[17,0] LETTRE XVII adressée à l'empereur VALENTINIEN. [17,1] De même que tous ceux qui sont soumis à la puissance romaine combattent pour vous, empereurs et princes de ce monde, de même vous, vous combattez pour le Tout-puissant et pour les intérêts sacrés de la foi. Nul ne saurait avoir la sécurité de son salut, s'il n'adore sincèrement le Dieu des Chrétiens, dont la puissance régit l'univers. Lui seul est le Dieu véritable, digne d'être vénéré du fond du coeur. « Les dieux des nations ne sont que des démons », comme dit l'Ecriture. {2. - - -} 3. Dès lors, ô empereur très chrétien, puisque vous devez témoigner au vrai Dieu votre foi et lui apporter, comme gage de piété, le zèle de cette foi, je m'étonne que certains aient pu espérer vous voir donner l'ordre de restaurer des autels pour les dieux des païens et d'ouvrir des crédits pour les frais des sacrifices profanes. Car ces biens, naguère dévolus au fisc ou au trésor impérial, vous auriez l'air d'en faire largesse sur vos fonds personnels bien plutôt que d'en opérer la restitution légitime. 4. Ils viennent se plaindre de leurs pertes, eux qui furent si peu économes de notre sang, qui ont fait de nos églises des ruines? {- - -} Ils réclament de vous des privilèges, quand, hier encore, les lois de Julien nous refusaient le droit dévolu à tous de parler et d'enseigner, et des privilèges qui ont été souvent une occasion de chute pour les chrétiens eux-mêmes. Car ils ont servi à en gagner un certain nombre, soit imprudence, soit désir d'échapper au fardeau des charges publiques. Et comme la fermeté est rare, on a eu de nombreux scandales à déplorer, même sous des princes chrétiens. [17,5] 5. Si ces privilèges n'avaient été abolis déjà, je vous approuverais d'employer votre autorité à y mettre un terme. Mais puisque plusieurs de vos prédécesseurs les ont formellement supprimés dans tout l'univers et qu'à Rome même le frère de Votre Clémence, Gratien, d'auguste mémoire, logique dans sa foi éclairée, les a annulés par un rescrit, n'allez pas, je vous en prie, révoquer une si religieuse ordonnance ni déchirer des édits fraternels ! Aux décisions qu'il a pu prendre en matière civile, nul ne croit que vous deviez toucher légèrement : et vous vous feriez litière de ses édits en matière religieuse ? 6. Que personne ne profite de votre jeunesse pour s'insinuer dans votre esprit. Si c'est un païen qui vous sollicite, il ne doit point vous enchaîner dans les liens de sa superstition ; mais que, plutôt, son zèle vous apporte la leçon et l'exemple de l'empressement avec lequel il vous faut servir la vraie foi. Ne soutient-il pas le mensonge avec toute l'ardeur que la vérité mérite ? Il faut avoir égard aux services d'hommes de haute distinction : J'en tombe d'accord, Mais Dieu doit être préféré à tout. 7. S'il s'agissait d'une question militaire, il faudrait attendre l'avis d'un homme rompu aux choses de la guerre, et s'en tenir à son opinion. Du moment que c'est la religion qui est en cause, ne songez qu'à Dieu. Nul ne peut se croire offensé, parce qu'on lui préfère le Dieu tout-puissant. Dieu a, lui aussi, son avis. Vous ne forcez personne à adorer ce qu'il repousse. Prenez, vous, Empereur, la même liberté, et qu'on veuille bien ne pas imposer à l'Empereur ce qu'on trouverait mauvais qu'il voulût imposer à ses sujets. Les païens eux-mêmes détestent qui trahit sa conscience ; car chacun doit librement défendre et fidèlement conserver ses principes. 8. Si quelques hommes, chrétiens de nom, sont d'avis que vous devez lancer ce décret, ne vous en laissez pas imposer par des mots, par des titres sans valeur : quiconque donne un pareil conseil, et quiconque s'y conforme, celui-là sacrifie. Mais plus tolérable encore est le sacrifice d'un seul que la chute de tous. Or, dans le cas présent, tous les sénateurs chrétiens sont mis en péril. 9. Si aujourd'hui — ce qu'à Dieu ne plaise — un empereur païen dressait un autel aux idoles et forçait les chrétiens à prendre part aux sacrifices, à sentir, à respirer la cendre d'un autel sacrilège, la fumée du bûcher ; s'il formulait son avis dans cette curie, où l'on serait contraint, avant d'opiner, de prêter serment sur l'autel de l'idole (car c'est bien ainsi qu'on interprète la présence de l'autel : on veut que tous les sénateurs présents délibèrent publiquement sous cette tutelle prétendûment sacrée, alors que dans le sénat les chrétiens forment déjà la majorité) le chrétien, obligé de venir au sénat dans de telles conditions, jugerait qu'on le persécute. Or, cette contrainte est très ordinaire : c'est quelquefois par des sévices qu'on les oblige à s'y rendre. Eh quoi, vous êtes empereur, et des chrétiens seront forcés de prêter serment sur un autel ? Qu'est-ce que prêter serment, sinon confesser la puissance divine de Celui qu'on prend pour juge de sa bonne foi ? Vous êtes empereur, et l'on ose vous présenter de telles requêtes ? On vous demande de dresser un autel, d'ouvrir des crédits pour des sacrifices profanes ? [17,10] 10. Une pareille décision ne saurait être prise sans sacrilège. Je vous supplie donc de ne point la prendre, d'écarter toute résolution semblable, tout acquiescement à un décret comme celui-là. Prêtre de Jésus-Christ, c'est à votre foi que je fais appel. Tous les évêques se seraient réunis à moi, si l'on avait pu croire à la nouvelle répandue tout à coup, qu'une mesure de cet ordre avait été suggérée dans votre conseil, ou avait formé l'objet d'une pétition du sénat. Mais qu'on n'ose point parler d'une « pétition du Sénat ». Une poignée de païens usurpe un nom qui n'est point qu'a eux. Il y a deux ans environ, ils firent une tentative analogue : alors Damase, le saint évêque de l'Eglise romaine, élu par le jugement de Dieu, me transmit un mémoire signé par un nombre considérable de sénateurs chrétiens : ils y déclaraient qu'ils n'avaient formulé aucune requête de cette sorte, qu'ils demeuraient étrangers aux pétitions des païens, qu'ils y refusaient leur adhésion, et ils achevaient leurs doléances en affirmant qu'ils ne se rendraient plus au sénat, à quelque titre que ce fût, si un décret pareil était rendu. Est-il digne de votre époque — qui est une époque chrétienne — de voir ravir aux sénateurs chrétiens leur dignité, et exaucer les désirs impies des païens ? Ce mémoire, je le fis parvenir au frère de Votre Clémence. Et il fut ainsi bien établi que « le Sénat » n'avait chargé sa délégation d'aucune réclamation relative aux dépenses d'un culte superstitieux. 11. On me dira peut-être : "Pourquoi les sénateurs chrétiens n'assistaient-ils pas à la séance où la pétition fut formulée?" Leur absence même indiquait suffisamment leurs intentions. En parlant devant l'empereur, ils ont suffisamment parlé. Devons-nous nous étonner qu'à de simples citoyens on enlève, à Rome, la liberté de résister, quand on vous refuse, à vous, le droit de ne point prendre des mesures que vous réprouvez, et de garder votre sentiment ? 12. Et donc, me souvenant de la mission dont je fus récemment chargé, je fais appel encore à votre foi, je fais appel à votre conscience. Gardez-vous de répondre favorablement à une semblable pétition païenne, et de sanctionner de votre signature une décision de cette sorte. Rapportez-vous-en, en tout cas, à l'empereur Théodose, le père de Votre Piété, que vous avez pris l'habitude de consulter dans presque toutes les affaires importantes. Or, rien de plus important que la religion, rien de plus haute portée que la foi. 13. S'il s'agissait d'un débat civil, la partie adverse garderait son droit de réponse. Or, la présente cause est celle de la religion, j'interviens donc en tant qu'évêque. Qu'on me délivre un exemplaire du rapport envoyé, afin que je puisse répondre d'une façon plus complète ; et que le père de Votre Clémence, éclairé sur tous les points, veuille bien donner sa réponse. Si une décision contraire est prise, nous ne pourrons, nous évêques, nous en accommoder d'un coeur léger, ni dissimuler notre opinion. Vous pourrez sans doute vous rendre à l'Eglise, niais vous n'y trouverez point de prêtre, ou il ne sera là que pour protester. 14. Que lui répondrez-vous quand il vous dira : « L'Eglise n'a plus souci de vos présents, puisque vous les prodiguez aux temples païens. L'autel du Christ rejette vos dons, puisque vous dressez un autel aux idoles. Votre parole est à vous, votre main est à vous, votre signature est à vous, vos actes sont à vous. Jésus, notre Seigneur, dédaigne et repousse vos hommages, puisque vous les adressez aux idoles. Ne vous a-t-il pas dit : « Vous ne pouvez servir deux maîtres à la fois ? » (Math., VI, 24). Les vierges consacrées à Dieu ne participent point à vos privilèges, et les vierges de Vesta les réclament? Quel besoin avez-vous des prêtres du Christ, quand vous leur préférez les pétitions impies des païens ? Nous ne pouvons prendre notre part de l'erreur d'autrui. [17,15] 15. Que répondrez- vous à ces paroles ? Direz-vous que vous n'êtes qu'un enfant qui a fait un faux pas ? Mais tout âge est mûr pour le Christ, tout âge a son plein développement pour Dieu. Il est inadmissible que la foi ait une enfance. On a vu de pauvres petits confesser avec intrépidité le Christ en face des persécuteurs. 16. Que répondrez-vous à votre frère ? Ne l'entendrez-vous pas vous dire : « Je n'ai point senti que j'étais vaincu, du moment que je te laissais l'empire. Je n'ai point gémi de ma mort, puisque je t'avais comme successeur. J'ai vu sans peine le pouvoir m'échapper, persuadé que mes ordonnances, surtout celles qui touchaient la religion divine, subsisteraient à jamais ? C'était là les monuments de ma pitié, le butin prélevé sur le siècle, les trophées remportées sur le démon, les dépouilles de l'ennemi du genre humain, — gages d'une éternelle victoire. Un ennemi personnel aurait-il pu me ravir davantage ? Tu as abrogé mes lois : celui qui osa prendre contre moi les armes ne l'avait point fait ! La blessure que je reçois est d'autant plus cruelle que c'est mon frère qui condamne mes décrets. C'est la meilleure partie de moi-même qui, grâce à toi, se trouve en péril. Jusqu'ici mon corps seul avait péri : maintenant c'est ma puissance qui va être anéantie. Le pouvoir suprême m'est désormais ôté, et, qui plus est, il m'est ôté par tes amis, il me l'est par mes amis ; et l'on m'arrache ce que mes adversaires eux-mêmes avaient admiré en moi. Si c'est de plein gré que tu as donné ton adhésion, tu as condamné ma foi ; si tu as cédé par contrainte, tu as trahi la tienne. Donc, chose plus douloureuse encore, c'est en ta personne aussi que je suis en danger. » 17. Que répondrez-vous aussi à votre père, quand, le coeur plus navré encore, il vous dira : « Mon fils, vous m'avez bien mal jugé, quand vous m'avez cru de connivence avec les païens. Personne ne m'a jamais informé qu'il y eût un autel dans la curie romaine. Jamais je n'ai connu un tel sacrilège : que, dans une assemblée composée tout à la fois de chrétiens et de païens, les païens offrissent des sacrifices, autrement dit, qu'ils insultassent à la foi des chrétiens présents, et que ceux-ci fussent obligés, malgré eux, d'y prendre part. Bien des crimes divers ont été commis sous mon règne. J'ai châtié tous ceux qui furent découverts. Si tel ou tel m'a échappé, doit-on dire qu'il a reçu mon approbation, alors que personne ne m'en avait parlé ? Vous m'avez bien mal jugé, si vous avez cru que c'est une superstition étrangère, et non ma foi, qui m'a conservé l'empire ! » 18. Vous le voyez, ô empereur, prendre une telle décision, c'est offenser Dieu d'abord, puis votre père et votre frère. Je vous supplie de faire ce que vous savez devoir servir auprès de Dieu les intérêts de votre salut.