[2,0] MORALE A EUDÈME. LIVRE II : DE LA VERTU. [2,1] CHAPITRE I. 1 (1218b) Après les théories qui précèdent, il faut, je le répète, prendre un autre point de départ pour traiter ce qui va suivre. Les biens de l'homme, quels qu'ils soient, sont on en dehors de l'âme ou dans l'âme; et les plus précieux sont les biens de l'âme, division que nous avons établie même dans nos ouvrages Exotériques. Car la sagesse, la vertu et le plaisir sont dans (35) l'âme ; et ce sont là les trois seules choses qui pour tout le monde paraissent être, soit séparément, soit toutes ensemble, le but final de la vie. Or, parmi les éléments de l'âme, les uns sont de simples facultés ou des puissances ; les autres sont des actes et des mouvements. 2 Admettons d'abord ces principes; et en ce qui concerne la vertu, reconnaissons qu'elle est la meilleure disposition, faculté ou puissance des choses, dans toutes les occasions où il doit être fait un usage et une œuvre quelconque de ces choses. (1219a) C'est là un fait qu'on peut vérifier par l'induction ; et cette règle s'étend à tous les cas possibles. Par exemple, on peut parler de la vertu d'un manteau, parce qu'il y a une certaine œuvre, un certain usage de ce manteau ; et la meilleure disposition que ce manteau puisse avoir, est ce qu'on peut appeler sa vertu propre. On en dirait autant d'un navire, d'une maison, et de tout (5) autre objet utile. Par conséquent, on doit pouvoir appliquer ceci à l'âme, puisqu'elle a également son œuvre spéciale. 3 Remarquons que l'œuvre est d'autant meilleure que la faculté est meilleure; et que le rapport des facultés, entr'elles et à l'égard les unes des autres, est également le rapport des œuvres qu'elles produisent et qui en sortent. La fin de chacune d'elles, c'est l'œuvre qu'elles ont à produire. 4 Il s'en suit évidemment que l'œuvre produite vaut mieux que la faculté qui la produit ; (10) car la fin est ce qu'il y a de mieux en tant que fin ; et nous avons admis que la fin est le meilleur et dernier objet en vue duquel se fait tout le reste. Il est donc clair, je le répète, que l'œuvre est au-dessus de la faculté et de la simple aptitude. 5 Mais le mot œuvre a deux sens qu'il faut bien distinguer. Il y a des choses où l'œuvre produite se sépare et diffère de l'usage qu'on fait de la faculté qui produit cette œuvre. Ainsi, pour l'architecture, la maison qui est l'œuvre, (15) est distincte de la construction qui est l'usage, et l'emploi de l'art ; pour la médecine, la santé ne se confond pas avec le traitement et la médication qui la procurent. Au contraire, pour d'autres choses, l'usage de la faculté est l'œuvre même ; et, par exemple, la vision pour la vue, ou la pure théorie pour la science mathématique.. Par une suite nécessaire, pour les choses où l'usage est l'œuvre, l'usage vaut mieux que la simple faculté. 6 Tous ces principes étant posés comme on vient de le voir, nous disons que l'œuvre est la même, (20) et pour la chose, et pour la vertu de cette chose. Mais cette œuvre n'a pas lieu de part et d'autre de la même façon; et, par exemple, le soulier peut être l'œuvre et de la cordonnerie en général et du cordonnage en particulier. S'il y a tout ensemble et vertu de l'art de la cordonnerie et vertu du bon cordonnier, l'œuvre qui en résulte est un bon soulier. Même observation pour toute autre chose qu'on pourrait citer. 7 Supposons encore que l'œuvre propre de l'âme soit de faire vivre, et que l'emploi de la vie soit la veille (25) avec toute son activité, puisque le sommeil n'est qu'une sorte d'inaction et de repos. Par suite, comme il faut nécessairement que l'œuvre de l'âme et celle de la vertu de l'âme soient une seule et même œuvre, on doit dire qu'une vie honnête et bonne est l'œuvre spéciale de la vertu. C'est donc là le bien final et complet que nous cherchions, et que nous appelions le bonheur. 8 Ceci ressort de tous les principes que nous avons établis. Le bonheur, avons-nous dit, est le bien suprême. (30) Mais les fins que l'homme se propose sont toujours dans son âme, comme y sont les plus précieux de ses biens ; et l'âme elle-même n'est que la faculté ou l'acte. Mais comme l'acte est au-dessus de la simple disposition à le faire, que le meilleur acte appartient à la meilleure faculté, et que la vertu est la meilleure de toutes les manières d'être, il s'en suit que l'acte de la vertu est ce qu'il y a de meilleur pour l'âme. 9 D'autre part, (35) comme le bonheur était à nos yeux le bien suprême, nous pouvons conclure que le bonheur est l'acte d'une âme vertueuse. Mais en outre le bonheur était quelque chose de final et de complet ; et comme la vie peut être complète et incomplète, ainsi que la vertu, qui est ou entière ou partielle, et comme l'acte des choses incomplètes est incomplet, on doit définir le bonheur l'acte d'une vie complète conforme à la complète vertu. 10 (40) Que nous ayons bien analysé la nature du bonheur, et que nous en ayons donné la vraie définition, nous en avons pour gages les opinions que chacun de nous s'en fait. (1219b) Ne confond-on pas sans cesse réussir, bien agir et bien vivre avec être heureux ? Et chacune de ces expressions n'indique-t-elle pas un usage et un acte de nos facultés, la vie et la pratique de la vie ? La pratique n'implique-t-elle pas toujours l'usage des choses? Le forgeron, par exemple, fait le mors du cheval; et c'est le cavalier qui s'en sert. (5) Ce qui prouve encore l'exactitude de notre définition, c'est qu'on ne croit pas qu'il suffise pour être heureux de l'être pendant un jour, ni qu'un enfant puisse être heureux, ni même qu'on le soit pendant toute sa vie. Solon avait bien raison de dire qu'on ne doit pas appeler quelqu'un heureux tant qu'il vit, et qu'il faut attendre la fin de son existence pour juger de son bonheur ; car rien d'incomplet n'est heureux, puisqu'il n'est pas entier. 11 Remarquez encore les louanges qu'on adresse à la vertu pour les actes qu'elle a inspirés, et les éloges unanimes dont les actes accomplis sont seuls l'objet. Ce sont les vainqueurs (10) que l'on couronne ; ce ne sont pas ceux qui auraient pu vaincre, mais qui n'ont pas vaincu. Ajoutez enfin que c'est d'après les actes qu'on juge le caractère d'un homme. 12 Mais pourquoi, dira-t-on, n'accorde-t-on pas des louanges et de l'estime au bonheur ? C'est que tout le reste des choses se fait uniquement en vue de lui, soit que ces choses s'y rapportent directement, soit qu'elles en fassent partie. Voilà pourquoi trouver quelqu'un heureux et le louer, ou faire son éloge en l'estimant, sont des choses fort différentes. (15) L'éloge, à proprement dire, s'adresse à chacune des actions particulières de la personne. La louange avec l'estime s'applique à son caractère général. Mais pour déclarer un homme heureux, on ne doit regarder qu'au but et à la fin même de toute sa vie. 13 Ces considérations éclaircissent une question assez bizarre que parfois on soulève : Pourquoi, dit-on, les bons ne sont-ils pas pendant la moitié de leur existence meilleurs que les méchants , puisque tous les hommes dans le sommeil se ressemblent? C'est que le sommeil, peut-on répondre, est l'inaction de l'âme et non (20) pas l'acte de l'âme. 14 Voilà encore pourquoi si l'on considère quelque autre partie de l'âme, et, par exemple, la partie nutritive, la vertu de cette partie n'est pas une partie de la vertu entière de l'âme, pas plus que n'y est contenue la vertu du corps. C'est la partie nutritive qui, durant le sommeil, agit le plus énergiquement, tandis que la sensibilité et l'instinct y sont imparfaits et à peu près éteints. Mais si alors il y a encore quelque mouvement, (25) les rêves mêmes des bons valent mieux que ceux des méchants, à moins de maladie ou de souffrance. 15 Tout ceci nous mène à étudier l'âme; car la vertu appartient essentiellement à l'âme et non pas par simple accident. Mais comme c'est la vertu accessible à l'homme que nous voulons connaître, posons d'abord qu'il y a dans l'âme deux parties qui sont douées de raison, bien qu'elles n'en soient pas douées l'une et l'autre de la même manière, (30) l'une étant faite pour commander, l'autre pour obéir à celle-là et sachant naturellement l'écouter. Quant à cette autre partie de l'âme qui peut passer pour irraisonnable à un autre titre, nous la laissons de côté pour le moment 16 Peu nous importe également de savoir si l'âme est divisible ou si elle est indivisible, tout en ayant des puissances diverses, et les facultés qu'on vient de dire, de même que dans un objet courbe, le convexe et le concave sont tout à fait inséparables, comme le sont aussi dans une surface le droit et le blanc. (35) Cependant le droit ne se confond pas avec le blanc, ou du moins il n'est le blanc que par accident, et il n'est pas la substance d'une même chose. 17 De même, nous ne nous occuperons pas davantage de telle autre partie de l'âme, s'il y en a une; et, par exemple, de la partie purement végétative. Les parties que nous avons énumérées sont exclusivement propres à l'âme humaine; et par suite, les vertus de la partie nutritive et de la partie concupiscible n'appartiennent pas à l'homme véritablement ; car du moment qu'on est homme, il faut qu'il y ait en lui raison, commandement et action, (1120a) mais la raison ne commande pas à la raison ; elle ne commande qu'à l'appétit et aux passions. C'est donc une nécessité que l'âme de l'homme ait ces diverses parties. 18 Et de même que la bonne disposition du corps et sa santé consistent dans les vertus spéciales de chacune de ses parties, de même la vertu de l'âme, en tant qu'elle est la vraie fin de l'homme, consiste dans les vertus de chacune de ses parties différentes. 19 (5) Il y a deux sortes de vertus, l'une morale et l'autre intellectuelle ; car nous ne louons pas seulement les gens parce qu'ils sont justes ; nous les louons aussi parce qu'ils sont intelligents et sages. Plus haut, nous avons dit que la vertu ou les œuvres qu'elle inspire, sont dignes de louanges ; et si la sagesse et l'intelligence n'agissent pas elles-mêmes, elles provoquent du moins les actes qui viennent d'elles seules. 20 Or, les vertus intellectuelles sont toujours accompagnées de la raison; et par conséquent, elles appartiennent à la partie raisonnable (10) de l'âme, laquelle doit commander au reste des facultés, en tant que c'est elle qui est douée de raison. Au contraire, les vertus morales appartiennent à cette autre partie de l'âme qui, sans avoir la raison en partage, est faite par nature pour obéir à la partie qui possède la raison ; car nous ne disons pas en parlant du caractère moral de quelqu'un qu'il est sage ou habile, nous disons qu'il est, par exemple, doux ou hardi. 21 On le voit donc, ce que nous avons d'abord à faire, c'est d'étudier la vertu morale, de voir ce qu'elle est, et quelles en sont les parties, car c'est là que notre sujet nous conduit, et (15) d'apprendre par quels moyens elle s'acquiert. Notre méthode sera celle qu'on prend toujours, quand on a déjà un sujet précis de recherche, c'est-à-dire qu'en partant de données vraies mais peu claires, nous tâcherons d'arriver à des choses vraies et claires, tout ensemble. 22 Nous sommes ici à peu près dans le cas de quelqu'un qui dirait que la santé est l'état le meilleur du corps, et qui ajouterait que Coriscus (20) est le plus hâlé de tous les hommes qui sont en ce moment sur la place publique. Il y aurait certainement dans l'une et l'autre de ces assertions quelque chose qui nous échapperait. Mais cependant pour savoir précisément ce que sont ces deux idées l'une par rapport à l'autre, il est bon d'en avoir préalablement cette vague notion. 23 Nous supposerons en premier lieu que le meilleur état est produit par les meilleures choses, et que ce qui peut être fait de mieux pour chaque chose vient toujours de la vertu de cette chose. Ici, par exemple, les travaux et les aliments (25) les meilleurs sont ceux qui produisent le plus parfait état du corps ; et à son tour, le parfait état du corps permet qu'on se livre le plus activement aux travaux de tout genre. 24 On pourrait ajouter que l'état d'une chose, quel qu'il soit, se produit et se perd par les mêmes objets pris de telle ou telle façon ; et qu'ainsi la santé se produit et se perd selon l'alimentation qu'on prend, selon l'exercice qu'on fait, et selon les moments. Au besoin, l'induction prouverait tout cela bien évidemment De toutes ces considérations, on pourrait conclure d'abord que la vertu est moralement cette disposition particulière de l'âme (30) qui est produite par les meilleurs mouvements, et qui, d'autre part, inspire les meilleurs actes et les meilleurs sentiments de l'âme humaine. Ainsi, c'est par les mêmes causes, agissant dans un sens ou dans l'autre, que la vertu se produit et qu'elle se perd. 25 Quant à son usage, elle s'applique aux mêmes choses par lesquelles elle s'accroît et se détruit, et relativement auxquelles elle donne à l'homme la meilleure disposition qu'il puisse avoir. La preuve, c'est que la vertu et le vice se rapportent l'un et l'autre (35) aux plaisirs et aux douleurs ; car les châtiments moraux, qui sont comme des remèdes fournis ici par les contraires, ainsi que tous les autres remèdes, viennent de ces deux contraires qu'on appelle la douleur et le plaisir. [2,2] CHAPITRE II. 1 Évidemment, la vertu morale se rapporte à tout ce qui peut causer ou plaisir ou douleur. Le moral, ainsi que le mot seul l'indique, vient des mœurs, c'est-à-dire des habitudes ; (1120b) or, l'habitude se forme peu à peu par suite d'un mouvement qui n'est pas naturel et inné, mais qui se répète fréquemment ; et il en est de même pour les actes que pour le caractère. C'est là un phénomène que nous ne voyons point dans les êtres inanimés ; on aurait beau jeter mille fois une pierre en l'air, elle n'y montera jamais sans (5) la force qui la pousse. 2 Ainsi, la moralité, le caractère moral de l'âme, relativement à la raison qui doit toujours commander, sera la qualité spéciale de cette partie qui est que capable d'obéir à la raison. 3 Disons donc tout de suite à quelle partie de l'âme se rapporte ce qu'on appelle les mœurs, ou les habitudes. Les mœurs se rapporteront à ces facultés de passions d'après lesquelles on dit des hommes qu'ils sont capables de telles ou telles passions, et à ces états de passions qui font qu'on désigne les gens du nom de ces passions même, (10) selon qu'ils les ressentent ou qu'ils restent impassibles. 4 On pourrait pousser la division plus loin encore, et l'appliquer, pour chaque cas spécial, aux passions, aux puissances qu'elles supposent, et aux manières d'être qu'elles déterminent. J'appelle passions les sentiments tels que la colère, la peur, la honte, le désir, et toutes ces affections qui ont en général pour conséquences un sentiment de plaisir ou de douleur. 5 Il n'y a pas là de qualité de l'âme, (15) à proprement parler ; et l'âme y est toute passive. La qualité qui caractérise le sujet, se trouve seulement dans les puissances ou facultés qu'il possède. J'entends par puissances celles qui font dénommer les individus selon qu'ils agissent en éprouvant telles ou telles passions, et qui font qu'on les appelle, par exemple, colères, insensibles, amoureux, modestes, impudents. 6 Enfin, j'entends par manières d'être morales toutes les causes qui font que ces passions ou sentiments sont conformes à la raison, on y sont contraires, comme le courage, la sagesse, (20) la poltronnerie, la débauche, etc. [2,3] CHAPITRE III. 1 Ceci posé, il faut se rappeler que, dans tout objet continu et divisible, on peut distinguer trois choses : un excès, un défaut et un milieu. Ces distinctions peuvent être considérées, soit dans leur rapport aux choses elles-mêmes, soit par rapport à nous; et, par exemple, on pourrait les étudier dans la gymnastique, la médecine, l'architecture, la marine, ou dans (25) tel autre développement de notre activité, qu'il soit scientifique ou non scientifique, qu'il soit suivant les règles de l'art ou contre ces règles. 2 Le mouvement en effet est un continu ; et l'action n'est qu'un mouvement. En toutes choses, c'est le milieu par rapport à nous qui est ce qu'il y a de mieux ; et c'est lui que nous prescrivent à la fois la science et la raison. Partout, le milieu a cet avantage de produire la meilleure manière d'être ; et l'on peut (30) s'en convaincre à la fois et par l'induction et par le raisonnement. Ainsi, les contraires se détruisent réciproquement; et les extrêmes sont tout ensemble et opposés entr'eux et opposés au milieu ; car ce milieu est l'un et l'autre des deux extrêmes relativement à chacun d'eux ; et, par exemple, l'égal est plus grand que le plus petit, et plus petit que le plus grand. 3 Par une conséquence nécessaire, la vertu morale doit consister dans certains milieux et dans une position moyenne. Il reste donc à rechercher quelle moyenne est précisément la vertu, et à quels milieux elle se rapporte. 4 Pour en mettre des exemples sous les yeux, tirons-les du tableau suivant, où nous pourrons les étudier. Irascibilité, impassibilité, douceur ; Témérité, lâcheté, courage ; (1221a) Impudence, embarras, modestie ; Débauche, insensibilité, tempérance ; Haine, (anonyme), indignation vertueuse ; Gain, perte, justice ; (5) Prodigalité, avarice, libéralité; Fanfaronnade, dissimulation, véracité ; Flatterie, hostilité, amitié ; Complaisance, égoïsme, dignité ; Mollesse, grossièreté, patience ; (10) Vanité, bassesse, magnanimité ; Dépense fastueuse, lésinerie, magnificence ; Fourberie, niaiserie, prudence. 5 Toutes ces passions, ou des passions analogues, se retrouvent dans les âmes ; et tous les noms qu'on leur donne sont tirés soit de l'excès, soit du défaut (15) que chacune présente. Ainsi, l'homme irascible est celui qui se laisse emporter à la colère plus qu'il ne faut, ou plus vite qu'il ne faut, ou dans plus de cas qu'il ne convient. L'homme impassible est celui qui ne sait pas s'emporter contre qui, quand, et comme il le faut. Le téméraire est celui qui ne craint pas ce qu'il faut craindre, quand il faut et comme il faut. Le lâche est celui qui craint ce qu'il ne faut pas craindre, quand il ne le faut pas, et comme il ne le faut pas. 6 Et de même pour le (20) débauché, et pour celui dont les désirs dépassent toute mesure, toutes les fois qu'il peut s'y abandonner sans frein; tandis que l'insensible est celui qui n'a pas même les désirs qu'il est bon d'avoir, et qu'autorise la nature, mais qui ne sent pas plus qu'une pierre. 7 L'homme de gain est celui qui ne cherche qu'à gagner de quelque façon que ce soit. L'homme qu'on pourrait appeler homme de perte, est celui qui ne sait gagner sur rien, ou qui du moins ne fait que les gains les plus rares. Le fanfaron est celui qui se vante d'avoir plus (25) qu'il n'a; le dissimulé est celui qui feint, au contraire, d'avoir moins qu'il ne possède. 8 Le flatteur est celui qui loue les gens plus qu'ils ne le méritent; l'homme hostile est celui qui les loue moins qu'il ne faut. La complaisance recherche avec trop de soin le plaisir d'autrui ; et l'égoïsme consiste à ne le chercher que fort peu et avec peine, 9 Celui qui ne sait jamais supporter la douleur, même quand il serait mieux de la supporter, est un homme mou. Celui qui supporte (30) toutes les souffrances sans distinction, n'a pas précisément de nom spécial, mais par métaphore on peut l'appeler un homme dur, grossier, et fait pour endurer la misère et le mal. 10 Le vaniteux est celui qui prétend plus qu'il ne mérite ; l'homme au cœur bas est celui qui s'attribue moins qu'il ne lui revient, le prodigue est celui qui est excessif dans toute espèce de dépenses ; le ladre sans libéralité est celui qui, par un défaut opposé, ne sait en faire aucune. 11 (35) Cette observation s'applique encore à ceux qu'on appelle des avares et des fastueux. Celui-ci va fort au-delà du convenable ; et l'autre reste fort en deçà. Le fourbe est celui qui cherche toujours à gagner plus qu'il ne doit; le niais est celui qui ne sait pas même gagner là où il doit gagner légitimement. 12 L'envieux est celui qui s'afflige des prospérités d'autrui plus souvent qu'il ne faut ; car on a beau être digne de son bonheur, ce bonheur même excite la douleur des envieux. Le caractère contraire à celui-là n'a pas reçu de nom particulier; (1121c) mais c'est de tomber dans cet autre excès de ne jamais s'affliger même de la prospérité des gens qui sont indignes de leurs succès, et de se montrer facile en ceci, comme les gourmands le sont en fait de nourriture. L'autre caractère extrême est implacable à cause de la haine qui le dévore. 13 Du reste, il serait bien inutile de définir ainsi chacun des caractères, et de démontrer que ces traits ne sont point en eux accidentels; car aucune science ni théorique, ni pratique, ne dit ni ne fait rien d'analogue pour compléter ses définitions ; et l'on ne prend jamais ces précautions que contre le charlatanisme logique des discussions. 14 Nous nous bornerons donc à ce que nous venons de dire ; et nous donnerons des explications plus détaillées et plus précises, lorsque nous parlerons des manières d'être morales opposées (10) les unes aux autres. Quant aux espèces diverses de toutes ces passions, elles tirent leurs noms des différences que présentent ces passions mêmes, par l'excès ou de durée, ou d'intensité ou de tel autre des éléments qui constituent les passions. 15 Je m'explique. On appelle irascible celui qui éprouve le sentiment de la colère plus vite qu'il ne faut ; on appelle dur et cruel celui qui le porte trop loin ; rancunier, celui qui aime à garder sa bile ; violent et (15) injurieux, celui qui va jusqu'aux sévices que la colère amène. 16 On dira des gens qu'ils sont gourmands, ou gloutons, ou ivrognes, lorsqu'en toute espèce de jouissances provoquées par les aliments, ils se laissent emporter à de grossiers appétits que réprouve la raison. 17 Il ne faut pas oublier de remarquer aussi que certaines dénominations de vices ne viennent pas de ce qu'on prend les choses de telle ou telle manière, ni de ce qu'on les prend avec plus d'emportement qu'il ne convient. (20) Ainsi, l'on n'est pas adultère parce qu'on fréquente plus qu'il ne faut les femmes mariées ; et ce n'est pas en ce sens qu'on entend l'adultère. Mais l'adultère lui-même est une perversité ; et il suffit d'un seul acte pour qu'on puisse flétrir de ce nom et la passion qui mène à ce crime et le caractère de celui qui s'y livre. 18 Remarque analogue pour l'insolence, qui pousse à l'outrage. Mais on trouve, même dans cette circonstance, des motifs de disculper, et l'on dit que l'on a cohabité avec la femme, au lieu de dire qu'on a commis un adultère ; on dit qu'on ne savait pas qui était la femme qu'on aimait, (25) ou qu'on a été forcé de faire ce qu'on a fait. On allègue de même pour l'insolence, qu'on a bien pu frapper quelqu'un, mais qu'on ne l'a pas outragé ; et l'on trouve des excuses analogues pour toutes les autres fautes qu'on peut commettre. [2,4] CHAPITRE IV. 1 Après toutes ces considérations, il faut dire que l'âme ayant deux parties différentes, les vertus aussi se divisent selon qu'elles appartiennent à ces deux parties distinctes. Les vertus de la partie qui possède la raison sont les vertus intellectuelles ; leur objet, (30) c'est la vérité ; et elles s'occupent, soit de la nature des choses, soit de leur production. Les autres vertus sont propres à la partie de l'âme qui est irrationnelle, et qui n'a que l'instinct en partage ; car toutes tes parties de l'âme ne possèdent pas l'instinct, bien que l'âme soit divisée. 2 Nécessairement, on le sait, le caractère moral est mauvais ou bon, selon qu'on recherche ou qu'on fuit certains plaisirs ou certaines peines. Cela même ressort évidemment des divisions que nous avons établies entre les (35) passions, les facultés, et les manières d'être morales. Les facultés et les manières d'être se rapportent aux passions; et les passions elles-mêmes ne sont définies et déterminées que par le plaisir et la douleur, 3 Il résulte de là, et des principes antérieurement posés, que toute vertu morale est relative aux peines et aux plaisirs que l'homme éprouve ; car le plaisir ne peut jamais s'adresser qu'aux choses qui rendent naturellement l'âme humaine (40) pire ou meilleure ; et il ne se trouve qu'en elles. 4 (1222a) Les hommes ne sont appelés vicieux qu'à cause de leurs jouissances et de leurs douleurs, parce qu'ils poursuivent et fuient les unes et les autres autrement qu'il ne faut, ou bien celles qu'il ne faut pas. Aussi, tout le monde convient aisément que les vertus consistent dans une certaine apathie, un certain calme à l'égard des plaisirs et des peines, et que les vices consistent dans (5) des dispositions toutes contraires. [2,5] CHAPITRE V. 1 Après avoir reconnu que la vertu est en nous cette manière d'être morale qui nous fait agir le mieux possible, et qui nous dispose le plus complètement à bien faire; après avoir reconnu que le bien suprême dans la vie est ce qui est conforme à la droite raison, c'est-à-dire ce qui tient le juste milieu entre l'excès et (10) le défaut relativement à nous, il faut nécessairement reconnaître aussi que la vertu morale, pour chaque individu en particulier, est un certain milieu, ou un ensemble de certains milieux, en ce qui concerne ses plaisirs et ses peines, ou les choses agréables et douloureuses qu'il peut ressentir. 2 Parfois, le milieu ne sera que dans les plaisirs où se trouvent aussi l'excès et le défaut ; quelquefois, il ne sera que dans les peines ; et quelquefois, dans les deux ensemble. L'homme (15) qui a un excès de joie, a par cela même un excès de plaisir ; et celui qui a un excès de peine, pèche par un excès contraire. Ces excès d'ailleurs peuvent être ou absolus, ou relatifs à une certaine limite qu'ils ne devraient pas franchir ; et c'est, par exemple, quand on éprouve ces sentiments autrement que tout le monde, taudis que l'homme bien organisé est celui qui sent les choses comme il faut les sentir. 3 D'autre part, comme il y a un certain état moral, qui fait que ceux qui sont en cet état, peuvent être pour une seule et même chose ou dans l'excès ou (20) dans le défaut, il y a nécessité, ces extrêmes étant contraires, et l'un à l'autre réciproquement, et au milieu qui les sépare, que ces états soient également contraires entr'eux et contraires à la vertu. 4 Il arrive cependant, tantôt que les oppositions extrêmes sont toutes deux très évidentes, et tantôt que c'est l'opposition par excès, et quelquefois aussi l'opposition par défaut, qui l'est davantage. 5 La cause de ces différences, c'est que (25) l'on ne s'adresse pas toujours aux mêmes nuances d'inégalité, ou de ressemblance par rapport au milieu, mais que parfois on passe plus aisément de l'excès, et parfois du défaut, à l'état moyen, et que le vice parait d'autant plus contraire au milieu qu'il en est plus éloigné. C'est ainsi que, pour ce qui regarde le corps, l'excès de fatigue vaut mieux pour la santé que (30) le défaut d'exercice, et qu'il est plus voisin du milieu; tandis que pour l'alimentation au contraire, c'est le défaut plus que l'excès qui se rapproche du milieu. 6 Par suite aussi, les habitudes qu'on choisit à son gré, et, par exemple, les habitudes d'exercices gymnastiques contribuent plus à la santé dans l'un et l'autre sens, soit qu'on prenne un peu trop de fatigue, soit qu'on reste un peu au-dessous de ce qu'il faudrait L'homme qui sera contraire au juste milieu sous ce rapport, et qui résistera à la raison, (35) sera d'une part celui qui ne prend aucune fatigue et n'accepte l'exercice d'aucune des deux façons que je viens d'indiquer ; et d'autre part, celui qui se livre à toutes les langueurs de la mollesse et n'attend jamais la faim. 7 Ces diversités viennent de ce que la nature n'est pas en toutes choses également éloignée du milieu, et de ce que tantôt nous aimons moins le travail, et que tantôt nous aimons davantage le plaisir. 8 Il en est de même aussi pour l'âme. Nous regardons comme contraire (40) au juste milieu l'habitude ou la disposition qui nous fait faire en général le plus de fautes, et qui est la plus ordinaire; quant à l'autre, elle reste ignorée de nous, comme si elle n'existait pas; et elle passe inaperçue, à cause de sa faiblesse qui nous empêche de la sentir. 9 Ainsi, la colère nous parait le vrai contraire de la douceur ; et l'homme colérique, le contraire de l'homme doux. (1222b) Et cependant, il peut y avoir excès à être trop accessible à la pitié, à se réconcilier trop facilement, et à ne pas même s'emporter quand on vous soufflette. Il est vrai que ces caractères-là sont fort rares, et qu'en général on penche plutôt vers l'excès opposé, l'emportement n'étant guère disposé à se faire le flatteur de personne. 10 (5) En résumé, nous avons fait le catalogue des manières d'être morales suivant chaque passion, avec leurs excès et leurs défauts, et des manières d'être contraires, qui placent l'homme dans le chemin de la droite raison ; nous réservant de voir plus tard ce qu'est précisément la droite raison, et quelle est la limite qu'il faut toujours avoir en vue pour discerner le vrai milieu. Par une conséquence évidente, on peut conclure que toutes les vertus morales et tous les vices (10) se rapportent soit à l'excès, soit au défaut des plaisirs et des peines, et que les plaisirs et les peines ne viennent que des manières d'être et des passions que nous avons indiquées. 11 Ainsi donc, la meilleure manière d'être morale est celle qui demeure au milieu dans chaque cas ; et par suite, il est clair aussi que toutes les vertus, ou du moins quelques-unes des vertus, ne seront que des milieux avoués par la raison. [2,6] CHAPITRE VI. 1 (15) Prenons maintenant un autre principe pour l'étude qui va suivre, et ce principe le voici : Toutes les substances selon leur nature sont des principes d'une certaine espèce ; et c'est là ce qui fait que chacune d'elles peut engendrer beaucoup d'autres substances semblables ; comme, par exemple, l'homme engendre des hommes ; l'animal engendre généralement des animaux ; et la plante, des plantes. 2 Mais outre cet avantage, l'homme a le privilège spécial (20) parmi les animaux d'être le principe et la cause de certains actes ; car on ne peut pas dire d'aucun autre animal que lui, qu'il agisse réellement. 3 Entre les principes, ceux-là sont éminemment des principes, qui sont l'origine primordiale des mouvements; et c'est à juste titre qu'on donne surtout le nom de principes à ceux dont les effets ne peuvent être autrement qu'ils ne sont. Dieu seul peut-être est un principe de ce dernier genre. 4 Quand il s'agit de causes et de principes immobiles, comme sont les principes des mathématiques, il n'y a pas là de causes à proprement parler. Mais on les appelle (25) encore des causes et des principes par une sorte d'assimilation ; car là aussi, pour peu qu'on renverse le principe, toutes les démonstrations dont il est la source, quelque solides quelles soient, sont renversées avec lui, tandis que les démonstrations elles-mêmes ne peuvent point changer, l'une détruisant l'autre, à moins qu'on ne détruise l'hypothèse primitive et qu'on eût fait la démonstration par cette hypothèse première. 5 L'homme au contraire est le principe d'un certain mouvement, (30) puisque l'action qui lui est permise est un mouvement d'un certain ordre. Mais comme ici, tout de même qu'ailleurs, le principe est cause de ce qui existe ou se produit par lui et à sa suite, il faut bien se dire qu'il en est du mouvement dans l'homme comme pour les démonstrations. 6 Si, par exemple, le triangle ayant ses angles égaux à deux droits, il s'en suit nécessairement que le quadrilatère a les siens égaux à quatre angles droits, il est évident que la cause de cette conclusion, c'est que le triangles a ses angles égaux à deux angles droits. Si la propriété du triangle vient à changer, il faut (35) que le quadrilatère change aussi ; et si le triangle, par impossible, avait ses angles égaux à trois, le quadrilatère aura les siens égaux à six; si le triangle en avait quatre, le quadrilatère en aurait huit. Mais si la propriété du triangle ne change pas, et qu'elle reste telle qu'elle est, la propriété du quadrilatère doit également rester telle qu'on vient de le dire. 7 Il a été démontré avec pleine évidence, dans les Analytiques, que ce résultat que nous ne faisons qu'indiquer, est absolument nécessaire. 8 Mais ici nous ne pouvions, ni le passer entièrement sous silence, ni en parler avec plus de détails que nous ne le faisons; car s'il n'y a pas moyen de remonter à une autre cause (40) qui fasse que le triangle ait cette propriété, c'est que nous sommes arrivés au principe même, et à la cause de toutes les conséquences qui en sortent. 9 Mais comme il y a des choses qui peuvent être contrairement à ce qu'elles sont, il faut aussi que les principes de ces choses soient également variables ; (1223b) car tout ce qui résulte de choses nécessaires est nécessaire comme elles. Mais les choses qui viennent de cette autre cause signalée par nous, peuvent être autrement qu'elles ne sont. C'est souvent le cas pour ce qui dépend de l'homme et ne relève que de lui ; et voilà comment l'homme se trouve être cause et principe d'une foule de choses de cet ordre. 10 Une conséquence de ceci, c'est que pour toutes les actions dont l'homme est (5) cause et souverain maître, il est clair qu'elles peuvent être et ne pas être, et qu'il ne dépend que de lui que ces choses arrivent ou n'arrivent pas, puisqu'il est le maître qu'elles soient ou ne soient point. Il est donc la cause responsable de toutes les choses qu'il dépend de lui de faire ou de ne pas faire ; et toutes les choses dont il est cause, ne dépendent que de lui seul. 11 D'autre part, la vertu et le vice, ainsi que les actes (10) qui en dérivent, sont les uns dignes de louange et les autres dignes de blâme. Or, on ne loue et l'on ne blâme jamais les choses qui sont le résultat de la nécessité, de la nature, ou du hasard ; on ne loue et l'on ne blâme que celles dont nous sommes les causes ; car toutes les fois qu'un autre que nous est cause, c'est à lui que revient et la louange et le blâme. Il est donc bien évident que la vertu et le vice, ne concernent jamais que des choses où l'on est soi-même (15) cause et principe de certains actes. 12 Nous aurons donc à rechercher de quels actes l'homme est réellement la cause responsable et le principe. Mais nous convenons tous unanimement que, dans les choses qui sont volontaires et qui résultent du libre arbitre, chacun est cause et responsable, et que, dans les choses involontaires on n'est pas la vraie cause de ce qui arrive. Or, évidemment on a fait volontairement toutes celles qu'on a faites après une délibération et un choix préalables ; et par suite, il est tout aussi évident que la vertu et le (20) vice doivent être classés parmi les actes volontaires de l'homme. [2,7] CHAPITRE VII. 1 Il nous faut donc étudier ce que c'est que le volontaire et l'involontaire, et ce que c'est que la préférence réfléchie ou libre arbitre, puisque la vertu et le vice sont déterminés par ces conditions. Occupons-nous d'abord du volontaire et de l'involontaire. 2 Un acte, ce semble, ne peut avoir qu'un de ces trois caractères : ou il vient de l'appétit, ou il vient (25) de la réflexion, on il vient de la raison. Il est volontaire, quand il est conforme à l'une de ces trois choses ; il est involontaire, quand il est contraire à l'une d'entr'elles. Mais l'appétit se divise lui-même en trois nuances : la volonté, le cœur, le désir. Par conséquent, il faut admettre une division analogue dans l'acte volontaire ; et il faut le considérer d'abord relativement au désir. 3 Il semble à première vue que tout ce qui se fait par désir est volontaire ; car (30) l'involontaire paraît toujours être une contrainte. La contrainte, résultat de la force, est toujours pénible, ainsi que tout ce qu'on fait ou tout ce qu'on souffre par nécessité ; et, comme le dit fort bien Evénus : « Tout acte nécessaire est un acte pénible. » 4 Ainsi, l'on peut dire que si une chose est pénible, c'est qu'elle est forcée ; et que, si elle est forcée, elle est pénible. 5 Mais tout ce qui se fait contre le désir est pénible, puisque le désir ne s'applique jamais qu'à un objet agréable ; et par conséquent, (35) c'est un acte forcé et involontaire. Réciproquement, ce qui est selon le désir est volontaire ; car ce sont là des affirmations qui sont contraires les unes aux autres. 6 Ajoutez que toute action vicieuse rend l'homme plus mauvais. Ainsi, l'intempérance est certainement un vice. Or, l'intempérant est celui qui pour satisfaire son désir est capable d'agir contre sa propre raison ; il fait acte d'intempérance, quand il agit suivant le désir qui l'emporte. Mais on n'est coupable que parce qu'on le veut bien, (1223b) et il s'en suit que l'intempérant se rend coupable parce qu'il agit suivant sa passion. Il agit donc avec pleine volonté ; et toujours ce qui est conforme à la passion est volontaire. Ce serait une absurdité de croire qu'en devenant intempérants les hommes deviennent moins coupables. 7 D'après ces considérations, il semblerait donc que ce qui est conforme au désir est volontaire. Mais voici (5) d'autres considérations qui sembleraient prouver tout le contraire. Tout ce qu'on fait librement, on le fait en le voulant; et tout ce qu'on fait en le voulant, on le fait librement. Or, personne ne veut ce qu'il croit mal. Ainsi, l'intempérant qui se laisse dominer par sa passion, ne fait pas ce qu'il veut; car, faire pour contenter son désir le contraire de ce qu'on croit le meilleur, c'est se laisser emporter par sa passion. Il résulte par conséquent de ces arguments contraires que le même homme agira (10) volontairement et involontairement. Mais c'est là une impossibilité manifeste. 8 D'un autre côté, le tempérant agira bien, et même on peut dire qu'il agira mieux que l'intempérant ; car la tempérance est une vertu, et la vertu rend les hommes d'autant meilleurs. Il fait acte de tempérance, quand il agit suivant sa raison contre son désir. De là, une contradiction nouvelle ; car si se bien conduire est volontaire tout comme se mal conduire, et l'on ne peut nier que ces deux choses ne soient parfaitement volontaires, ou que du moins, l'une étant volontaire, il ne faille nécessairement que l'autre le soit aussi ; il s'en suit que ce qui est contre le désir est volontaire; et alors le même homme fera une même chose tout a la fois et volontairement et contre sa volonté. 9 Même raisonnement pour le cœur et pour la colère, puisqu'il semble bien aussi qu'il y a tempérance et intempérance de cœur comme il y en a pour le désir. Or, (20) ce qui est contre le sentiment du cœur est toujours pénible ; et le retenir, c'est toujours se forcer. Par conséquent, si tout acte forcé est involontaire, il en résulte que tout ce qui est suivant le cœur est volontaire. Héraclite semblait regarder à cette puissance presque irrésistible du cœur, quand il a dit que le dompter est chose bien pénible : « Ce fier cœur qui toujours met la vie en enjeu. » 10. Mais s'il est impossible (25) d'agir volontairement et involontairement dans le même moment, et pour la même partie de la chose qu'on fait, on peut dire que ce qui est suivant la volonté est plus libre que ce qui est suivant la passion ou le cœur. La preuve, c*est que nous faisons volontairement une foule de choses sans le secours de la colère ni de la passion. 11 Reste donc à rechercher si c'est une seule et même chose que la volonté et la liberté. (30) Or, il nous parait impossible de les confondre ; car nous avons supposé, et il nous semble toujours, que le vice rend les hommes plus mauvais, et que l'intempérance est un vice d'une certaine sorte. Mais ici ce serait tout le contraire qui se produirait ; car personne ne veut ce qu'il croit mal ; et il ne le fait que, quand emporté par l'intempérance, il ne se possède plus. Si donc faire mal est un acte libre, et que l'acte libre soit celui qui est fait suivant la volonté, on ne fait plus mal quand on devient intempérant, parce qu'on perd toute domination de soi ; et l'on est même alors plus vertueux qu'avant (35) de se laisser aller à l'intempérance, qui vous aveugle. Mais qui ne voit combien cela est absurde? 12 J'en conclus qu'agir librement, ce n'est pas agir suivant l'appétit; et que ce n'est pas agir sans liberté que d'agir contre lui.J'ajoute que l'acte volontaire n'est pas davantage celui qui est fait après réflexion; et voici comment je le prouve. 13 Plus haut, il a été démontré que ce qui est suivant la volonté n'est pas forcé ; (1224c) et à plus forte raison, que tout ce qu'on veut est parfaitement libre. Mais nous n'avons démontré réellement que ceci, à savoir qu'on peut faire librement des choses qu'on ne veut pas. Or, il y a une foule de choses que nous faisons sur le champ par cela seul que nous les voulons, tandis que l'on ne peut jamais agir sur le champ par réflexion. [2,8] CHAPITRE VIII. 1 S'il faut nécessairement, comme nous l'avons vu, que l'acte libre et volontaire se rapporte à l'une de ces trois choses : l'appétit, la réflexion, la raison; et s'il n'est aucune des deux premières, il reste que l'acte volontaire consiste à faire quelque chose après y avoir appliqué d'une certaine manière sa pensée et sa raison. 2 Poussons même un peu plus loin ces considérations, avant de mettre fin à la définition que nous voulions donner du volontaire et de l'involontaire, il me semble en effet que ce qui caractérise proprement ces deux idées, c'est que dans un cas on agit par force ou contrainte, et que dans l'autre cas on n'agit point par force. Dans le langage ordinaire, tout ce qui est forcé est involontaire ; et l'involontaire est toujours forcé. Il faut donc en premier lieu examiner ce que c'est que la force ou la contrainte, voir quelle est sa nature, et quels en sont les rapports avec le volontaire et l'involontaire. 3 Le forcé et le nécessaire semblent être, ainsi que la force et la nécessité, opposés au volontaire et à la persuasion, en ce qui regarde les actions que l'homme peut faire. En général même, la force et la nécessité peuvent s'appliquer aussi aux choses inanimées ; et l'on dit, par exemple, que c'est par force et par nécessité que la pierre s'élève en haut, que le feu tombe en bas. Quand au contraire les choses sont portées suivant leur nature et leur direction propre, on ne dit plus qu'elles sont contraintes par la force. Il est vrai qu'on ne dit pas non plus qu'elles y sont portées volontairement ; et cette opposition n'a pas reçu de nom particulier. Mais quand elles sont poussées contre cette tendance naturelle, nous disons que c'est par force qu'elles se meuvent ainsi. 4 De même pour les animaux et les êtres vivants, on peut voir qu'ils font et qu'ils souffrent bien des choses par force, quand une cause extérieure vient à les mouvoir contrairement à leur tendance naturelle. Dans les êtres inanimés, le principe qui les meut est simple. Mais dans les êtres animés, il peut être fort multiple ; car l'instinct et la raison ne sont pas toujours parfaitement d'accord. 6 La force agit d'une manière absolue dans les animaux autres que l'homme, précisément comme elle agit dans les choses inanimées ; car chez eux la raison et l'instinct ne se combattent pas ; et ces êtres ne vivent que selon l'instinct qui les domine. Dans l'homme au contraire, il y a les deux mobiles ; et ils s'exercent sur lui à un certain âge, auquel nous supposons qu'il a la faculté d'agir. Ainsi, nous ne disons pas que l'enfant agit à proprement parler, non plus que l'animal; mais l'homme n'agit véritablement que quand il agit avec sa raison. 6 Tout ce qui est forcé est toujours pénible, comme je l'ai dit ; et personne n'agit de force avec plaisir. C'est là ce qui jette tant d'obscurité sur la question du tempérant et de l'intempérant. L'un et l'autre agissent en sentant chacun en soi des tendances contraires ; le tempérant agit donc par force, à ce qu'on prétend, en s'arrachant aux passions qui le sollicitent; et certainement il souffre, en résistant au désir qui le pousse en un sens opposé. De son côté, l'intempérant agit également par force, en luttant contre la raison qui voudrait l'éclairer. 7 Cependant, l'intempérant doit moins souffrir, à ce qu'il semble ; car le désir ne vise jamais qu'à ce qui plaît, et on y obéit toujours avec une certaine joie. Par conséquent, l'intempérant agit plus volontairement, et l'on peut dire avec moins de raison qu'il agit par force, puisqu'il n'agit pas avec peine et souffrance. Quant à la persuasion, c'est tout l'opposé de la force et de la nécessité ; l'homme tempérant ne fait que les choses dont il est persuadé ; et il agit non par force, mais très-volontairement, tandis que le désir vous pousse sans vous avoir préalablement persuadé, parce qu'il n'a pas la moindre part de raison. 8 On voit donc que c'est en ce sens qu'on peut dire que les intempérants seulement agissent par force et involontairement ; et l'on comprend bien pourquoi : c'est qu'il se passe en eux quelque chose qui ressemble à la contrainte et à la force que nous observons dans les objets inanimés. 9 Mais si l'on rapproche de ceci ce qui a été dit plus haut dans la définition proposée, on aura précisément la solution qu'on cherche. Ainsi, quand quelque chose d'extérieur vient pousser ou arrêter un corps quelconque à l'inverse de sa tendance, nous disons qu'il est mû de force; et dans le cas contraire, nous disons qu'il n'est pas mû par force. Or, pour l'homme tempérant et pour l'intempérant, c'est la tendance qu'ils ont chacun en soi qui les pousse ; ils ont en eux les deux principes; et par conséquent, ni l'un ni l'autre n'agit par force ; mais l'un et l'autre agissent librement, par ces deux mobiles et sans nécessité qui les contraigne. 10 Nous appelons en effet nécessité le principe extérieur qui pousse ou qui arrête un corps contre sa tendance naturelle, comme si quelqu'un vous prenait la main pour en frapper une autre personne, malgré votre résistance, contre votre volonté et contre votre désir. Mais du moment que le principe est intérieur, il n'y a plus de violence, puisqu' alors le plaisir et la peine peuvent se produire dans les deux cas. 11 En effet, celui qui se possède et reste tempérant, éprouve une certaine douleur en agissant contre son désir. Mais il jouit en même temps du plaisir que lui donne l'espérance de tirer ultérieurement un avantage de sa sagesse, ou l'assurance de conserver actuellement sa santé. De son côté, l'intempérant jouit de goûter par son intempérance l'objet de son désir. Mais il a la douleur des conséquences qu'il prévoit ; car il sait très-bien qu'il a fait une faute. 12 En résumé, on peut donc affirmer avec quelque raison que l'un et l'autre, le tempérant et l'intempérant, agissent par force; et que l'un et l'autre agissent en quelque sorte malgré eux, sous la contrainte de l'appétit et de la raison ; car lorsque ces deux mobiles sont opposés, ils se repoussent réciproquement l'un l'autre ; et c'est ce qui fait qu'on rapporte par extension ce phénomène à l'âme tout entière, parce qu'on voit l'une de ses parties présenter quelque chose d'analogue. Ceci sans doute est exact, si on l'applique à ses parties ; mais l'âme entière de l'homme tempérant et de l'intempérant agit bien volontairement ; ni l'un ni l'autre n'agissent par contrainte ; et c'est seulement un des éléments qui sont en eux qui agit de force, puisque nous avons naturellement en nous les deux mobiles à la fois. La nature veut que ce soit la raison qui commande, puisque la raison doit être en nous, quand notre organisation originelle est laissée à son propre développement, et qu'elle n'a pas été altérée ; ce qui n*empêche pas que la passion et le désir n'y aient aussi leur place, puisqu'ils nous sont également donnés en même temps que la vie. 14 En effet, c'est par ces deux caractères à peu près exclusivement que nous déterminons la vraie nature des êtres : d'un côté d'abord, par les choses qui appartiennent à tous les êtres de la même espèce dès qu'ils sont nés ; et ensuite, par les choses qui se passent plus tard en eux, quand on laisse leur organisation primitive se développer régulièrement, comme la blancheur des cheveux, la vieillesse, et tous les autres phénomènes analogues. En résumé, on peut dire que ni le tempérant ni l'intempérant n'agissent conformément à la nature ; mais, absolument parlant, l'homme tempérant et l'intempérant agissent selon leur nature; seulement, cette nature n'est pas la même de part et d'autre. 15 Voilà donc les questions soulevées en ce qui regarde l'homme tempérant et l'intempérant. Tous les deux sont-ils contraints et forcés? L'un des deux seulement agit-il par suite d'une violence? L'homme tempérant et l'intempérant agissent-ils sans le vouloir? Agissent-il tous les deux et par force à la fois et volontairement? Et si l'acte imposé par la violence est toujours involontaire, peut-on dire qu'ils agissent tout ensemble et de leur plein gré et par force? C'est d'après les explications que nous avons données qu'on peut, ce nous semble, répondre à toutes ces difficultés. 16 Dans un autre sens, on dit encore qu'on agit par force et par nécessité, sans même que l'appétit et la raison soient en désaccord, quand on fait une chose qu'on trouve pénible et mauvaise, mais quand on serait exposé, si on ne la faisait pas, à des sévices personnels, aux fers, à la mort. Dans tous ces cas, on dit qu'on a obéi à une nécessité. 17 Ou bien, cette hypothèse même n'est-elle pas; inexacte ? N'est-ce donc pas toujours de sa libre volonté qu'on agit dans tout cela? Et ne peut-on pas toujours refuser de faire ce qu'on exige de nous, en supportant toutes les souffrances dont on nous menace? 18 Il y a ici certains points qu'on peut admettre, et d'autres qu'il faut repousser. Toutes les fois qu'il s'agit de choses où il dépend de nous qu'elles soient ou ne soient pas, du moment qu'on les fait tout en ne les voulant point, on les fait librement et non par force. Pour les choses au contraire qui ne dépendent pas de nous, on peut dire qu'il y a une contrainte, bien qu'il n'y ait pas une contrainte absolue, puisque l'être lui-même ne choisit pas ce qu'il fait précisément, et qu'il ne choisit que la fin en vue de laquelle il agit comme il fait. Or, c'est là une différence qui vaut la peine qu'on la remarque. 19 Si, par exemple, pour éviter d'être touché par quelqu'un on allait jusqu'à le tuer, ce serait une plaisante excuse que de dire que l'on a commis ce meurtre malgré soi et par nécessité. Il faudrait qu'on eût à souffrir un mal plus grand et plus intolérable, si l'on n'agissait pas comme on l'a fait. Car c'est bien alors qu'on obéit à la nécessité, et qu'on agit par force, ou du moins qu'on n'agit pas naturellement, lorsqu'on fait du mal en dépit de soi, ou en vue d'un certain bien, ou en vue d'un mal plus grand, qu'on veut éviter, puisque ce sont là des circonstances qui ne dépendent pas de nous. 20 Voilà pourquoi très-souvent on regarde l'amour comme involontaire, ainsi que d'autres emportements du cœur, et certaines émotions physiques qui sont, comme on dit, plus fortes que nous. Dans tous ces cas, on excuse ces fautes, comme ayant été provoquées par des causes qui triomphent habituellement de la nature humaine. On pourrait trouver qu'il y a force et contrainte, plutôt quand nous faisons quelque chose pour ne point éprouver une douleur trop forte que quand nous n'agissons que pour n'en point avoir une légère ; ou bien encore, quand nous agissons pour éviter un mal quelconque plutôt que pour nous procurer du plaisir. Car en général, on entend par ce qui dépend de quelqu'un ce que sa nature est capable de supporter ; et l'on dit qu'une chose ne dépend pas de lui, quand sa nature n'est pas capable de l'endurer, et que cette chose n'est naturellement conforme ni à son instinct ni à sa raison. 21 Voilà comment en parlant des enthousiastes et des devins qui prédisent l'avenir, on affirme, bien qu'ils fassent acte de pensée, qu'il ne dépend pas d'eux de dire ce qu'ils disent ni de faire ce qu'ils font. 22 On ne se possède pas davantage sous l'influence de la passion ; et l'on peut assurer qu'il y a telles pensées et tels sentiments qui ne dépendent pas de nous, non plus que les actes qui viennent à la suite de ces pensées et de ces raisonnements. C'est là ce qui faisait dire à Philolaüs avec tant de raison qu'il y a certaines idées plus fortes que nous. En résumé, si nous devions, pour bien analyser le volontaire et l'involontaire, les rapprocher de l'idée de force et de violence, notre étude est achevée; et il faut nous arrêter ici ; car ceux-là même qui nient le plus vivement la liberté et qui prétendent n'agir que contraints et forcés, n'en sont pas moins libres dans l'opinion qu'ils défendent. [2,9] CHAPITRE IX. 1 Après avoir atteint notre but, qui était de prouver que la liberté n'est bien définie ni par l'appétit, ni par la réflexion, il nous reste à spécifier ce qui, dans ce phénomène, regarde la pensée et la raison. 2 (1225b) Un premier point incontestable, c'est que le volontaire paraît l'opposé de l'involontaire ; et qu'agir en sachant à qui l'on s'adresse, comment et pourquoi l'on agit, est tout le contraire d'agir en ignorant à qui l'on s'adresse, comment et pourquoi l'on agit comme l'on fait. J'entends une ignorance réelle et non pas indirecte. Ainsi, vous pouvez avoir dans tel cas qu'il s'agit de votre père, et vous agissez comme vous faites, non pour le tuer mais pour le sauver. Par exemple, les filles de Pélias se trompèrent de cette façon. Ou bien, on se trompe comme se trompent les gens qui donnent un breuvage en croyant que (5) c'est un philtre ou du vin, tandis que c'est du poison. Ce que l'on fait par ignorance des personnes et des choses, et des moyens qu'on emploie, est involontaire; et le contraire est volontaire. 3 Ainsi donc, toutes les choses que l'individu fait, bien qu'il dépende de lui de ne les pas faire, et toutes les choses qu'il fait sans les ignorer et où il agit par lui-même, doivent nécessairement passer pour des choses volontaires; (10) et c'est là ce qu'on entend par la liberté, par le volontaire. Au contraire, tout ce qu'on fait en ignorant ce qu'on fait, et parce que l'on ignore, doit passer pour involontaire. 4 Mais comme savoir ou connaître peut s'entendre en un double sens, et qu'il signifie tantôt posséder la science, et tantôt s'en servir actuellement, celui qui possède la science, mais qui n'en use pas, peut en un sens être justement appelé ignorant, et dans un autre sens, il ne peut pas l'être justement ; par exemple, si c'est par une négligence coupable qu'il ne s'est pas servi de ce qu'il sait. Réciproquement encore, quelqu'un qui ne possède pas la science, qui ne sait pas, (15) peut être parfois blâmé avec toute justice, si c'est par paresse, par abandon au plaisir, ou par crainte de la peine, qu'il a négligé d'acquérir une science qu'il lui était facile ou même nécessaire de posséder. Maintenant que nous avons ajouté ces considérations à toutes les précédentes, nous avons fini ce que nous voulions dire sur le volontaire et l'involontaire. [2,10] CHAPITRE X. 1 A la suite de tout ceci, analysons la nature de l'intention, après avoir exposé préalablement les questions théoriques que soulève ce sujet. Le premier doute qui se présente à l'esprit, c'est de savoir (20) dans quel genre se place naturellement l'intention, et à quel genre il faut la rapporter. 2 L'acte volontaire et l'acte fait avec intention sont-ils différents l'un de l'autre ? Ou ne sont-ils qu'une seule et même chose? Quelques personnes soutiennent, et en y regardant de près on peut partager leur avis, que l'intention est l'une de ces deux choses, ou l'opinion ou l'appétit; car ces deux phénomènes semblent toujours accompagner l'intention. 3 Évidemment d'abord, elle ne se confond pas avec l'appétit ; (25) car elle serait alors ou volonté, ou désir, ou colère, puisque l'appétit suppose toujours que l'on a éprouvé l'une ou l'autre de ces impressions. La colère et le désir appartiennent aussi aux animaux eux-mêmes, tandis que l'intention ne leur appartient jamais. De plus, les êtres même qui réunissent ces deux facultés font avec intention une foule d'actes où la colère ni le désir n'entrent pour rien ; et quand ils sont emportés par le désir ou la passion, ils n'agissent plus par intention ; (30) ils sont purement passifs. Ajoutez enfin que le désir et la colère sont toujours accompagnés de quelque peine, tandis qu'il y a beaucoup de choses où intervient notre intention, sans que nous éprouvions la moindre douleur. 4 On ne peut pas dire davantage que la volonté et l'intention soient la même chose. Parfois, on veut des choses impossibles, tout en sachant bien qu'elles le sont, comme de régner sur tous les hommes, comme d'être immortel. Mais personne (35) n'a jamais l'intention de faire une chose impossible, s'il n'ignore point qu'elle est impossible ; ni même en général de faire ce qui est possible, quand il juge d'ailleurs qu'il n'est pas en état de faire ou de ne pas faire la chose. Voici donc un point bien évident : c'est que toujours l'objet de l'intention doit être nécessairement une de ces choses qui ne dépendent que de nous. 5 (1226a) Il n'est pas moins clair que l'intention ne se confond pas non plus avec l'opinion ou le jugement, ni absolument avec un simple objet de pensée. L'intention, venons-nous de dire, ne peut jamais s'appliquer qu'à des choses qui doivent dépendre de nous. Mais nous pensons une foule de choses qui ne dépendent de nous en quoi que ce soit : et, par exemple, que le diamètre est commensurable. 6 En outre, l'intention n'est ni vraie ni fausse, pas plus d'ailleurs (5) que ne l'est notre jugement, dans les choses pratiques qui ne dépendent que de nous, quand il nous porte à penser que nous devons faire ou ne pas faire quelque chose. Mais voici un point commun entre la volonté et l'intention, c'est que jamais l'intention ne s'applique directement à une fin, mais seulement aux moyens qui mènent à cette fin. Ainsi, par exemple, personne n'a l'intention d'être bien portant ; mais on a seulement l'intention de se promener ou de rester assis en vue de la santé qu'on désire. (10) On n'a pas davantage l'intention d'être heureux ; mais on a l'intention de gagner de la fortune, ou d'affronter même un péril pour arriver au bonheur. En un mot, quand on choisit un parti et qu'on exprime une intention, on peut dire toujours et ce qu'on a l'intention de faire, et ce en vue de quoi l'on a cette intention. Il y a ici deux choses bien distinctes : l'une pour laquelle on a l'intention d'en faire une autre, et la seconde qu'on a l'intention de faire en vue de la première. 7 Or, ce qui est éminemment aussi l'objet de la volonté, c'est la fin qu'on désire ; et ce qui est l'objet également de l'opinion, par exemple, c'est qu'il faut être bien portant et qu'il faut (15) être heureux. 8 Il est donc de toute évidence, d'après ces différences, que l'intention ne se confond ni avec le jugement ou opinion, ni avec la volonté. La volonté et le jugement s'appliquent essentiellement à un but final ; mais l'intention ne s'y applique pas. 9 Ainsi, il est clair que l'intention n'est, absolument parlant, ni la volonté, ni le jugement, ni la conception. Mais en quoi diffère-t-elle de tout cela? Et quel en est le rapport précis à la liberté et au volontaire? Résoudre ces questions, ce sera montrer nettement ce que c'est que l'intention. 10 Dans le nombre des choses qui peuvent être et ne pas être, il y en a quelques-unes qui sont de telle nature qu'on peut en délibérer. Pour d'autres, la délibération n'est même pas possible. Les possibles, en effet, peuvent bien être et ne pas être ; mais la production n'en dépend pas de nous, les uns étant produits par la nature, et les autres l'étant par (25) diverses causes. Dès lors, on ne pourrait délibérer de ces choses, à moins d'ignorer absolument ce qu'elles sont 11 Mais pour les choses qui non-seulement peuvent être et ne pas être, mais auxquelles peuvent en outre s'appliquer les délibérations humaines, ce sont celles-là précisément qu'il dépend de nous de faire ou de ne pas faire. Aussi, ne délibérons-nous pas de ce qui se passe dans les Indes, ni des moyens de faire que le cercle (30) puisse être converti en carré. Car ce qui se passe aux Indes ne dépend pas de nous ; et la quadrature du cercle n'est pas chose faisable. 12 Il est vrai qu'on ne délibère même pas non plus de toutes les choses réalisables qui ne dépendent que de nous ; et c'est bien là encore une preuve nouvelle, que, absolument parlant, l'intention n'est pas le jugement, puisque toutes les choses auxquelles s'appliquent l'intention et qu'on peut faire, sont nécessairement de celles qui dépendent de nous. 13 Aussi, en suivant cette idée, pourrait-on se demander comment il se fait que les médecins délibèrent (35) sur les choses dont ils possèdent la science, tandis que les grammairiens n'en délibèrent jamais ? La cause en est que, l'erreur pouvant se commettre de deux façons, puisqu'on peut se tromper par raisonnement, ou bien par simple sensation, il y a cette double chance d'erreur en médecine, tandis que, si dans la grammaire on voulait discuter la sensation et l'usage, (1226b) ce serait à n'en pas finir. 14 L'intention n'étant ni le jugement ni la volonté séparément, et n'étant pas non plus les deux pris ensemble; car l'intention ne se produit jamais instantanément, tandis qu'on peut juger sur le champ qu'il faut agir et vouloir à l'instant même; il reste qu'elle soit composée de ces deux éléments réunis dans une certaine mesure, (5) tous les deux se retrouvant dans tout acte d'intention. Mais il faut examiner de près comment l'intention peut se composer du jugement et de la volonté. 15 Rien que le mot lui-même nous l'indique déjà en partie ; l'intention, qui, entre deux choses, préfère l'une à l'autre, est une tendance à choisir, un choix non pas absolu, mais le choix d'une chose qu'on place avant une autre chose. Or, ce choix n'est pas possible sans un examen et sans une délibération préalables. Ainsi, l'intention, la préférence réfléchie vient d'un jugement, qui est accompagné de volonté et de délibération. 16 (10) Mais jamais on ne délibère, à proprement parler, sur le but qu'on se propose ; car le but est le même pour tout le monde. On délibère seulement sur les moyens qui peuvent mener à ce but. On délibère d'abord pour savoir si c'est telle chose ou telle autre qui peut y conduire; et, une fois qu'on a jugé que telle chose y conduit, on délibère pour savoir comment on aura cette chose. En un mot, nous délibérons sur l'objet qui nous occupe, jusqu'à ce que nous ayons ramené à nous-mêmes et à notre initiative le principe qui doit produire tout le reste. 17 Si donc on ne peut appliquer son intention et sa préférence, (15) sans avoir préalablement examiné et pesé le meilleur et le pire ; et si l'on ne peut délibérer que sur ce qui dépend de nous, dans les choses qui peuvent être et ne pas être, relativement au but poursuivi; il s'en suit évidemment que l'intention ou la préférence est un appétit, un instinct capable de délibérer sur des choses qui dépendent de nous. Car nous voulons toujours ce que nous avons résolu de faire, tandis que nous ne résolvons pas toujours de faire ce que nous voulons. J'appelle capable de délibérer cette faculté dont la délibération est le principe (20) et la cause, et qui fait que l'on désire une chose parce qu'on en a délibéré. 18 Ceci nous explique pourquoi l'intention, accompagnée de préférence, ne se rencontre pas dans les autres animaux, et pourquoi l'homme lui-même ne l'a ni à tout âge, ni dans toute circonstance. C'est que la faculté de délibération, non plus que la conception de la cause, ne s'y rencontrent point davantage ; et quoique la plupart des hommes aient la faculté de juger s'il faut faire ou ne pas faire telle ou telle chose, il s'en faut bien (25) que tous puissent se décider par le raisonnement, attendu que la partie de l'âme qui délibère est celle qui est capable de considérer et de comprendre une cause. 19 Le pourquoi, la cause finale est une des espèces de cause ; car le pourquoi est cause ; et la fin en vue de laquelle une autre chose est ou se produit, est appelée cause. Ainsi, par exemple, le besoin de toucher les revenus qu'on possède est cause qu'on se met en voyage, si c'est en effet en vue de faire cette recette qu'on s'est mis en route. Voilà comment les gens qui n'ont aucun but (30) sont incapables de délibérer. 20 Nous pouvons donc établir que l'homme, dans une chose qu'il dépend de lui de faire ou de ne pas faire, quand il la fait ou l'évite de son plein gré, la fait ou s'en abstient sciemment et non par ignorance ; et nous faisons en effet beaucoup de choses de ce genre, sans y avoir pensé ni réfléchi préalablement. Une conséquence nécessaire, c'est que l'intentionnel est toujours volontaire, (35) tandis que le volontaire n'est pas toujours intentionnel ; en d'autres termes, toutes les actions intentionnelles sont volontaires, tandis que toutes les actions volontaires ne sont pas intentionnelles. 21 Ceci nous prouve en même temps que les législateurs ont eu raison de diviser les actes et les passions de l'homme en trois classes : volontaires, involontaires, préméditées ; (1227a) et, bien qu'ils n'aient pas dû se piquer d'une parfaite exactitude, ils n'ont pas laissé que de toucher en partie la vérité. Mais ce sont là des questions que nous traiterons dans l'étude de la justice et des droits. 22 Quant à l'intention ou préférence, il nous est évident qu'elle n'est absolument ni la volonté ni le jugement, et qu'elle est le jugement et l'appétit réunis, lorsque (5) l'on conclut et que l'on décide un acte, après une délibération préalable. Mais, de plus, comme, lorsqu'on délibère, on délibère toujours en vue de quelque fin qu'on poursuit, et qu'il y a toujours un but sur lequel celui qui délibère a les regards attachés, pour discerner ce qui peut lui être utile, il en résulte, je le répète, que personne ne délibère, à proprement parler, sur la fin. Mais c'est cette fin qui est le principe et l'hypothèse initiale de tout le reste, comme le sont les hypothèses fondamentales dans les sciences de pure théorie.(10) Nous avons déjà dit quelques mots de tout cela au début de cette discussion ; et nous en avons traité avec tout le soin désirable dans les Analytiques. 23 D'ailleurs, l'examen des moyens qui peuvent conduire au but désiré, peut être fait avec l'habileté que l'art inspire, ou sans habileté ; et, par exemple, si l'on délibère pour savoir si l'on fera ou si l'on ne fera pas la guerre, on peut se montrer plus ou moins habile dans cette délibération. 24 Le point qui, tout d'abord, méritera le plus d'attention, c'est de savoir en vue de quoi l'on doit agir, c'est-à-dire le pourquoi. Est-ce la richesse que l'on veut? (15) Ou est-ce le plaisir, ou telle autre chose, qui est le but véritable eu vue duquel on agit? Or, l'homme qui délibère, ne délibère que parce qu'après avoir considéré la fin qu'il veut atteindre, il juge que le moyen employé peut amener cette fin à lui, ou parce que ce moyen peut le conduire lui-même à cette fin. 25 La fin par sa nature est toujours bonne, tout aussi bien que le moyen particulier sur lequel on délibère spécialement. Ainsi, par exemple, un médecin délibère pour savoir s'il administrera (20) tel ou tel remède; et un général d'armée délibère pour savoir le lieu où il fera camper ses troupes; et dans tous ces cas la fin qu'on se propose est bonne, et elle est d'une manière absolue ce qu'il y a de mieux. 26 C'est un fait contre nature, et qui renverse l'ordre des choses, quand la fin n'est pas le bien véritable, mais seulement apparence du bien. Cela tient à ce que, parmi les choses, il y en a quelques-unes qui ne peuvent être employées qu'à l'usage spécial pour lequel la nature les a faites. Telle est la vue, par exemple : il n'y a pas moyen de voir des choses auxquelles ne s'applique pas la vue, ni d'entendre des choses où l'ouïe n'a que faire. Mais on peut faire, par la science, des choses dont il n'y a pas de science; et ainsi, bien que ce soit la même science qui traite de la santé et de la maladie, ce n'est pas de la même façon qu'elle en traite; puisque l'une est suivant la nature, et que l'autre est contre nature. 27 C'est tout à fait de même, que la volonté, dans l'ordre de la nature, s'applique toujours au bien, et que c'est quand elle est contre nature qu'elle peut s'appliquer aussi au mal. Par nature, (30) elle veut le Bien, et elle ne veut le mal que contre nature et par perversité. Mais la ruine et la perversion de chaque chose ne la fait point passer au hasard à un nouvel état quelconque. Les choses ne vont alors qu'à leurs contraires et aux degrés intermédiaires ; car il n'est pas possible de sortir de ces limites ; et l'erreur elle-même ne se produit pas indifféremment dans des choses prises à tout hasard. L'erreur ne se produit que dans les contraires, pour tous les cas où il y a des contraires ; et même parmi les contraires, (35) l'erreur n'a lieu que dans les contraires qui le soit suivant la science qu'on en a. 28 (1227b) Il y a donc une sorte de nécessité que l'erreur et l'intention ou préférence réfléchie passent du milieu aux divers contraires. Or, le plus et le moins sont les contraires du milieu ou moyen terme. La cause de l'erreur, c'est le plaisir ou la peine que nous ressentons ; car nous sommes faits ainsi que l'âme regarde comme un bien ce qui lui est agréable; et ce qui lui est plus agréable lui semble meilleur ; de même que ce qui lui est pénible lui semble mauvais, et que ce qui lui est plus pénible, lui semble plus mauvais aussi. 29 Cela même doit encore nous faire voir très-clairement que le vice et la vertu ne se rapportent qu'aux plaisirs et aux peines. En effet, la vertu et le vice s'appliquent exclusivement à des actes où nous pouvons marquer notre intention et notre préférence. Mais la préférence s'applique au bien et au mal, ou du moins à ce qui nous semble tel ; et dans le sens ordinaire de la nature, c'est le plaisir et la douleur qui sont le bien et le mal. 30 (5) De plus, nous avons montré que toute vertu morale est toujours une sorte de milieu dans le plaisir ou dans la peine, et que le vice consiste dans l'excès ou dans le défaut, relativement aux mêmes choses que la vertu. La conséquence nécessaire de ces principes, c'est que la vertu est cette manière d'être morale qui nous porte à préférer le milieu, pour ce qui nous concerne, dans les choses agréables Comme dans les choses pénibles; en un mot, dans toutes les choses qui constituent vraiment le caractère moral de l'homme, soit dans la peine, soit dans le plaisir. Car on ne dit jamais d'un homme qu'il a tel ou tel caractère, par cela seul qu'il aime les choses sucrées ou les choses amères. [2,11] CHAPITRE XI. 1 Après avoir fixé tous ces points voyons si la vertu peut rendre la préférence infaillible, et la fin qu'elle poursuit, toujours bonne, de telle sorte que la préférence ne choisisse jamais avec intention que ce qu'il faut; ou bien, si comme on le prétend, c'est (15) la raison qu'éclaire ainsi la vertu. A vrai dire, cette vertu c'est la domination de soi-même, la tempérance, laquelle ne détruit pas apparemment la raison. 2 Mais la vertu et la domination de soi sont deux choses différentes, comme on le montrera plus tard ; et si l'on admet que c'est la vertu qui nous donne une raison droite et saine, c'est parce qu'on suppose que c'est la domination de soi qui est la vertu même, et qu'elle est tout à fait digne des louanges qu'on lui adresse. Mais avant d'en parler, nous examinerons quelques questions préliminaires. 3 Dans bien des cas, il est (20) fort possible que le but qu'on se propose soit excellent, et pourtant qu'on se trompe dans les moyens qui doivent y mener. Il se peut, tout au contraire, que le but soit mauvais, et que les moyens qu'on emploie soient très-bons. Enfin, il se peut que les uns et les autres soient également erronés. 4 Est-ce la vertu qui fait le but? Est-ce elle qui fait simplement les choses qui y mènent ? Nous pensons que c'est elle qui fait le but, puisque le but qu'on se propose n'est la conséquence, ni d'un syllogisme, ni même (25) d'un raisonnement. Supposons donc que le but est en quelque sorte le principe et l'origine de l'action. Par exemple, le médecin n'examine pas apparemment s'il faut ou non guérir le malade ; il examine seulement si le malade doit marcher ou ne pas marcher. Le gymnaste n'examine pas s'il faut ou non avoir de la vigueur ; il examine seulement s'il faut que tel élève se livre à la lutte ou s'il ne le faut pas. 5 Il en est absolument ainsi pour toutes les autres sciences : il n'en est pas une qui s'occupe de la fin même qu'elle poursuit; et de même que les hypothèses initiales servent de principes dans les sciences de pure théorie, de même aussi la fin poursuivie est le principe, et comme l'hypothèse (30) de tout le reste, dans les sciences qui ont à produire quelque chose. Pour guérir telle maladie, il faut nécessairement tel remède, afin que la guérison puisse être obtenue; absolument comme pour le triangle, si ses trois angles sont égaux à deux droits, il faudra nécessairement qu'il sorte telle conséquence de ce principe une fois admis. 6 Ainsi, la fin qu'on se propose est le principe de la pensée ; et la conclusion même de la pensée, est le principe de l'action. Si donc c'est, ou la raison, ou la vertu, qui sont les vraies causes de toute rectitude, (35) soit dans les pensées, soit dans les actes, du moment que ce n'est pas la raison, il faudra que ce soit la vertu qui fasse que la fin soit bonne. Mais elle sera sans influence sur les moyens qu'on emploie pour arriver au but. 7 La fin est ce pourquoi l'on agit, puisque toute intention, toute préférence s'adresse à une certaine chose, et a toujours une certaine chose en vue. Le but qu'on poursuit à l'aide du moyen terme, est causé par la vertu qui consiste à choisir ce but de préférence à tout autre. Mais l'intention ou préférence ne s'applique pas cependant à ce but lui-même ; elle s'applique seulement aux moyens qui peuvent y conduire. 8 Ainsi, c'est à une autre faculté qu'il appartient de nous révéler tout ce qu'il faut faire pour atteindre la fin que nous poursuivons. (1228a) Mais ce qui fait que la fin que se propose notre intention est bonne, c'est la vertu; et c'est elle qui en est l'unique cause. 9 Maintenant, on doit comprendre comment on peut, d'après l'intention, juger le caractère de quelqu'un; c'est-à-dire, comment il faut regarder le pourquoi (5) de son action bien plus que son action elle-même. 10 Par une sorte d'analogie, on doit dire que le vice ne fait son choix et ne dirige son intention qu'en vue des contraires. Il suffit donc que quelqu'un, quand il ne dépend que de lui de faire de belles actions et de n'en pas faire de mauvaises, fasse tout le contraire, pour qu'il soit évident que cet homme n'est pas vertueux. Par une suite nécessaire, le vice est volonlontaire aussi bien que (10) la vertu ; car il n'y a jamais nécessité de vouloir le mal. 11 C'est là ce qui fait que le vice est blâmable, et que la vertu est digne de louange. Les choses involontaires, toutes honteuses et mauvaises qu'elles peuvent être, ne sont pas blâmables ; ce ne sont pas les bonnes qui sont louables ; ce sont les volontaires. Nous regardons plus aux intentions qu'aux actes pour louer ou blâmer les gens, bien que l'acte soit préférable à la vertu, parce qu'on peut faire le mal par suite d'une nécessité, et qu'il n'y a pas de nécessité (15) qui puisse jamais violenter l'intention. 12 Mais, comme il n'est pas facile de voir directement quelle est l'intention, nous sommes forcément obligés de juger du caractère des hommes d'après leurs actes. 13 L'acte vaut certainement plus que l'intention ; mais l'intention est plus louable. C'est là une conséquence qui résulte des principes posés par nous; et de plus, cette conséquence s'accorde parfaitement avec les faits qu'on peut observer.