[11,0] LIVRE ONZIÈME. [11,1] CHAPITRE I. TANDIS que le roi Baudouin renonçait au siège de Sidon, Guillaume, comte de Saintonge, livra bataille au roi de Damas, nommé Hertoldin, et après l'avoir battu, lui et ses troupes, dans la plaine voisine du château-fort appelé le Mont des Pèlerins, Guillaume s'en retourna avec mille chevaliers cuirassés, chargé de butin et comblé de gloire. Il alla alors assiéger la forteresse d'Archas, que le duc Godefroi n'avait pu prendre dans le cours de sa première expédition, malgré les plus grands efforts : depuis lors Guillaume n'avait cessé de porter, chaque année, la dévastation dans le pays environnant, et de détruire toutes les récoltes et les productions de la terre ; enfin, averti par un Sarrasin que les habitants de cette place étaient tourmentés par une grande disette, il alla l'attaquer avec toutes ses forces. [11,2] CHAPITRE II. Pendant trois semaines de suite, Guillaume ne cessa de combattre les défenseurs de cette ville, avec ses machines et ses instruments à projectiles, il empêchait surtout que personne n'en sortît ou n'y entrât, afin de réduire par la famine et de faire tomber ainsi entre ses mains cette citadelle, que la nature avait fortifiée, au point de la rendre inexpugnable aux forces humaines. En effet, après trois semaines de siège, les habitants n'ayant plus aucune ressource, percèrent leurs murailles du côté de la montagne, par où leur ville n'avait pu être cernée, et l'abandonnèrent, emmenant leurs bestiaux, emportant leur argent et leurs effets les plus précieux, et laissant cependant beaucoup d'armes. Un homme de l'armée de Guillaume, s'étant aperçu qu'on n'opposait aucune défense vers ce côté des murailles, monta secrètement par dessus les barbacanes et sur les remparts, pour s'assurer du fait, et n'ayant vu ni entendu personne, il alla tout aussitôt en rendre compte à son seigneur et prince Guillaume, et à ses compagnons d'armes. Alors les Chrétiens, enfonçant les portes, s'emparèrent des tours et des remparts, les fortifièrent encore, et dès qu'ils furent en possession de cette place, ils allèrent tous les jours parcourir et dévaster tout le pays voisin jusques à Damas. [11,3] CHAPITRE III. Cette même année, à l'époque du carême et au commencement du mois de mars, Bertrand, fils du comte Raimond, ayant levé de tous côtés, dans son pays, des corps nombreux d'hommes de guerre et de chevaliers cuirassés, partit de la ville de Saint-Gilles, avec quarante galères et quatre mille hommes, chacune de ces galères portant cent hommes de guerre, ; sans compter les matelots, et alla par mer débarquer à Pise, ville d'Italie. Là, ralliant les Génois, qui avaient également fait vœu de se rendre à Jérusalem, et qui étaient montés sur quatre-vingts galères, il conclut avec eux un traité, et tous, partant alors ensemble, allèrent descendre dans la ville d'Amiroth, appartenant à l'empire des Grecs, et enlevèrent de vive force, dans les environs, les vivres et toutes les choses dont ils avaient besoin. [11,4] CHAPITRE IV. L'empereur ne tarda pas à apprendre que Bertrand fils du comte Raimond, venait d'envahir, avec une nombreuse armée, le territoire des Grecs, et qu'il n'avait pas craint de le dévaster. Aussitôt il l'invita, par des députés, à se rendre auprès de lui, à se confier aux princes de son palais, à venir ouvrir des conférences amicales, afin que l'empereur pût lui offrir en don tout l'argent qui lui serait nécessaire, l'admettre, à la place de son père, au rang de ses amis et de ses fidèles, et lui donner l'autorisation de traverser ses États avec toute sa suite. Empressé de se rendre aux ordres de l'empereur, Bertrand traversa le bras de mer avec quelques hommes choisis dans son escorte, arriva au palais de l'empereur, s'entretint avec lui, se lia à lui par serment et devint son sujet. Après avoir reçu de riches présents en or, en argent et en pourpre, Bertrand se remit en mer et fit voile jusqu'au port de Saint-Siméon, que Tancrède tenait alors en son pouvoir. [11,5] CHAPITRE V. Dès qu'il fut arrivé, Bertrand, d'après l'avis des siens envoya des députés à Tancrède, les chargeant de le saluer de sa part, de lui annoncer son arrivée et celle de l'expédition qui le suivait, et d'employer les plus vives instances pour que Tancrède ne refusât pas de s'entretenir avec lui. Tancrède, instruit que Bertrand se présentait avec une nombreuse armée, convoqua de tous côtés ses chevaliers, partit d'Antioche, et se rendit sans retard au port de Saint-Siméon. Les deux princes s'étant donné réciproquement le baiser de paix, passèrent cette nuit dans une grande allégresse, et le lendemain matin Tancrède demanda à Bertrand le motif de son voyage. [11,6] CHAPITRE VI. Après qu'ils eurent échangé beaucoup de paroles de bienveillance, Bertrand supplia très humblement Tancrède de ne pas se refuser à lui rendre cette portion de la ville d'Antioche que son père avait occupée le premier, lorsque les Chrétiens s'en étaient rendus maîtres. Tancrède ne repoussa point cette demande, et imposa seulement pour condition que Bertrand lui prêterait ses forces et son secours pour aller assiéger et reprendre la ville de Mamistra, qui lui avait été enlevée naguère par la trahison d'un Arménien, et rendue à l'empereur, déclarant que, sans l'accomplissement de cette condition, il ne pouvait répondre à l'autre demande. Mais Bertrand était dans l'impossibilité d'acquiescer aux prières de Tancrède, au sujet de l'attaque de Mamistra, puisqu'il se trouvait forcé de reconnaître qu'il s'était lié de fidélité envers l'empereur ; en même temps il annonça à Tancrède qu'il irait, s'il le désirait, assiéger et prendre la ville de Gibel, qui appartenait aux Sarrasins. Tancrède lui demanda de nouveau d'aller assiéger Mamistra, et garda le silence sur Gibel. Mais Bertrand déclara que, s'étant engagé par serment, il ne ferait rien contre l'empereur ni contre une ville qui lui aurait appartenu. [11,7] CHAPITRE VII. Alors Tancrède, vivement indigné, dédaigna Bertrand, et l'invita à sortir sans délai, avec toute son armée, du pays soumis à sa domination, de peur, qu'il n'arrivât quelque grand malheur à lui et à tous les siens, et aussitôt il fit donner l'ordre dans toute la contrée que tous ceux qui tenaient à leur vie eussent à s'abstenir soigneusement de vendre des vivres à Bertrand ou aux hommes de sa suite. En apprenant cette nouvelle, Bertrand et les siens remontèrent sur leurs vaisseaux et allèrent aborder devant la ville de Tortose, que le comte Raimond avait assiégée et prise enfin, et qui était en ce moment au pouvoir de Guillaume de Saintonge : l'entrée de la ville ne lui fut point refusée, il y descendit avec tous les siens et y trouva des vivres en abondance. [11,8] CHAPITRE VIII. Le lendemain matin, Bertrand envoya des députés à Guillaume son parent, lui faisant demander, s'il tenait à conserver son hommage et son amitié, de ne pas lui refuser le territoire de Camela, dont son père s'était emparé lors de la première expédition. Guillaume répondit qu'il lui serait difficile de le satisfaire en ce point, que depuis la mort de Raimond il tenait ce pays par droit d'héritage, et qu'il l'avait défendu pendant longtemps contre les ennemis, à travers mille périls et par de grands efforts. Cependant, inquiet de ce message, Guillaume tint conseil avec les siens, et envoya aussitôt des exprès à Tancrède pour l'inviter à lui prêter secours contre Bertrand son parent, lui promettant de remettre entre ses mains et ses troupes et son territoire, et de le servir désormais comme son chevalier. Tancrède, ayant accepté ses propositions, promit de marcher au secours de Guillaume, et désigna le jour où il se rendrait à Tortose pour réunir ses armes à celles de Guillaume et travailler avec lui à expulser Bertrand et son armée du territoire de cette ville. [11,9] CHAPITRE IX. Informé des projets et de l'alliance de ces deux princes, Bertrand partit en hâte de Tortose et alla, le troisième jour de sa navigation, assiéger la ville de Tripoli avec toutes ses forces, par terre comme par mer. Dès qu'il eut investi cette place, il envoya des députés à Baudouin, roi de Jérusalem, pour l'informer de son entreprise et lui apprendre que Guillaume de Saintonge et Tancrède lui avaient refusé de lui rendre les villes qui avaient appartenu à son père, qu'ils s'étaient alliés et préparés à lui faire la guerre, qu'il avait, en conséquence, grand besoin des secours du roi pour se venger de ces affronts, et qu'il voulait, quant à lui, se dévouer à son service. [11,10] CHAPITRE X. Baudouin écouta ces députés avec bonté, et leur promit du secours. Il fit aussitôt appeler Pains de Caïphe et Eustache surnommé Grenier, et les chargea d'aller porter à Tancrède et à Guillaume un message conçu en ces termes : Sachez que Bertrand, notre frère en Christ, fils du comte Raimond, nous a demandé secours à la suite des affronts que vous lui avez faits au sujet des territoires et des villes qui ont appartenu à son père, chose qui ne saurait subsister ainsi. Toute l'église de Jérusalem désire que vous vous rendiez auprès de nous à Tripoli, et que vous fassiez restitution des villes que vous avez injustement enlevées tant à Bertrand qu'à Baudouin du Bourg et à Josselin de Turbessel, afin qu'après avoir tenu conseil lors de cette réunion, nous puissions rétablir la concorde entre nous, sans quoi il nous serait tout-à-fait impossible de conserver le pays dans lequel nous sommes entrés, et de nous maintenir contre les ennemis qui nous environnent, Turcs et Sarrasins. [11,11] CHAPITRE XI. Le roi se rendit alors devant Tripoli avec cinq cents chevaliers et autant d'hommes de pied, et passa paisiblement à Tyr, à Sidon et à Béryte ; car, après que le siège de Sidon eut été abandonné, les habitants de ces villes donnèrent au roi beaucoup d'or et en obtinrent la promesse d'une paix solide et inviolable, afin de pouvoir cultiver sans trouble leurs terres et leurs vignes. Bertrand fut comblé de joie en voyant arriver le roi avec son escorte, il lui rendit hommage, et lui engagea sa fidélité par serment. Il assiégeait la ville depuis trois semaines lorsque le roi y arriva, mais ni ses machines ni ses instruments à projectiles n'avaient pu ébranler les murailles ou porter la terreur parmi les habitants, au point de les déterminer à lui ouvrir leurs portes avant que le roi se fût présenté. [11,12] CHAPITRE XII. Tancrède, ayant reçu le message et appris les volontés du roi, apaisa la colère de Guillaume et le détourna de toute entreprise avant qu'ils se fussent rendus à Tripoli et eussent eu une conférence avec Baudouin. Ils rassemblèrent donc sept cents hommes, illustres chevaliers, et partirent pour Tripoli : peu après leur arrivée, Baudouin de Roha et Josselin de Turbessel se présentèrent aussi d'après les ordres du roi, suivis de nombreux chevaliers. Après qu'ils furent tous rassemblés, et que tous eurent exposé leurs griefs en présence du roi et de ses fidèles, Baudouin du Bourg et Tancrède se réconcilièrent, et celui-ci rendit avec bienveillance au premier tout ce qu'il lui avait injustement enlevé. Bertrand et Guillaume s'accordèrent également, sous la condition que Guillaume garderait la ville d'Archas et tout ce qu'il avait conquis lui-même, et que, d'un autre côté, personne ne contesterait à Bertrand les conquêtes de son père. Le roi rendit alors à Tancrède la ville de Caïphe, le temple du Seigneur, Tibériade et Nazareth, avec tous les revenus qui en dépendent, et Tancrède prêta serment de fidélité à Baudouin, et s'engagea à demeurer désormais constant dans son service et son attachement. [11,13] CHAPITRE XIII. Les Sarrasins ayant appris la réconciliation de ces grands princes, ne pouvant dès ce moment résister à leurs efforts réunis, et désirant la paix, résolurent de ne remettre leur ville qu'entre les mains du roi, qui leur inspirait plus de confiance pour la conservation et la sûreté de leurs personnes ; car ils craignaient que les Pisans et les Génois, violant le traité, ne vinssent les attaquer à main armée, comme ils avaient fait à Ptolémaïs, et les empêcher de sortir paisiblement de la ville. Le roi ayant reçu leur soumission, leur promit par sa droite qu'ils sortiraient sains et saufs, mais sans emporter plus d'effets qu'ils ne pourraient en charger sur leurs épaules. Alors les portes furent ouvertes, les Pisans, les Génois et tous les autres Chrétiens y entrèrent, ils se répandirent dans tous les quartiers et prirent possession des remparts et des tours. [11,14] CHAPITRE XIV. Cinq cents chevaliers armés et cuirassés que le roi de Babylone avait envoyés au secours de Tripoli, ayant appris le traité que les habitants venaient de conclure avec les Chrétiens pour leur livrer la ville, se cachèrent dans un souterrain, ouvrage de l'art, entouré de belles murailles, et échappèrent ainsi aux regards des pèlerins lorsqu'ils entrèrent dans la place et se dispersèrent dans tous les quartiers. Ils avaient juré et s'étaient promis mutuellement de ne point se livrer au sommeil au commencement de la nuit et jusqu'au moment où il leur serait possible de sortir de leur retraite, de se jeter avec impétuosité et en poussant des cris sur les Chrétiens endormis et reposant en pleine sécurité, et de les massacrer tous. Mais une femme, que les Chrétiens avaient faite prisonnière au premier instant de leur entrée dans la ville, et qu'ils torturaient horriblement pour lui arracher de l'argent, se voyant déjà cruellement accablée et sur le point de mourir, parla en ces termes à ses bourreaux : Si vous vouliez épargner ma vie, vous abstenir de me faire endurer de nouveaux tourments, me rendre la liberté et me délivrer de ces fers, je pourrais aussi, sans aucun doute, pourvoir à votre salut et à celui de vos frères, et vous découvrir un secret dont la connaissance vous sauverait tous, tandis que vous pouvez, quoique vous soyez en sécurité, succomber bientôt victimes d'une fraude et d'un artifice inouï. Si je vous trompe en rien sur ce que je dois vous dire, inventez et faites-moi subir les supplices les plus cruels que vous connaissiez, et ne souffrez pas que je vive une heure de plus sur cette terre. Les chevaliers, étonnés du langage et de la fermeté de cette femme, tinrent conseil entre eux, et lui engagèrent leur parole d'épargner ses jours, si le secret qu'elle avait à déclarer était conforme à la vérité. Alors cette femme leur rapporta les faits tels qu'ils étaient et l'artifice des Gentils, disant : Les citoyens de cette ville ont décidé, dans un conseil secret tenu avant la remise de la place et le traité qui a assuré leur salut, que cinq cents chevaliers cuirassés, exceptés du traité conclu avec les Chrétiens, se cacheraient tout armés dans un souterrain situé au-dessous de l'enceinte de cette ville, et que, lorsque la terre serait couverte de ténèbres, et tandis que vous dormiriez en sécurité, ces chevaliers sortiraient de leur retraite avec impétuosité, et en faisant beaucoup de fracas, pour vous massacrer tous, en vous prenant entièrement au dépourvu. Dès que cette femme eut fait connaître à quelques chevaliers catholiques la conspiration préparée pour la ruine des Chrétiens, ces chevaliers allèrent en informer le roi et les autres princes : aussitôt le roi convoqua tous les fidèles ; ils accoururent de tous côtés avec leurs armes auprès de l'obscur souterrain, ils l’investirent de toutes parts, et les hommes qui y étaient enfermés n'ayant opposé qu'une faible résistance, les nôtres parvinrent enfin à s'en emparer de vive force, et les ayant enchaînés et conduits en dehors, ils les passèrent tous au fil de l'épée, sans en épargner un seul. La femme, selon la promesse que les fidèles lui avaient faite, fut délivrée de la prison et des fers, et on lui rendit sans difficulté tout ce qui lui appartenait, tant en bâtiments qu'en effets mobiliers. [11,15] CHAPITRE XV. Très peu de temps après, Guillaume de Saintonge ayant eu une querelle avec son écuyer, celui-ci, sensible à l'affront qu'il avait reçu, l'attaqua en cachette et lui lança une flèche qui lui traversa le cœur. Guillaume étant mort, Bertrand prit possession à lui seul du château d'Archas et de tous les autres lieux, que son parent avait conquis et qu'il occupait. Après la prise de la ville de Tripoli, le roi Baudouin en donna le commandement à Bertrand, fils du comte Raimond. L'année suivante, le roi convoqua, d'après l'avis de ce même Bertrand, tous les hommes portant le nom de Chrétiens, et alla, dans le mois de décembre, au milieu des rigueurs de l'hiver, assiéger la ville de Béryte. Elle est située au milieu des montagnes, dans un défilé étroit et presque impraticable, et sur une route qui conduit les voyageurs auprès du rivage de la mer profonde. Bertrand et les Pisans s'embarquèrent à Tripoli pour aller l'attaquer du côté de la mer, tandis que le roi et les siens dressèrent leurs tentes dans la plaine, avec une nombreuse armée de Français, tant chevaliers qu'hommes de pied, bien disposés à livrer de fréquents assauts. Baudouin assiégea la place pendant longtemps : tous les jours ses machines lançaient des pierres contre les tours et les murailles, et les ébranlaient par leur choc continuel, et ceux qui les défendaient ne pouvaient trouver un seul moment de repos ; le roi fit aussi couper les vignes et dévaster les champs, et les habitants furent frappés d'une grande terreur. [11,16] CHAPITRE XVI. Quelque temps après que l'on eut entrepris ce siège, et lorsque déjà le souffle du printemps commençait à se faire sentir, des messagers de Baudouin du Bourg arrivèrent de Roha et vinrent annoncer au roi que des princes turcs du royaume du Khorasan, Arangald, Armigazi et Samarga étaient venus, sur l'instigation de Tancrède, et suivis d'une nombreuse armée, assiéger la ville d'Edesse, qu'ils portaient la désolation dans tout le paya environnant, livraient de fréquents combats à Baudouin, et que la ville était sans cesse exposée à de terribles assauts. Les députés ajoutèrent que Baudouin et les citoyens d'Edesse se trouvaient réduits aux dernières extrémités, tant par la famine que par la difficulté de se défendre, et qu'ils auraient incessamment besoin de recevoir des secours contre tant de milliers de Turcs, si l’on ne voulait que la ville et tout ce qu'elle renfermait tombassent entre les mains des ennemis, et que Baudouin et tous les siens fussent frappés de mort. Après avoir entendu ces rapports, le roi ordonna aux députés, sous peine de perdre la vie, de garder le silence sur ces cruels événements, et lui-même enferma ce secret dans son cœur, de peur que les Chrétiens, en apprenant cette tentative audacieuse des Turcs, ne fussent frappés d'épouvante et moins disposés à poursuivre la destruction de la ville qu'ils assiégeaient. Ainsi le roi se tut, et les députés imitèrent son exemple. En tenant cette conduite, Baudouin n'avait d'autre intention que de continuer à livrer des assauts à Béryte et à l'attaquer avec ses machines et ses engins jusqu'à ce que les Sarrasins, domptés enfin, lui eussent ouvert les portes de leur ville et fourni les moyens de les punir par le glaive ou de les emmener captifs. [11,17] CHAPITRE XVII. Enfin l'émir, voyant que les murailles et les portes, malgré leurs fermetures, commençaient à être fortement ébranlées, s'embarqua au milieu de la nuit et se rendit dans l'île de Chypre, qui fait partie de l'empire des Grecs, avec un grand nombre des siens, réduits au désespoir et ne comptant plus pouvoir sauver leur vie ni résister dans la citadelle, attendu que, depuis longtemps, le roi de Babylone ne leur envoyait aucun secours. Lorsque l'émir et les principaux capitaines eurent pris la fuite, les habitants de Béryte, convaincus qu'ils ne pourraient plus se défendre contre le roi de Jérusalem, accablés par la longueur du siège et par les combats qui leur étaient livrés sur terre et sur mer, et se trouvant hors d'état de résister davantage, demandèrent à traiter, sous la condition d'avoir la vie sauve, et promirent d'ouvrir leurs portes et de sortir de la ville. Ces propositions furent acceptées. Les citoyens sortirent en paix, et la place fut ouverte et occupée par les Chrétiens, le sixième jour de la semaine qui précède le sabbat de la sainte Pentecôte, Bertrand et les Pisans mirent à mort environ vingt-et-un mille habitants de Béryte qui furent trouvés dans l'enceinte de la ville, s'étant follement obstinés à ne pas en sortir, malgré les termes du traité. Les Chrétiens ne trouvèrent que bien peu de vêtements précieux ou d'ornements de quelque valeur ; car les habitants, dans leur désespoir, avaient placé au milieu de la ville et livré aux flammes tout ce qu'ils possédaient de plus beau, et l'or, l'argent et les vases précieux avaient été peu à peu clandestinement transportés hors de la place par des issues secrètes et envoyés dans l'île de Chypre. [11,18] CHAPITRE XVIII. Après avoir pris possession de Béryte et y avoir établi des défenseurs, le roi retourna à Jérusalem et y célébra la fête de la Pentecôte. Alors seulement il annonça à Bertrand et à tous les Chrétiens de sa maison et de Jérusalem le siège de la ville d'Edesse ou Roha, et les malheurs de Baudouin du Bourg, tels que ses messagers les lui avaient rapportés, et il parla en ces termes à tous les fidèles : Grâce à Dieu et à notre Seigneur Jésus-Christ, nos désirs ont été accomplis, et nous avons triomphé de la ville de Béryte, après l'avoir longtemps assiégée. Maintenant je vous demande toute votre bonne volonté, pour aller au secours de Roha et de Baudouin qui y est enfermé. Que personne ne s'y refuse, car ils sont nos frères, et nous les avons toujours vus prêts à nous secourir dans toutes nos nécessites. C'est un devoir de charité, auquel nous ne saurions manquer, d'aller au secours de nos frères et amis, et ne point hésiter à exposer notre vie pour eux. [11,19] CHAPITRE XIX. Après ce discours du roi, tous ceux du royaume de Jérusalem qui étaient présents se disposèrent volontairement à entreprendre l'expédition de Roha, afin de secourir leurs frères en Christ, de faire la guerre aux Turcs et d'exposer leur vie pour l'amour des Chrétiens. Oubliant toutes les fatigues qu'ils avaient récemment supportées autour des murailles de Béryte, ils firent de nouveaux préparatifs, et au commencement du mois de juin, ils se mirent en route pour Roha, armés de leurs cuirasses et de leurs casques, au nombre de sept cents chevaliers d'élite et de trois cents hommes de pied, habiles surtout à manier l’arc et la lance. Le roi partit donc avec Bertrand, suivi de ses troupes, et quitta Jérusalem, en y laissant une garde de chevaliers fidèles et vigilants, de même que dans toutes les autres villes soumises à son pouvoir. Ils descendirent dans les plaines et le pays d'Arménie, et furent en marche pendant un mois entier avant d'arriver à Roha. Sur toute la longueur de leur route, les Chrétiens, tant Français qu'Arméniens, dès qu'ils apprenaient leur approche, accouraient de tous les lieux et de tous les châteaux environnants, par détachements de cent, de soixante ou de cinquante, et venaient se réunir à l'armée qui, lorsqu'elle fut arrivée au bord de l'Euphrate, se trouva ainsi portée à quinze mille hommes tous propres au combat. [11,20] CHAPITRE XX. Lorsque les Chrétiens eurent atteint avec toutes leurs forces les limites du territoire de Roha, leurs bannières et leurs casques resplendissant sous les rayons ardents d'un soleil d'été, leurs trompettes retentissant au loin, et ce nombreux rassemblement d'hommes s'avançant avec fracas, les Turcs, instruits de leur approche par leurs éclaireurs, enlevèrent leurs tentes, abandonnèrent le siège, et, se retirant sur le territoire de la ville de Carrhes, située à six milles d'Édesse, ils y établirent leur camp, pour se donner le temps de mieux examiner s'il leur serait possible d'aller attaquer les troupes du roi de Jérusalem. Lorsqu'ils se furent ainsi éloignés de Roha à une journée de marche, Baudouin du Bourg, rempli de joie en apprenant l'arrivée du roi, sortit de la ville et se porta à sa rencontre avec quatre cents chevaliers, hommes belliqueux, et dix mille Arméniens. Il informa le roi que les Turcs s'étaient retirés vers Carrhes, mais qu'ils attendaient en ce lieu de mieux connaître les projets des Chrétiens, et qu'ils étaient pleins de confiance en leurs quatre cent mille cavaliers. Il ajouta que c'était d'après les conseils et à l'instigation de Tancrède que les Turcs étaient venus mettre le siège devant Roha, et que ce prince se montrait en toutes choses son plus dangereux ennemi. [11,21] CHAPITRE XXI. Après avoir entendu les plaintes de Baudouin contre Tancrède, le roi, de l'avis des siens, envoya un messager à Antioche pour inviter Tancrède à se rendre auprès de lui et des princes de l'armée chrétienne, lui annonçant que, si lui-même avait souffert quelque injustice de la part de Baudouin, il était tout prêt à mettre un terme à ces différends en présence de tous les Chrétiens, soit par un jugement équitable, soit par l'intervention amicale des grands. Tancrède hésita d'abord à se rendre à cet appel ; enfin, vaincu par les siens, il partit avec quinze cents chevaliers cuirassés, afin de fournir sa réponse sur les accusations que Baudouin du Bourg porterait contre lui, et d'exposer publiquement les griefs qu'il avait lui-même à faire valoir. Dès son arrivée, il alla saluer le roi, et le roi l'accueillit avec bonté. Ensuite, et en présence de l'assemblée des fidèles, le roi lui demanda quels motifs l'avaient porté à soulever les Turcs contre ses frères en Christ, tandis qu'il eût dû au contraire marcher au secours de ceux-ci. Ne pouvant se justifier, Tancrède répondit qu'il n'était pas allé au secours de ses frères, parce que Baudouin, gouverneur de la ville de Roha, ne lui témoignait aucun respect, quoiqu'il fût certain qu'avant cette époque la ville de Roha et beaucoup d'autres encore avaient fait partie du royaume d'Antioche, et, à titre de sujettes, payé des tributs annuels à celui qui commandait dans cette dernière. [11,22] CHAPITRE XXII. Le roi, cherchant alors à apaiser Tancrède sur ce sujet, lui dit en toute douceur : Mon frère Tancrède, tu ne demandes point une chose juste, et si tu veux proposer un grief fondé contre Baudouin, tu ne dois point parler d'un tribut que les autres villes auraient payé jusqu'à ce jour à celle d'Antioche, puisque nous ne devons point nous régler d'après le droit des Gentils, dans les lieux que Dieu soumet à notre pouvoir. Tu sais, et tous les Chrétiens savent, que lorsque nous avons quitté la terre de nos pères, cherchant un exil volontaire au nom du Christ, et abandonnant nos patrimoines, nous avons décidé que chacun occuperait paisiblement et librement tout ce qu'il pourrait conquérir, dans ce pays de pèlerinage, sur le royaume et le territoire des Gentils, que nul d'entre nous ne ferait aucune entreprise au préjudice d'un autre, et que chacun serait uniquement occupé à secourir ses frères et à mourir pour eux. Sache donc que tu n'as point de juste motif de plainte contre Baudouin, car les institutions des Gentils ne sont point les mêmes que les nôtres ; et, de plus, nous nous sommes encore formellement accordés sur ce point que, si les affaires des Chrétiens en venaient à un degré suffisant de prospérité, nous établirions un roi que nous reconnaîtrions en sujets obéissants comme notre chef, notre guide et notre défenseur, pour protéger et étendre nos conquêtes. Ainsi tu dois, par la crainte de Dieu et le juste jugement de tous les Chrétiens ici présents, te réconcilier et bannir de ton âme toute l'humeur que tu peux avoir encore contre Baudouin. Autrement, et si tu veux t'associer aux Gentils et tendre des embûches aux nôtres, tu ne pourras demeurer le frère des Chrétiens, et nous cependant, selon nos résolutions, nous prêterons notre secours à notre a frère en Christ, et nous serons prêts à le défendre en toute occasion. Tancrède, voyant bien que le roi l'accusait avec justice, et de l'avis de tous les Chrétiens, et ne pouvant trouver de réponse convenable à ce discours, se réconcilia, et se repentant d'avoir conspiré avec les Gentils contre son frère il lui rendit son amitié, promit de se maintenir désormais pur et fidèle, comme il l'avait juré au commencement de l'expédition, et de demeurer à jamais l'allié et l'ami de ses frères. [11,23] CHAPITRE XXIII. La paix ainsi rétablie, le roi et Tancrède réunirent leurs troupes et leurs armes, et marchèrent vers Carrhes pour aller combattre les Turcs. Mais ceux-ci, ayant appris la réconciliation des Chrétiens, prirent la fuite et se dispersèrent de tous côtés dans les montagnes, non cependant sans perdre un grand nombre de leurs compagnons et sans se voir enlever une grande quantité de vivres et beaucoup de gros bétail. Le roi, après avoir poursuivi les ennemis et leur avoir tué assez de monde, demeura quelques jours encore sur le territoire d'Édesse, terminant et arrangeant les querelles et les discussions qui s'étaient élevées de tous côtés entre les Chrétiens. [11,24] CHAPITRE XXIV. Le roi et Tancrède partirent ensuite en toute hâte, et marchant jour et nuit et sans s'arrêter, ils arrivèrent sur les bords de l'Euphrate, tandis que les Turcs, ayant de nouveau réuni toutes leurs forces, les poursuivaient avec rapidité, afin de les prendre par derrière et de les attaquer à coups de flèches, avec leur impétuosité et leurs vociférations accoutumées. Mais le roi, instruit de leur approche et de leurs audacieux desseins, s'empressa de faire traverser le fleuve à son armée sur deux bâtiments, les seuls dont il put disposer. Malheureusement, lorsque le roi et Tancrède eurent passé, ainsi que la majeure partie de leurs troupes, les deux bâtiments que l'on avait trop chargés d'armes et de chevaliers, se trouvèrent bientôt en mauvais état et s'enfoncèrent sous les eaux ; en sorte que ceux des Chrétiens qui étaient demeurés sur l'autre rive, au nombre de cinq mille hommes, ne purent plus être embarqués ou passer le fleuve de toute autre manière. Aussitôt, et au milieu d'une journée brûlante, les Turcs, accourant eu foule et attaquant à l'improviste ces malheureux Chrétiens qui n'avaient aucun moyen de leur échapper et de traverser l'Euphrate, en firent un terrible carnage avec leurs arcs et leurs flèches, sous les yeux du roi et de Tancrède, et de tous ceux qui occupaient déjà la rive opposée. Baudouin éprouva une profonde douleur en voyant les deux bâtiments enfoncés sous les eaux, et se trouvant ainsi hors d'état de porter secours aux pèlerins qui périssaient devant ses yeux. [11,25] CHAPITRE XXV. Les Turcs, après cet affreux carnage, rentrèrent sur le territoire d'Édesse, et Baudouin du Bourg, qui suivait de loin l'armée du roi avec trois cents chevaliers, les ayant rencontrés et ne pouvant les éviter, entreprit témérairement de leur livrer bataille. Mais les Turcs ayant sur lui une immense supériorité, prirent bientôt l'avantage et percèrent de leurs flèches tous les chevaliers. Le seul Baudouin, fuyant vers les montagnes, échappa avec beaucoup de peine à leur poursuite. Le lendemain, le roi et Tancrède furent informés de ce nouveau malheur, et, repassant le fleuve, ils se portèrent en avant pour chercher les Turcs et prendre sur eux une vengeance éclatante ; mais ils ne purent les trouver ni même les voir, et ayant rencontré Baudouin du Bourg livré à la désolation et pleurant amèrement la mort de ses chevaliers, ils le ramenèrent à Roha sain et sauf, avec une forte escorte de Français. [11,26] CHAPITRE XXVI. Pendant ce temps, le frère du roi de Norvège, nommé Magnus, qui était parti de son royaume en grand appareil et avec une armée forte de dix mille hommes de guerre, montés sur quarante navires chargés d'armes, et qui avait parcouru la vaste mer pendant deux ans, vint jeter l'ancre en plein jour auprès du port d'Ascalon, pour voir si les habitants de cette ville se porteraient à sa rencontre par terre ou par mer, et s'il lui serait possible d'engager contre eux un combat ; mais les Ascalonites demeurèrent immobiles et, n'osèrent se présenter, et le lendemain, Magnus alla aborder à Joppé, dans l'intention de se rendre à Jérusalem pour adorer le Seigneur. [11,27] CHAPITRE XXVII. Quelques jours après, une flotte partie du royaume de Babylone, et composée d'un nombre infini de galères, de birèmes et de trirèmes, garnies de leurs tours et armées en guerre, vint se présenter devant la ville de Béryte, afin de la reprendre, si l'occasion était favorable. Les Gentils y demeurèrent pendant un jour, harcelant les Chrétiens qui gardaient la place, mais ne pouvant leur faire aucun mal ni prendre sur eux aucun avantage. Ne pouvant réussir par ruse ni de vive force, ils commencèrent à investir la vaste enceinte de la place, quand tout a coup, et du haut de leurs mâts, ils découvrirent plusieurs navires voguant au loin. Trois de ces navires venaient de la Flandre et d'Anvers, et étaient commandés par Guillaume, Starcolf et Bernard, qui se rendaient à Jérusalem pour adorer le Seigneur : le quatrième était un navire marchand, de l'Empire Grec, qui suivait la même route, chargé de marchandises et de vivres. Les Gentils, ayant reconnu l'étendard chrétien coururent aussitôt aux rames et partirent avec leurs galères et leurs trirèmes pour aller envelopper ces bâtiments et s'en emparer ; ils les poursuivirent vivement, et les forcèrent bientôt à prendre la fuite. Mais, protégés par la grâce de Dieu, et pressant, leur marche à force de rames et de voiles, l'un de ces navires, se sauva vers la ville de Caïphe, et les habitants chrétiens accoururent sur le rivage avec leurs arcs et leurs flèches, et l'aidèrent à s'échapper ; les deux autres écrasés par leur charge, et ne trouvant pas assez d'eau, échouèrent entre Caïphe et Accon ; mais les Chrétiens volèrent également à leur secours et les garantirent des ennemis : le vaisseau grec fut le seul qui, s'étant retardé dans sa marche, tomba entre les mains des Gentils qui s'en emparèrent et le pillèrent entièrement. [11,28] CHAPITRE XXVIII. Ces événements se passèrent pendant le mois d'août. Dans le même temps, les Ascalonites se réjouissant de l'absence de Baudouin, parti pour sa longue expédition, et pensant qu'il n'avait laissé à Jérusalem qu'un petit nombre de ses chevaliers, rassemblèrent cinq cents cavaliers, et résolurent d'aller assiéger la Cité sainte pour s'en emparer, et de combattre ceux qui gardaient la tour de David, mais les fidèles du Christ, instruits de leur prochaine arrivée, expédièrent de tous côtés des messages à Ramla, à Assur, à Joppé, à Caïphe et à Césarée, invitant tous ceux qui obéissaient au roi Baudouin à marcher jour et nuit pour arriver en toute hâte à Jérusalem, et défendre la ville et la citadelle contre les attaques des ennemis. Bientôt ils accoururent de toutes parts, et entrèrent dans la ville pendant la nuit. La garde des portes fut confiée à la vigilance des clercs et des femmes, et les chevaliers se chargèrent de veiller soigneusement à la défense des tours. D'autres chevaliers s'étant rassemblés au nombre de trois cents, munis de leurs armes et de leurs flèches, descendirent le long des montagnes, tant à pied qu'à cheval, et se portèrent sur la route par laquelle les Ascalonites devaient arriver. Ceux-ci se présentèrent en effet avec leur nombreuse cavalerie, et parfaitement équipés, ils rencontrèrent les Chrétiens ; on combattit longtemps avec les flèches et d'autres armes, et enfin les Ascalonites vaincus prirent la fuite. Les Chrétiens les poursuivirent vivement, leur tuèrent deux cents hommes, leur enlevèrent leurs chevaux et de riches dépouilles, et retournèrent à Jérusalem, ramenant beaucoup de prisonniers, et comblés de joie par une victoire si inattendue. [11,29] CHAPITRE XXIX. Cependant la flotte de Babylone, destinée à attaquer les Chrétiens du côté de la mer, se rendit de Béryte à Accon. Du haut de leurs mâts, les Gentils livraient de fréquents combats à ceux qui défendaient la ville, et leur faisaient beaucoup de mal : pendant huit jours, ils assiégèrent le port avec leurs nombreux navires, et furent sur le point de s'en rendre maîtres. Les assiégés étaient en proie à une grande désolation, la chaîne tendue dans le port suffisait à peine pour les défendre de leurs ennemis, et empêcher ceux-ci de pénétrer dans la place, lorsque le roi Baudouin et Bertrand revinrent d'Antioche, avec toute leur armée qui ne s'était point encore divisée. Ayant appris que les Babyloniens assiégeaient la ville d'Accon avec de grandes forces, ils pressèrent encore plus leur marche, pour porter secours à leurs frères et les délivrer de leurs ennemis. [11,30] CHAPITRE XXX. Le roi détacha une partie, de son armée pour envoyer du secours aux habitants d'Accon, et, d'après le conseil des hommes les plus sages, il se rendit à Joppé, auprès du roi de Norvège, pour apprendre, de la bouche même de celui-ci, quelles étaient ses intentions, et ce qu'il voulait faire d'abord. Les deux princes s'étant bientôt unis par les liens d'une parfaite affection, le roi Magnus supplia instamment le roi Baudouin de le conduire avant tout à Jérusalem, pour y faire ses prières, selon les paroles du Seigneur Jésus, qui veut que ses fidèles cherchent d'abord le royaume de Dieu, afin qu'ils obtiennent ensuite tout ce qu'ils demanderont, lui promettant d'agir, après cela, conformément à ses désirs, et d'aller, s'il le voulait, avec son armée navale, mettre le siège devant une ville quelconque. Baudouin se rendit avec une extrême bienveillance au vœu du roi Magnus et de ses grands, et ne refusa point de les accompagner à Jérusalem. Les deux rois se rendirent donc ensemble dans la Cité sainte. Tout le clergé vêtu de blanc, marchant avec toute la pompe de la religion divine, et chantant des hymnes et des cantiques, se porta à leur rencontre avec la foule des citoyens et des pèlerins étrangers, et les rois, suivis de leurs escortes, se rendirent au sépulcre du Seigneur, au milieu des cris d'allégresse. Le roi Baudouin conduisait le roi Magnus par la main, en lui rendant honneur, en lui témoignant un amour tout particulier, selon les paroles de l'apôtre, qui nous exhorte à nous honorer les uns les autres. Il le conduisait donc, et lui faisait voir tous les lieux saints, et tout ce qu'il connaissait. Pendant plusieurs jours, il se montra ainsi rempli de complaisance, et le traita avec une pompe toute royale. Afin de fortifier de plus en plus ces liens d'amour et de foi, Baudouin, suivi d'une nombreuse escorte, descendit avec le roi Magnus sur les bords du Jourdain, et après qu'on eut célébré les cérémonies de l'Église, au nom du seigneur Jésus, il le ramena à Jérusalem, avec la même pompe, rempli de joie, sain et sauf, et sans avoir rencontré aucun obstacle. [11,31] CHAPITRE XXXI. Alors toute l'Église ayant été convoquée dans la Cité sainte, les Chrétiens résolurent, d'un commun accord, d'aller assiéger, par terre et par mer, la ville de Sidon, qui avait fait beaucoup de maux aux pèlerins, et ne cessait de résister au roi, se promettant de ne s'en retirer qu'après que la ville serait tombée en leur pouvoir. Aussitôt le roi Baudouin et Bertrand, prenant leurs troupes avec eux, partirent en grand appareil, allèrent dresser leurs tentes autour de la ville de Sidon, et firent construire des machines et des instruments à lancer des pierres, pour attaquer ses remparts tous les jours. Le roi Magnus partit également de Joppé avec sa flotte, et se rendit devant la même ville, afin de la bloquer par mer, et de fermer, de ce côté, l'entrée et la sortie de la place. L'armée navale de Babylone, ayant appris que ces hommes forts et ces grands rois attaquaient Sidon avec toutes leurs forces, par terre et par mer, abandonna le port et le siège d'Accon, se retira dans le port de Tyr, et y demeura, de peur que le roi Magnus ne cherchât à l'attaquer, si elle prolongeait son séjour devant Accon. Quelques Babyloniens cependant, montés sur des bâtiments légers et rapides, parcoururent la mer en tous sens, cherchant une occasion de vaincre et d'emmener prisonniers quelques-uns des navires catholiques ; mais ils ne purent réussir dans leurs projets, et alors la flotte des Babyloniens, redoutant le courage et l'habileté du roi Baudouin, se remit en mer et retourna à Babylone. [11,32] CHAPITRE XXXII. Baudouin et Bertrand, ayant rassemblé leurs troupes, commencèrent le siège du côté de la terre, et le roi de Norvège, entouré de son armée, fit jeter les ancres et investit la place par mer. Bientôt les Chrétiens livrèrent assaut, et leurs efforts redoublés firent plus d'une brèche aux murailles et aux tours de la ville : de leur côté, les citoyens leur résistaient vigoureusement, soit avec leurs armes, soit avec leurs instruments à lancer des pierres. Bientôt les pèlerins, après avoir travaillé longtemps à la construction d'une machine, la dressèrent contre les remparts, et y firent entrer des hommes armés d'arbalètes, et qui, de l'étage le plus élevé, voyaient, par dessus les murailles, dans l'intérieur de la ville et des tours, et pouvaient faire un mal infini à ceux des assiégés qui parcouraient les rues et les places de la ville. [11,33] CHAPITRE XXXIII. Les habitants de Sidon, voyant que cette machine dominait au dessus de leurs remparts, et leur portait un grand préjudice, pratiquèrent, pendant l'obscurité de la nuit, une profonde excavation au dessous des fondations de leurs murailles, et conduisirent ce travail, non sans les plus grands efforts, et avec une merveilleuse habileté. Ils avaient le projet de transporter le long de ce souterrain des bois secs et d'autres combustibles, au-delà de leurs remparts, et jusqu'à remplacement sur lequel la machine était posée, et d'y mettre ensuite le feu, afin que, lorsque tous ces bois seraient brûlés, la machine s'écroulât avec le sol qui la supportait, et que tous ceux qui y étaient enfermés fussent étouffés en un moment. Mais le roi, informé par quelque rapport de cet indigne artifice, fit éloigner la machine du lieu que l'on avait miné, et tous les travaux des Sidoniens devinrent inutiles. [11,34] CHAPITRE XXXIV. Enfin, au bout de six semaines, les habitants de Sidon voyant qu'ils ne pouvaient parvenir à détruire la machine des Chrétiens, que les pierres lancées par les instruments à projectiles ne cessaient de frapper leurs murailles et leurs portes, que, du côté de la mer, la flotte les attaquait avec non moins de vigueur, et qu'enfin l'armée navale du roi de Babylone les avait abandonnés, demandèrent à traiter, et offrirent de remettre les clefs de la place et des tours entre les mains du roi, sous la condition que l'émir, gouverneur de la ville, et tous ceux qui le voudraient, auraient la faculté de sortir tranquillement, en emportant ce qu'ils pourraient charger sur la tête et sur les épaules. Le roi, fatigué de la longueur du siège, tint d'abord conseil avec le roi de Norvège, le comte Bertrand et d'autres hommes raisonnables, et consentit aux propositions des assiégés : la ville lui fut ouverte et livrée cinq mille Sidoniens environ, emportant leurs effets, sortirent avec l'émir et se rendirent à Ascalon. Les autres, qui demeurèrent dans la place, passèrent sous la domination du roi et devinrent ses serviteurs. [11,35] CHAPITRE XXXV. Après avoir confié à ses chevaliers la garde et la défense de cette ville, le roi Baudouin rentra à Jérusalem, vainqueur et comblé de gloire, le jour même de la naissance de saint Thomas l'apôtre. Ensuite il célébra la fête de la Nativité du Seigneur, en grande pompe et selon le rite catholique. Ses succès illustrèrent encore plus son nom dans toutes les villes des Gentils, tous ceux qui les apprirent furent frappés de crainte, et s'abstinrent, pendant longtemps, de tout nouvel acte d'hostilité. Dans la suite, et après que le roi et toute l'Église eurent célébré solennellement la Pâque du Seigneur, l’émir, c'est-à-dire, le gouverneur d'Ascalon, frappé d'un esprit de crainte ou d'amour divin (je ne saurais dire lequel), envoya d'abord des secrétaires au seigneur roi pour lui faire quelques propositions, et traiter avec lui de la reddition de sa ville : il se rendit ensuite lui-même à Jérusalem, après avoir demandé et obtenu sûreté, se présenta devant le roi, et lui exposa tous les projets qu'il avait formés dans le fond de son cœur, pour remettre la ville entre les mains de Baudouin et des siens, et pour leur engager sa foi. Lorsque le roi fut instruit des intentions sincères et du dévouement de l'émir, il se lia avec lui par un traité, et tint ensuite conseil avec les princes. Il fut décidé, dans cette assemblée, que le roi demeurerait à Jérusalem, et que trois cents de ses braves chevaliers se rendraient à Ascalon avec l'émir, entreraient dans la ville, prendraient possession des tours, et recevraient la soumission des citoyens. En effet, les chevaliers se mirent en route, comme il avait été résolu, entrèrent à Ascalon, sous la protection et du consentement de l'émir, occupèrent les remparts, et soumirent les habitants à la domination du roi. [11,36] CHAPITRE XXXVI. Tandis que ces chevaliers s'emparaient d'Ascalon, et recevaient au nom du roi, et des mains de l'émir lui-même, le droit de commander dans cette ville, tandis que Baudouin continuait à demeurer à Jérusalem dans sa puissance et sa gloire, des députés de Baudouin du Bourg furent introduits auprès de lui et lui parlèrent en ces termes : Les Turcs du royaume du Khorasan sont sortis au nombre de deux cent mille cavaliers vigoureux ; ils ont assiégé la place de Turbessel, et ils livrent à la dévastation et au pillage tout le territoire occupé par les Chrétiens. Aussitôt le roi, prenant avec lui des troupes de chevaliers et d'hommes de pied, s'avança jusqu'au lieu appelé Solomé. Il s'y arrêta pendant quelques jours, parce qu'on lui annonça qu'une armée de Turcs, rassemblée à Damas, se préparait à lui disputer le passage, quand tout à coup on lui apporta la triste nouvelle que le fils du roi de Babylone était arrivé vers Ascalon, afin d'attaquer les chevaliers Chrétiens qui l'occupaient et de reprendre possession de cette ville. [11,37] CHAPITRE XXXVII. Le roi suspendit son voyage, et se dirigea sur Ascalon pour porter secours à ses chevaliers, s'il était encore possible. Les citoyens habitants de cette ville, voyant arriver l'armée de Babylone, et instruits en même temps de l'absence de Baudouin, se réunirent un jour, firent périr leur émir par le glaive et ouvrirent leurs portes au fils du roi de Babylone. Celui-ci entra dans la place avant que Baudouin ne fût arrivé sur son territoire ; il attaqua sur-le-champ les chevaliers catholiques qui se trouvaient dispersés sur les remparts ; et tous, frappés de terreur, furent atteints et passés au fil de l'épée, puis le nouveau vainqueur donna à ses Sarrasins la garde des portes et de la ville. Le roi Baudouin pressa sa marche ; mais ayant appris le massacre de ses chevaliers, l'occupation de la ville par les Turcs et la mort de l’émir, par suite de la perfidie des citoyens, il retourna à Jérusalem pour attendre une occasion plus favorable d'attaquer cette ville et de venger ses frères. [11,38] CHAPITRE XXXVIII. Dans le même temps Malduk, Arongald, Armigazi et Samarga, qui étaient allés assiéger Turbessel avec une armée de deux cent mille cavaliers, s'occupèrent pendant deux mois, avec toutes leurs forces, à miner la montagne sur laquelle la ville était bâtie, afin de détruire les sources et les citernes, et de parvenir à s'emparer de Josselin qui défendait cette place, ainsi que de tous ceux qui y habitaient. A la suite de travaux infinis, les Turcs, voyant qu'ils ne pouvaient réussir à miner et à renverser la montagne, partirent de Turbessel pour Antioche au nombre de cent mille hommes. Les autres cent mille résolurent de rentrer dans le royaume du Khorasan, parce que, se trouvant en trop grand nombre, et ayant fait un trop long séjour, ils avaient déjà épuisé une bonne partie de leurs approvisionnements. Josselin, instruit du départ d'une moitié de cette armée, poursuivit celle qui rentrait dans le Khorasan avec cent cinquante chevaliers et cent hommes de pied, et attaquant vivement ceux qui demeurèrent en arrière et qui étaient embarrassés par les chariots chargés de vivres, il leur tua mille hommes, et leur enleva un riche butin qu'il ramena à Turbessel. [11,39] CHAPITRE XXXIX. Les autres cent mille Turcs étant arrivés à Alep supplièrent Brodoan, prince de cette ville, de recevoir et de garder leurs femmes et leurs enfants, garçons et filles, jusqu'à ce qu'ils se fussent assurés du succès de leur expédition. Mais Brodoan, lié avec Tancrède par un traité de paix, refusa de consentir à cette demande, leur promit seulement de ne se porter au secours d'aucun des deux partis, et leur donna son fils en otage pour gage de sa parole. Peu après que les Turcs furent maîtres de celui-ci, violant tous leurs engagements, ils déclarèrent à plusieurs reprises à Brodoan qu'ils feraient décapiter son fils s'il ne marchait à leur secours et s'il ne recevait dans sa ville leurs femmes, leurs enfants et leurs bagages, afin de pourvoir aux chances toujours incertaines de la guerre. Brodoan ayant de nouveau refusé, en alléguant le traité qui l'unissait avec Tancrède, les Turcs ne craignirent pas de faire exécuter leur sentence de mort sur le fils, sous les yeux même du père et de tous les siens. Après cet acte de perfidie et d'impiété, ils partirent pour Césarée de Philippe, située auprès des montagnes de Gibel et à une journée de marche d'Antioche, et, y étant arrivés, ils dressèrent leurs tentes et s'établirent sur les bords du Fer. [11,40] CHAPITRE XL. Josselin ayant appris que les Turcs, en quittant Turbessel, s'étaient dirigés vers Antioche, partit lui-même avec cent chevaliers et cinquante hommes de pied, pour marcher en toute hâte au secours de Tancrède. Baudouin du Bourg se mit aussi en route avec deux cents chevaliers et cent hommes de pied : Pains de Sororgia conduisit cinquante chevaliers et trente hommes de pied ; et Hugues de Cantelar se réunit à lui avec ses compagnons d'armes. Richard, gouverneur de la ville de Marash, se rendit aussi à Antioche avec soixante chevaliers et cent fantassins. Gui de Gresalt, Guillaume d'Albin, Gui surnommé le Chevreau, prince des villes de Tarse et de Mamistra, l'évêque de Tarse et l'évêque d'Albar, se portèrent aussi au secours de Tancrède. Guillaume fils du prince de Normandie, et qui commandait dans la ville de Tortose, que Tancrède avait auparavant enlevée à Bertrand, se mit également en route avec les hommes de sa suite. Engelgère, gouverneur de la ville de Famiah, partit avec deux cents chevaliers. Bonaple, qui occupait la ville de Sermin, Gui surnommé le Frêne, qui commandait dans la ville de Harenc, Robert de Sidon, Roger de Montmarin qui tenait le château de Hap, Piraste qui occupait Talaminie, se mirent aussi en marche. Pancrace et Corrovassil de la ville de Grasson, Ursin qui habitait dans les montagnes d'Antioche, Antevelle et son frère Léon, Martin comte de la ville de Laodicée que Tancrède avait soumise à son pouvoir, après en avoir expulsé les chevaliers de l'empereur des Grecs, et Robert de Vieux-Pont, chevalier illustre et infatigable, sans cesse occupé à dévaster à main armée le territoire des Gentils, partirent également pour Antioche. Tous ceux que je viens de nommer, chevaliers de Tancrède et habitants dans le royaume d'Antioche, accoururent en foule et se rassemblèrent dans cette ville royale. Le roi Baudouin, qui était parti de Jérusalem après le massacre de ses chevaliers dans la ville d'Ascalon, pressa sa marche et se rendit de même à Antioche avec Bertrand, Eustache Grenier. Gauthier de Saint-Abraham, le seigneur patriarche Gobelin et un corps de quatre mille fidèles : ils passèrent la nuit dans la ville, et, le lendemain matin, ils s'avancèrent jusqu'au château de Giril. [11,41] CHAPITRE XLI. Trois jours après que les Chrétiens, venus de lieux et de châteaux divers, se furent réunis sur un seul point, ils organisèrent leurs corps et se mirent en route pour Césarée, où les troupes turques étaient aussi rassemblées, nombreuses comme le sable de la mer. L'armée chrétienne était forte de vingt-six mille hommes de guerre, tant chevaliers qu'hommes de pied. Instruits de l'approche des Chrétiens, les Turcs passèrent sur la rive opposée du fleuve du Fer, et dressèrent leurs tentes dans une plaine spacieuse : les deux armées demeurèrent seize jours de suite dans leurs mêmes positions. Les Chrétiens ne purent jamais engager une bataille régulière contre les Turcs, parce que ceux-ci avaient une manière tout-à-fait singulière d'errer çà et là dans les champs, et de se lancer sur les fidèles à l’improviste et de toute la rapidité de leurs chevaux. Leurs menaces et la terreur qu'ils répandaient partout empêchaient en outre les habitants des villes et des forteresses situées dans les environs d'apporter au camp des Chrétiens les denrées dont ils auraient eu besoin : aussi ces derniers éprouvèrent pendant six jours une si grande disette de pain et de fourrage pour les chevaux, qu'on vit périr plus de mille pèlerins de faim et de misère. [11,42] CHAPITRE XLII. Le quinzième jour cependant les Chrétiens et les Turcs formèrent leurs corps. Trois corps de Chrétiens, trop avides du sang des ennemis, précipitèrent leur marche et s'avancèrent vers eux imprudemment. Séparés par une trop grande distance du reste de l'armée, ils furent écrasés sous une grêle de flèches, et prirent la fuite pour venir se réunir à leurs frères, laissant derrière eux beaucoup de blessés et de prisonniers, qui furent enlèves par les ennemis avec des chevaux, des mulets et de riches dépouilles. Après que ces trois corps eurent été battus et se furent ralliés à leur armée, Baudouin et Tancrède, faisant porter devant eux l'image de la sainte, croix, lancèrent leurs chevaux et attaquèrent les Turcs avec impétuosité, dans l'espoir de remporter la victoire. Mais les Turcs, selon leur usage, se divisant aussitôt par centaines ou par milliers, n'acceptèrent point la bataille. Un autre jour, les Turcs, après avoir tenu conseil, se remirent en marche et partirent pour le royaume du Khorasan, parce qu'ils n'avaient pu faire aucun mal à la ville d'Antioche, ni repousser, par la force des armes ou par leurs flèches, l'armée chrétienne qui s'était portée à leur rencontre. Ces événements se passèrent en automne, vers l'époque de la fête de Saint Michel l'Archange, au temps où l’on ramasse toutes les récoltes. [11,43] CHAPITRE XLIII. Cette même année, et dans le courant du mois d'octobre, après le départ du roi de Jérusalem et de tous les grands qui étaient accourus à son secours, Tancrède, retenant ses troupes auprès de lui, alla assiéger d'un bras vigoureux le château de Gérez, appelé aussi Sarepta de Sidon, parce qu'il avait été autrefois soumis au roi de Sidon. Il le trouva rempli de Turcs et bien défendu ; les tours et les murailles étaient également très solides et en fort bon état. Ce château, presque inexpugnable, était situé à six milles de la ville d'Alep que Brodoan gardait les armes à la main. Tancrède, voyant cette citadelle si bien fortifiée et défendue par les Turcs, employa beaucoup de temps à faire construire des machines et des instruments à projectiles ; il les distribua à ses troupes, qu'il rangea tout autour de la place en douze corps séparés, et il fit attaquer nuit et jour les tours et les murailles, à l'aide de ces engins de guerre. Il fit en outre creuser autour de son camp un fossé profond, dont il confia la garde à des hommes vigilants, afin que les ennemis ne pussent venir l'attaquer à l'improviste, ni les divers corps qu'il avait distribués autour de la place, et les vaincre plus facilement, en les prenant séparément. [11,44] CHAPITRE XLIV. Tancrède ayant dressé ses machines contre les murailles et les tours, et ayant mis ses troupes en sûreté à l'abri de leur fossé, fit battre en brèche pendant longtemps les fortifications de la ville. Un jour de dimanche, après celui de la Nativité du Seigneur, la citadelle principale cédant enfin aux efforts redoublés des assiégeants s'écroula, entraîna dans sa chute et dans sa masse irrésistible les deux tours qui l'avoisinaient, et ouvrit ainsi un passage à Tancrède et à ceux qui le suivaient. Le prince serra alors de plus près et avec plus de vigueur les ennemis enfermés dans le fort, et, faisant une tortue de boucliers, les siens, redoublèrent de zèle pour pénétrer jusqu'à eux et les attaquer face à face : mais les tas de pierres qui obstruaient le passage et les traits que les Turcs ne cessaient de lancer les empêchaient de s'avancer avec assurance. Cependant les Turcs qui défendaient la forteresse, voyant leurs tours déjà renversées, et Tancrède, qui les assiégeait depuis si longtemps, toujours acharné à les poursuivre jusqu'à ce qu'il se fût rendu maître de la place, demandèrent à traiter, et offrant à Tancrède de la pourpre et d'autres effets précieux en or et en argent, ils sortirent de la place et la remirent entre ses mains, et Tancrède devint ainsi possesseur de cette forteresse et du pays environnant. [11,45] CHAPITRE XLV. On était au temps du carême, lorsque Tancrède prit la ville de Sarepta : il fit relever les tours et les murailles, y établit des gardiens, et alla ensuite avec toutes ses forces assiéger le château dit Vétulé, situé dans les montagnes du pays de Gibel. Il y demeura pendant trois mois ; mais l'un des côtés ne put être investi, tant à cause de la difficulté du terrain, que parce que les Sarrasins étaient plus en forces de ce même côté. Après avoir entrepris ce siège, les Chrétiens allèrent dans tous les environs enlever du butin et des prisonniers, et firent beaucoup de mal dans tout le pays. Un émir, voyant que l'armée de Tancrède dévastait toute la contrée, conclut un traité avec lui pour empêcher les fidèles de pénétrer sur son territoire, et s'engagea de son côté à aller investir la partie du château de Vétulé qui ne l'était pas, par des sentiers qu'il connaissait, et que les Français n'auraient pu reconnaître ni occuper. Tancrède, après ce traité, lui envoya comme auxiliaires dix chevaliers et cent hommes de pied, afin qu'il pût, avec ce renfort, s'emparer de la position demeurée libre jusqu'à ce jour, et empêcher les assiégés de sortir de la place ou d'y rentrer. [11,46] CHAPITRE XLVI. L'émir, prenant avec lui les chevaliers de Tancrède et cinq cents des siens, alla occuper cette position difficile dans laquelle ils se construisirent des cabanes et des abris, pour se reposer pendant quelques jours, à la suite de leurs pénibles travaux. Tandis que, fatigués des mauvais chemins qu'ils avaient traversés et de l'ouvrage qu'ils avaient fait, ils se livraient à un profond sommeil, vers la première veille de la nuit, les Sarrasins arrivèrent dans leur camp au nombre de plusieurs mille et à l'improviste les assiégés sortirent en même temps de leur citadelle en entendant le signal et les clameurs de leurs alliés, le combat s'engagea et dura jusqu'au matin, et les cent hommes de pied de Tancrède furent tous tués. L'émir grièvement blessé se sauva, non sans beaucoup de peine, avec les dix chevaliers chrétiens ; et les cinq cents chevaliers gentils, oubliant leurs engagements, entrèrent dans le fort avec les Sarrasins, et abandonnèrent leur émir et leur chef. [11,47] CHAPITRE XLVII. Tancrède, toujours intrépide, poursuivit le siège avec une nouvelle ardeur ; il fit dresser douze mangonneaux contre les murailles de la ville, attaqua et fit battre pendant un mois de suite les barbacanes et les tours, et parvint enfin à les percer et à atteindre jusque dans l'intérieur de la forteresse. Les assiégés, voyant qu'ils ne pouvaient plus se défendre des pierres qu'on ne cessait de leur lancer, mirent le feu à quelques constructions en bois durant le silence de la nuit, et prirent aussitôt la fuite. Tancrède ayant vu l'incendie, et apprenant que les ennemis s'étaient sauvés, entra dans la place avec ses compagnons d'armes, leur donna la garde des tours, et se mit aussitôt en mesure de soumettre tout le pays environnant. [11,48] CHAPITRE XLVIII. Cette même année Boémond, oncle de Tancrède, tomba malade et mourut dans la ville de Bari : il fut enseveli, selon le rite catholique, auprès du tombeau du bienheureux Nicolas, dans le temps que Henri V, comme roi, et IV comme empereur, faisait inhumainement passer au fil de l'épée, dans la ville de Rome, ceux qui avaient tenté de lui résister, et conservait dans sa force et sa puissance le royaume et l'empire qu'il tenait de ses ancêtres par ses droits héréditaires.