[1,402a] TRAITÉ DE L'ÂME. LIVRE PREMIER. CHAPITRE I. (402a) Bien que toute science soit, selon nous, une chose belle et de grand prix, on peut pourtant s'occuper de telle science plus que de telle autre, soit parce qu'elle exige des recherches plus précises, soit parce qu'elle traite d'objets plus relevés et plus admirables; et à ces deux titres, nous avons toute raison de placer en première ligne l'histoire de l'âme. On peut dire que cette connaissance contribue beaucoup à compléter l'ensemble de la vérité, et surtout à faire comprendre la nature, parce que l'âme est en quelque sorte le principe des êtres animés. Nous cherchons donc à découvrir et à connaître d'abord sa nature et son essence, et ensuite tous les faits accessoires qui se rapportent à elle. C'est que, parmi les divers faits qui la concernent, les uns semblent être ses affections propres; et quant aux autres, c'est à cause d'elle qu'ils appartiennent aussi aux êtres animés. § 2. Mais, dans tous les cas, il est de tout point des plus difficiles d'avoir sur l'âme quelques notions positives. En effet, il y a ici une difficulté commune à bien d'autres choses encore, et je veux dire la question de savoir ce qu'est l'essence, ce qu'est la chose. Il pourrait sembler au premier coup d'œil qu'il n'y a qu'une seule méthode pour étudier toutes les choses, quand nous voulons en connaître l'essence, de même qu'il n'y a qu'une seule démonstration pour les qualités propres de ces choses; et l'on pourrait croire qu'il faut s'enquérir de cette méthode unique. D'autre part, s'il n'existe point de méthode générale et commune pour savoir ce que sont essentiellement les choses, il devient encore plus difficile de faire cette étude; car dès lors il faudra rechercher en particulier pour chaque chose quelle est la marche à suivre. Quoique l'on voie évidemment qu'il faut procéder par démonstration, par division ou par telle autre méthode, il n'en reste pas moins bien des difficultés et bien des chances d'erreur; car on ne sait de quels principes il convient de partir, puisque les principes sont différents pour des choses différentes, et qu'ainsi ceux des nombres ne sont pas ceux des surfaces. § 3. Peut-être faut-il indiquer d'abord celui des genres de l'être dans lequel est placée l'âme et ce qu'elle est; je veux dire qu'il faut indiquer si elle est un être et substance, ou qualité, ou quantité, ou telle autre des catégories et divisions admises, et voir ensuite si elle fait partie des choses en puissance, ou si elle n'est pas plutôt une sorte de réalité achevée et complète, une entéléchie; [1,402b] et cette différence n'est pas de (402b) petit intérêt. § 4. En outre, on doit examiner si l'âme est divisée en parties ou si elle est sans parties. II faut encore rechercher si toute âme est ou n'est pas de même espèce; et en supposant que les âmes ne soient pas de même espèce, si elles différent en espèce ou en genre, tandis qu'à présent ceux qui parlent ou font des recherches sur l'âme paraissent se borner exclusivement à l'âme de l'homme. § 5. On doit aussi bien prendre garde à savoir précisément si l'on peut donner de l'âme une seule définition, par exemple, pour l'animal en général; ou bien s'il faut une définition différente de chacun des êtres animés, du cheval, du chien, de l'homme, de Dieu. C'est que l'animal, pris en un sens universel, ou n'est rien, ou bien n'est que quelque chose de très ultérieur. Même observation pour tout autre terme commun auquel on attribuerait l'âme. § 6. D'autre part, s'il n'y a pas plusieurs âmes, mais s'il y a seulement plusieurs parties de l'âme, faut-il étudier l'âme tout entière avant ses parties? Pour les parties mêmes, il est difficile de dire quelles sont celles qui diffèrent naturellement entre elles; et il n'est pas plus aisé de savoir s'il faut étudier les parties avant leurs fonctions; et, par exemple, la pensée avant l'intelligence, la sensation avant la sensibilité; et de même pour les autres. § 7. Si l'on commence par les fonctions, on peut se demander s'il faut d'abord étudier les opposés; et, par exemple, l'objet senti avant ce qui sent, l'objet conçu par l'intelligence avant l'intelligence qui le conçoit. § 8. Certainement il parait utile de connaître l'essence pour bien comprendre ce qui cause la qualité dans les substances; et ainsi, dans les mathématiques, il faut savoir ce que c'est que droit et courbe, ligne et surface, pour voir à combien d'angles droits sont égaux les angles du triangle. Mais réciproquement, la connaissance des qualités sert aussi, en grande partie, à faire connaitre l'essence de la chose. En effet, c'est quand nous pouvons expliquer, suivant ce qui nous semble, les accidents de la chose, sinon tous, du moins la plupart, que nous pouvons aussi le mieux nous rendre compte de son essence. L'essence est le vrai principe de toute démonstration; [1,403a] et il résulte de là que toutes les définitions où l'on ne connaît pas (403a) les accidents de la chose, et où il n'est pas même aisé de s'en faire une idée, sont évidemment des définitions de pure dialectique et tout-à-fait vides. § 9. Quant aux affections de l'âme, on peut se demander si elles sont toutes sans exception communes au corps qui a l'âme, ou bien s'il n'y en a pas quelqu'une qui soit propre à l'âme exclusivement. C'est là une recherche indispensable, mais elle est loin d'être facile. L'âme, dans la plupart des cas, ne semble ni éprouver ni faire quoi que ce soit sans le corps; et, par exemple, se mettre en colère, avoir du courage, désirer, et en général sentir. La fonction qui semble surtout propre à l'âme, c'est de penser; mais la pensée même, qu'elle soit d'ailleurs une sorte d'imagination, ou qu'elle ne puisse avoir lieu sans imagination, ne saurait jamais se produire sans le corps. § 10. Si donc l'âme a quelqu'une de ses affections ou de ses actes qui lui soit spécialement propre, elle pourrait être isolée du corps; mais si elle n'a rien qui soit exclusivement à elle, elle n'en saurait être séparée. C'est ainsi que le droit, en tant que droit, peut avoir bien des accidents, et, par exemple, il peut toucher en un point à une sphère d'airain ; mais cependant le droit, séparé d'un corps quelconque, ne touchera pas cette sphère; c'est que le droit n'existe pas à part, et qu'il est toujours joint à quelque corps. De même aussi, toutes les modifications de l'âme semblent n'avoir lieu qu'en compagnie du corps: courage, douceur, crainte, pitié, audace, joie, aimer et haïr. Simultanément à toutes ces affections, le corps éprouve aussi une modification. Ce qui le montre bien, c'est que si parfois, même sous le coup d'affections violentes et parfaitement claires, on ne ressent ni excitation ni crainte, parfois aussi on est tout ému d'affections faibles et obscures, lorsque le corps est irrité et qu'il est dans l'état où le met la colère. Ce qui peut rendre ceci plus évident encore, c'est que souvent, sans aucun motif réel de crainte, on tombe tout-à-fait dans les émotions d'un homme que la crainte transporte; et, si cela est vrai, on peut affirmer évidemment que les affections de l'âme sont des raisons matérielles. Par suite, des expressions telles que celles-ci : Se mettre en colère, signifient un mouvement du corps qui est dans tel état, ou un mouvement de telle partie du corps, de telle faculté du corps, causé par telle chose et ayant telle fin. § 11. Voilà aussi pourquoi c'est au physicien d'étudier l'âme, soit tout entière, soit sous un rapport particulier. D'ailleurs, le naturaliste et le dialecticien exposeraient tout différemment ce qu'est chaque affection de l'âme, et, par exemple, la colère. L'un dirait que c'est le désir de rendre douleur pour douleur, ou donnerait telle explication analogue; [1,403b] l'autre dirait que c'est un bouillonnement du sang (403b) ou de la chaleur qui se porte au cœur. Ainsi l'un s'attache à la matière, l'autre à la forme et à la notion. La notion est la forme de la chose; mais il faut nécessairement, si la chose est, qu'elle soit dans une matière spéciale. Ainsi, prenant cette notion de la maison : Abri qui nous empêche de souffrir de l'intempérie des vents, des pluies, des chaleurs, le naturaliste parlera de pierres, de bois, de poutres; l'autre, au contraire, dira que la forme de la maison est telle et qu'elle a telle fin. Où est ici le naturaliste? est-ce celui qui ne parle que de la matière et qui ignore la notion? ou bien est-ce celui qui ne connaît que cette notion? N'est-ce pas plutôt celui qui réunit les deux conditions? Mais quel est celui d'entre eux qui les possède l'une et l'autre? Les modifications de la matière non séparées d'elle, et en tant qu'elles n'en sont pas séparées, ne sont étudiées que par le physicien, qui doit s'occuper de toutes les actions et de toutes les modifications de tel corps spécial et de telle matière spéciale. Toutes les fois que l'on ne considère pas le corps en tant qu'il est de telle façon, c'est à un autre que le physicien de l'étudier; et dans certains cas, cet autre devient un artiste, ou, selon l'occasion, architecte, médecin, etc. Quant aux modifications non séparées, mais qui ne sont plus considérées comme appartenant à tel corps spécialement, et qui sont considérées par abstraction, c'est l'affaire du mathématicien. En tant que séparées, elles sont l'objet de la philosophie première. Mais revenons à notre point de départ : nous disions que les modifications de l'âme sont inséparables de la matière physique des êtres animés, en tant qu'elles sont, par exemple, courage, crainte, etc. ; et elles ne sont pas du tout comme la ligne et la surface. CHAPITRE II. § 1. Puisque nous nous proposons d'étudier l'âme, il est nécessaire, en même temps que nous indiquons les doutes qu'il faut lever, d'examiner et de recueillir, avant d'aller plus loin , les opinions de tous ceux qui antérieurement en ont dit quelque chose; nous leur emprunterons ce qu'elles ont de vrai, et s'il y a quelques erreurs, nous apprendrons à nous en défendre. § 2. Le début de notre recherche, c'est de poser tout d'abord les principes qui paraissent le plus évidemment appartenir à la nature de l'âme. Ainsi, l'être animé semble différer de l'être inanimé par deux choses surtout, le mouvement et la sensibilité. Ce sont là aussi les deux seules distinctions à peu prés que les anciens nous ont transmises sur l'âme. Quelques uns, en effet, disent que l'âme est surtout et premièrement ce qui produit le mouvement. Pensant que ce qui ne se meut pas soi- même peut encore moins mouvoir un autre, ils ont cru que l'âme était un des êtres qui se meuvent. [1,404a] § 3. Voilà d'où vient que Démocrite (404a) a pensé qu'elle était un feu et quelque chose de chaud. Les figures, selon lui, étant infinies, ainsi que les atomes, il appelle feu et âme les atomes, sphéroïdes comme ces corpuscules flottant dans l'air, qu'on aperçoit, grâce aux rayons de soleil, pénétrer à travers les fentes des portes. Dans sa théorie, ces atomes, semés partout, sont les éléments de la nature entière. L'opinion de Leucippe est toute pareille. Tous deux ont imaginé que parmi les atomes ceux qui étaient sphéroïdes formaient l'âme, parce que les petits corps doués de cette forme peuvent très facilement pénétrer partout, et mouvoir tout le reste, puisqu'ils se meuvent eux-mêmes. Démocrite et Leucippe ont donc admis que c'est l'âme qui donne le mouvement aux êtres animés. C'est par la même raison qu'ils ont dit que le souffle est la mesure même de la vie. L'enveloppe des corps, contractant et broyant celles des figures qui donnent le mouvement aux êtres animés, parce quelles-mêmes ne sont jamais en repos, elles reçoivent un utile secours de particules du même genre qui, de l'extérieur, pénètrent dans le corps durant la respiration. Ce sont ces dernières qui empêchent que celles qui sont dans les animaux ne s'anéantissent, en les aidant à repousser la force qui les contracte et les coagule. Les animaux, ajoutent-ils, vivent tant qu'ils sont capables d'accomplir cette fonction. § 4. Ce que disent les Pythagoriciens semble avoir le même sens. Quelques uns d'entre eux aussi ont soutenu que l'âme est les corpuscules qui voltigent dans l'air; d'autres ont prétendu seulement qu'elle est ce qui donne le mouvement à ces corpuscules. Si l'on en parle ainsi, c'est que ces petits corps paraissent toujours se mouvoir, quelle que soit d'ailleurs la profonde tranquillité de l'air. C'est à cela encore que revient l'opinion de ceux qui avancent que l'âme est ce qui se meut soi-même. Tous ces philosophes semblent penser que ce qui est surtout propre à l'âme, c'est le mouvement; et que c'est par elle que toutes les autres choses sont mises en mouvement, l'âme pouvant en outre, selon eux, se mouvoir elle-même, parce qu'ils ne voient point de moteur qui ne soit mû aussi lui-même. § 5. C'est encore de la même façon qu'Anaxagore prétend que l'âme est la cause du mouvement, si c'est lui ou tel autre qui a dit que l'intelligence meut tout l'univers. Cependant la pensée d'Anaxagore n'est pas tout-à-fait celle de Démocrite. Démocrite soutient que l'âme et l'intelligence sont absolument la même chose, puisque le vrai, à son avis, est ce qui paraît à chacun de nous; et voilà comment il justifiait Homère d'avoir présenté Hector comme changeant de pensée. Mais il ne regarde pas l'intelligence comme une faculté d'atteindre la vérité; il confond l'âme et l'intelligence. [1,404b] (404b) Pour Anaxagore, il est moins clair sur ce sujet. Ainsi il dit souvent que l'intelligence est la cause du beau et du bien; mais, ailleurs, il dit aussi que l'intelligence est l'âme, qu'elle est dans tous les animaux, grands et petits, bas et élevés. Cependant ou peut voir que, sous le rapport de la pensée, ce qu'il appelle l'intelligence n'est pas du tout également réparti entre tous les animaux, ni même entre tous les hommes. § 6. Ainsi donc, ceux qui ont considéré les êtres animés sous le point de vue du mouvement, ont admis que l'âme est ce qu'il y a de plus capable de le produire. Mais ceux qui considèrent l'animal en tant qu'il connaît les choses et qu'il les sent, ont prétendu que l'âme est les principes mêmes des choses; les uns, d'ailleurs, admettant plus d'un principe; les autres n'en admettant qu'un seul. Ainsi Empédocle voulait qu'elle vint de tous les éléments et que chacun d'eux fût une âme, et il disait : « Par la terre nous voyons la terre; l'eau, par l'eau; par l'air, l'air divin ; par le feu, le feu qui consume; par l'amour, l'amour; et la discorde par la discorde funeste. » § 7. C'est également ainsi que, dans le Timée, Platon fait venir l'âme des éléments. D'après lui, le semblable est connu par le semblable, et les choses viennent des principes. C'est encore la même théorie lui a été exposée dans les traités intitulés : de la Philosophie. Pour Platon, l'animal en soi vient de l'idée même de l'un, et des premières longueur, largeur et profondeur, et pareillement pour tous les autres êtres. Platon dit encore, sous un autre point de vue, que l'intelligence est l'unité, et que la science est le nombre deux; en effet, ce qui ne prend les choses qu'en un sens se rapporte à l'unité. De plus, le nombre de la surface, c'est l'opinion; et celui du solide, c'est la sensation. C'est que, dans le système de Platon, les nombres passent pour les idées mêmes et les principes des choses, et ils viennent des éléments. Quant aux choses, elles sont discernées, les unes par l'intelligence, les autres par la science, ou par l'opinion, ou par la sensation, et ces nombres sont les idées des choses. § 8. D'autre part, comme l'âme semble à la fois et quelque chose qui meut et quelque chose qui connaît, il y a des philosophes qui, combinant ces deux caractères, ont prétendu que l'âme est un nombre qui se meut lui-même. § 9. Du reste, les philosophes sont loin d'être d'accord sur les principes, ni pour l'espèce ni pour le nombre. Et d'abord les uns font les principes corporels, les autres les font incorporels [1,405a] 405a, et d'autres enfin les mêlent, et les expliquent en les tirant de ces deux notions combinées. § 10. Ils ne s'accordent pas davantage sur la quantité des principes, ceux-ci n'en reconnaissant qu'un seul, ceux-là en admettant plusieurs, et c'est d'après ces considérations qu'ils rendent compte de l'âme. D'ailleurs ils ont supposé, et non sans raison, que la puissance de produire le mouvement est la nature propre des causes premières. § 11. De là quelques uns ont pensé que l'âme est le feu; car le feu est de tous les éléments celui qui a les parties les plus ténues et qui est le plus incorporel. En outre, il se meut lui-même et meut tout le reste primitivement. § 12. Démocrite s'est expliqué sur ce point plus clairement que qui que ce soit, en spécifiant les causes le chacun de ces deux caractères. Dans son opinion, l'âme est identique à l'intelligence; elle appartient aux corps premiers et indivisibles, et elle donne le mouvement, à cause de la petitesse de ses parties et à cause de sa figure. II ajoutait que la plus mobile de toutes les figures, c'est la sphère, et il en concluait que telle est aussi la forme de l'intelligence et du feu. § 13. Anaxagore semble distinguer l'âme et l'intelligence, comme nous l'avons déjà dit plus haut, bien qu'il les emploie toutes deux, comme si c'était une seule nature : pourtant il fait surtout de l'intelligence le principe de toutes choses. C'est ainsi qu'il dit que, seule de tout ce qui est, l'intelligence est simple, sans mélange et pure. Il attribue à un même principe tout à la fois et de connaître et de mouvoir. quand il avance que l'intelligence meut l'univers. § 14. Thalès aussi peut être rangé parmi ceux qui passent pour avoir considéré l'âme comme ce qui produit le mouvement; car il disait que la pierre d'aimant a une âme, parce qu'elle meut le fer. § 15. Diogène, aussi bien que quelques autres, a cru que l'âme est de l'air, parce que l'air, selon lui, est de tous les corps celui qui a les parties les plus ténues et qu'il est le principe de tout. A son avis, c'est pour cela que l'âme a la connaissance et qu'elle produit le mouvement. En tant qu'elle est cause première, et que tout le reste vient d'elle, elle connaît les choses ; en tant que ses parties sont les plus ténues, elle est motrice. § 16. Héraclite admet bien aussi l'âme pour principe, puisque, dans son système, elle est l'exhalaison dont il forme tout le reste. Il ajoute qu'elle est la plus incorporelle des choses, qu'elle est dans un flux perpétuel, et que le mobile est connu par le mobile. C'est qu'il croyait, ainsi que bien d'autres, que toutes les choses sont en mouvement. § 17. Les opinions d'Alcméon sur l'âme semblent s'être rapprochées beaucoup de toutes celles-là. II dit qu'elle est immortelle, parce qu'elle ressemble aux immortels; et qu'elle a ce privilège, parce qu'elle est dans un mouvement éternel, [1,405b] et que tous les corps divins se meuvent éternellement sans interruption (405b) : la lune, le soleil, les astres et le ciel entier. § 18. Quelques uns, plus grossiers, sont allés jusqu'à déclarer que l'âme est de l'eau, et tel est Hippon. Ils semblent avoir tiré leur explication de la semence, qui chez tous les êtres est liquide; car Hippon blâme ceux qui prétendent que l'âme est du sang, parce que, dit-il , la semence n'est pas du sang , et que c'est elle qui est la première âme. § 19. D'autres, comme Critias, ont soutenu que l'âme est du sang, supposant que le propre de l'âme c'est de sentir, et que nous n'avons la sensation que par la nature du sang. C'est qu'en effet tous les éléments ont eu leurs partisans, excepté la terre. Nul ne l'a prise pour le principe de l'âme, si ce n'est qu'on a dit que l'âme se formait de tous les éléments, et qu'elle les était tous. § 20. Ainsi tous les philosophes, on peut le dire, définissent l'âme par trois caractères : le mouvement, la sensation et l'immatérialité, et chacune de ces explications est rapportée aux principes. Aussi les philosophes qui limitent l'âme à la connaissance la font-ils un élément ou un composé d'éléments; et ils disent tous à peu près la même chose, si l'on en excepte un seul. Selon eux, le semblable est connu par le semblable; et comme l'âme connaît tout, ils la font un composé de tous les principes. § 21. Mais ceux qui ne reconnaissent qu'une seule cause et un seul élément soutiennent que l'âme est cet élément unique, soit le feu, soit l'air, et ceux qui admettent plusieurs principes disent également que l'âme est multiple. § 22. Anaxagore seul prétend que l'intelligence est impassible, et qu'elle n'a rien de commun absolument avec tout le reste. Mais, dans cette condition, comment et par quelle cause l'intelligence pourra-t-elle connaître quoi que ce soit? c'est ce qu'il n'a pas dit; et d'après ce qu'il a dit, ce point n'est pas très clair. § 23. Ceux qui croient à des oppositions dans les principes composent aussi l'âme avec les contraires; et quand on n'admet qu'un seul des contraires, soit le chaud, soit le froid, ou tel autre principe analogue, on est amené à faire de l'âme un seul de ces principes. Voilà pourquoi, en adoptant des expressions conformes à ces théories, les uns disent que l'âme est le chaud, parce que c'est aussi par là que l'on désigne la vie; d'autres disent qu'elle est le froid, parce que l'âme est ainsi nommée, à cause de la respiration et du refroidissement que la respiration donne au corps. Telles sont donc les opinions qui nous ont été transmises sur l'âme, et telles sont les raisons sur lesquelles elles s'appuient. CHAPITRE III. § 1. Examinons d'abord les théories relatives au mouvement; car peut-être, non seulement est-ce une erreur de croire que la substance de l'âme soit telle [1,406a] que (406a) le prétendent ceux qui assurent que l'âme est ce qui se meut soi-même, ou qui peut produire le mouvement, mais encore y a-t-il impossibilité que le mouvement lui appartienne. § 2. On a démontré antérieurement qu'il n'est pas du tout nécessaire que le moteur soit mû lui-même. Tout objet mû peut l'être de deux manières: ou par un autre, ou par soi. Nous disons qu'un objet est mû par un autre, toutes les fois qu'il est mû, parce qu'il est dans une chose en mouvement : ainsi les passagers d'un navire. Certes il ne sont pas mus comme le navire. Le navire est mû par lui-même; eux ne sont mus que parce qu'ils sont dans une chose qui est mue. Ceci est même évident en regardant aux parties diverses de leur corps. Ainsi la marche est un mouvement propre des pieds, et elle appartient aussi à l'homme; mais, à ce moment, elle n'appartient pas aux passagers du vaisseau. Puisque être mû se prend dans deux sens, voyons maintenant si l'âme se meut d'elle-même, et si elle reçoit le mouvement. § 3. Comme il y a quatre mouvements translation, changement, destruction, accroissement, il faut que l'âme ait ou un seul de ces mouvements, ou plusieurs, ou tous. Si elle ne se meut pas par accident, il faut que le mouvement lui soit naturel; et si cela est, il faut aussi qu'elle ait un lieu, car tous les mouvements qu'on vient d'énumérer s'accomplissent dans un lieu. Mais si l'essence de l'âme est de se mouvoir elle-même, le mouvement ne lui appartiendra pas par accident, comme le mouvement appartient à la couleur blanche ou à la longueur de trois coudées; car ces choses-là se meuvent aussi, mais c'est par simple accident, et parce que le corps dans lequel elles sont vient à se mouvoir. Voilà aussi pourquoi il n'y a point de lieu pour elles. Mais il y en aura un pour l'âme, si par sa nature elle est douée du mouvement. § 4. De plus, si elle se meut par sa nature, elle peut être mue même par force; et si elle l'est par force, elle l''est aussi par nature. Il en est de même encore pour le repos. La chose vers laquelle une autre est mue par sa nature lui sert aussi de point de repos naturel; et de même, la chose vers laquelle une autre est mue par force lui sert aussi par force de point de repos. Quels seront les mouvements et les repos forcés de l'âme? C'est ce qu'il n'est pas facile de dire, même quand on se borne à des à-peu-près. § 5. Si elle se meut en haut, elle sera du feu ; si c'est en bas; elle sera de la terre; car ce sont là les mouvements propres de ces corps. § 6. Même raisonnement pour les mouvements intermédiaires. En outre, puisqu'elle paraît mouvoir le corps, il est tout simple qu'elle donne au corps les mêmes mouvements qu'elle possède; et réciproquement, [1,406b] il est vrai de dire que les mouvements qu'elle donne au (406b) corps, elle se les donne également à elle-même. Mais le corps est mû par translation, de sorte que l'âme devrait aussi changer avec le corps, et être déplacée ou tout entière, ou dans ses parties. Or, si cela se peut, il est possible dès lors qu'elle rentre dans le corps après en être sortie, et la conséquence de ceci serait que les êtres morts ressuscitent. § 7. De plus, l'âme pourrait aussi recevoir d'un autre un mouvement accidentel, et alors l'être animé serait poussé par une force étrangère. Mais il n'est pas besoin que ce qui a dans son essence la faculté de se mouvoir soi-même soit mû par un autre, si ce n'est par accident ; pas plus que ce qui est bon en soi et par soi ne l'est par un autre, ou bien en vue d'un autre. En admettant que l'âme soit mue par quelque chose, c'est surtout par les objets sensibles qu'on pourrait dire qu'elle l'est. § 8. Pourtant alors si l'âme se meut elle-même, elle serait mue aussi par conséquent; et comme tout mouvement fait que la chose mue, en tant que mue, sort de sa nature, l'âme sortirait donc de sou essence, à moins que ce ne soit par accident qu'elle se meuve elle-même. Mais se mouvoir spontanément soi-même est de son essence. § 9. Quelques uns prétendent, il est vrai, que l'âme meut le corps dans lequel elle est, comme elle-même est mue C'est l'opinion de Démocrite, se rapprochant fort en ceci de Philippe, l'auteur comique, qui disait que Dédale avait fait une Vénus de bois qui se remuait toute seule, quand on y versait de l'argent fondu. La pensée de Démocrite est aussi toute pareille, lorsqu'il dit que les sphères indivisibles sont mues, parce qu'il est dans leur nature de ne jamais rester en place, et qu'elles entraînent avec elle tous les corps et les font mouvoir. § 10. Nous demanderons à Démocrite si ce sont elles aussi qui produisent le repos. Mais il lui est bien difficile, ou plutôt il lui est impossible de dire comment elles pourront le produire. Ce n'est donc pas du tout ainsi que l'âme parait mouvoir l'animal, mais c'est par une sorte de volonté et de pensée. § 11. C'est de la même manière, du reste, que Timée, dans sa Physiologie, explique que l'âme meut le corps : c'est parce qu'elle se meut elle–même qu'elle meut le corps auquel elle est liée. Composée avec les éléments, divisée selon les nombres harmoniques, afin qu'elle ait le sentiment inné de l'harmonie, et qu'elle accomplisse tous ses mouvements d'accord avec l'univers, Timée a rendu circulaire la ligne droite qu'elle décrit; et, séparant en deux cercles, unis entre eux de deux façons, le cercle unique, [1,407a] (407a) il a divisé de plus ce cercle en sept autres, parce que, selon lui, les translations du ciel sont les mouvements mêmes de l'âme. § 12. Mais d'abord il n'est pas exact de dire que l'âme soit une grandeur ; car, évidemment, Timée veut que l'âme du monde soit à peu près comme ce qu'on appelle l'intelligence; et cette âme du monde ne ressemble assurément ni à l'âme sensible ni à l'âme concupiscible, puisque le mouvement de celles-là n'est pas du tout la translation circulaire. § 13. L'intelligence est une et continue, tout comme l'est la pensée; et la pensée, ce sont les pensées. Mais si les pensées forment une unité, parce qu'elles se suivent, c'est comme le nombre; elles ne sont pas comme la grandeur. Voilà aussi pourquoi l'intelligence non plus n'est pas continue de cette même façon; elle est sans parties, ou du moins elle n'est pas continue comme la grandeur. Si elle était une grandeur, comment penserait- elle? Penserait-elle tout entière? ou par une quelconque de ses parties? Et ses parties auraient-elles de la grandeur? ou seraient-elles réduites à un point, si toutefois l'on peut aussi donner le nom de partie à un point? § 14. Si elles sont réduites à être des points, comme les points sont infinis, il est évident que l'intelligence ne pourra jamais les parcourir; et, si elles ont de la grandeur, l'intelligence pensera une même chose fort souvent, ou plutôt un nombre infini de fois. Mais, pour penser, il semble qu'il suffise de toucher une seule fois. S'il suffit à l'intelligence, pour comprendre les choses, de les toucher par l'une de ses parties, à quoi bon alors la faire mouvoir en cercle? ou même lui donner absolument aucune grandeur? S'il lui faut, pour qu'elle pense, toucher les choses par le cercle entier, que produira le contact des parties? Et comment ce qui a des parties pensera-t- il par ce qui n'en a pas, et ce qui est sans parties par ce qui en a? II faut donc nécessairement que l'intelligence soit ce cercle même ; car la pensée est le mouvement de l'intelligence, comme la périphérie est le mouvement du cercle. § 15. Si donc la pensée est un mouvement de circonférence, l'intelligence sera le cercle même dont la pensée serait ce mouvement de circonférence. Mais l'intelligence pensera éternellement quelque chose; car il le faut, puisque ce mouvement circulaire est éternel. Or, il y a des limites à toutes les pensées pratiques, car toutes se font en vue d'un certain but extérieur. Quant aux pensées spéculatives, elles sont également bornées dans leurs raisonnements; et tout raisonnement est ou une définition ou une démonstration. D'abord les démonstrations, en même temps qu'elles partent d'un principe, ont aussi pour terme en quelque sorte le syllogisme ou la conclusion. Même quand elles ne concluent pas, elles ne reviennent pas du moins à leur principe; mais, prenant toujours un moyen et un extrême, elles avancent en ligne droite, tandis que la circonférence, au contraire, revient à son point de départ. Quant aux définitions , elles sont toutes limitées. § 16. De plus, si le même mouvement de circonférence a lieu plusieurs fois, il faudra donc aussi que l'intelligence pense plusieurs fois la même chose. § 17. En outre, la pensée ressemble, on peut dire, à un repos et à un arrêt bien plutôt qu'à un mouvement, et il en est de même pour le syllogisme. [1,407b] § 18. D'autre part une chose ne donne pas le bonheur quand elle n'est pas (407b) facile et qu'elle s'accomplit par force; et si le mouvement n'est pas l'essence de l'intelligence, l'âme serait donc mue contre sa nature. § 19. C'est encore une condition bien pénible pour elle que d'être unie au corps, de manière à ne pouvoir s'en délivrer. Bien plus, c'est un sort qu'elle doit fuir, s'il vaut mieux pour l'intelligence de n'être point unie au corps, comme ou a coutume de le dire, et comme on le croit vulgairement. § 20. Timée laisse ignorer aussi la cause qui fait que le ciel a un mouvement circulaire; car ce n'est pas l'essence de l'âme qui est cause qu'elle est mue de cette façon; c'est par pur accident qu'elle reçoit cette espèce de mouvement. Ce n'est certes pas davantage le corps qui en est cause, et ce serait bien plutôt l'âme qui en serait cause pour lui. § 21. Mais Timée ne dit pas non plus que le mouvement soit un état meilleur pour l'âme; et pourtant il a bien fallu, puisque Dieu a voulu que l'âme se mût circulairement, qu'il fût meilleur pour elle de se mouvoir que de rester en repos, et de se mouvoir ainsi plutôt que tout autrement. Mais comme ces considérations appartiennent plus spécialement à une autre étude, nous les laissons de côté pour le moment. § 22. Du reste, cette théorie de Timée est erronée aussi bien que la plupart de celles qu'on a données sur l'âme, en ce qu'on unit l'âme au corps dans lequel on la place, sans avoir eu outre déterminé comment est le corps et pour quelle cause il est ainsi fait. C'est là cependant un point très nécessaire; car cette association est cause que l'un agit et l'autre souffre, que l'un est mû et que l'autre meut, rapports de réciprocité qui ne se trouvent point du tout entre les premiers êtres venus. § 23. D'autres aussi bornent leurs efforts à dire ce qu'est l'âme, sans dire un mot du corps qui la doit recevoir, comme s'il était possible , ainsi que le veulent les fables pythagoriciennes, que la première âme venue entrât au hasard dans le premier corps venu. Chaque chose, au contraire, paraît avoir une espèce et une forme qui lui sont propres ; et c'est absolument comme si l'on prétendait que l'architecture peut se mêler de fabriquer des instruments de musique; loin de là, il faut que l'art se serve de ses instruments propres, et que l'âme se serve du corps. CHAPITRE IV. § 1. Il existe encore sur l'âme une autre opinion qui, pour bien des gens, ne paraît pas moins certaine que toutes celles qu'on vient de rappeler, et dont nous avons déjà fait justice par la discussion dans nos Études faites en commun. On dit que l'âme est une harmonie; l'harmonie, ajoute-t-on, est un mélange et un composé de contraires, et le corps se compose aussi de contraires. § 2. Mais l'harmonie est un rapport ou une combinaison de choses mêlées ensemble, et il n'est pas possible que l'âme soit ni l'un ni l'autre. [1,408a] § 3. De plus, produire le mouvement n'appartient pas à une harmonie; mais c'est à l'âme (408a) que tout le monde, pour ainsi dire, attribue cette fonction. § 4. Ce mot d'harmonie s'appliquerait à la santé, et en général aux vertus corporelles bien plutôt qu'à l'âme. C'est ce qui deviendrait de toute évidence, si l'on essayait d'attribuer à quelque harmonie les modifications et les actes de l'âme. On verrait alors combien il est difficile de les mettre d'accord. § 5. Si le mot harmonie a deux sens principaux qu'il ne faut pas perdre de vue, dans son sens le plus spécial il s'applique aux grandeurs, considérées dans les choses qui ont mouvement et proportion, pour exprimer la combinaison de ces grandeurs, quand elles s'harmonisent de manière à ne pouvoir plus admettre entre elles rien d'homogène. De plus, il signifie encore la proportion de choses mélangées; mais l'on voit que ce mot n'est applicable ici ni dans un sens ni dans l'autre. Quant à supposer que l'âme est la combinaison des parties du corps, il est très facile de réfuter cette hypothèse. Les combinaisons de ces parties sont aussi nombreuses que diverses. Or, de quels éléments peut-on supposer que l'intelligence soit la combinaison? et comment cette combinaison se fait-elle? Comment la sensibilité ou la passion serait- elle une combinaison de ce genre? § 6. Il est également absurde de croire que l'âme soit la proportion du mélange; car le mélange des éléments qui forment la chair n'a pas le même rapport que celui qui forme les os. Il faudra donc soutenir qu'il y a autant d'âmes aussi qu'il y a de corps, s'il est vrai que tous les corps viennent d'éléments mêlés, et que le rapport du mélange soit l'harmonie et l'âme. § 7. C'est ce qu'on pourrait encore aller demander à Empédocle, qui prétend que chaque chose n'existe qu'en vertu d'un certain rapport. L'âme est-elle donc le rapport? Ou plutôt n'est-ce pas parce qu'elle est tout autre chose qu'elle entre dans les membres du corps? L'amour, de plus, est-il la cause d'un mélange fortuit, ou bien d'un mélange soumis à un juste rapport? Est-il lui-même le rapport? ou est-il une autre chose en dehors de ce rapport? § 8. Telles sont les questions qu'on peut soulever ici. Mais si l'âme est autre chose que le mélange, pourquoi la vie lui est-elle ôtée en même temps qu'à la chair et aux autres parties de l'être animé? De plus, puisque chacune des parties du corps n'a pas une âme, si l'âme n'est pas le rapport du mélange, qu'est-ce donc qui est détruit quand l'âme vient à faire défaut? Nous pouvons conclure évidemment, d'après ce qui précède, que l'âme ne saurait ni être une harmonie, ni avoir un mouvement circulaire. § 9. Mais quand on soutient que l'âme est mue par accident, comme nous l'avons dit, c'est soutenir aussi qu'elle se meut elle-même; par exemple qu'elle est mue avec la chose dans laquelle elle est, cette chose étant mue aussi par l'âme. Autrement il n'est pas possible qu'elle se meuve dans l'espace. [1,408b] § 10. On pourrait douter avec plus de raison qu'elle (408b) se meuve, en se fondant sur les considérations suivantes : l'âme s'attriste et se réjouit, elle est assurée ou tremblante, elle s'indigne, elle sent, elle pense. Ce sont là, ce semble, autant de mouvements; et de là, on pourrait croire que l'âme se meut. § 11. Mais cette condition n'est pas du tout nécessaire. En effet, s'attrister, ou se réjouir, ou penser, ce sont là, dit-on, certainement des mouvements, s'il en fut ; chacun de ces actes est un mouvement, et c'est l'âme qui les produit. Par exemple s'indigner, craindre, auront lieu parce que le cœur sera mû de telle façon; et penser n'est peut-être que cela ou quelque chose d'analogue. Or, ces phénomènes se produisent par le déplacement de certains éléments mis en mouvement, ou par l'altération de certains autres; déplacement et altération dont il convient d'expliquer ailleurs la nature et les conditions. § 12. Mais soutenir que c'est l'âme qui s'indigne, revient à peu près à dire que c'est l'âme qui tisse une toile, ou qui bâtit une maison. Il vaudrait peut-être mieux dire, non pas que c'est l'âme qui a pitié, qui apprend ou qui pense, mais plutôt que c'est l'homme qui fait tout cela par son âme. Encore faudrait-il comprendre ceci, non point en ce sens que le mouvement serait dans l'âme seule, mais, au contraire, qu'il viendrait quelquefois jusqu'à elle, comme quelquefois il en partirait. Ainsi la sensation lui vient du dehors; mais la mémoire vient de l'âme, qui se reporte aux mouvements ou aux impressions demeurées dans les organes des sens. § 13. Quant à l'intelligence, elle semble être dans l'âme comme une sorte de substance, et ne pas pouvoir être détruite. Ce qui paraitrait devoir surtout la détruire, c'est l'alanguissement qui flétrit l'homme dans la vieillesse. Mais ici, il arrive précisément ce qui se passe pour les organes des sens. Si le vieillard avait encore la vue dans un certain état , il verrait tout aussi bien que le jeune homme. De même la vieillesse de l'intelligence vient non pas de quelque modification de l'âme, mais de la modification du corps dans lequel elle est, comme il arrive d'ailleurs dans les ivresses et les maladies. § 14. La pensée, la réflexion se flétrissent, parce que quelque autre chose vient à se détruire à l'intérieur; mais le principe même est impassible. Penser, aimer ou haïr ne sont pas des modifications qui soient à lui. Ce sont seulement des modifications de la chose qui le possède, en tant qu'elle le possède. Aussi cette chose étant détruite, le principe ne peut ni se souvenir ni aimer; car aimer, se souvenir n'était pas de lui, c'était de cette chose commune qui a péri. Mais l'intelligence est peut-être quelque chose de plus divin, quelque chose d'impassible. § 15. Tout ceci nous prouve donc clairement que l'âme ne saurait avoir de mouvement; et si elle n'a pas de mouvement, il est évident qu'elle n'en a pas non plus par elle-même. § 16. Au milieu de tant d'autres assertions, la plus déraisonnable de beaucoup, c'est de prétendre que l'âme est un nombre qui se meut lui-même. Il y a ici bien des impossibilités: celles d'abord qui résultent de l'idée de mouvement, et de plus les impossibilités particulières [1,409a] qui tiennent à ce qu'on dit (409a) que l'âme est un nombre. Comment, en effet, faut-il comprendre une unité qui se meut? Par quoi et comment est-elle mue, elle qui est sans parties et sans différence? Mais si elle est à la fois moteur et mobile, il faut de toute nécessité qu'elle ait des différences. § 17. Toutefois, puisqu'on dit bien qu'une ligue qui se meut engendre la surface, que le point engendre la ligne, les mouvements des unités seront aussi des lignes; car le point est une unité qui a une position. Ainsi donc voilà le nombre de l'âme qui déjà est quelque part et qui a une position. § 18. D'un autre côté , si d'un nombre vous enlevez un nombre ou une unité, il reste toujours un autre nombre. Mais les plantes, ainsi que beaucoup d'animaux, vivent encore après qu'elles sont divisées, et paraissent avoir spécifiquement la même âme. § 19. On pourrait croire qu'il n'y a aucune différence à dire que l'âme est formée d'unités ou de petits corpuscules; car si les petites sphères de Démocrite deviennent des points, et que la quantité seule subsiste, il y aura dans cette quantité même une partie qui meut et une partie qui est mue, comme dans le continu. La théorie, en effet, dont on parle ici, regarde, non pas à la grandeur ou à la petitesse, mais seulement à la quantité. Voilà ce qui fait qu'il faudra nécessairement qu'il y ait encore quelque chose qui mette les unités en mouvement. Mais si, dans l'animal, c'est l'âme qui est ce moteur, ce sera elle aussi dans le nombre, de telle sorte que l'âme n'est pas en même temps le moteur et la chose mue, elle est seulement le moteur. § 20. Mais admettons qu'elle puisse être de façon ou d'autre une unité, il faut toujours qu'elle ait une certaine différence relativement aux autres unités. Or, quelle petit être la différence qu'offre un point pris comme unité, si ce n'est la position? Si donc les unités et les points qui sont dans le corps sont différents, les unités seront dans le même lieu que les points; car l'unité occupera la place du point; et alors qui empêchera qu'il n'y en ait aussi une infinité dans le même lieu, si une fois il y en a deux, puisque les choses dont le lieu est indivisible sont elles-mêmes indivisibles? § 21. Mais si les points qui sont dans le corps sont le nombre de l'âme, ou bien si le nombre formé des points qui sont dans le corps est l'âme, pourquoi tous les corps, sans exception, n'ont-ils pas une âme? Dans tous, il y a, ce semble, des points, et en nombre infini. § 22. Enfin , comment est-il possible que les âmes se séparent et se délivrent des corps, puisque les lignes ne se divisent pas en points? CHAPITRE V. § 1. L'erreur spéciale dont nous avons parlé a lieu, d'une part, en ce qu'on reproduit l'opinion de ceux qui supposent que l'âme est un corps à parties ténues; et, d'autre part, [1,409b] en ce qu'on admet, au sens de 409b Démocrite, que le corps est mû par l'âme. Si l'âme est dans le corps entier quand il sent, il faut nécessairement qu'il y ait deux corps dans le même lieu, l'âme étant un corps. Quand on prétend que l'âme est un nombre, il faut supposer que plusieurs points sont en un seul point, ou que tout corps a une âme, à moins qu'on ne fasse de l'âme un nombre différent, un nombre tout autre que les points qui sont dans le corps. § 2. Il en résulte aussi que l'animal est mû par un nombre, tout comme Démocrite le faisait mouvoir, ainsi que nous l'avons dit. Car quelle différence y a-t-il à dire que ce sont de petites sphères ou de grandes unités, ou simplement que ce sont des unités qui sont en mouvement? De part et d'autre, il faut toujours nécessairement que l'animal se meuve, parce qu'elles aussi sont en mouvement. § 3. Ainsi donc, quand on combine et qu'on identifie le mouvement et le nombre, voilà les objections qu'on soulève, et beaucoup d'autres analogues. Mais il est non seulement impossible que ce soit là la définition essentielle de l'âme; j'ajoute que ce n'en est pas même l'accident. On s'en convaincra facilement si l'on essaie de définir d'après cette assertion les affections et les actes de l'âme : raisonnements, sensations, plaisirs, peines, et toutes les autres affections de même genre; on verra, comme nous l'avons dit auparavant, qu'il n'est pas chose facile d'en tirer aucune explication. § 4. Trois manières nous ayant été transmises de définir l'âme, d'abord qu'elle est l'être le plus mobile, parce qu'elle se meut elle-même; puis ensuite qu'elle est le corps aux parties les plus ténues; enfin qu'elle est le plus incorporel de tous; nous avons parcouru toutes les difficultés à peu près et toutes les contradictions que ces opinions soulèvent. § 5. Il ne nous reste plus qu'à voir comment on peut soutenir que l'âme est composée des éléments. En effet, on l'a dit, en vue d'expliquer comment l'âme peut sentir et connaître toutes choses; mais il y a nécessairement dans cette opinion bien des impossibilités insurmontables. Supposer, en effet, que le semblable connaît le semblable, c'est prétendre aussi que l'âme est en quelque sorte les choses elles-mêmes. Mais les choses ne sont pas seules ; il y a bien autre chose encore avec elles ; et, par exemple, les composés qu'elles forment sont, on peut dire, en nombre infini. § 6. Toutefois admettons que l'âme connaisse et sente tous les principes d'où vient chaque chose à part ; mais comment connaitra-t-elle l'ensemble d'une chose? comment sentira-t-elle, par exemple, ce que c'est que Dieu, l'homme, la chair, les os ? [1,410a] Et de même (410a) pour tout autre composé. Car ce n'est pas d'une façon quelconque que les éléments peuvent former chaque chose; c'est par quelque rapport, c'est par quelque combinaison, ainsi que le dit Empédocle pour les os: « La terre immense, dans ses vastes creusets, « Reçut deux des huit parties de la splendeur liquide; « Quatre furent attribuées à Vulcain, et les os devinrent blancs. » Ce ne serait donc point assez que les éléments fussent dans l'âme, il faudrait que les rapports et les combinaisons des éléments y fussent également. Pour chaque élément, le semblable connaîtra le semblable; mais rien dans l'âme ne connaîtra ni l'os ni l'homme, à moins que ces choses ne soient aussi en elle. Or, est-il besoin de dire que cela est de toute impossibilité? Qui pourrait se demander sérieusement si dans l'âme il y a la pierre ou l'homme? Et de même pour ce qui est bien et ce qui n'est pas bien; de même aussi pour tout le reste. § 7. En outre, l'être étant pris dans plusieurs sens, puisqu'il exprime d'abord telle chose réelle, puis la quantité ou la qualité, ou telle autre des catégories selon les divisions admises, l'âme sera-t-elle ou ne sera-telle pas formée de toutes? Mais il ne parait pas qu'il y ait des éléments communs de toutes ces catégories. L'âme ne sera-t-elle donc formée que de ces catégories qui appartiennent aux substances? Mais alors comment connaîtra-t-elle chacune des autres? Dira-t-on qu'il y a, pour chaque genre, des éléments et des principes propres dont rame se compose? Alors elle sera donc quantité, qualité, substance? Mais il est impossible que, des éléments de la quantité, il résulte une substance et non point une quantité. Ainsi, voilà les difficultés et autres analogues que l'on soulève, quand on prétend que l'âme est formée de tous les éléments. § 8. Il est tout aussi absurde de dire que le semblable ne peut pas être passivement affecté par le semblable, quand on soutient que le semblable petit sentir le semblable, que le semblable peut connaître le semblable; car, suivant eux, sentir, c'est souffrir quelque chose, c'est être mû par exemple; penser et connaître , c'est également souffrir. § 9. Mais voici qui doit nous prouver encore toute la difficulté et l'embarras de soutenir, comme Empédocle, que l'on connaît les choses par les éléments corporels, sous le rapport du semblable; c'est que tout ce qu'il y a de terre dans le corps des animaux, [1,410b] (410b) os, nerfs, poils, tout cela ne paraît pas du tout sentir; et par suite, ces parties ne sentent pas non plus les semblables; et pourtant il le faudrait selon cette théorie. § 10. En outre, chaque principe aurait encore bien plus d'ignorance que de compréhension. Chaque chose connaîtra une chose, mais elle ignorera beaucoup de choses, puisqu'elle ignorera toutes les autres. De là vient que le dieu d'Empédocle est le plus déraisonnable des êtres : il est le seul à ne pas connaître un des éléments, la Discorde, tandis que tous les êtres mortels le connaissent; car chacun d'eux vient de tous les éléments. § 11. Et puis, d'une manière générale, pourquoi tous les êtres n'ont-ils pas une âme, puisque tout être est un élément, ou bien vient d'un élément, ou de plusieurs ou de tous? Car il faut alors qu'il connaisse ou une chose unique, ou quelques unes des choses, ou toutes les choses. § 12. Mais l'on pourrait aussi demander quelle est la chose qui ramènera toutes les autres à l'unité. Les éléments en effet ressemblent à la matière; et le plus important sera ce qui réunit tout le reste, quoi que d'ailleurs ce puisse être. Or, il est impossible qu'il y ait quelque chose de supérieur à l'âme et qui lui commande; et cela est bien plus impossible encore pour l'intelligence. II faut admettre que l'intelligence est la première en genre et la souveraine en nature, tandis que ces philosophes soutiennent que les éléments sont les premiers des êtres. § 13. D'un autre côté, tous ces philosophes, et ceux qui prétendent que l'âme est formée des éléments, parce qu'elle connaît et sent les choses, et ceux qui prétendent qu'elle est le principe le plus actif du mouvement, ne parlent pas de toutes les âmes. Ainsi, tous les êtres qui sentent ne produisent pas tous le mouvement, et il y a certains animaux que nous voyons demeurer fixes en place. Pourtant la locomotion est, à entendre nos philosophes, le seul mouvement que l'âme donne à l'animal. C'est une erreur pareille que commettent ceux qui forment l'intelligence et la sensibilité avec les éléments; car les plantes, comme nous le voyons, vivent sans avoir ni locomotion ni sensibilité, et beaucoup d'animaux n'ont pas l'usage de l'intelligence. § 14. Mais, même en passant sur tout cela, et en admettant que l'intelligence soit une certaine portion de l'âme, aussi bien que la sensibilité, ces théories ne s'étendraient pas encore généralement à toute âme, ni à l'âme tout entière, ni même à une seule. § 15. C'est là aussi l'erreur que présente cette pensée dans les vers appelés Orphiques. « L'âme, y est-il dit, vient de l'univers entrer dans les animaux, quand ils respirent, apportée par les vents. » Or, cela n'est certes pas possible pour les plantes, [1,411a] ni même pour certains (411a) animaux, puisque tous les animaux ne respirent pas. Mais c'est ce qu'ignoraient ceux qui ont avancé ces assertions hypothétiques. § 16. S'il faut d'ailleurs composer l'âme avec les éléments, il ne faut pas du moins la composer avec tous. En effet, il suffit d'une des deux parties de l'opposition, pour juger et cette partie même et l'opposé. Ainsi, par le droit , nous connaissons et le droit lui-même et la courbe. Le juge de tous les deux, c'est la règle, tandis que le courbe ne peut être la mesure ni de lui-même ni du droit. § 17. Quelques uns ont cru que l'âme est mêlée dans tout l'univers, et c'est là peut- être ce qui a fait penser à Thalès que tout est plein de dieux. § 18. Mais cette opinion présente quelques difficultés. Pourquoi, en effet, l'âme, étant dans l'air, ou dans le feu, n'y produit-elle pas d'animal, taudis qu'elle en produit dans les mixtes , bien que dans ces deux éléments elle paraisse pourtant supérieure? § 19. On pourrait rechercher aussi pourquoi l'âme qui est dans l'air et dans le feu est supérieure à celle qui est dans les animaux, et plus immortelle. § 20. Dans les deux cas, il y aurait erreur et contradiction. Dire, en effet, que l'air ou le feu est animal, est chose des plus déraisonnables ; et ne pas les appeler animaux, quand on admet une âme en eux, n'est pas moins absurde. § 21. Mais il semble que ces philosophes supposent une âme dans l'air et le feu , parce que le tout doit être de même espèce que les parties; et par là ils sont nécessairement amenés à dire que l'âme est de même espèce dans toutes les parties, si les animaux ne deviennent animés qu'en absorbant en eux quelque chose de ce qui les enveloppe. Mais si l'air, dans quelque sens qu'on le divise, est toujours d'espèce semblable, et que l'âme soit composée de parties dissemblables, évidemment une de ses parties existera dans l'air, et telle autre partie n'existera pas. Il faut donc nécessairement, ou que ses parties soient toutes semblables, ou qu'elle ne soit pas dans chacune des parties de l'univers. § 22. Il résulte évidemment de ce qui précède que la connaissance ne vient pas à l'âme de ce qu'elle est formée des éléments, et qu'il n'est pas exact et vrai qu'elle se meuve. § 23. Mais comme connaître, sentir, penser, appartient à l'âme, ainsi que désirer, vouloir, et en général tous les appétits, et que c'est aussi par l'âme que la locomotion se produit dans les animaux, tout aussi bien que l'accroissement, la maturité et le dépérissement; reste à savoir si chacun de ces phénomènes se produit par l'âme tout entière. [1,411b] Est-ce par l'âme (411b) tout entière que nous pensons, que nous sentons, que nous agissons ou souffrons dans chacun de ces cas? Ou bien chaque phénomène différent se rapporte-t-il à des parties différentes? La vie est-elle dans une de ces parties, ou dans plusieurs, ou même dans toutes? Ou y a-t-il encore à la vie une autre cause que l'âme? § 24. Quelques uns prétendent que l'âme est divisible, et qu'elle pense par une partie et qu'elle désire par une autre. Mais qui donc alors maintient les parties de l'âme, si par sa nature elle est divisée? Certes ce n'est pas le corps; et il paraîtrait bien plutôt que c'est l'âme qui maintient le corps. Du moment qu'elle en sort, il cesse de respirer, et bientôt se corrompt. Si donc il y a quelque autre chose qui la rende une, c'est ce quelque chose qui serait surtout rame. Puis il faudra de nouveau rechercher si ce quelque chose est un, ou s'il a plusieurs parties. S'il est un , pourquoi l'âme même n'est-elle pas une du premier coup? S'il est divisé, la raison voudra savoir encore qui unit les parties; et ainsi elle se perd dans l'infini. § 25. Quant aux parties de l'âme, on peut encore se demander quelle force a chacune d'elles dans le corps. Si l'âme tout entière unit tout le corps, il s'ensuit aussi que chacune de ces parties unit quelque partie du corps; mais cela ressemble à de l'impossible, et il serait malaisé même d'imaginer quelle partie l'intelligence unit, et comment elle l'unit. § 26. Nous voyons les plantes, et même certains insectes, vivre fort bien après qu'ils sont divisés, comme s'ils avaient une âme identique en espèce, si ce n'est identique en nombre. Chacune des parties a, dans ce cas, la sensation et la locomotion pendant quelque temps; et si elles ne continuent pas à l'avoir, nous n'en devons pas être étonnés, c'est qu'elles n'ont pas les organes nécessaires pour conserver leur nature. Néanmoins, dans chacune des parties, se retrouvent toutes les parties de l'âme, identiques entre elles par l'espèce, ainsi qu'elles le sont à l'âme entière, identiques entre elles comme n'étant pas séparables, identiques à l'âme tout entière, comme si elle était divisible. § 27. Mais le principe qui est dans les plantes paraît bien aussi une sorte d'âme; car les animaux et les plantes n'ont de commun que cette seule âme. Cette espèce d'âme petit être séparée du principe sensible; mais sans elle, aucun être ne peut avoir la sensibilité.