[3,0] MORALE A EUDEME. LIVRE III : ANALYSE DE QUELQUES VERTUS PARTICULIERES. [3,1] CHAPITRE I. 1 (1128a) (23) Nous ayons jusqu'ici démontré, d'une manière toute générale, que ce sont des milieux qui forment les vertus, et que ces vertus ne dépendent que de notre intention. Nous avons démontré aussi que les contraires de ces milieux sont des vices; et nous avons indiqué (25) ce qu'ils sont. Donnons maintenant une analyse de chaque vertu en particulier; et commençons par le courage. 2 On parait, en général, à peu près d'accord pour reconnaître que l'homme courageux est celui qui sait résister à tous les genres de craintes, et que le courage doit prendre rang parmi les vertus. Aussi, dans les divisions portées au tableau que nous avons tracé, nous avons placé l'audace et la peur comme étant des contraires ; et l'on doit avouer qu'elles sont en quelque sorte opposées (30) l'une à l'autre. 3 Il est clair également que les caractères dénommés d'après ces manières d'être diverses, ne seront pas moins opposés entr'eux. Par exemple, le lâche et le téméraire seront réciproquement contraires; car le lâche est ainsi appelé, parce qu'il a plus de peur et moins de courage qu'il ne faut, tandis que l'autre est fait de telle sorte qu'il a moins peur qu'il ne faut et (35) plus d'assurance qu'il ne convient. C'est là ce qui fait qu'on peut le désigner par un nom dérivé, et le téméraire est appelé ainsi par dérivation de témérité. 4 Par conséquent, le courage étant l'habitude et la disposition la meilleure de l'âme en ce qui concerne la crainte et l'assurance, il ne faut être, ni comme les téméraires, qui ont de l'excès en un certain point et du défaut dans un autre point, ni comme les lâches qui sont également incomplets, si ce n'est qu'ils ne le sont pas de la même manière, mais qu'ils le sont dans des sens tout contraires ; (1228b) car ils pèchent par défaut d'assurance et par un excès de crainte. Donc, le courage évidemment est la disposition moyenne qui tient le milieu entre la témérité et la lâcheté ; et de plus, c'est sans contredit la meilleure. 5 L'homme brave parait le plus souvent n'éprouver aucune crainte; et le (5) lâche, au contraire, est toujours dans les transes. Celui-ci craint sans cesse le peu et le beaucoup, les petites choses comme les grandes; il s'effraie vite et fort. Celui-là, au contraire, ne craint pas du tout, ou craint fort peu; il craint difficilement et seulement les grands dangers. L'un sait supporter les choses les plus redoutables ; l'autre ne sait pas même endurer celles qui méritent à peine qu'on les redoute. 6 Mais d'abord, quelles sont précisément les choses qu'affronte l'homme de courage ? (10) Est-ce le danger qui lui parait à redouter à lui-même, ou le danger qui en est un dans l'opinion d'un autre? S'il ne fait que braver les dangers qui semblent tels à autrui, on pourrait trouver qu'il n'y a là rien de bien merveilleux; et si ce sont des dangers qu'il croit réels personnellement, ce courage peut n'être grand que pour lui tout seul. Les choses qui sont à craindre n'inspirent à chacun de la crainte que dans la mesure où elles lui semblent à craindre. Si elles lui paraissent à craindre excessivement, la crainte est excessive; si elles lui semblent peu à craindre, la crainte est faible. Par conséquent, il se peut fort bien (15) que l'homme courageux éprouve des craintes aussi violentes que nombreuses. Mais, tout à l'heure nous disions, au contraire, que le courage met l'homme à l'abri de toute espèce de crainte, et qu'il consiste, soit à ne rien craindre, soit à craindre peu de choses, et à ne craindre que faiblement et à grand-peine. 7 Mais peut-être le mot de redoutable a-t-il, comme les mots d'agréable et de bon, deux sens très-différents. Ainsi, il y a des choses qui sont absolument agréables (20) et bonnes, tandis que d'autres ne le sont que pour telle personne; et, loin de l'être absolument, sont au contraire mauvaises et désagréables ; comme, par exemple, toutes celles qui sont utiles aux êtres méchants et pervers, ou qui ne peuvent être agréables qu'aux enfants en tant qu'enfants. 8 Il en est tout à fait de même pour les choses qui peuvent causer de la crainte ; les unes sont absolument redoutables ; d'autres ne le sont que pour telles personnes. Ainsi, les choses que le lâche redoute en tant que lâche, ne sont à redouter pour personne que lui, ou le sont du moins fort peu. Mais ce qui est à redouter (25) pour la plupart des hommes, et ce qui est vraiment à craindre pour la nature humaine, voilà ce que nous regardons comme étant absolument à craindre. 9 C'est contre les choses de ce genre que l'homme de courage reste sans crainte; il affronte les périls, qui sont en partie redoutables pour lui, et qui en partie ne le lui sont pas ; redoutables, en tant qu'il est homme ; non redoutables, en tant qu'il est courageux; ou du moins très-peu redoutables, ou même pas le moins du monde à redouter. Cependant, ce sont là des choses qui sont réellement (30) à craindre, puisqu'elles sont à craindre pour la plupart des hommes. 10 Aussi, cette manière d'être est-elle digne de louanges ; et l'homme courageux est regardé comme aussi complet en son genre, que le sont dans le leur l'homme fort et l'homme bien portant. Ce n'est pas du tout que ces hommes, tels qu'ils sont, puissent être au-dessus de toute atteinte : celui-ci, en résistant à la fatigue, et celui-là en supportant tous les excès en quelque genre qu'ils soient. Mais ils sont dits sains et forts, parce qu'ils ne souffrent point du tout, ou du moins parce qu'ils souffrent fort peu, de ce qui fait souffrir bien des hommes, ou mieux (35) la plupart des autres hommes. 11 Les gens valétudinaires, les faibles et les lâches souffrent des épreuves et des impressions les plus communes, ou plus vite, ou plus vivement que le reste des hommes; et d'autre part, dans les choses où la majorité des hommes souffrent réellement, ils ne souffrent pas du tout; ou du moins, ils ne souffrent que fort modérément. 12 On peut élever la question de savoir s'il n'y a vraiment rien de redoutable pour l'homme de courage, et s'il est impossible qu'il soit jamais effrayé. (1229a) Mais qui empêche que lui aussi ne ressente la peur dans la mesure que nous avons indiquée? Le courage véritable est une soumission aux ordres de la raison. Or, la raison ordonne de choisir toujours le parti du bien. Aussi, l'homme qui ne sait pas, guidé par la raison, supporter ces nobles périls, a perdu le sens ; ou il n'est que téméraire. Celui-là seul est véritablement courageux, qui se met au-dessus de toute crainte pour accomplir le bien et le devoir. 13 Ainsi, (5) le lâche redoute ce qu'il ne faut pas redouter; le téméraire montre une aveugle assurance là où il ne devrait pas en avoir. L'homme courageux sait seul faire dans les deux cas ce qu'il faut; et par là, il tient le milieu entre les deux excès. Il craint et il brave ce que la raison lui ordonne de craindre et de braver. Or, la raison n'ordonne jamais de supporter les grands et mortels dangers, à moins qu'il n'y aille de l'honneur à le faire. 14 En résumé, tandis que le téméraire se fait un jeu de les braver, même quand la raison ne (10) l'ordonne pas; et que le lâche ne sait pas les affronter, même quand elle le commande, le vrai courage est celui qui sait toujours se conformer aux ordres de la raison. 15 Il y a cinq espèces de courage, que nous désignons tous de ce nom, par la ressemblance qu'elles ont entre elles. Les dangers qu'on supporte, dans ces cas divers, sont les mêmes ; maïs ce n'est pas par les mêmes motifs. La première espèce de courage est le courage civil; et c'est le respect humain qui le produit. La seconde, c'est le courage militaire. Ce courage vient de (15) l'expérience qu'on a faite antérieurement, et de la connaissance que l'on a, non pas du danger, comme le disait Socrate, mais des ressources qu'on aura dans le danger. 16 La troisième espèce de courage est celui qui tient à l'inexpérience et à l'ignorance; c'est celui des enfants et des fous, qui supportent, les uns, tout ce qu'on leur voit endurer, et les autres, qui prennent à poigne-main des serpents. Une autre espèce de courage est celui que donne l'espérance ; il fait affronter tous (20) les dangers à ceux qui ont fréquemment réussi, et qui s'enivrent de leurs succès, comme les gens à qui les fumées du vin procurent les espérances les plus riantes. 17 Une dernière espèce de courage est celui qu'inspire une passion sans raison et sans frein, l'amour ou la colère. Quand on est amoureux, on est en général téméraire plutôt que lâche; et l'on affronte tous les dangers, comme ce héros qui tua le tyran de Métaponte, ou celui dont la mythologie a placé les exploits dans la Crète. La colère et les emportements du cœur (25) nous font faire les mêmes prouesses; car les élans du cœur nous mettent hors de nous. Voilà aussi comment les bêtes féroces nous font l'effet d'avoir du courage, bien qu'elles n'en aient pas, à vrai dire. Quand elles sont poussées à bout, elles se montrent courageuses; mais quand elles ne sont pas mises hors d'elles-mêmes, elles sont aussi inégales que le sont les hommes téméraires. 18 L'espèce de courage qui vient de la colère, est la plus naturelle de toutes; car le cœur et la colère sont en quelque sorte invincibles, et voilà pourquoi les enfants se battent si bien. 19 Quant au courage civil, (30) il s'appuie toujours sur les lois. Mais le véritable courage n'est dans aucune des espèces que nous venons d'énumérer, bien que ces différents motifs puissent être tous invoqués fort utilement, pour le provoquer et le soutenir dans les dangers. 20 Après ces généralités sur tes diverses espèces de dangers que l'on peut craindre, il sera bon d'entrer dans quelques détails encore plus précis. On appelle d'ordinaire choses à craindre, toutes celles qui produisent la crainte en nous; et ce sont toutes les choses qui paraissent devoir nous causer une douleur (25) capable de nous détruire. Quand on s'attend à une douleur d'un genre différent, on peut bien éprouver une autre émotion et une tout autre souffrance: mais ce n'est plus de la crainte ; et, par exemple, quelqu'un peut beaucoup souffrir en pressentant qu'il endurera bientôt la peine que fait éprouver l'envie, ou la jalousie, ou la honte. 21 Mais la crainte, proprement dite, ne se produit que par rapport à ces douleurs, qui nous semblent, (40) par leur nature, capables de détruire notre vie. (1129b) Voilà ce qui explique comment des gens fort mous d'ailleurs, montrent dans certains cas beaucoup de courage; et comment d'autres, qui sont aussi fermes que patients, montrent parfois une singulière lâcheté. 22 Aussi, le caractère propre du courage paraît-il éclater à peu près exclusivement dans la façon dont on regarde la mort, et dont on supporterait la douleur qu'elle cause. (5) En effet, on a beau supporter les excès du chaud et du froid, et endurer toutes ces épreuves qu'ordonne la raison, mais qui sont sans danger, si l'on montre de la faiblesse et de la crainte devant la mort, sans aucun autre motif que l'effroi de la destruction même qu'elle nous apporte, on passera (10) pour un lâche, tandis qu'un autre, qui sera sans force contre les intempéries des saisons, mais impassible en face de la mort, passera pour un homme plein de courage. 23 C'est qu'il n'y a de vrai danger dans les choses à craindre, que quand on sent tout prés de soi ce qui doit causer notre destruction. Le danger ne se montre dans toute sa grandeur que quand la mort est à vos côtés. Ainsi, les choses dangereuses où, selon nous, se manifeste le courage, sont bien celles qui semblent devoir causer une douleur (15) capable de nous détruire. Mais il faut, en outre, que ces choses soient sur le point de nous atteindre, qu'elles ne se montrent pas seulement à distance, et qu'elles soient ou paraissent d'une certaine grandeur qui se proportionne aux forces ordinaires de l'homme. 24 Il y a des choses, en effet, qui doivent nécessairement paraître redoutables à tout homme quel qu'il soit, et le faire frémir; car de même que certaines températures extrêmes de chaud et de froid, et quelques autres (20) influences naturelles, dépassent toutes nos forces, et en général celle de l'organisation humaine ; le même il est tout simple qu'il en soit ainsi pour les émotions de l'âme. Les lâches et les braves sont dupes de la disposition où ils se trouvent Le lâche se met à craindre des choses qui ne sont pas à craindre; et celles qui ne sont que très-peu redoutables le lui paraissent extrêmement. Le téméraire, au contraire, brave les choses les plus redoutables ; (25) et celles qui, en réalité, le sont le plus, paraissent l'être à peine à ses yeux. Quant à l'homme courageux, il reconnaît le danger là où il existe réellement. 25 Aussi, n'est-on pas vraiment courageux pour supporter un danger qu'on ignore : par exemple, si dans un accès de folie on brave la foudre qui éclate; ni même, lorsque connaissant toute l'étendue du danger, on s'y laisse emporter par une sorte de rage, comme les Celtes qui prennent leurs armes pour marcher contre les flots. Et, en général, on peut dire que le courage (30) des peuples barbares est toujours accompagné d'un aveugle emportement. 26 Parfois, on affronte encore le danger pour des plaisirs d'une autre espèce; et la colère même a bien aussi son plaisir, qui vient de l'espoir de la vengeance. Cependant, si quelqu'un entraîné par un plaisir de ce genre, ou par quelqu'autre plaisir, se résout à supporter la mort, ou la recherche pour fuir des maux qu'il trouve encore plus grands, on ne saurait avec justice lui trouver du courage. 27 Si, en effet, (35) il était doux de mourir, il y aurait bien des gens intempérants qui, emportés par cette aveugle passion, se donneraient la mort; de même que, dans l'ordre actuel, les choses qui provoquent la mort étant douces, si la mort elle-même ne l'est pas, on voit une foule de débauchés qui, tout en sachant ce qu'ils font, s'y précipitent par l'intempérance qui les entraine. Et cependant, nul d'entrevu ne saurait passer pour avoir du courage, bien qu'il soit tout disposé à mourir pour se satisfaire. On n'est pas courageux non plus, quand on meurt pour fuir la douleur, ainsi que le font tant de gens dont-parle le poète Agathon, quand il dit : (1230a) « Les trop faibles mortels, dégoûtés de leur sort, « Souvent à la douleur ont préféré la mort » C'est aussi le cas de Chiron qui, si l'on en croit la fable, demanda d'être soumis à la mort, tout immortel qu'il était, vaincu par la souffrance cruelle que lui causait sa blessure. 28 On peut en dire à peu près (5) autant de ceux qui supportent les dangers par l'expérience qu'ils en ont ; et c'est là le courage de la plupart des soldats. Toutefois, il en est ici autrement que ne le croyait Socrate, qui faisait du courage une sorte de science. En effet, ceux qui sont instruits à monter sur les cordages des navires, ne bravent pas le danger, parce qu'ils savent au juste ce qu'il est ; mais (10) parce qu'ils savent les secours qu'ils auront pour s'en tirer. 29 On ne peut pas non plus appeler courage ce qui fait que les soldats combattent avec plus d'assurance ; car alors la force et la richesse seraient l'unique courage, selon la maxime de Théognis, quand il dit : » Tout mortel enchaîné par la rude misère, » Ne saurait rien vouloir, et ne saurait rien faire. Il y a des gens qui, notoirement lâches, savent, par la seule expérience du danger, fort bien le supporter ; ils s'imaginent qu'il n'y a point de danger sérieux, parce qu'ils croient connaître les moyens de l'éviter; (15) et la preuve, c'est que, quand ils pensent qu'ils ne seront pas défendus par ces moyens, et que le danger s'approche, ils ne le supportent plus. 30 Mais parmi ceux qui pour toutes ces causes affrontent le danger, les gens à qui l'on semblerait avec le plus de raison trouver du courage, sont ceux qui s'exposent par respect humain et par honneur. C'est le portrait qu'Homère nous fait d'Hector, quand il s'agit du danger qu'il court en se mesurant contre Achille : « La honte avec l'honneur saisit l'âme d'Hector.... « Polydamas d'abord m'accablera d'injures. » C'est bien là ce qu'on peut appeler le courage social et politique. 31 Mais le vrai courage n'est pas même celui-là ; ni aucun de ceux que nous avons analysés. Seulement, il leur ressemble, comme ressemble au courage humain le courage des animaux féroces, qui s'emportent avec fureur au moment ou le coup vient les frapper. Quand on est exposé à un danger, il ne faut pas demeurer à son poste, ni par crainte du déshonneur, ni par colère, ni par (25) la certitude qu'on a d'être à l'abri de la mort, ni par l'assurance des secours qui vous doivent garantir ; car à ce compte, on pensera toujours qu'il n'y a rien à craindre. 32 Mais rappelons-nous que toute vertu est toujours un acte d'intention et de préférence; et nous avons dit plus haut en quel sens nous entendions cette théorie. La vertu nous fait constamment choisir, disions-nous, le parti que nous prenons, en vue d'un certain but, et ce but est au fond toujours le bien. Il est donc clair, par suite, que, le courage étant une vertu (30) d'une certaine espèce, il nous fera supporter les choses qui sont à craindre, en vue d'un but spécial que nous poursuivons. Par conséquent, nous les affronterons non par ignorance, l'effet de la vertu étant plutôt de faire bien juger des choses ; non par plaisir; mais par le sentiment du devoir ; car si ce n'était pas un devoir de les affronter et que ce ne fût qu'un acte de folie, ce serait alors une honte de s'exposer. 33 Voilà à peu près tout ce que nous avions à dire dans le présent traité sur le courage, sur les extrêmes entre lesquels il tient un juste milieu, sur la nature de ces extrêmes, sur les rapports que le courage soutient avec eux, et enfin sur l'influence que doivent exercer sur l'âme les dangers qu'on peut avoir à craindre. [3,2] CHAPITRE II. 1 Après cette théorie du courage, il faut essayer de traiter de la sagesse, qui sait se tempérer, et de l'intempérance, qui ne se domine jamais. Le mot d'intempérant peut se prendre en plusieurs sens. On peut l'entendre d'abord, si l'on veut, d'après la force du mot grec, de celui qui n'a pas été tempéré ni guéri par les remèdes ; de même qu'on dit d'un animal qui n'a pas été coupé qu'il est incoupé. Mais entre ces deux termes, il y a cette différence que, d'une part, on suppose une certaine possibilité, et que de l'autre on n'en suppose pas ; (1230b) car on appelle également incoupé, et celui qui ne peut être coupé, et celui qui, pouvant l'être, ne l'est pas. 2 On peut faire la même distinction pour l'intempérance ; et ce terme peut signifier tout ensemble, et ce qui est incapable par nature de la tempérance et de la discipline, (5) et ce qui en est naturellement capable, mais ne les a pas appliquées, dans ce genre de fautes qu'évite l'homme tempérant. Par exemple, tels sont les enfants qu'on appelle souvent intempérants, bien qu'ils ne le soient absolument qu'en ce sens. 3 Mais il y a encore une autre sorte d'intempérants : ce sont ceux qui ne se guérissent qu'avec peine, ou qui ne se guérissent même pas du tout, sous l'influence des soins par lesquels on tâche de les tempérer. Mais, quelles que soient les acceptions diverses du mot d'intempérance, on voit que l'intempérance se rapporte toujours à des peines (10) et à des plaisirs; et que la tempérance et l'intempérance diffèrent entr'elles, et des autres vices, en ce qu'elles se conduisent d'une certaine façon à l'égard des plaisirs et des peines. Nous venons d'ailleurs d'expliquer, un peu plus haut, la métaphore qui fait donner à l'intempérance le nom qu'elle porte. 4 En effet, on appelle impassibles ceux qui ne sentent rien en présence des mêmes plaisirs qui émeuvent si vivement les autres hommes; (15) et on leur donne encore d'autres noms analogues. 5 Mais cette disposition spéciale n'est pas facile à observer; et elle n'est pas très ordinaire, parce qu'en général les humains pèchent bien davantage par l'excès opposé, et que se laisser vaincre à de tels plaisirs et les goûter avec ardeur, est une chose toute naturelle à presque tous les hommes sans exception. Ces êtres insensibles sont surtout les espèces de rustres et de sauvages que les auteurs comiques font figurer dans leurs pièces, et (20) qui ne savent même pas prendre des plaisirs modérés et nécessaires. 6 Mais, si le sage exerce sa tempérance par rapport aux plaisirs, il faut aussi qu'il ait à lutter contre certains désirs et certaines passions. Recherchons quels sont ces désirs particuliers. Le sage n'est pas sage et tempérant contre toute espèce de plaisirs, contre tous les objets agréables ; il l'est, à ce qu'il semble, contre deux espèces de désirs qui viennent des objets (25) du toucher et du goût. Au fond même, il ne l'est que contre une seule, qui vient exclusivement du sens du toucher. 7 Ainsi, le sage n'a pas à lutter contre les plaisirs de la vue qui nous font percevoir le beau, et dans lesquels il n'entre aucun désir amoureux ni charnel. Il n'a pas à lutter contre la peine que causent les choses qui sont laides. Il ne résiste pas davantage aux plaisirs que l'ouïe nous procure dans l'harmonie, ou à la douleur que nous font des sons discordants. Il n'a rien non plus à faire avec les jouissances de l'odorat, qui viennent de la bonne odeur, ni avec les souffrances qui viennent de la mauvaise. (30) D'autre part, il ne suffit pas pour mériter le nom d'intempérant de sentir ou de ne pas sentir les choses de cet ordre, d'une manière générale. 8 Si quelqu'un en contemplant une belle statue, un beau cheval, ou un bel homme, en entendant des chants harmonieux, en venait à perdre le boire et le manger, et tous les besoins sexuels, uniquement absorbé par le plaisir de voir ces belles choses, d'entendre ces admirables chants, il ne passerait pas certainement pour (35) un intempérant, non plus que ceux qui se laissaient charmer aux accents des Sirènes. 9 Mais l'intempérance ne s'adresse qu'à ces deux genres de sensations, auxquelles se laissent également aller tous les autres animaux doués du privilège de la sensibilité, et dans lesquelles ils trouvent plaisir ou peine, c'est-à-dire les sensations du goût et du toucher. 10 Quant aux autres sensations agréables, les animaux paraissent y être généralement à peu près insensibles ; (1231a) et, par exemple, ils ne jouissent, ni de l'harmonie des sons, ni de la beauté des formes. Il n'en est pas un d'eux qu'on puisse réellement citer comme éprouvant quelque jouissance à contempler de belles choses, ou à entendre des sons harmonieux, à moins que ce ne soit quelque cas prodigieux. Il ne parait pas non plus qu'ils tiennent le moindre compte des bonnes (5) ou des mauvaises odeurs ; et cependant, les animaux ont en général toutes les sensations bien plus délicates que les hommes ne les ont. 11 On peut remarquer en outre qu'ils ne prennent plaisir qu'à ces odeurs qui attirent indirectement et non pas par elles-mêmes. Quand je dis par elles-mêmes, j'entends les odeurs dont nous jouissons autrement que grâce à l'espérance ou au souvenir. Par exemple, l'odeur de tous les aliments (10) qu'on peut manger ou boire ne nous affecte qu'indirectement. Nous en jouissons en effet par des plaisirs autres que les leurs, qui sont ceux de boire ou de manger. Quant aux odeurs qui nous charment par elles-mêmes, ce sont, par exemple, les odeurs des fleurs. Aussi, Stratonicus avait-il raison de dire : « Que parmi les odeurs, les unes avaient un beau parfum ; et les autres un parfum agréable. » 12 Du reste, les animaux ne jouissent pas en fait de goût d'un plaisir aussi complet qu'on pourrait le croire. Ils ne goûtent pas les choses qui ne font impression que sur l'extrémité de la langue ; ils goûtent surtout celles qui agissent sur le gosier ; (15) et la sensation qu'ils ressentent ressemble plutôt à un toucher qu'à une véritable dégustation. Aussi, les gourmands ne désirent-ils pas avoir une langue bien développée ; ils désirent plutôt un long cou de cigogne, comme Philoxène d'Eryx. Donc, en résumé on peut dire d'une manière générale que l'intempérance se rapporte tout entière au sens du toucher. 13 De même aussi l'on peut dire que l'intempérant est intempérant dans les choses de cet ordre. L'ivrognerie, la gourmandise, la luxure, (20) la débauche et tous les excès de ce genre, ne se rapportent qu'aux sens que nous venons d'indiquer, et qui comprennent toutes les divisions qu'on peut établir dans l'intempérance. 14 Personne n'est appelé intempérant et débauché pour les sensations de la vue, ni pour celles de l'ouïe ou de l'odorat, même quand ils les prend avec excès. Tout ce qu'on peut faire contre ces derniers excès, c'est de les blâmer, sans mépriser pour cela celui qui les commet, comme en général on blâme toutes les actions (25) où l'on ne sait pas se dominer. Mais pour ne pas savoir se modérer, on n'est pas débauché, bien qu'on ne soit pas sage. 15 L'homme insensible, ou quel que soit le nom différent qu'on lui donne, est celui qui est incapable, par insuffisance et défaut, d'éprouver des impressions que tous les hommes partagent ordinairement, et qu'ils sentent avec une vraie jouissance. Celui au contraire qui s'y livre avec excès est un débauché. 16 Tous les hommes, en effet, par une loi de leur nature, prennent plaisir à ces choses; ils en ont (30) des désirs passionnés ; et ils ne sont point réellement pour cela, ni ne sont appelés, des débauchés ; car ils ne commettent point d'excès, ni par une joie exagérée quand ils goûtent ces jouissances, ni par une affliction sans bornes quand ils ne les goûtent pas. Mais on ne peut pas dire non plus que les hommes en général sont indifférents à ces sensations ; car dans l'un et l'autre sens, ils ne manquent, ni de se réjouir, ni de s'affliger; et ils seraient plutôt dans l'excès sous ces deux rapports. 17 (35) Il peut donc y avoir dans ces diverses circonstances soit excès, soit défaut ; et par conséquent aussi, il y a possibilité d'un milieu. Cette disposition moyenne est la meilleure, et elle est contraire aux deux autres. Ainsi, la tempérance est la meilleure façon d'être dans les choses où la débauche est possible ; elle est le milieu dans les plaisirs qui tiennent aux sensations dont nous avons parlé, c'est-à-dire un milieu entre la débauche et l'insensibilité. L'excès en ce genre est la débauche ; (1231c) le défaut opposé, ou n'a pas de nom, ou bien il doit être désigné par l'un des noms précédemment indiqués. 18 On parlera, plus tard, avec plus de précision de la nature des plaisirs, dans ce qui reste à dire de l'intempérance et de la tempérance. [3,3] CHAPITRE III. 1 (5) Il nous faut suivre la même méthode pour analyser la douceur de caractère et la dureté. On voit si un homme est doux par la manière dont il ressent la douleur qui vient de la colère. Dans le tableau que nous avons tracé plus haut, nous opposions à l'homme colérique, dur, ou grossier, toutes nuances (10) d'une même disposition, l'homme servile et sans jugement. 2 Ces derniers noms du moins sont ceux qu'on donne le plus ordinairement à ces gens dont le cœur ne sait pas s'emporter pour les choses qui en valent le plus la peine, et qui, loin de là, se soumettent aisément aux outrages, et se montrent d'autant plus bas qu'on les accable davantage de mépris. Dans cette douleur que nous appelons la colère, la froideur qui a peine à s'émouvoir est opposée à l'ardeur qui s'émeut tout à coup. La faiblesse est opposée à la violence, (15) et le peu de durée, à la longue durée. 3 Ici comme pour tous les autres sentiments que nous avons étudiés, il peut y avoir excès ou défaut. Ainsi, l'homme irascible et dur est celui qui s'emporte plus violemment, plus vite et plus longtemps qu'il ne faut, dans des cas où il ne le faut pas, pour des choses qui ne le méritent point, et pour toute espèce de choses sans discernement. L'homme faible et servile (20) est tout le contraire. Il est donc clair qu'il y a place entre ces extrêmes inégaux pour un milieu. 4 Par conséquent, si ces deux dispositions sont vicieuses et mauvaises, évidemment c'est la disposition moyenne qui est la bonne. Elle ne devance pas le moment, pas plus qu'elle ne vient après coup ; elle ne s'emporte pas pour des choses où il ne faut pas s'emporter ; et elle ne s'abstient pas d'avoir de la colère dans les cas où il faut en ressentir. Si donc la douceur est, dans cet ordre de sentiments, la meilleure disposition, (25) c'est qu'elle est une sorte de moyenne, et quo l'homme qui est doux, tient le milieu entre l'homme dur et l'homme servile. [3,4] CHAPITRE IV. 1 La grandeur d'âme, la magnificence et la libéralité sont aussi des milieux. La libéralité particulièrement se rapporte à l'acquisition et à la perte des richesses. Quand on se réjouit de toute acquisition de fortune (30) plus qu'il ne faut, ou quand on s'afflige de toute perte d'argent plus qu'il ne convient, c'est qu'on est illibéral. Quand on sent ces deux circonstances moins qu'il ne faut, c'est qu'on est prodigue. On n'est vraiment libéral que quand on est dans ces deux cas comme il faut être. Lorsque je dis qu'on est comme il faut être, j'entends ici, comme pour toutes les autres situations, qu'on obéit aux ordres de la droite raison. 2 Il y a donc possibilité de pécher en ce genre par excès et par défaut. Or, là où il y a (35) des extrêmes, il y a aussi un milieu ; et ce milieu est toujours le meilleur. Le meilleur étant unique en son espèce pour chaque chose, il s'en suit nécessairement que la libéralité est le milieu entre la prodigalité et l'ilibéralité, en ce qui regarde l'acquisition et la perte des richesses. 3 On sait que ces mots de richesses et d'enrichissement peuvent se prendre en deux sens. Il y a d'abord l'emploi de la chose ou richesse en soi, c'est-à-dire en tant qu'elle est ce qu'elle est ; (1232a) et, par exemple, l'emploi d'une chaussure, d'un manteau en tant que chaussure et manteau. Il y a, de plus, l'emploi accidentel des choses, sans que ceci veuille dire, par exemple, que l'on pourra se servir d'un soulier en guise de balance, mais l'emploi accidentel des choses, soit pour en acheter, soit pour en vendre d'autres ; et dans ce sens-là, on peut fort bien se servir encore de sa chaussure. 4 L'homme avide d'argent est celui qui ne s'occupe (5) que d'amasser des écus ; et l'argent ainsi accumulé lui devient une possession permanente, au lieu et place de l'usage accidentel qu'il en pouvait faire. 5 L'illibéral, l'avare serait même prodigue dans la manière indirecte et accidentelle dont la richesse peut être employée; car il ne poursuit l'accroissement de sa fortune qu'en amassant comme le veut la nature. Mais le prodigue en arrive à manquer même des choses nécessaires, tandis que (10) l'homme sagement libéral ne donne que son superflu. 6 Les espèces en ces divers genres diffèrent entr'elles du plus au moins. Ainsi, pour l'illibéral, on distingue le ladre, l'avare, le sordide : l'avare est celui qui craint de donner quoique ce soit ; le sordide celui qui cherche toujours à gagner, même au prix de la honte ; le ladre celui qui applique tous ses soins à rogner sur les plus petites choses; (15) enfin, il y a aussi l'escroc et le fripon, qui se laissent aller jusqu'au crime dans leur illibéralité. 7 De même encore pour le prodigue, on peut distinguer le dissipateur, qui dépense avec un absolu désordre, et l'homme insensé, qui ne compte pas parce qu'il ne peut supporter l'ennui de faire un compte de ses dépenses. [3,5] CHAPITRE V. 1 Pour bien juger de la grandeur d'âme, (20) il faut en rechercher le caractère propre dans les qualités qu'on attribue d'ordinaire à ceux qui passent pour être magnanimes. Comme tant d'autres choses qui, par leur voisinage et leur ressemblance, vont jusqu'à se confondre, lorsqu'elles sont à une certaine distance, la grandeur d'âme peut donner lieu à bien des méprises. 2 Aussi, il arrive parfois que des caractères opposés ont les mêmes apparences : et, par exemple, le prodigue et le libéral, le sot et l'homme grave, (25) le téméraire et le courageux. C'est qu'ils sont en rapport avec les mêmes objets ; et jusqu'à un certain point, ils sont limitrophes. De même que le courageux, le téméraire supporte les dangers; mais celui-ci les supporte d'une certaine façon; et celui-là, d'une autre ; et cette différence est capitale. 3 Quand nous disons d'un homme qu'il a de la grandeur d'âme, c'est que nous trouvons, ainsi que la forme même du mot l'indique, une certaine grandeur dans son âme (30) et dans ses facultés. On peut même ajouter que le magnanime ressemble beaucoup au magnifique, et à l'homme grave, parce que la grandeur d'âme paraît être la suite ordinaire de toutes les autres vertus. 4 Car savoir juger avec un discernement assuré quels sont les biens vraiment grands, et quels sont ceux de mince importance, c'est une qualité des plus louables ; et les biens qui doivent réellement nous sembler grands, sont ceux que poursuit l'homme qui est le mieux fait pour en sentir tout le charme. 5 Mais la (35) grandeur d'âme est la plus propre à nous les faire bien apprécier ; car la vertu, dans chaque cas, doit discerner toujours avec pleine certitude le plus grand et le moindre; et la grandeur d'âme juge les choses comme le sage, et la vertu même, nous les imposeraient. Par conséquent, toutes les vertus sont la suite de la magnanimité, ou la magnanimité est la suite de toutes les vertus. 6 Bien plus; il semble que la disposition à dédaigner les choses est un des traits de la grandeur d'âme. D'abord, il n'y a pas de vertu qui, dans son genre, n'inspire à l'homme le mépris de certaines choses même très grandes, quand elles sont contraires à la raison. (1232b) Ainsi, le courage fait mépriser les plus grands dangers ; car l'homme de cœur pense qu'il y aurait une grande honte à fuir, et que la multitude des ennemis n'est pas toujours redoutable. Ainsi, l'homme tempérant méprise les plus grands et les plus nombreux plaisirs; et l'homme libéral ne méprise pas moins les grandes richesses. 7 Mais ce qui fait que le magnanime éprouve plus particulièrement ces sentiments, c'est qu'il ne veut (5) s'occuper que d'un très petit nombre de choses, et de choses qui soient vraiment grandes à ses propres yeux et non pas seulement aux yeux d'autrui. L'homme qui a une grande âme, s'inquiéterait bien plutôt de l'opinion isolée d'un seul individu honnête que de celle de la foule et du vulgaire. C'est ce qu'Antiphon, quand il fut condamné, disait à Agathon qui le complimentait de sa défense. En un mot, la négligence pour bien des choses parait être (10) le signe propre et principal de la grandeur d'âme. 8 Aussi, pour tout ce qui concerne les honneurs, la vie et la richesse, dont les hommes en général se montrent si ardemment préoccupés, le magnanime ne pense guère qu'à l'honneur ; et il oublie à peu près tout le reste. La seule chose qui pourrait l'affliger, ce serait d'être insulté et de subir le commandement d'un chef indigne. Sa joie la plus vive, c'est de garder son honneur et de n'obéir qu'à des chefs dignes de lui commander. 9 On peut trouver que dans cette conduite, il ne laisse pas que d'y avoir quelque contradiction, et (15) que tenir tant à l'honneur et dédaigner en même temps la foule et l'opinion, ce sont des choses qui ne s'accordent guères. Mais il faut préciser et éclaircir cette question. 10 L'honneur peut être petit ou grand, en deux sens divers ; il peut différer, et selon qu'il vous vient, soit de la foule incapable de juger, soit au contraire de gens qui méritent qu'on tiennent compte d'eux, et aussi, selon l'objet auquel il s'adresse. La grandeur (20) de l'honneur ne tient pas seulement au nombre, ni même à la qualité de ceux qui vous honorent; elle tient surtout à ce que l'honneur que l'on reçoit est vraiment de prix. En réalité, le pouvoir et tous les autres biens ne sont précieux et dignes de recherche, que quand ils sont véritablement grands. Comme il n'y a pas une seule vertu sans grandeur, chaque vertu semble rendre les hommes, magnanimes dans la chose spéciale qui la concerne, (25) ainsi que nous l'avons déjà dit. 11 Mais ceci n'empêche pas qu'il n'y ait, en dehors de toutes les vertus, une certaine vertu distincte qui est la grandeur d'âme, de même qu'on appelle du nom spécial de magnanime celui qui possède cette vertu particulière. Or, comme parmi les biens il y en a qui sont très précieux, et d'autres qui ne le sont que dans la mesure où nous l'avons dit antérieurement, et qu'en réalité, de tous ces biens, les uns sont grands, et les autres petits ; (30) comme réciproquement parmi les hommes, il s'en trouve qui sont dignes de ces grands biens et qui s'en croient dignes ; c'est dans leurs rangs qu'il faut chercher le magnanime. 12 Il y a donc ici quatre nuances différentes, qu'il faut nécessairement distinguer. D'abord, on peut être digne de grands honneurs et s'en croire digne soi-même. En second lieu, il se peut qu'on ne soit digne que de très-minces honneurs et qu'on ne prétende qu'à ceux-là. Enfin, il est possible que les conditions soient à l'inverse dans les deux cas; et j'entends par là qu'on pourrait, tout en ne méritant que le plus petit honneur, se croire digne des plus grands ; (35) ou qu'en étant réellement digne des plus grands honneurs, on se contente dans sa pensée des plus petits. 13 Quand on est digne de peu, et qu'on se croit digne de tout, on est blâmable ; car il est insensé, et il n'est pas bien d'accepter des distinctions sans les avoir méritées. Mais on est blâmable aussi, quand on mérite pleinement les avantages qui vous arrivent, de ne pas s'en croire digne soi-même. 14 (1233a) Mais il reste l'homme d'un caractère contraire à ces deux-là, et qui, étant digne des plus grandes distinctions, s'en croit digne comme il l'est en effet, et qui est capable de se rendre à lui-même toute justice. Il n'y a que lui qui en ceci mérite des éloges, parce qu'il sait tenir le vrai milieu entre les deux autres. 15 Ainsi, la grandeur d'âme est la disposition morale (5) qui nous fait apprécier le mieux comment il faut rechercher et employer l'honneur et tous les biens honorifiques. De plus, ainsi que nous l'ayons reconnu, le magnanime ne s'occupe point des choses qui ne sont qu'utiles. Par conséquent, le milieu qu'il sait garder en tout cela est parfaitement louable, et il est clair que la grandeur d'âme est un milieu comme tant d'autres vertus. 16 Aussi, nous avons signalé deux contraires dans notre tableau. Le premier, c'est la (10) vanité, qui consiste à se croire digne des plus grandes distinctions quand on ne l'est pas ; et de fait, on donne ordinairement le nom de vaniteux à ceux qui se croient dignes, sans l'être réellement, des plus grands honneurs. L'autre contraire est ce qu'on peut appeler la petitesse d'âme, qui consiste à ne pas se croire digne de grands honneurs quand on l'est cependant; c'est en effet le signe de la petitesse d'âme, quand on a des avantages qui méritent toute estime, de croire (15) qu'on n'est digne d'aucune distinction. Donc, de toutes ces considérations, il résulte la conséquence nécessaire que la grandeur d'âme est un milieu entre la vanité et la petitesse d'âme. 17 Le quatrième caractère, parmi ceux que nous venons d'indiquer, n'est pas tout à fait digne de blâme. Mais il n'est pas non plus magnanime, parce qu'il n'a de grandeur en aucun sens; il n'est pas digne de grande honneurs ; mais il n'a pas non plus de grandes prétentions; et par conséquent l'on ne peut pas dire que ce soit là un vrai contraire de la magnanimité. 18 Toutefois on pourrait trouver que se croire digne de grandes distinctions, quand on les mérite en réalité, a bien (20) pour contraire de se croire digne de minces honneurs, quand de fait on n'en mérite pas davantage. Mais a y regarder de près, il n'y a pas ici de contraire véritable, parce que l'homme qui se rend à lui-même cette justice ne saurait être blâmable, non plus que le magnanime. Il se conduit comme le veut la raison ; et dans son genre, il ressemble parfaitement au magnanime lui-même. Tous deux également ils se jugent dignes des honneurs dont ils sont justement dignes. 19 Il pourra donc devenir magnanime, puisqu'il saura toujours se juger digne (25) de ce qu'il mérite. Mais quant à l'autre, qui a de la petitesse d'âme, et qui, en étant doué de grands avantages qui méritent tous les honneurs, s'en croit pourtant indigne, que dirait-il donc s'il n'était digne véritablement que des plus minces honneurs? Il se croyait vaniteux d'aspirer à de grands honneurs; il se le croit encore en songeant à des honneurs au-dessous de son mérite. 20 Aussi, l'on ne pourrait pas accuser quelqu'un de petitesse d'âme, si, n'étant qu'un simple métœque, il se croyait indigne du pouvoir et se soumettait aux citoyens. Mais on pourrait fort bien adresser ce reproche à celui qui serait d'une naissance illustre, et qui, en outre, placerait le pouvoir très-haut dans sa propre estime. [3,6] CHAPITRE VI. 1 On n'est pas magnifique pour une conduite et pour une intention quelconque indifféremment; on l'est uniquement en ce qui regarde la dépense et l'emploi de l'argent, du moins quand le mot de magnifique est pris dans son sens propre, et non pas en un sens détourné et métaphorique. Il n'y a pas de magnificence possible sans dépense. La dépense convenable qui constitue la magnificence, est celle qui est splendide; et la splendeur véritable (35) ne consiste pas dans les premières dépenses venues. Elle consiste exclusivement dans des dépenses nécessaires que l'on pousse à leur dernière limite. 2 Celui qui, dans une grande dépense, sait se fixer la grandeur qui convient, et qui désire garder cette juste mesure où il sait se complaire, c'est le magnifique. 3 Pour celui qui dépasse ces bornes, et qui fait plus qu'il ne sied, on n'a pas créé de nom particulier. Toutefois, il a quelque rapport de ressemblance avec les gens que l'on appelle assez souvent prodigues et dépensiers. (1233b) Citons des exemples divers. Si quelqu'un de riche ne croit devoir faire, pour les frais de la noce de son fils unique, que la dépense ordinaire des petites gens qui reçoivent leurs hôtes à la fortune du pot, comme on dit, c'est un homme qui ne sait pas se respecter, et qui se montre mesquin et petit. (5) Au contraire, celui qui reçoit des hôtes de ce genre avec tout l'appareil d'une noce, sans que sa réputation ni sa dignité l'exigent, peut à bon droit paraître un prodigue. Mais celui qui dans ce cas fait les choses comme il convient à sa position, et comme le veut la raison, est un magnifique. La convenance se mesure à la situation ; et tout ce qui choque ce rapport cesse d'être convenable. 4 Il faut avant tout que la dépense soit convenable, pour qu'il y ait magnificence. Il faut observer et toutes les convenances de sa position personnelle, et toutes les convenances de la chose qu'on doit faire. Le convenable n'est pas le même apparemment pour le mariage d'un esclave, (10) ou pour le mariage d'une personne qu'on aime. Le convenable varie également avec la personne, selon qu'elle fait uniquement ce qu'il faut, soit en quantité, soit en qualité ; et l'on n'avait pas tort de trouver que la Théorie envoyée à Olympie par Thémistocle ne convenait pas à son obscurité antérieure, et qu'elle eût convenu bien mieux à l'opulence de Cimon. 5 Lui du moins pouvait faire tout ce que demandait sa position, et il était le seul à se trouver dans le cas où n'était aucun d'eux. Je pourrais dire de la libéralité ce que j'ai dit de la magnificence ; c'est une sorte de devoir d'être libéral, quand on est né parmi les hommes libres. [3,7] CHAPITRE VII. 1 De tous les autres caractères qui sont louables ou blâmables moralement, on peut dire presque sans exception que ce sont ou des excès, ou des défauts, ou des milieux dans les sentiments qu'on éprouve. Par exemple, tels sont l'envieux, et ce caractère odieux qui se réjouit du mal d'autrui. Selon les manières d'être qu'ils ont tous deux, et d'après lesquelles on les dénomme, l'envie consiste (20) à se chagriner du bonheur qui arrive à ceux qui le méritent; la passion de l'homme qui se réjouit du mal d'autrui, n'a pas reçu de nom spécial ; mais celui qui la ressent se révèle bien clairement, en se réjouissant des malheurs même les plus immérités. 2 Le milieu entre ces deux sentiments est le caractère qui n'a que cette juste indignation appelée par les anciens Némésis, ou l'indignation vertueuse, et qui consiste (25) à s'affliger des biens et des maux d'autrui qui ne sont pas mérités, et à se réjouir de ceux qui le sont. Aussi n'a-t-on pas manqué de faire de Némésis une déesse. 3 Quant à la pudeur ou respect humain, elle tient le milieu entre l'impudence, qui brave tout, et la timidité, qui vous paralyse. Quand on ne se préoccupe jamais de l'opinion, quelle qu'elle soit, on est impudent ; quand on s'effraie sans discernement de toute opinion, on est timide. Mais l'homme qui a le respect humain et la vraie pudeur, ne s'inquiète que du jugement des hommes qui lui semblent honorables. 4 L'amabilité (30) tient le milieu entre l'inimitié et la flatterie. Celui qui s'empresse de céder à toutes les fantaisies de ceux avec qui il se trouve, est un flatteur; celui qui les contredit sans cesse à plaisir, est une sorte d'ennemi. Quant à l'homme aimable et bienveillant, il n'accepte pas aveuglément tous les caprices des gens ; il ne les combat point tous non plus ; mais il recherche en toute occasion ce qui lui parait le mieux. 5 La tenue et la gravité sont un milieu entre l'égoïsme, qui ne pense qu'à soi, (35) et la complaisance, qui cherche à satisfaire tout le monde. Celui qui ne sait rien concéder dans ses rapports avec les autres, et qui est toujours méprisant, n'est qu'un égoïste. Celui qui accorde tout aux autres et se met toujours au-dessous d'eux, est un complaisant. Enfin, l'homme grave qui se respecte, est celui qui accorde certaines choses et n'en accorde pas certaines autres, et qui sait se tenir selon le mérite des gens. 6 L'homme vrai et simple, qui, selon l'expression vulgaire, dit les choses comme elles sont, tient le milieu entre le dissimulé, qui cache tout, et le fanfaron, qui bavarde sans cesse. L'un, qui à bon escient déprécie et rapetisse tout ce qui le concerne, est dissimulé ; (1234a) l'autre, qui se flatte toujours, est le fanfaron. Mais celui qui sait dire les choses comme elles sont, est l'homme vrai et sincère ; et pour prendre le mot d'Homère, c'est un homme circonspect. En général, l'un n'aime que la vérité; les autres n'aiment que le faux. 7 Un milieu, c'est encore la politesse ou le savoir-vivre. L'homme poli tient le milieu (5) entre l'homme rustique et grossier, et le mauvais plaisant, qui se donne tout à tous. De même qu'en fait de nourriture, l'homme difficile et délicat diffère du glouton qui dévore tout, parce que l'un ne mange rien ou peu de chose, et encore avec peine, et que l'autre engloutit sans discernement tout ce qui se rencontre ; de même, l'homme rustique et grossier diffère du mauvais plaisant et du bouffon trivial. L'un ne trouve jamais rien qui le puisse dérider ; (10) et il reçoit avec rudesse tout ce qu'on lui dit ; l'autre au contraire accepte tout avec une égale facilité et s'en amuse. Il ne faut être ni l'un ni l'autre. Mais il faut tantôt admettre ceci, tantôt rejeter cela, et toujours suivant la raison; et tel est l'homme poli qui sait vivre. 8 En voici bien la preuve, et c'est toujours la même dont nous nous sommes si souvent servi : le savoir-vivre ou la politesse qui mérite vraiment ce nom, et non pas celle qu'on appelle ainsi par simple métaphore, est en ce genre de choses la façon d'être la plus honnête ; et ce milieu est digne de louange, tandis que les extrêmes sont à blâmer. Or, la vraie politesse (15) peut être de deux sortes. Tantôt, elle consiste à bien prendre les plaisanteries, surtout celles qui s'adressent à vous, et dans ce cas a pouvoir supporter jusqu'au sarcasme lui-même ; tantôt, elle consiste à pouvoir au besoin plaisanter personnellement. Ces deux genres de politesse sont différents l'un de l'autre ; et cependant tous les deux sont des milieux. 9 Car celui qui sait pousser les choses jusqu'à ce point de faire encore plaisir à l'homme de goût, saura, (20) si c'est à ses dépens qu'on rit, tenir le milieu entre le manant qui insulte, et l'homme froid qui ne saura jamais trouver la moindre plaisanterie. Cette définition me parait meilleure que si l'on disait qu'il faut faire en sorte que le bon mot ne soit jamais pénible pour la personne que l'on raille, quelle qu'elle puisse être ; car, il faut plutôt encore chercher à plaire à l'homme de goût, qui reste toujours dans une juste impartialité, et qui est dès-lors un bon juge des choses. 10 Du reste, tous ces milieux, pour être louables, ne sont pas toutefois des (25) vertus, non plus que les contraires ne sont des vices ; car il n'y a pas dans tout cela d'intention ni de volonté réfléchie. Ce ne sont là, à bien dire, que des divisions secondaires de sentiments et de passions ; et chacune de ces nuances de caractère, que nous venons d'analyser ne sont que des sentiments divers. 11 Comme ils sont tous naturels et spontanés, on peut les faire rentrer dans la classe des vertus naturelles. Du reste, chaque vertu, comme on le verra dans la suite de ce traité, est en quelque sorte à la fois naturelle et aussi d'une autre façon, c'est-à-dire accompagnée de prudence (30) et de réflexion. 12 Ainsi, l'envie, dont nous avons parlé, peut être rapportée à la justice ; car les actes qu'elle inspire sont aussi dirigés contre autrui. L'indignation vertueuse, que nous avons également expliquée, peut être rapportée à la justice ; et la pudeur, qui vient du respect humain, à la sagesse, qui tempère les passions; et voilà comment l'on classe aussi la sagesse dans le genre des vertus naturelles. J'ajoute enfin que l'homme vrai et l'homme faux peuvent passer pour avoir, l'un de la sagesse, et l'autre, pour en manquer. 13 Parfois, il se fait que le milieu est plus contraire aux extrêmes qu'ils ne le sont entr'eux. (1234b) C'est que le milieu ne se rencontre jamais avec aucun d'eux, tandis que les. contraires vont bien fréquemment de pair, et que l'on voit fort souvent des gens qui sont tout ensemble lâches et téméraires, prodigues en une chose et avares en une autre, en un mot qui sont tout à fait en opposition avec eux-mêmes dans de très vilaines actions. 14 Quand ils sont ainsi irréguliers et inégaux dans le bien, (5) ils finissent par trouver le vrai milieu, parce que les extrêmes sont en quelque façon dans le milieu qui les sépare et les réunit. Mais l'opposition des extrêmes, dans leurs rapports avec le milieu, ne parait pas toujours égale dans les deux sens; et tantôt, c'est l'excès qui domine; tantôt, c'est le défaut. 15 Les causes de ces différences sont celles qu'on a indiquées plus haut. D'abord le petit nombre des gens qui ont ces vices extrêmes ; et, par exemple, le très petit nombre de ceux qui sont insensibles aux plaisirs ; et en second lieu, cette disposition d'esprit qui nous fait croire (10) que la faute que nous commettons le plus souvent, est aussi la plus contraire au milieu. 16 On peut ajouter en troisième lieu que ce qui ressemble davantage au milieu parait moins contraire; et tel est le rapport de la témérité à la sage assurance, et de la prodigalité à la générosité véritable. Nous avons parlé jusqu'ici de presque toutes les vertus qui sont dignes d'être louées ; c'est maintenant le lieu de traiter de la justice. « ( Remarquez que les livres IVe, Ve et VIe de la Morale à Eudème sont omis ici, parce que le livre quatrième reproduit en tout, et mot pour mot, le livre cinquième de la Morale à Nicomaque; que le livre cinquième reproduit le sixième ; et qu'enfin le livre sixième reproduit le septième. ) »