de famille. Il ne s'accouple pas pour un temps, comme les autres animaux au hasard, de mâle à femelle, restant ensuite dans l'isolement. Mais il faut pour son union des conditions précises... comme entre les tuyaux doubles d'une flûte. 6 L'homme est un être fait pour l'association avec ceux que la nature a créés de la même famille que lui ; et par suite, il y aurait pour lui association et justice, quand bien même l'État n'existerait pas. 7 La famille, la maison est une sorte d'amitié ; et du maître à l'esclave, il y a cette amitié, cette union qui a lieu de l'art aux instruments, et de l'âme, au corps. Sans doute, ce ne sont pas là précisément des amitiés ni des justices ; mais c'est quelque chose d'analogue et de proportionnel; comme le remède qui guérit le malade n'est pas quelque chose de normal ni de sain précisément, mais quelque chose d'analogue et de proportionnel à son état. 8 L'affection de l'homme et de la femme est tout à la fois une utilité et une association ; celle du père au fils est comme celle de Dieu à l'homme, comme celle du bienfaiteur à l'obligé, en un mot, comme celle de l'être qui commande par nature à l'être qui doit naturellement obéir. 9 L'affection des frères entr'eux repose surtout, comme celle des camarades, sur l'égalité : « Oui, mon frère est aussi légitime que moi ; » Notre père à tous deux, c'est Jupiter, mon roi. » Et ces vers du poète sont mis dans la bouche de gens qui ne veulent que l'égalité. (1243) Ainsi, c'est dans la famille qu'on peut trouver le principe et la source de l'amour, de l'État, et de la justice. 10 On se rappelle qu'il y a trois espèces d'amitié : de vertu d'abord, puis d'intérêt, et enfin de plaisir. On a vu encore qu'il y a deux nuances pour chacune d'elles ; car chacune d'elles repose, ou sur l'égalité des deux amis, ou sur une supériorité de l'un des deux. Le genre de justice qui s'applique à chacune doit ressortir clairement de toutes nos discussions précédentes. Quand l'un des deux est supérieur, c'est la proportion qui doit y dominer. Mais cette proportion ne saurait plus être la même ; le supérieur doit l'avoir en sens inverse, de telle façon que la relation qui se trouve entre lui et l'inférieur se reproduise, en se renversant, entre tout ce qui vient de cet inférieur à lui, et tout ce qui vient de lui à cet inférieur, cette relation étant toujours celle d'un chef qui commande et d'un sujet qui obéit. 11 Si ce n'est pas ce rapport qui s'établit entr'eux, c'est alors une égalité purement numérique ; car, dans ce cas, il se passe ici ce qui se passe ordinairement dans les autres associations, où il y a tantôt une égalité numérique, et tantôt une égalité proportionnelle. Si, dans une association, les associés ont apporté une part d'argent, numériquement égale, ils doivent avoir aussi dans le partage une portion égale numériquement; et si l'apport n'était pas égal, ils doivent avoir une part proportionnelle. 12 Mais en amitié, l'inférieur retourne la proportion; et il joint à son profit les deux angles par une diagonale au lieu d'avoir l'un des côtés. Mais le supérieur parait alors avoir moins qu'il ne lui revient; l'amitié et l'association ne semblent plus qu'une charge pour lui. Il faut donc ici rétablir l'égalité d'une autre façon et refaire la proportion détruite. 13 Ce moyen de rétablir l'égalité, c'est l'honneur, qui appartient au chef que la nature a fait pour commander, et que lui doit l'être qui obéit, comme il appartient à Dieu. Il faut donc que le profit, d'un côté, soit égal à l'honneur, de l'autre. 14 Mais l'affection fondée sur l'égalité est précisément l'affection civile et républicaine. L'affection civile ne repose que sur l'intérêt ; et de même que les États ne sont amis les uns des autres qu'à ce titre, de même les citoyens le sont entr'eux à titre égal: « Athènes méconnaît et déteste Mégare. » Et les citoyens non plus ne se connaissent pas davantage, du moment qu'ils ne sont plus utiles les uns aux autres: cette amitié-là ne dure guère que le temps qu'on traite de la main à la main. 15 C'est que, dans cette association politique et républicaine, le commandement et l'obéissance ne viennent pas de la nature, et n'ont même rien de royal ; ils sont alternatifs. Ce n'est pas pour faire du bien, comme Dieu, que l'on commande ; c'est seulement afin qu'il y ait égalité d'avantages dont on profite, et de services que l'on rend. Ainsi donc, l'affection politique et républicaine veut absolument reposer sur l'égalité. 16 L'amitié par intérêt présente aussi deux espèces : l'une qu'on peut appeler légale; l'autre, morale. L'affection politique et républicaine regarde tout à la fois, et à l'égalité et à la chose dont on profite, comme ceux qui vendent et qui achètent ; et de là le proverbe : « Les bons comptes font les bons amis, » 17 Quand donc cette amitié politique résulte d'une convention formelle, elle a de plus un caractère légal. Mais quand on se fie purement et simplement les uns aux autres, c'est plutôt l'amitié morale et celle de camarade à camarade. Aussi, est-ce celle-là plus que toute autre qui donne lieu à des récriminations. La cause en est que tout cela est contre nature. L'amitié par intérêt et l'amitié par vertu sont fort différentes ; et ces gens-là n'en veulent pas moins unir à la fois les deux choses ; ils ne se rapprochent que par intérêt; (1243a) ils font une amitié toute morale, comme s'ils n'étaient guidés que par des sentiments de vertu ; par suite de cette confiance aveugle, ils n'ont pas eu le soin de contracter une amitié légale. 18 En général, et parmi les trois espèces d'amitié, c'est surtout dans la liaison par intérêt qu'il y a le plus de récriminations et de plaintes. La vertu est toujours à l'abri du reproche. Ceux qui ne se sont liés que par plaisir, après avoir reçu et donné de part et d'autre, se séparent sans peine. Mais les gens qui ne sont unis que par l'intérêt, ne rompent pas aussi promptement, à moins qu'ils ne soient liés et par des engagements légaux et par des attachements de camarades. Cependant, dans les liaisons qui n'ont pour base que l'intérêt, la liaison légale est la moins sujette à contestations. La solution, qui, au nom de la loi, accommode les deux parties, se fait en argent, puisque c'est l'argent qui, dans les cas de ce genre, mesure l'égalité. Mais dans une liaison purement morale, la solution doit être toute volontaire. Aussi, dans quelques pays a-t-on porté cette loi : Que ceux qui ont ainsi contracté amicalement ne peuvent se faire de procès pour des conventions toutes facultatives. Cette loi est fort sage, puisqu'en effet les gens de bien n'ont pas recours naturellement à la justice des tribunaux, et que ceux-là n'ont traité que comme des gens de bien l'un à l'égard de l'autre. 20 Mais dans cette espèce d'amitié, il est encore assez embarrassant de savoir des deux parts jusqu'à quel point les récriminations peuvent être fondées, parce qu'on s'est fié l'un à l'autre moralement et non pas légalement. 21 On a grand-peine alors à discerner avec pleine justice qui a raison. Faut-il regarder au service même qui a été rendu, à sa valeur, et à sa qualité? Ou faut-il plutôt regarder à celui qui l'a reçu ? Car il se peut que ce soit comme le dit Théognis : « C'est peu pour toi, Déesse, et pour moi c'est beaucoup. » Il peut même arriver que, pour tous deux, ce soit absolument le contraire, et qu'on puisse répéter ce dicton bien connu : « Pour toi ce n'est qu'un jeu ; mais pour moi c'est la mort » 22 Voici d'où naissent toutes les récriminations. L'un croit qu'on lui doit beaucoup, parce qu'il a rendu un grand service, et qu'il a obligé son ami dans un cas urgent ; ou bien, il allègue encore d'autres motifs, en ne considérant que l'utilité du service rendu, sans penser au peu qu'il lui en a coûté. L'autre, au contraire, ne voit que ce que le service a coûté au bienfaiteur, et non pas le profit que lui-même en a tiré. 23 Parfois encore, c'est celui qui a reçu qui récrimine ; et, pendant qu'il ne rappelle de son côté que son très-mince profit, l'autre énumère l'avantage énorme que la chose a produit ; et, par exemple, si en s'exposant à un péril on a pu tirer quelqu'un d'affaire, en ne risquant que la valeur d'une drachme, celui-ci ne pense qu'au danger qu'il a couru, tandis que l'autre ne songe qu'à la valeur de l'argent, comme s'il ne s'agissait que d'une restitution pécuniaire. Mais là même encore, il y a des motifs de querelle ; car l'un ne donne aux choses que la valeur qu'elles avaient antérieurement, l'autre les apprécie ce qu'elles valent dans le moment présent ; et, sur ce terrain, ils n'ont garde de s'entendre, à moins de convention précise. 24 L'amitié, la liaison civile regarde uniquement à la convention expresse et à la chose même ; l'amitié, la liaison morale regarde à l'intention. Sans contredit, c'est beaucoup plus juste ; et c'est là vraiment la justice de l'amitié. Ce qui fait qu'il y a lutte et discussion entre les hommes, c'est que, si l'amitié morale est plus belle, la liaison d'intérêt est bien autrement obligatoire et exigeante. 25 Les gens commencent leur liaison comme des amis purement moraux, et comme s'ils ne songeaient qu'à la vertu. Mais dès qu'un de leurs intérêts particuliers vient à rencontrer de l'opposition, ils font voir alors bien clairement qu'ils étaient tout autres qu'ils ne se croyaient. Le vulgaire des hommes ne recherchent ce qui est beau que par surcroît et par luxe ; et c'est ainsi (1244) qu'ils recherchent même cette amitié qui est plus belle que toutes les autres. 26 On doit voir maintenant bien nettement les distinctions qu'il convient de faire entre ces cas divers. Si les gens sont des amis moraux, ils doivent ne regarder qu'à l'intention pour s'assurer qu'elle est égale des deux parts ; et ils n'ont rien autre chose à exiger l'un de l'autre. S'ils ne sont amis que par intérêt, ou par des liens purement civils, ils peuvent résoudre la difficulté selon qu'ils s'étaient entendus d'abord sur leur intérêt. Si l'un affirme que la convention a été toute morale, et que l'autre affirme le contraire, il n'est pas bien d'insister, quand il faudrait n'avoir que de bonnes paroles dans ces occasions, et l'on doit garder la même réserve dans l'un ou l'autre sens. 27 Mais quand même les amis ne seraient pas unis par un lien moral, il faut juger qu'aucun d'eux n'a voulu tromper l'autre ; et par suite, chacun doit se contenter de ce que le hasard lui a donné. 28 Ce qui prouve bien que l'amitié morale ne repose que sur l'intention, c'est que, même après avoir reçu de très grands services, si on ne les rend pas également, à cause de l'impuissance où l'on est, mais qu'on les rende autant qu'on le peut, on n'en a pas moins fait son devoir. Dieu même accepte les sacrifices qu'on lui offre, en tenant compte des ressources de celui qui les fait. 29. Mais au marchand qui vend, il ne suffirait pas de dire qu'on ne peut lui donner davantage, non plus qu'au créancier qui a prêté son argent. 30 Les reproches et les récriminations sont très-fréquents, dans les amitiés qui ne sont pas parfaitement nettes et droites ; et il n'est pas facile de discerner alors lequel des deux a raison. C'est en effet chose fort malaisée de rapporter à une mesure unique des relations aussi complexes, comme il arrive particulièrement dans les affaires d'amour. 31 L'un ne poursuit celui qu'il aime, que parce qu'il a plaisir à vivre avec lui ; l'autre parfois n'accepte l'amant que comme utile à ses intérêts. Quand il cesse d'aimer, comme il devient tout différent, l'autre ne devient pas moins différent que lui ; et alors ils se querellent à tout propos. C'est la dispute de Python et de Pammène. C'est la discussion du maître et du disciple, parce que la science et l'argent n'ont pas en effet une seule et même mesure. C'est encore le cas de Prodicus, le médecin, avec le malade qui lui donnait un trop faible salaire ; c'est enfin le cas du joueur de cithare et du roi. 32 L'un ne voulait que son plaisir en accueillant l'artiste; l'autre ne recherchait que son intérêt en allant à la cour ; et quand il fallut payer, le roi, comme s'il ne devait que de l'agrément à l'artiste, lui dit : « Tout le plaisir que vous m'avez fait en chantant, je vous l'ai déjà payé par le plaisir que vous ont fait mes promesses. » 33 Quoiqu'il en soit de cette défaite, on peut voir sans peine, même ici, comment il faut arranger les choses. Il faut toujours les rapporter à une seule et unique mesure. Mais ce n'est pas en les renfermant dans une limite précise ; c'est en les proportionnant entr'elles. La proportion est ici la vraie mesure, de même qu'elle est aussi la mesure dans l'association civile et politique. En effet, comment le cordonnier pourra-t-il contracter des rapports sociaux avec le laboureur, à moins qu'on n'égalise leurs travaux par la proportion qu'on établit entr'eux? 34 De même, dans tous les cas où l'on ne peut faire un échange direct, la seule mesure possible est la proportionnalité. Par exemple, si l'un promet de donner la science et la sagesse, et l'autre, de l'argent en retour, il faut examiner quel est le rapport de la science à la fortune, et ensuite quelle est la valeur donnée par l'un et l'autre des contractants ; car si l'un a donné la moitié de sa petite propriété, et que l'autre n'ait donné qu'une partie minime d'une propriété beaucoup plus grande, il est clair que le second a fait tort au premier. 35 C'est qu'ici encore, la cause de la dissidence est dans le principe même des deux amis ; l'un soutient qu'ils ne se sont liés que par intérêt, tandis que l'autre soutient le contraire, et qu'il a eu dans cette liaison quelqu' autre motif que celui-là. [7,11] CHAPITRE XI. 1 Une question qu'on peut se poser encore, c'est de savoir à qui il faut de préférence rendre service, à un ami que recommande sa seule vertu, ou bien à celui qui reconnaît ou peut reconnaître ce qu'on fait pour lui. Cette question revient à se demander (1244a() s'il faut faire du bien à son ami plutôt qu'à un homme qui n'a que la vertu pour titre à vos bienfaits. 2 Si le bonheur veut que votre ami soit un homme vertueux, en même temps qu'il est votre ami, la question n'offre pas, comme on voit, très grande difficulté, à moins qu'on n'enfle démesurément l'une de ces qualités et qu'on ne rapetisse l'autre, en supposant que cet homme est votre intime ami, et qu'il est médiocrement honnête. Si l'on ne suppose pas que la vertu est égale à l'amitié, il se présente alors une foule de questions délicates : et, par exemple, si l'un a été votre ami, mais qu'il doive ne plus l'être; et que l'autre doive l'être, mais ne le soit pas encore; ou bien, si l'un l'a été, mais qu'il ne le soit plus; et que l'autre le soit maintenant, mais qu'il ne soit pas toujours été et qu'il ne doive pas toujours l'être. 3 On comprend qu'il soit trop difficile de suivre toutes ces arguties ; et comme le dit Euripide dans ses vers : « N'avez-vous que des mots? en mots on vous paiera; » Mais si vous agissez, pour vous on agira. » Le vrai, c'est qu'il faut agir ici comme l'on agit envers son père. On ne donne pas tout absolument à son père; et il y a certaines choses qu'on doit réserver pour sa mère, bien que cependant un père soit supérieur. C'est encore ainsi que l'on n'immole pas toutes les victimes au seul Jupiter, et qu'il n'a pas tous les hommages des humains, mais seulement certains hommages qui lui sont dus plus particulièrement. 4 De même, on peut dire qu'il y a des choses qu'on doit faire pour l'ami qui nous est utile ; et qu'il en est d'autres qu'on doit faire pour l'honnête homme. Ainsi, quelqu'un peut vous donner du pain et satisfaire à tous vos besoins, sans que vous soyez tenu de vivre avec lui; et réciproquement, on peut vivre avec quelqu'un, sans lui rendre ce qu'il ne donne pas lui-même, dans ces rapports de réelle amitié, et ne faire pour lui que ce que fait l'ami par intérêt. Mais quant aux amis qui, liés l'un à l'autre au même titre, accordent tout à celui qu'ils aiment, même ce qu'il ne faut pas, ce sont des gens indignes de toute estime. 5 Les définitions qu'on donne de l'amitié dans les discours ordinaires, s'appliquent bien toutes, si l'on veut, à l'amitié; mais ce n'est pas à la même amitié. Ainsi, l'on doit également vouloir le bien, et de celui dont vous êtes l'ami par intérêt, et de celui qui a été votre bienfaiteur, et de celui qui est votre ami comme la vertu l'exige. Mais cette définition de l'amitié ne comprend pas tout cela. On peut fort bien souhaiter l'existence de l'un, et vivre avec un autre, comme on peut, dans telle liaison, ne voir que le plaisir, et, dans telle autre, partager ses douleurs et ses joies avec son ami. 6 Mais toutes ces prétendues définitions ne s'appliquent jamais, je le répète, qu'à une certaine espèce d'amitié ; elles ne s'appliquent pas toutes à une seule et même amitié. De là vient qu'elles sont si nombreuses, et que chacune semble s'appliquer à une seule amitié, bien que cependant il n'en soit rien. Prenons, par exemple, cette définition qui prétend que l'amitié consiste à souhaiter l'existence de l'ami. Elle n'est pas exacte ; car celui qui est dans une position supérieure, ou celui qui a été le bienfaiteur d'un autre, veut bien aussi l'existence de son propre ouvrage, de même qu'on doit souhaiter longue vie au père qui vous a donné le jour, sans parler du juste retour qu'on lui doit. Mais ce n'est pas avec son obligé qu'on veut vivre ; c'est uniquement avec celui qui vous plaît et vous est agréable. 7 Les amis peuvent avoir des torts mutuels, toutes les fois que ce sont les choses qu'ils aiment plutôt que celui qui les possède. Au fond, ils ne sont amis que de ces choses;. et, par exemple, l'un préfère le vin qu'il trouve excellent, à l'hôte qui le lui donne; l'autre préfère l'argent, parce que l'argent lui est utile. Faut-il s'indigner de ces trahisons et accuser cet ami d'avoir préféré une chose qui, pour lui, vaut plus, à une personne qui vaut moins à ses yeux? On se plaint pourtant, et l'on ne s'aperçoit pas que maintenant on voudrait trouver l'honnête homme, tandis qu'auparavant on ne recherchait soi-même que l'homme agréable ou l'homme utile. [7,12] CHAPITRE XII. 1 (1245) Pour compléter ces théories, il faut étudier encore ce que c'est que l'indépendance, qui se suffit à elle-même, et la comparer à l'amitié, afin de voir leurs rapports et leur valeur réciproque; car on peut se demander si, dans le cas où quelqu'un serait absolument indépendant et se suffirait en tout, il aurait encore un ami, s'il est vrai que l'on ne cherche jamais un ami que par besoin. Mais si l'homme de bien est le plus indépendant de tous les hommes, et que la vertu soit la seule condition du bonheur, comment l'homme de bien aurait-il à faire d'un ami ? L'être qui se suffit pleinement à lui seul, ne peut avoir besoin ni de gens qui lui sont utiles, ni de gens qui aient de la bienveillance à son égard, ni même de la vie commune, puisqu'il est amplement capable de vivre seul à seul avec lui-même. 2 Cette indépendance absolue éclate surtout avec évidence dans la divinité. Il est clair que n'ayant besoin de rien, Dieu n'a pas besoin d'amis, et qu'il n'en a pas, non plus qu'il n'a rien du tout du maître qui commande à des esclaves. Par conséquent, l'homme le plus heureux sera celui qui aura le moins besoin d'amis, ou plutôt il n'en aura besoin que dans la mesure même où il est interdit à l'homme d'être absolument indépendant et de se suffire dans son isolement. 3 Nécessairement, on n'a que fort peu d'amis quand on est très vertueux ; et il en faut toujours de moins en moins. On ne cherche plus alors à s'en faire ; et l'on néglige non pas seulement les amis utiles, on néglige ceux mêmes qui seraient dignes d'être choisis pour la vie commune. 4 C'est bien alors aussi qu'il est de toute évidence que l'ami n'est pas à rechercher pour l'usage qu'on en fait, ou pour le profit qu'on en tire ; mais que celui-là seul est véritablement ami, qui l'est par vertu. Quand nous n'avons plus besoin de quoi que ce soit, nous cherchons toujours des gens qui puissent jouir avec nous de tous nos biens; et nous préférons ceux qui sont en position de recevoir nos bienfaits à ceux qui pourraient nous faire du bien à nous-mêmes. Notre discernement est plus juste quand nous sommes tout à fait indépendants, que quand nous manquons de quelque chose ; et c'est surtout dans cette situation que nous éprouvons le besoin d'avoir des amis dignes de vivre avec nous. 5 Pour bien résoudre cette question, il faut voir s'il n'y a pas une erreur dans toutes ces théories, et si la comparaison dont on se sert ici, ne nous dérobe pas quelque partie de la vérité. Nous nous en rendrons compte avec une parfaite clarté, en nous expliquant bien ce que c'est que la vie comme acte et comme but. 6 Evidemment, vivre, c'est sentir et connaître ; par conséquent, vivre ensemble, c'est sentir ensemble et connaître ensemble. Mais se sentir soi-même, se connaître soi-même, est ce qu'il y a de plus doux au monde pour chacun de nous; et voilà pourquoi c'est un désir que la nature a mis en nous tous, quand elle nous a créés, que celui de vivre ; car, il faut le constater, la vie n'est en quelque sorte qu'une connaissance. 7 Si donc on pouvait couper la vie et la connaissance en deux, et séparer la connaissance de manière qu'elle fût isolée et en soi, uniquement, chose d'ailleurs qui peut ne pas avoir d'expression dans le langage, mais qui en réalité peut bien se concevoir, dès lors il n'y aurait aucune différence à ce qu'un autre être connût à votre place, au lieu que vous connussiez vous-même. Il n'y aurait même aucune différence qu'un autre être vécût à votre place, quoiqu'on préfère plutôt, et avec toute raison, de sentir et de connaître soi-même. Car il faut que notre raison réunisse ces deux idées à la fois : d'abord, que la vie est une chose désirable, et ensuite que le bien l'est également, parce que c'est ainsi seulement que les hommes peuvent avoir (1245a) la nature qu'ils ont. 8 Si donc dans la série coordonnée des choses, l'un des deux éléments se trouve toujours au rang du bien, c'est que connaître et choisir les choses participe d'une manière toute générale de la nature finie. Par conséquent, vouloir sentir soi-même, c'est vouloir exister soi-même d'une certaine façon spéciale. Mais comme, de fait, nous ne sommes point par nous-mêmes aucune de ces facultés séparément, nous n'existons qu'en jouissant de ces deux facultés réunies, celle de sentir et celle de connaître. Ainsi, c'est en sentant qu'on devient sensible, sur le point même où l'on a senti, d'abord, et de la manière qu'on a senti, et dans le temps où l'on a senti. C'est en connaissant qu'on devient capable de se connaître. Voilà ce qui fait qu'on veut toujours vivre, parce qu'on veut toujours connaître; en d'autres termes, c'est qu'on désire être soi-même la chose que l'on connaît. 9 A ce point de vue, on pourrait trouver assez étrange le désir de l'homme, de vivre avec ses semblables d'une vie commune, et d'abord, pour les besoins qu'il partage avec les autres animaux, je veux dire ceux du boire et du manger, qu'il veut satisfaire ordinairement en compagnie. Quelle différence y a-t-il, en effet, à satisfaire ces besoins les uns à côté des autres, ou bien à part, du moment que l'on retranche de ces réunions la parole, à l'aide de laquelle on se communique? 10 Les gens indépendants ne peuvent pas d'ailleurs converser avec le premier venu. J'ajoute qu'il n'est pas possible à ces amis qu'on suppose indépendants, et capables de se suffire à eux seuls, de rien apprendre dans ces entretiens, ou de rien enseigner aux autres. Si l'on apprend soi-même quelque chose, c'est qu'on n'est pas tout ce qu'on doit être en fait de suffisance personnelle ; et d'autre part, on n'est jamais l'ami du maître qui vous instruit, puisque l'amitié est une égalité et une ressemblance. Quoiqu'il en puisse être, c'est un grand plaisir d'être ensemble; et nous jouissons bien davantage de notre bonheur en le partageant avec nos amis, autant que nous le pouvons, et en leur donnant toujours tout ce que nous avons de mieux. 11 Du reste, c'est, avec l'un, des plaisirs purement matériels; avec l'autre, ce sont des arts; avec un autre encore, c'est de la philosophie. Ce qu'on veut avant tout, c'est d'être avec son ami. Aussi, comme dit le proverbe : « C'est un grand chagrin que des amis loin de soi ; » et l'on veut dire par là qu'une fois amis, il ne faut plus s'éloigner les uns des autres. C'est ce qui fait encore que l'amour ressemble tant à l'amitié. L'amant désire toujours vivre avec ce qu'il aime, non pas, il est vrai, comme la raison veut qu'on vive ensemble, mais seulement pour satisfaire ses sens et sa passion. 12 Voilà ce que dit le raisonnement qui nous embarrasse. Mais voici à peu près comment se passent les choses dans la réalité, et comment nous trouverons la cause de rembarras où il nous jette. Recherchons où est ici la vérité. 13 Il est certain d'abord que l'ami veut être comme le dit le proverbe : « Un autre Hercule, un autre nous-mêmes. » Cependant, il est distinct de nous ; il en est séparé, et il est difficile de se réunir en un seul et même individu. Cet être, qui nous est parfaitement conforme par nature, est autre que nous par son corps, tout semblable qu'il est; en outre, il est autre par l'âme, et peut-être diffère-t-il encore davantage dans chacune des parties de cette âme et de ce corps. Pourtant, l'ami n'en veut pas moins être un autre nous-mêmes, séparé de nous. 14 Ainsi, sentir son ami, c'est nécessairement en quelque sorte se sentir soi-même ; c'est comme se connaître soi-même que de le connaître. C'est donc un très-vif bonheur qu'approuve la raison, que de jouir, avec son ami, même d'amusements vulgaires, et de se trouver en sa compagnie, puisque nous le sentons toujours ainsi lui-même en sentant les choses avec lui. Mais c'est un bonheur bien plus vif encore que de goûter ensemble des plaisirs plus relevés et plus divins. La cause de cette félicité, c'est qu'il est toujours plus doux de se contempler soi-même dans un homme de bien, meilleur encore que vous. Parfois, c'est un simple sentiment, tantôt un acte, tantôt quelqu'autre chose qui réunit les cœurs. Or, s'il est doux d'être soi-même heureux, et si la vie commune a cet avantage d'y pouvoir agir ensemble, la société des hommes éminents, réunis par l'amitié, est ce qu'il y a de plus doux au monde. (1246) Se livrer ensemble à ces nobles contemplations, à ces exquises jouissances, tel est l'objet de ces liaisons; tandis que se réunir pour prendre ses repas en commun, ou satisfaire les besoins que la nature nous impose, ce n'est qu'une grossière volupté. 15 Mais chacun de nous veut atteindre, dans cette communauté, le but spécial auquel il lui est donné de prétendre; et ce qu'on désire le plus ensuite, quand on ne peut aller jusqu'à cette parfaite union, c'est de rendre des services à ses amis et d'en recevoir d'eux en échange. Il faut donc avouer qu'évidemment l'homme est fait pour vivre dans la société de ses semblables, qu'en fait, tous les hommes recherchent la vie commune, et que l'homme le plus heureux et le meilleur de tous est celui qui la recherche avec le plus d'empressement. 16 Ainsi, on le voit, ce qui dans cette question nous semblait d'abord peu conforme à la raison, était cependant une conséquence assez rationnelle de la part de vérité contenue dans ce raisonnement; et grâce à la comparaison si juste que nous avons faite, nous avons trouvé la solution que nous cherchions. Non, Dieu n'est pas fait de telle sorte qu'il ait besoin d'un ami, et qu'il puisse trouver son semblable. 17 Mais il faut prendre garde qu'en poussant ce raisonnement à l'extrême, ou irait jusqu'à enlever la pensée même à l'homme de bien. Dieu, pour être heureux, n'a point à subir les mêmes conditions que nous ; et il est trop parfait pour pouvoir penser autre chose que lui-même. Pour nous, au contraire, le bonheur ne peut jamais se rapporter qu'à une chose autre que nous-mêmes, tandis que, pour lui, le bonheur ne saurait être ailleurs que dans sa propre essence. 18 D'autre part, dire que nous devons chercher à nous faire de nombreux' amis et les désirer, et dire en même temps qu'avoir beaucoup d'amis, c'est n'avoir point d'ami, ce sont deux choses où il n'y a rien de contradictoire ; et, des deux côtés, on a raison. Comme il est possible de vivre à la fois avec plusieurs personnes, et de sympathiser avec elles, ce qu'on doit le plus désirer, c'est que ces personnes soient les plus nombreuses possible. Mais, comme c'est une chose fort difficile, il y a nécessité que cette communauté effective de sensations et cette sympathie, se concentrent dans un assez petit nombre de personnes. 19 Par suite, il est malaisé non-seulement de posséder beaucoup d'amis; car il faut toujours éprouver les gens et leur affection ; mais il est même très-malaisé de jouir de si nombreux amis quand on les possède. Quelquefois nous voulons que celui que nous aimons soit loin de nous, si c'est la condition de son bonheur ; parfois, nous désirons, au contraire, qu'il partage les biens dont nous jouissons nous-mêmes ; et ce désir d'être ensemble est la marque d'une sincère amitié. Quand il se peut qu'on soit réuni, et qu'on soit heureux dans cette union, personne n'hésite. Mais, quand c'est impossible, on fait alors comme la mère d'Hercule, qui préféra se séparer de son fils et le voir devenir un Dieu, plutôt que de le garder auprès d'elle et de le voir esclave d'Eurysthée. 20 L'ami pourrait faire ici la même réponse que fit un Lacédémonien, en se moquant de quelqu'un qui lui conseillait, dans une tempête, d'appeler les Dioscures à son aide. C'est bien, ce semble, le rôle de celui qui aime, d'éviter à son ami de partager toutes les épreuves désagréables et pénibles ; et c'est bien aussi le rôle de celui qui est aimé, que de vouloir, au contraire, en prendre sa part personnelle. Tous deux ont raison d'agir ainsi ; car un ami ne doit rien trouver au monde d'aussi pénible, que lui est douce la présence de son ami. D'un autre côté, on doit en amitié ne pas penser uniquement à soi ; et voilà comment on veut éviter à son ami toute participation au mal qu'on endure. Il suffit qu'on soit seul dans la peine ; et l'on ne voudrait pas paraître ne songer (1246a) qu'à soi égoïstement, en achetant son plaisir au prix de la douleur d'un ami. Il est vrai que les maux sont plus légers quand on n'est pas seul à les supporter; et, comme il est naturel qu'on désire d'être heureux, et d'être ensemble, il est clair qu'on préfère se réunir, dût le bien qu'on espère être moins grand, plutôt que d'être séparé avec un plus grand bien. 21 Mais comme on ne peut pas savoir au juste tout ce que vaut la vie commune, les avis diffèrent sur ce point. Les uns pensent que l'amitié consiste à tout partager sans aucune exception, parce qu'il est bien plus agréable, disent-ils, de dîner ensemble, en supposant même qu'on ait des deux parts un aussi bon repas. D'autres, au contraire, ne veulent pas que leur ami partage leur peine ; et l'on peut convenir qu'ils ont raison ; car en poussant les choses à l'extrême, on en arriverait à soutenir qu'il vaut encore mieux souffrir affreusement ensemble, que d'être même très heureux séparément. 22 Les mêmes perplexités à peu près se présentent au cœur d'un ami, quand il est dans le malheur. Parfois, nous souhaitons que nos amis soient bien loin de nous, et ne partagent pas notre douleur, quand ils n'y pourraient rien. Parfois, on trouverait leur présence la plus douce consolation qu'on pourrait goûter. Cette contradiction apparente n'a rien de déraisonnable ; elle s'explique par tout ce que nous venons de dire. D'une manière absolue, nous voulons éviter de voir une douleur quelconque, et même un simple embarras à notre ami, autant que nous l'éviterions pour nous-mêmes. D'un autre côté, s'il est une douce chose parmi les choses les plus douces de la vie, c'est de voir son ami, par les motifs que nous avons indiqués, et de le voir sans souffrance, même quand on souffre personnellement. 23 Mais, selon que le plaisir l'emporte dans l'un ou l'autre sens, on incline à désirer la présence de l'ami ou son absence. C'est là le sentiment qu'éprouvent, et par une cause toute pareille, les cœurs d'une nature inférieure ; et très-souvent, ils désirent dans le malheur qui les atteint, que leurs amis ne soient pas plus heureux, afin de n'être pas seuls à souffrir de la nécessité qui les frappe. Il vont même alors quelquefois jusqu'à tuer avec eux ceux qu'ils aiment..... s'imaginant sans doute que leurs amis sentiront ainsi davantage leur mal.... soit que, dans leur désespoir, ils se rappellent plus vivement le bonheur dont ils ont joui jadis, soit qu'ils craignent de rester à jamais malheureux ..... [7,13] CHAPITRE XIII. 1 Une question d'un autre ordre qu'on peut élever, c'est de savoir s'il est possible tout à la fois, et d'employer une chose à l'usage qui lui est naturellement propre, et de l'employer aussi à un autre usage; en d'autres termes, s'il est possible de s'en servir en soi, et de s'en servir indirectement. Je prends l'exemple de l'œil. Il est d'abord possible de l'employer pour voir, et, même en l'employant ainsi, de le contourner de façon à fausser la vision et avoir deux objets au lieu d'un. Ce sont déjà là deux usages de l'œil, l'un en tant qu'il est œil, et l'autre en tant que cet usage peut être encore celui de l'œil. Ainsi, il y a un autre emploi des choses, qui est tout indirect ; et ce serait, par exemple, pour l'estomac, tantôt de vomir et tantôt de manger. 2 Je pourrais faire une remarque semblable pour la science. Ainsi, il est possible de s'en servir tout à la fois, et d'une façon exacte, et d'une façon erronée ; tout en sachant bien écrire, on peut vouloir de son plein gré écrire mal ; et la science alors ne sert pas plus que l'ignorance. On dirait de ces danseuses qui, changeant l'emploi habituel de la main, font de leurs pieds des mains, et de leurs mains des pieds. 3 A ce compte, si toutes les vertus ne sont que des sciences, comme on l'a dit, il serait possible d'employer la justice en guise de l'injustice. Par justice, on ferait des iniquités, comme tout à l'heure par la science, on ne faisait que des choses d'ignorance. Mais si c'est là une impossibilité manifeste, il n'est pas moins évident (1247) que les vertus ne sont pas des sciences, ainsi qu'on le prétend. Si, quand on dévoyé ainsi la science, on ne fait pas réellement œuvre d'ignorance, et si l'on commet seulement une faute volontaire, que l'ignorance pourrait bien commettre aussi sans le vouloir, il ne se peut pas davantage qu'on agisse par justice comme on agirait par iniquité. Mais, si la prudence est réellement une science, elle produira quelque chose de vrai, comme la science ; et elle commettra tout aussi bien qu'elle des erreurs volontaires ; car il se pourrait que, par prudence, on agit imprudemment, et qu'on commît précisément toutes les fautes que l'imprudent commettrait. Mais si l'usage de chaque chose était absolument simple, et qu'on ne pût employer une chose qu'en tant qu'elle est ce qu'elle est, on ne pourrait agir que prudemment en faisant usage de la prudence. 4 Pour toutes les autres sciences, il y a toujours une science supérieure qui détermine la direction principale des sciences subordonnées. Mais quelle est la science qui dirige cette science souveraine elle-même ? Ce n'est certes plus la science ou l'entendement; ce n'est pas davantage la vertu ; car cette maîtresse-science emploie la vertu elle-même, puisque la vertu de l'être qui commande, c'est de faire usage de la vertu de l'être qui obéit au commandement. 5 Encore une fois, quelle est donc cette science régulatrice ? En est-il ici, comme quand ou dit que l'intempérance est un vice de la partie irrationnelle de l'âme, et que l'intempérant, dont la raison sait ce qu'il fait, descend au niveau du débauché, qui l'ignore? Quand le désir est par trop violent, il bouleverse la raison, qui pense alors tout le contraire de ce qu'elle devrait penser.... Il est donc clair, que, si la vertu est dans cette partie de l'âme, et que l'ignorance soit dans la partie déraisonnable, les autres fonctions sont également renversées. On pourra, dès-lors, employer la justice avec iniquité et pour faire le mal ; on emploiera la prudence pour agir imprudemment. Mais, par suite, le contraire ne sera pas moins possible. En effet, si l'on suppose que le vice, en pénétrant dans la raison, puisse changer la vertu qui réside dans la partie rationnelle de l'âme, et la pousser à l'ignorance, il serait bien étrange que la vertu, à son tour, ne changeât pas l'ignorance qui est dans la partie déraisonnable, et ne la forçât pas de penser prudemment et d'accomplir le devoir. Réciproquement, la prudence, qui est dans la partie raisonnable, forcera la débauche, qui est dans la partie irrationnelle, à se conduire prudemment et avec modération, et à devenir ce qu'on nomme la tempérance. Par conséquent, l'ignorance deviendrait prudente et sage. 6 Mais toutes ces théories sont insoutenables ; et il est surtout absurde de croire que jamais l'ignorance puisse être sage et prudente. Nous ne voyons rien de pareil ailleurs ; et la débauche fait oublier et bouleverse tous les conseils de la médecine, et, dans l'occasion, toutes les régies de la grammaire... Ainsi donc l'un... l'ignorance... si elle est contraire... comme il n'y a pas la supériorité, mais la vertu... se rapportera plus au vice ainsi constitué. C'est qu'au fond l'homme injuste peut tout ce que peut l'homme juste ; et d'une manière générale, la puissance de ne pas faire est comprise dans la puissance de faire. 7 Nous pouvons donc conclure que les seules facultés de la partie raisonnable de l'âme sont tout à la fois prudentes et bonnes, et que Socrate avait bien raison de dire qu'il n'y a rien de plus fort que la prudence. Maie il n'était plus dans le vrai quand il disait qu'elle est une science ; elle est une vertu et non une science ; et la vertu est une espèce de connaissance toute différente de la science proprement dite ... [7,14] CHAPITRE XIV. 1 Ce n'est pas seulement la prudence ni même la vertu qui fait le succès ; et souvent, on parle du succès de gens que le hasard seul favorise, comme (1247a) si un heureux hasard pouvait faire réussir les hommes tout aussi bien que la science, et leur assurer les mêmes avantages. Il nous faut donc rechercher s'il est vrai, en effet, que tel homme soit naturellement heureux, et tel autre, malheureux, et savoir ce qu'il en est réellement à cet égard. 2 On ne peut nier qu'il n'y ait des gens qui ont vraiment du bonheur ; ils ont beau faire des folies, tout leur réussit dans des choses qui dépendent uniquement du hasard. Ils réussissent même encore dans des choses qui sont soumises à des règles certaines, mais où la fortune a cependant une grande part, comme l'art de la guerre et l'art de la navigation. 3 Ces gens réussissent-ils parce qu'ils ont certaines facultés? Ou bien, leurs prospérités ne tiennent-elles absolument en rien à ce qu'ils sont personnellement? On croit assez généralement que c'est à la nature, qui les a faits d'une certaine manière, qu'il faut rapporter cette aveugle faveur. Ainsi, la nature en faisant les hommes ce qu'ils sont, établit entr'eux dès le moment même de leur naissance, des différences profondes, donnant aux uns des yeux bleus, aux autres des yeux noirs, parce que tel organe est de telle façon, plutôt que de telle autre. Tout de même, dit-on, la nature fait les uns heureux, et les autres, malheureux. 4 Ce qu'il y a de sûr, c'est que ce n'est pas la prudence qui fait le succès des gens dont nous parlons. La prudence n'est pas déraisonnable, et elle sait toujours la raison de ce qu'elle fait. Mais quant à eux, ils seraient bien incapables de dire comment ils réussissent ; car ce serait de l'art et de la science, et ils ne peuvent s'élever jusque-là. 5 J'ajoute que leur incapacité est de toute évidence; et je ne dis pas seulement pour les autres choses ; car il n'y aurait en cela rien d'étonnant ; comme il est tout simple qu'un grand géomètre, un Hippocrate, inhabile et ignorant dans tout le reste, ait perdu dans un voyage, par suite de la naïveté qu'on lui prête, une somme considérable avec ceux qui prélèvent le cinquantième à Byzance. Mais je dis que ces gens si heureux sont notoirement insensés dans les choses mêmes qui leur réussissent si bien. 6 En fait de navigation, ce ne sont pas les plus habiles qui sont heureux; mais parfois c'est comme au jeu de dés où l'un n'amène rien, tandis que l'autre amène un coup qui prouve bien qu'il est naturellement heureux, ou qu'il est aimé du ciel, comme on dit ; ou en un mot, que c'est une cause tout extérieure à lui qui assure son succès. Ainsi, souvent un mauvais navire fait une plus heureuse traversée qu'un autre, non pas à cause de ce qu'il est, mais uniquement parce qu'il a un bon pilote ; et, si ce fou réussit, c'est qu'il a pour lui le destin, qui est un pilote excellent 7 J'avoue qu'on peut s'étonner à bon droit que Dieu ou le destin aime un homme de cette sorte, plutôt que l'homme le plus honnête et le plus prudent. Mais, si, pour que les imprudents réussissent, il faut nécessairement, ou la nature, ou l'intelligence, ou une protection étrangère, et que ce ne soit aucune de ces deux dernières influences, il reste que ce soit la nature seule qui fasse le bonheur de ces gens-là. 8 Or, la nature est la cause de cette suite de phénomènes qui arrivent toujours de la même façon, ou qui du moins arrivent le plus ordinairement de telle façon plutôt que de telle autre. Mais le hasard est précisément tout le contraire ; et quand on réussit contre toute raison, c'est au hasard qu'on l'attribue. Puisque c'est le hasard seul qui vous favorise, on ne peut plus rapporter votre bonheur à cette cause qui produit des phénomènes immuables, ou du moins, les phénomènes les plus ordinaires et les plus constants. 9 D'autre part, si l'on réussit parce qu'on est organisé de telle manière, de même que celui qui a les yeux bleus n'a pas en général une vue perçante, alors ce n'est plus le hasard qui est cause de votre bonheur ; c'est la nature ; et il faut dire, non pas que le hasard, mais que la nature, vous a favorisé. Par conséquent, il faut avouer que les gens dont on dit que le hasard les favorise, ne sont pas vraiment favorisés par le hasard ; ils ne lui doivent rien en réalité ; (1248) et l'on ne doit attribuer au hasard que les biens dont en effet un heureux hasard est la seule cause. De là, faut-il conclure qu'il n'y a pas de hasard du tout dans les choses humaines? Ou bien, que s'il y en a, il n'est absolument cause de quoi que ce soit? Non, sans doute. Nécessairement, le hasard existe ; et il est nécessairement cause de certaines choses. Tout ce qu'il faut dire, c'est qu'il est pour certaines gens une cause de bien ou une cause de mal. 10 Si l'on veut supprimer complètement l'influence du hasard et soutenir qu'il ne fait rien dans ce monde, et que c'est parce que nous ne voyons pas une autre cause, toute réelle qu'elle est, que nous attribuons au hasard le fait que nous ne pouvons comprendre, on peut alors définir le hasard une cause dont la raison se dérobe à la raison humaine ; et l'on en fait ainsi, en quelque sorte, une véritable nature. Dès-lors, une autre question s'élève d'après cette hypothèse même ; et l'on peut demander: si le hasard a favorisé ces gens une première fois, pourquoi ne dirait-on pas que c'est lui qui les favorise encore une autre, puisqu'ils ont également prospéré? Un même succès devrait avoir une même cause. 11 Le succès pour eux ne viendra donc pas de la fortune, si ce n'est quand le même succès se répète dans des choses où les chances sont infinies et indéterminées. Ce sera sans doute du bien ou du mal. Mais il ne sera point possible de le savoir, précisément à cause de l'infinité même ; car si c'était de la science, les gens apprendraient à être heureux ; et toutes les sciences, comme le disait Socrate, ne seraient plus au fond que d'heureux hasards. 12 Où serait donc l'obstacle que le même succès arrivât plusieurs fois de suite à la même personne, non pas parce qu'il y aurait nécessité, mais parce que ce serait comme si l'on avait la chance de toujours faire tomber les dés sur le bon côté? Eh quoi ! N'y a-t-il donc pas dans l'âme de l'homme des tendances qui viennent les unes de la réflexion raisonnée, les autres, et celles-là sont les premières de toutes, d'un instinct sans raison? Si c'est un instinct naturel de désirer ce qui nous plaît, tout dès-lors devrait naturellement aboutir au bien. 13 Si donc il y a des gens qui ont une heureuse organisation, et qui, par exemple, sont naturellement chanteurs sans d'ailleurs savoir chanter, de même il y a des gens qui, par une faveur de la nature, réussissent sans le secours de la raison. La nature seule les conduit ; et, sachant désirer les choses qu'il faut désirer, dans le moment, et dans toutes les conditions, de temps et de lieu, et de la façon, qu'il les faut désirer, ils réussissent, tout inhabiles, tout dépourvus de raison qu'ils peuvent être, aussi bien que pourraient le faire ceux qui sont en mesure de donner aux autres des leçons de conduite. Ainsi, l'on doit dire que les gens ont du bonheur, quand ils réussissent dans la plupart des cas, sans que la raison entre pour rien dans leurs succès; et les gens heureux, de cette façon, le sont par le seul fait de la nature. 14 Du reste, quand on parle de heureux hasard, de bonheur, il faut bien savoir que ce mot a plusieurs sens. Il y a des choses que l'on fait à la fois, et par simple instinct, et par réflexion bien arrêtée de les faire. Il en est d'autres que l'on fait, au contraire, tout différemment. Si dans les dernières on réussit, tout en ayant mal calculé, nous disons que c'est du bonheur, ainsi que dans les cas où l'on aurait certainement moins bien réussi en calculant. 15 Il se peut donc que ces gens-là ne doivent leur bonheur qu'à la nature; car leur instinct et leur désir, en s appliquant à ce qu'il fallait, ont réussi ; mais leur calcul n'en était pas moins puéril et absurde. Ce qui les a sauvés, c'est que leur calcul avait beau être faux, la cause qui avait provoqué ce calcul, à savoir l'instinct, était juste, et qu'elle a, par sa justesse, sauvé l'imprudent . Il est vrai que, d autres fois, c'est le désir également qui a inspiré le calcul, et qu'on n'en a pas moins échoué. 16 Mais, dans les antres cas, comment peut-on admettre que le succès tienne uniquement à l'heureuse direction que la nature a donnée à l'instinct (1248b) et au désir? Si tantôt le bonheur et le hasard sont deux choses différentes, et que tantôt ils se confondent, il faut admettre qu'il y a plusieurs genres de succès. 17 Mais, comme on voit chaque jour des gens réussir contre toutes les règles de la science, et contre les prévisions les plus raisonnables, il faut bien supposer qu'il y a une autre cause à leur prospérité. Est-ce ou n'est-ce pas ce qu'on appelle du bonheur, une faveur de la fortune, lorsque le raisonnement de l'homme n'a désiré que ce qu'il fallait désirer, et au moment où il le fallait? Le succès, dans ce cas, ne saurait être pris pour une faveur; car le calcul qu'on a fait n'a pas été du tout dénué de raison; le désir n'a pas été purement naturel ; et si l'on ne réussit point, c'est que quelque cause vient vous faire échouer. 18 Si l'on croit devoir attribuer le succès à la fortune, c'est qu'on rapporte à la fortune tout ce qui se passe contre les lois de la raison; et ce succès, en particulier, était contre les règles de la science, et contre le cours ordinaire des choses. Mais, ainsi qu'on a essayé de le faire voir, il ne vient pas réellement de la fortune, du hasard; et c'est seulement une apparence trompeuse. 19 C'est que toute cette discussion ne tend pas à prouver qu'on n'a de bonheur que par l'effet de la nature; elle prouve seulement que ceux qui semblent en avoir, ne réussissent pas toujours par suite d'un aveugle hasard, mais aussi par l'action de la nature. Cette discussion ne tend pas davantage à démontrer que le hasard n'est jamais cause de rien en ce monde, mais seulement qu'il n'est pas cause de tout ce qu'on lui attribue. 20 Il est vrai qu'on peut aller plus loin, et demander si ce n'est pas encore le hasard qui fait qu'on désire les choses, au moment où il faut les désirer, et de la façon qu'il faut. Mais alors n'est-ce pas rendre le hasard maître absolu de tout, puisqu'on le rend maître, et de l'intelligence, et de la volonté ? On a beau réfléchir et calculer ; on n'a pas calculé de calculer avant de calculer; et c'est un principe autre qui vous a fait agir. On n'a point pensé à penser avant de penser ; et ceci sans fin. A ce compte, ce n'est plus la pensée, qui est le principe qui fait qu'on pense ; ce n'est plus la volonté, qui est le principe qui fait qu'on veut Que reste-t-il donc désormais, si ce n'est le hasard ? Ainsi tout viendra et dépendra uniquement du hasard, s'il est en effet un principe universel, en dehors duquel il ne saurait en exister aucun autre. 21 Mais pour cet autre principe lui-même, il est possible encore de demander pourquoi il est fait de telle sorte qu'il puisse faire tout ce qu'il fait. Or, cela revient à demander quel est dans l'âme le principe du mouvement qui la fait agir. Il est parfaitement évident que Dieu est dans l'âme de l'homme, comme il est dans l'univers entier ; car l'élément qui est en nous est, on peut dire, la cause qui met toutes choses en mouvement. 22 Or, le principe de la raison ne peut être la raison même ; c'est quelque chose de supérieur. Mais que peut-il y avoir de supérieur à la science et à l'entendement, si ce n'est Dieu lui-même ? La vertu n'est qu'un instrument de l'entendement ; et voilà comment les anciens ont pu dire : « Il faut reconnaître que les gens ont du bonheur, quand ils réussissent malgré leur déraison évidente, et quand ce serait un danger pour eux de calculer ce qu'ils font. Ils ont en eux un principe qui vaut mieux que tout l'esprit et toutes les réflexions du monde. » 23 D'autres ont la raison pour se guider ; mais ils n'ont pas ce principe qui mène les gens heureux au succès. L'enthousiasme même, quand ils le ressentent, ne les fait pas réussir, tandis que les premiers réussissent, tout déraisonnables qu'ils sont. Même chez les gens réfléchis et sages, qui voient d'un coup-d'œil, et comme par une sorte de divination, ce qu'il faut faire, ce n'est pas exclusivement à leur raison qu'il faut rapporter cette décision si sûre et si prompte. Chez les uns, c'est la suite naturelle de l'expérience ; chez les autres, c'est l'habitude d'appliquer ainsi leurs facultés à la réflexion. Ce sont là des privilèges qui n'appartiennent qu'à l'élément divin qui est en nous ; c'est lui qui voit si nettement ce qui doit être, ce qui est, et tout ce qui reste encore obscur pour notre raison impuissante. C'est là ce qui fait que les mélancoliques ont des songes et des visions si précises. Une fois que la raison a disparu en eux, ce principe semble y prendre (1249) d'autant plus de force ; et c'est comme les aveugles, dont la mémoire est en général beaucoup meilleure, parce qu'ils sont exempts de toutes les distractions que causent les perceptions de la vue, et qu'ainsi ils gardent mieux le souvenir de ce qu'on leur a dit. 24 Ainsi évidemment, on peut distinguer deux sortes de bonheur: l'un est divin, et l'homme qui a ce privilège, semble réussir par une faveur spéciale de Dieu; il va droit au but, en se conformant uniquement à l'impulsion de l'instinct qui le mène; l'autre réussit en agissant contre l'instinct ; et tous deux sont également dénués de raison. Le bonheur qui vient de Dieu peut davantage se soutenir et continuer, tandis que l'autre ne se continue jamais. [7,15] CHAPITRE XV. 1 Dans tout ce qui précède, nous avons traité de chaque vertu en particulier, et nous avons expliqué séparément le caractère et la valeur de chacune d'elles. Maintenant, il nous faut analyser avec le même détail la vertu qui se forme de la réunion de toutes les autres, et que nous avons appelée par excellence l'honnêteté, la parfaite vertu, aussi belle qu'elle est bonne. 2 D'abord, il faut reconnaître que, quand on mérite réellement ce beau titre d'honnête homme, c'est que nécessairement on possède aussi toutes les autres vertus particulières. Dans tout autre ordre de choses, il en est absolument de même. Par exemple, il serait bien impossible d'avoir l'ensemble du corps parfaitement sain, si aucune partie n'en était saine. Il faut de toute nécessité que toutes les parties du corps, ou du moins la plupart d'entr'elles, et les plus importantes, soient dans le même état que l'ensemble. 3 Être bon, et être parfaitement honnête et vertueux, ce ne sont pas seulement des mots différents ; ce sont encore des choses qui en soi sont différentes. Tout ce qui est bon a toujours un but désirable uniquement par lui-même ; mais il n'y a de beau et d'honnête parmi les biens, que ceux qui, étant déjà désirables en soi, sont en outre dignes d'estime et de louange. 4 Ce sont les biens dont les conséquences, dans les actions qu'ils inspirent, sont aussi louables qu'eux-mêmes. Ainsi, la justice, louable en soi, ne l'est pas moins par les actes qu'elle nous fait faire. Les gens prudents méritent nos éloges, parce que la prudence aussi les mérite. La santé, au contraire, ne provoque pas notre estime, non plus que les conséquences qu'elle produit. Un acte de force ne l'obtient pas davantage, parce que la force n'en est pas digne. Ce sont là des choses fort bonnes sans doute; mais elles ne méritent pas notre estime et nos louanges. 5 On pourrait, si on le voulait, vérifier cette théorie par induction dans tous les autres cas. Le seul homme qu'il faille appeler bon, est donc celui pour qui restent bonnes réellement les choses qui, de leur nature, sont bonnes. En effet, les biens qui sont les plus disputés et qui semblent les plus grands de tous, la gloire, la richesse, les qualités du corps, les succès, le pouvoir, sont des biens par leur nature. Mais ils peuvent aussi être nuisibles pour quelques individus, à cause des dispositions où ces individus se trouvent. Un fou, un coquin, un libertin, n'en sauraient tirer aucun profit ; pas plus qu'un malade ne pourrait prendre avec avantage pour lui le repas d'un homme en pleine santé, pas plus qu'un corps chétif ou mutilé ne saurait bien porter le vêtement d'un corps vigoureux et complet 6 On est moralement beau et vertueux, c'est-à-dire parfaitement honnête, quand on ne recherche les biens qui sont beaux que pour eux-mêmes, et qu'on pratique les belles actions exclusivement parce qu'elles sont belles ; et j'entends par les belles actions, la vertu et tous les actes que la vertu inspire. 7 Mais il y a une autre disposition morale qui dirige parfois les cités, et qu'il convient de signaler. On la trouve chez les Spartiates ; et d'autres peuples pourraient bien l'avoir à leur exemple. Cette disposition morale consiste à croire que, s'il faut avoir la vertu, c'est uniquement en vue de ces biens qui sont des biens de nature. Cette conviction en fait certainement des hommes vertueux ; car ils possèdent les biens selon la nature. Mais on ne peut pas dire qu'ils aient la beauté morale dans toute sa perfection. Ils n'ont pas les vertus qui sont belles essentiellement et en soi; (1249a) ils ne cherchent pas à être beaux moralement, en même temps que vertueux. J'ajoute que non-seulement ils sont incomplets sous ce rapport, mais que de plus, des choses qui ne sont pas naturellement belles et qui ne sont que naturellement bonnes, deviennent belles à leurs yeux. 8 Les choses qu'on fait ne sont vraiment belles que quand on les fait, et qu'on les recherche, en vue d'une fin qui est belle aussi. Voilà pourquoi ces biens naturels ne deviennent vraiment beaux que dans l'homme qui possède la beauté morale ; or, le juste est beau ; et le juste, c'est ce qui est en proportion du mérite. Mais l'homme honnête, dans le sens que nous indiquons ici, mérite tous ces biens. 9 On peut dire encore que le convenable est beau; or, il convient que l'homme doué de tontes ces vertus ait la fortune, la naissance, le pouvoir. Tous les biens de cet ordre sont à la fois utiles et beaux pour l'homme qui possède la beauté morale et la vertu parfaite, tandis que tous ces avantages sont déplacés dans la plupart des autres hommes. Les biens qui sont bons en soi, ne sont pas bons pour eux; ils ne sont bons que pour l'homme de bien ; et ils deviennent des beautés dans l'individu qui est moralement beau; car c'est avec leur aide qu'il fait sans cesse les actions qui, en soi, sont les plus belles du monde. 10 Celui, au contraire, qui s'imagine qu'il ne faut avoir les vertus que pour acquérir les biens extérieurs, ne fait de belles actions qu'indirectement. Ainsi donc, la beauté morale, l'honnêteté est la seule vertu vraiment accomplie. 11 En parlant du plaisir, on a fait voir ce qu'il est et l'on a expliqué comment il est bon. Il a été prouvé que les choses absolument agréables sont belles aussi, et que les choses absolument bonnes sont également agréables. Le plaisir ne se trouve point ailleurs que dans l'action. Par suite, l'homme véritablement heureux vivra dans le plus vif plaisir; l'opinion commune à cet égard ne se trompe pas. 12 Mais, de même que pour le médecin, il y a une mesure précise à laquelle il se réfère, pour juger te médicament qui doit guérir le corps malade ou celui qui ne le guérirait pas, et pour discerner le traitement qu'il faut appliquer dans chaque cas, et la vraie dose en deçà et au-delà de laquelle il n'y a pas de guérison à espérer; de même aussi pour l'homme vertueux, (1250) il faut bien qu'il y ait, pour ses actes et ses préférences, une règle qui lui apprenne jusqu'à quel point il doit rechercher les choses qui, bonnes par nature, ne sont pas cependant dignes d'estime, quelle est la disposition morale dans laquelle il doit se maintenir, et la mesure qu'il doit observer dans ses désirs, afin de ne pas rechercher avec excès soit l'accroissement, soit la restriction de sa fortune et de ses prospérités. 13 Plus haut, nous avons dit qu'en ceci la vraie limite est celle qu'indique la raison. Mais c'est comme si l'on disait qu'il faut prendre pour règle de son alimentation, celle que prescrit la médecine et la raison éclairée par ses conseils. Ce serait là sans doute une recommandation vraie ; mais elle serait trop peu claire. 14 Il faut ici, comme dans tout le reste, ne vivre que pour la partie de nous qui commande. Il faut organiser sa vie et sa conduite sur l'énergie propre à cette partie supérieure de nous-mêmes, comme l'esclave règle toute son existence en vue de son maître, et comme chacun doit le faire en vue du pouvoir spécial auquel son devoir le soumet 15 L'homme aussi se compose, par les lois de la nature, de deux parties, dont l'une commande et dont l'autre obéit ; et chacune d'elles doit vivre selon le pouvoir qui lui est propre. Mais ce pouvoir lui-même est double aussi. Par exemple, autre est le pouvoir de la médecine ; autre est celui de la santé ; et c'est pour la seconde que travaille la première. Ce rapport se retrouve dans la partie contemplative de notre être. Ce n'est pas Dieu, sans doute, qui lui commande par des ordres précis ; mais c'est la prudence qui lui prescrit le but qu'elle doit poursuivre. Or, ce but suprême est double, ainsi que nous l'avons expliqué ailleurs.... parce que Dieu n'a besoin de rien. 16 Nous nous bornerons à dire ici que le choix et l'usage soit des biens naturels, soit des forces de notre corps, ou de nos richesses, on de nos amis, en un mot, de tous les biens, seront d'autant meilleurs, qu'ils nous permettront davantage de connaître et de contempler Dieu. C'est là, sachons-le, notre condition la meilleure; c'est la règle la plus sûre et la plus belle; et la condition la plus fâcheuse à tous ces égards est celle qui, soit par excès, soit par défaut, nous empêche de servir Dieu et de le contempler. 17 Or, l'homme a cette faculté dans son âme; et la meilleure disposition de son âme, est celle où il sent le moins possible l'autre partie de son être, en tant qu'elle est inférieure. Voilà ce que nous avions à dire sur la fin dernière de la beauté morale et de l'honnêteté, et sur le véritable emploi que l'homme doit faire des biens absolus.