[10,0] LIVRE DIXIEME. [10,1] CHAPITRE I. DANS le même temps, et la septième année du règne de Baudouin, une forte armée navale, composée d'environ sept mille hommes du pays d'Angleterre et d'un autre corps de Danois et d'habitants de la Flandre et d'Anvers, vint jeter l'ancre dans le port de Joppé, et ceux qui faisaient partie de cette expédition résolurent d'attendre en ces lieux que le roi leur donnât la permission de se rendre à Jérusalem pour adorer le Seigneur, et leur accordât une escorte de sûreté. Les plus illustres et les plus éloquents d'entre eux se rendirent donc auprès du roi et lui parlèrent en ces termes : Vive le roi en Christ, et que son royaume prospère de jour en jour ! Nous, hommes et chevaliers attachés à la foi chrétienne, venus des lointains pays de l'Angleterre, de la Flandre et du Danemark, nous avons traversé l'immensité des mers avec l'assistance de Dieu pour venir à Jérusalem adorer et à visiter le sépulcre du Seigneur. Maintenant nous nous sommes réunis pour implorer ta clémence, afin que nous puissions, par ta faveur et avec ton escorte, nous rendre paisiblement à Jérusalem, y adorer et nous en retourner. [10,2] CHAPITRE II. Le roi, accueillant avec bonté les prières des étrangers, leur accorda une escorte d'hommes forts et bien armés qui les conduisirent jusqu'à Jérusalem et vers les lieux saints, en marchant avec eux par des chemins bien connus, à l'abri des attaques et des embûches des Gentils. Ces nouveaux pèlerins, étant arrivés, accomplirent leurs vœux au Seigneur dans le temple du sépulcre, et retournèrent ensuite à Joppé comblés de joie et sans rencontrer aucun obstacle. Ils y trouvèrent le roi, et lui promirent de le secourir en toutes les choses qu'il aurait résolues dans son esprit. Le roi, les traitant avec bonté, prescrivit de leur donner des logements, et leur déclara qu'il ne pouvait leur répondre si promptement ni sans avoir auparavant fait convoquer ses grands par le seigneur patriarche, et tenu conseil avec eux pour examiner ce qu'il serait le plus utile et le plus convenable d'entreprendre, afin de ne pas employer en vains efforts une armée si bien disposée. Peu de jours après, le roi ayant appelé le seigneur patriarche, Hugues de Tibériade, Geoffroi gardien de la tour de David, et les autres principaux éléments de ses chevaliers, il leur assigna un rendez-vous dans la ville de Ramla pour se concerter avec eux sur ce qu'il convenait de faire. [10,3] CHAPITRE III.Au jour fixé, les seigneurs se réunirent, et à la suite de propositions et d'opinions diverses, tous tombèrent d'accord que le siège de la ville de Saïd ou Sidon serait l'entreprise la plus utile, espérant, avec le secours de Dieu et les forces de la nouvelle armée, pouvoir s'en emparer, en l'attaquant par terre et par mer. Tous ceux qui étaient présents et qui demandèrent cette expédition principalement parce que la ville de Sidon était l’une des villes des Gentils qui résistait le plus obstinément, furent approuvés par le roi, qui les invita à retourner chacun chez soi et à se pourvoir pour cette entreprise d'armes et de toutes les provisions nécessaires. Tous en effet se retirèrent chez eux, entre autres Hugues de Tibériade, guerrier toujours prêt à résister aux ennemis, et qui, tant qu'il vécut sur la terre des Gentils, ne se montra jamais, ni la nuit ni le jour, fatigué des combats et de tous les hasards de la guerre. Le roi expédia en même temps un message pour prescrire aux Anglais de demeurer, avec toutes leurs forces et leur flotte, auprès de la ville de Joppé, et d'attendre patiemment ses ordres. Il leur fit connaître également qu'il avait résolu, de concert avec ses grands, d'assiéger par terre et par mer, et de prendre la ville de Sidon, en y employant le secours de leurs bras ; qu'il allait, en conséquence, avec le seigneur patriarche, se rendre dans la ville d'Accon pour faire construire des machines et d'autres instruments de siège, et qu'eux-mêmes auraient à demeurer à Joppé jusqu'à nouvel ordre. Tous les gens de la flotte promirent de se conformer aux volontés du roi, d'attendre à Jaffa de nouveaux messages, et d'être obéissants en toute chose et jusqu'à la mort. [10,4] CHAPITRE IV. Le roi descendit alors à Accon avec le patriarche et toute sa maison : il y demeura pendant quarante jours, faisant construire des machines et toutes sortes d'instruments, et veillant avec beaucoup de soin à tous les préparatifs nécessaires pour assurer le succès de son entreprise. Cependant les habitants de Sidon, informés des dispositions que prenait le roi, et sachant qu'une armée considérable était arrivée à Joppé pour lui porter secours, furent saisis d'une violente frayeur, craignant d'être vaincus et passés au fil de l'épée, comme avaient été vaincues et soumises les autres villes, telles que Césarée, Assur, Accon, Caïphe et Tibériade. Aussitôt, ayant tenu conseil, ils employèrent des émissaires secrets pour faire offrir au roi une forte somme en byzantins, promettant en outre de lui payer tous les ans un tribut considérable, à condition qu'il renonçât à les assiéger, et consentît à épargner leurs jours. Ces négociations continuèrent avec beaucoup d'activité, et les citoyens de Sidon, empressés de racheter leur ville et leur liberté, faisaient de jour en jour de plus fortes offres. Le roi, qui désirait avec une vive sollicitude trouver les moyens d'acquitter la solde qu'il devait à ses chevaliers, aurait bien voulu pouvoir recevoir cet argent, mais il redoutait les reproches des fidèles du Christ, et n'osait encore prendre une telle détermination. [10,5] CHAPITRE V. Pendant ce temps, Hugues de Tibériade, que l'on avait convoqué pour cette expédition, se porta, avec deux cents chevaliers et quatre cents hommes de pied, sur le territoire du Gros-Paysan, dans le pays nommé la Suète, très riche en or et en argent, ainsi qu'en gros bétail, et limitrophe du pays de Damas ; il y enleva des trésors incalculables et beaucoup de bestiaux, afin de pourvoir à tous ses besoins pendant le siège de Sidon, et d'en distribuer généreusement au roi et à ses compagnons d'armes. Après avoir enlevé de tous côtés ce riche butin, il le fit conduire jusqu'à la ville de Bélinas, autrement nommée Césarée de Philippe. Les Turcs qui habitaient à Damas, et les Sarrasins qui occupaient le pays en ayant été instruits, se rassemblèrent en foule pour se mettre à la poursuite des troupes de Hugues et leur enlever leurs richesses, et ils s'avancèrent vers les montagnes que les hommes de pied de la suite de Hugues traversaient alors en conduisant leur butin. Aussitôt s'engagea des deux côtés un rude combat, les uns faisant tous leurs efforts pour retenir ce qu'ils avaient pris, et les autres cherchant à l'enlever ; enfin les Turcs remportèrent l'avantage, reprirent et emmenèrent tout le butin. Hugues et ses chevaliers, qui suivaient le flanc des montagnes, en ayant été informés, lancèrent aussitôt leurs chevaux à travers les défilés étroits et couverts de rochers, et allèrent combattre les ennemis et porter secours à leurs frères ; mais ils furent également malheureux. Hugues s'étant lancé au milieu des périls sans cuirasse, et, selon son usage, attaquant et frappant les Gentils avec vigueur, fut lui-même frappé d'une flèche qui l'atteignit dans le dos et lui traversa la poitrine, et il expira bientôt au milieu des siens. Les Gentils emmenèrent alors leur butin, et se dispersèrent dans les sentiers étroits et inconnus de ces montagnes inaccessibles, et les chevaliers de Hugues ayant déposé son corps sur un brancard, le transportèrent dans la ville de Nazareth, située auprès du Mont-Thabor. Ce prince, illustre, ce vaillant champion fut enseveli avec honneur, et selon le rite catholique, au milieu des pleurs et des lamentations des Chrétiens : son frère nommé Gérard était dans le même lieu, retenu par une maladie grave, la nouvelle de la mort de Hugues augmenta encore son mal, et Gérard succomba aussi huit jours après : il fut enseveli, selon l'usage des fidèles, auprès de la tombe de son frère. [10,6] CHAPITRE VI. Après les déplorables obsèques de ces princes si renommés, le roi saisit le prétexte de leur mort, et consentit à recevoir secrètement les sommes que les habitants de Sidon lui offraient pour écarter le siège de leur ville : il ne dit point cependant qu'il eût fait la paix avec les Sarrasins, et annonça seulement qu'il voulait ajouter de nouvelles dispositions à celles qu'il avait déjà prises. En conséquence, il expédia des messagers à Joppé pour inviter les chevaliers anglais à se rendre par mer à Accon pour conférer et se concerter avec lui au sujet du siège de Sidon ; empressés à exécuter les ordres du roi, les Anglais déployant sur les mats élevés de leurs navires leurs voiles de pourpre peintes de diverses couleurs, et dressant dans les airs leurs bannières de soie et de pourpre, se mirent en route et allèrent jeter leurs ancres sur le territoire d'Accon. Le lendemain, le roi ayant rassemblé ses secrétaires et ses compagnons d'armes, exposa aux chefs des Anglais et des Danois la douleur qu'il éprouvait de la mort de Hugues et de son frère, en qui il avait toujours eu une entière confiance pour tout ce qui se rapportait à la guerre, et leur annonça que ce malheur le forçait à remettre à un autre temps le siège de la ville de Sidon et à renvoyer l'armée qu'il avait convoquée. Dès que cette détermination du roi fut connue parmi le peuple, tous les Chrétiens se dispersèrent, et les Anglais, les Danois et les Flamands ayant pris congé de Baudouin, préparèrent de nouveau leurs voiles et leurs rames, et retournèrent par mer vers les lieux de leur naissance. [10,7] CHAPITRE VII. Le roi ayant reçu quinze mille byzantins pour la délivrance de la ville de Sidon, se rendit alors à Tibériade avec tous les chevaliers de sa maison, pour y établir un poste d'hommes vaillants, avec la charge de défendre cette ville et son territoire, d'en éloigner les ennemis et de leur interdire le passage par les montagnes, de même que Hugues l'avait fait, depuis que le roi lui avait fait don de cette place. Gervais, originaire du royaume occidental de la France, homme illustre, très noble et habile à la guerre, fut désigné par le roi pour remplacer Hugues, et Baudouin connaissant sa fidélité et son zèle à combattre les Gentils, les Sarrasins, les Turcs et les habitants de Damas, lui donna le commandement de la ville de Tibériade et de tous les pays environnants. [10,8] CHAPITRE VIII. Tandis que Baudouin était retenu par ses affaires, les Ascalonites instruits de son absence, de la retraite de la nouvelle armée, et de la mort de Hugues et de son frère, envoyèrent en toute hâte des messages à Sur ou Tyr, à Saïd ou Sidon, et à Béryte, pour inviter les habitants de ces villes à prendre les armes, à se réunir en un seul corps un jour convenu, et à aller attaquer avec impétuosité les villes de Ramla et de Joppé, afin de surprendre les Chrétiens, de massacrer les uns et d'emmener les autres en captivité. Ils se réunirent en effet de toutes parts d'après l'invitation des Ascalonites, et formant un corps de sept mille cavaliers, ils s'élancèrent dans leur force et leur violence et en poussant des cris terribles vers les plaines d'Assur et de Ramla. On était au mois d’octobre, le quatrième jour de la semaine, et le jour même de la naissance du bienheureux martyr Denis, les Gentils rencontrèrent, sur les bords du fleuve qui coule entre Assur et Ramla, des pèlerins qu'ils surprirent à l’improviste, au moment où ils ne se doutaient nullement de l'approche d'un corps si nombreux, et, les attaquant vigoureusement à coups de flèches et avec la lance, ils en massacrèrent et décapitèrent environ cinq cents. [10,9] CHAPITRE IX. Après avoir, dans leur puissance et la force de leurs armes, donné la mort à tant de Chrétiens, les Ascalonites et les autres Gentils du royaume de Babylone, enivrés de leurs succès, se rendirent dans les plaines de Ramla pour attaquer la ville et faire la guerre à ses habitants, s'ils voulaient tenter de sortir, et leur opposer, selon leur usage, une vigoureuse résistance. Mais ce jour-là les habitants et les chevaliers étaient pris au dépourvu et sans moyens de défense, et il ne se trouva dans la ville que huit chevaliers. Ceux-ci et leur chef, nommé Baudouin, effrayés et croyant que toutes les forces du roi de Babylone venaient d'arriver, montèrent aussitôt à cheval, sortirent de la ville en toute hâte et se rendirent à Joppé, pour annoncer à leurs frères chrétiens et à Roger, qui commandait dans cette dernière place, que les Ascalonites et toute l'armée de Babylone occupaient les plaines de Ramla, et marchaient certainement sans aucun délai sur la ville de Joppé. A cette nouvelle, tous les chevaliers et les hommes de pied qui se trouvaient à Joppé, prirent les armes sur les ordres de Roger, sortirent de la ville et se portèrent en avant du côté des ennemis, afin de les empêcher, par tous les moyens possibles, de se rapprocher de leurs murailles. [10,10] CHAPITRE X. Mais les Ascalonites et les Arabes ayant caché leurs forces dans les défilés des montagnes situées en face de Joppé, envoyèrent en avant des cavaliers habiles à manier la lance et l'arc, afin que, s'élançant avec rapidité vers les portes de la ville, ils fissent ensuite un mouvement de retraite pour attirer les Chrétiens à leur suite jusqu'au lieu de l'embuscade où ils pourraient être enveloppés de toutes parts, attaqués a l'improviste, et massacrés ou emmenés en captivité. Roger et ses compagnons, bien armés, se portèrent à la rencontre des Arabes et n'hésitèrent point à les attaquer. Ils combattirent une bonne partie de la journée, faisant beaucoup de manœuvres et d'évolutions, recevant de nombreuses blessures et s'épuisant de fatigues. Enfin les Chrétiens ayant pris l'avantage, se lancèrent au loin à la poursuite des Arabes, qui se retiraient eux-mêmes peu à peu et avec intention, et pendant ce temps les troupes ennemies sortirent de divers côtés de la montagne et s'avancèrent avec toutes leurs forces. Les Chrétiens reconnurent aussitôt l'armée du roi de Babylone ; mais inaccessibles à la crainte, ils résistèrent vigoureusement, mettant toutes leurs espérances dans le seigneur Jésus, pour le nom et l'amour duquel, ils avaient quitté tous leurs parents selon la chair et le sang. [10,11] CHAPITRE XI. Sur ces entrefaites, un chevalier de la maison du roi Baudouin, nommé Gérard, qui recevait une partie des revenus de la ville de Joppé pour prix de ses services, s'élança de toute la rapidité de son cheval au milieu des escadrons Chrétiens, et leur annonça que les ennemis avaient des forces considérables, et tellement supérieures aux leurs, qu'il serait absolument impossible à ceux-ci de leur résister, et qu'ils n'avaient en conséquence rien de mieux à faire que de se retirer, chevaliers et hommes de pied, à l'abri de leurs remparts pour en défendre l'approche. En entendant ces paroles, témoignage de crainte, les uns, remplis d'une vive indignation, rappelaient ceux qui se laissaient intimider et les exhortaient à tenir ferme et à repousser les ennemis, d'autres cédant à leur excessive frayeur, s'écriaient qu'en l'absence du roi il fallait se rendre aux avis de Gérard. Dans cette dissidence d'opinion, les Chrétiens troublés et dispersés prirent enfin la fuite vers Joppé, comme on voit d'ordinaire les abeilles s'envoler et se disperser à l'approche d'un ouragan. [10,12] CHAPITRE XII. Cependant les Sarrasins et les Arabes voyant que les Chrétiens, saisis de terreur, s'enfuyaient rapidement, lancèrent aussitôt leurs chevaux à leur pour suite, et les frappèrent horriblement de leurs flèches et de leurs lances, à l'exception de ceux qui trouvèrent moyen de leur échapper par la porte de la ville. Roger, Gérard et les autres chevaliers, entraînés par la rapidité de leurs chevaux, foulaient aux pieds, dans le mouvement de leur fuite, les malheureux fantassins plus lents dans leur marche, et nul ne pouvait s'arrêter ni trouver une place pour se mettre à l'abri de ceux qui poursuivaient les fuyards. La porte de la ville était le seul point où l'on pût chercher un refuge, et tous s'efforçaient d'y parvenir. Tandis qu'ils étaient si vivement poursuivis, et qu'ils se hâtaient en foule autour de la porte, un certain nombre de Chrétiens qui avaient marché plus lentement, trouvèrent en arrivant cette porte fermée, et succombèrent aux pieds des murailles sous les armes impies des Gentils : quarante hommes furent décapités en ce lieu. [10,13] CHAPITRE XIII. Dès que les Ascalonites eurent remporté cette victoire, ils ne s'arrêtèrent point à attaquer les murailles de la place ; mais emportant aussitôt les têtes de leurs victimes, et se réjouissant de leurs succès, ils retournèrent sur le territoire de Ramla, en faisant résonner les trompettes et les clairons, et allèrent, dans leur orgueil, assiéger le château d'Arnoul : ce château avait été construit dans les montagnes, sur la route de Jérusalem, par l'ordre du roi catholique, qui voulant en faire un point de défense pour tout le pays, l'avait fait entourer de murailles et de remparts. Les Gentils l'assiégèrent pendant deux jours, en menaçant d'employer les machines et les autres instruments de guerre, et ils effrayèrent ceux qui étaient enfermés, si bien que Geoffroi, gardien de la tour de David, à Jérusalem, et qui en ce moment commandait aussi dans le château d'Arnoul, demanda et obtint avec peine la vie sauve, tendit la main aux Sarrasins, leur fit sa soumission et leur ouvrit les portes du fort, ils y entrèrent aussitôt, renversèrent les murailles et passèrent au fil de l'épée tous les Chrétiens qu'ils y trouvèrent, n'épargnant que Geoffroi, qui fut emmené captif à Ascalon. [10,14] CHAPITRE XIV. Le sixième jour de la semaine, après le jour de la naissance de saint Denis le martyr, les Ascalonites tout glorieux de leur triomphe, équipèrent huit galères sur lesquelles ils embarquèrent des hommes très vigoureux et bons archers, pour se rendre par mer devant Joppé, croyant que les Chrétiens se porteraient à leur rencontre sur leurs navires, et voulant leur prendre leurs vaisseaux ou les submerger. Ils arrivèrent en effet dès le matin devant Joppé, avec beaucoup de fracas et faisant résonner les trompettes, et virent de loin, dans le port, un très grand vaisseau, chargé de beaucoup d'effets et de toutes sortes de denrées, ils l'attaquèrent de tous côtés, pillèrent tout ce qui s'y trouva, et tuèrent à coups de flèches les deux hommes qui étaient demeurés pour le service de garde. Les citoyens Chrétiens de Joppé, voyant que les Sarrasins avaient pris l'avantage, enlevé tout ce qu'il y avait sur le navire, et mis à mort les deux hommes de garde, se hâtèrent d'aller attaquer les ennemis avec leurs lances, leurs arcs et leurs frondes, et parvinrent à reprendre sur eux ce grand navire, mais les Sarrasins enlevèrent le bateau qui était toujours attaché auprès du vaisseau pour lui servir de décharge, et l'emmenèrent avec toutes les richesses qu'il contenait. [10,15] CHAPITRE XV. Cependant les Chrétiens ayant, à deux ou trois reprises, éprouvé ces rudes échecs, la renommée agile porta ces terribles nouvelles aux oreilles du roi Baudouin qui se trouvait alors dans le pays et la ville de Tibériade. Le roi fut vivement ému de tout ce qui venait d'arriver depuis que, renvoyant ses alliés et ses troupes, il avait ménagé les villes des Sarrasins qui avaient voulu le séduire et le tromper en lui offrant de l'argent. Aussitôt il se rendit à Joppé, et, rassemblant cinq cents chevaliers munis de cuirasses et de casques, et six mille hommes de pied, il résolut de marcher sur Ascalon pour venger ses frères, et s'avança jusqu'au lieu dit des Palmiers, limitrophe du château de Béroard, lequel est situé à deux milles d'Ascalon. [10,16] CHAPITRE XVI. Là, ayant tenu conseil avec les siens, il reconnut qu'il ne lui servirait de rien en ce moment d'assiéger cette place ni de détruire les récoltes, les vignes et les arbres, puisqu'il avait déjà, à plusieurs reprises, dévasté tous les environs par le fer et le feu, sans rien laisser subsister en dehors des murailles, et qu'alors même les habitants et les chevaliers arabes n'avaient pas seulement permis qu'un seul de leurs hommes sortît de la ville ; en conséquence, le roi renonça en ce moment à sa colère et à son désir de venger ses frères, et retourna à Jérusalem avec le patriarche. Cette même année Rorgius, à qui le roi avait donné la ville de Caïphe et qui y commandait, tomba et demeura longtemps dangereusement malade ; mais enfin son mal ayant beaucoup augmenté, il cessa de vivre et fut enseveli avec honneur, et selon le rite catholique, sous le portique de l'église du Sépulcre. [10,17] CHAPITRE XVII. A l'époque où le roi Baudouin abandonna le siège de la ville de Sidon, et renvoya l'armée des Anglais, et où Hugues de Tibériade périt sous la flèche d'un Turc, un prince de la ville nommée Famiah, lequel exerçait un immense pouvoir sur une vaste étendue du territoire qui environne cette ville, et qui se montrait toujours généreux et bien disposé pour les Chrétiens et les guerriers pèlerins, s'attira la haine et les ressentiments d'un certain sarrasin nommé Bother, qui le suivait à titre de chevalier et recevait de lui une solde. Enfin un jour, Bother ayant trouvé une occasion de satisfaire sa méchanceté, invita le prince à souper, et, l'ayant enveloppé dans sa perfidie, il le fit mettre à mort par ses complices. Les habitants de la ville, instruits de cet horrible attentat, furent remplis d'une violente indignation contre Bother, et cherchèrent, à diverses reprises, l'occasion de venger leur prince et de faire périr ceux qui avaient osé porter les mains sur lui. [10,18] CHAPITRE XVIII. Bother, enfermé dans une tour très bien fortifiée, et se méfiant des habitants, surtout parce qu'ils étaient Chrétiens, expédia secrètement des messagers à Brodoan, prince d'Alep, pour l'inviter à venir avec des troupes prendre possession de la ville de Famiah, lui proposant de conclure un traité et de partager avec lui le commandement de la ville et du pays environnant. Les Chrétiens Arméniens, instruits de ces messages, éprouvèrent une vive terreur, se voyant au moment de retomber sous la domination d'un Gentil, du tyran Brodoan. Livrés en ce moment entre les mains du traître Bother, ils adressèrent des exprès à Tancrède, parce qu'il était Chrétien et guerrier redoutable, pour l'inviter à rassembler des troupes et des compagnons d'armes, à se rendre auprès d'eux et à venir s'emparer de la ville et de tout le pays, et y commander désormais. Aussitôt Tancrède, prenant avec lui sept cents chevaliers et mille hommes de pied, se porta devant la ville de Famiah ; mais il ne put y entrer, car Bother, traître et scélérat, avait séduit les principaux habitants par des promesses flatteuses et de riches présents, et ses menaces avaient frappé de terreur toute la population. [10,19] CHAPITRE XIX. Tancrède, voyant tous les citoyens de la ville tournés contre lui, dressa ses tentes sous les murailles de la place et y demeura pendant trois semaines consécutives, livrant sans cesse de nouveaux assauts et ne pouvant obtenir aucun résultat, car le traître repoussait toutes les attaques. On était déjà au milieu du carême, et Tancrède, ne pouvant réussir en ce moment dans son entreprise, leva son camp et se rendit à Laodicée et de là à Antioche. Peu de temps auparavant il avait assiégé la première de ces villes, et s'en était emparé après avoir expulsé les troupes de l'empereur des Grecs qui la défendaient. Tancrède célébra pendant huit jours les fêtes de la sainte Pâque selon les cérémonies en usage chez les Chrétiens, et, rassemblant ensuite ses troupes et ses compagnons d'armes, il se rendit de nouveau devant Famiah, dans l'espoir de parvenir enfin à s'en rendre maître, à l'exclusion de Brodoan, et de punir les habitants et le traître Bother. [10,20] CHAPITRE XX. Tandis qu'il livrait de fréquents assauts et faisait de vains efforts avec ses machines de guerre, sans pouvoir triompher des habitants et perdant son temps inutilement, les deux fils du prince tué par la perfidie de Bother, qui, après la mort de leur père, s'étaient sauvés, non sans beaucoup de peine et à la faveur de la nuit, des mains de Bother, et réfugiés à Damas, où ils vivaient auprès de leurs parents, redoutant également Brodoan et Bother, apprirent que Tancrède assiégeait la place de Famiah, et que Brodoan ne faisait aucune tentative contre lui ; ils adressèrent un message au prince chrétien pour lui offrir de marcher à son secours et d'aller venger le sang de leur père, si lui et les siens jugeaient convenable d'accepter ces propositions. Tancrède reçut les députés avec bonté, et les renvoya après avoir accepté leurs offres et réglé par un traité tout ce qu'il voulait faire au sujet de la ville et contre Bother et les habitants. Les deux jeunes gens amenèrent, selon leurs promesses, cent chevaliers arabes et turcs, se rendirent devant Famiah au camp de Tancrède, et lui parlèrent en ces termes : Cette terre et cette ville ont été la résidence de notre père et de nos ancêtres ; mais nous en avons été exilés par la haine et l'avidité de Bother, et maintenant nous cherchons auprès de toi un refuge et du secours ; nous te demandons ta foi et nous t'assurons de la nôtre. Si nous recouvrons ces remparts, nous ne chercherons point à les retenir, nous n'en formons point le vœu, mais nous te les concédons en toute bienveillance ; et après cela, nous demeurerons auprès de toi pour te servir en qualité de chevaliers, et tu nous accorderas en retour ce que ton cœur t'inspirera. Lui ayant alors présenté la main, ils trouvèrent Tancrède rempli de bienveillance et empressé d'accepter leurs offres. [10,21] CHAPITRE XXI. Aussitôt on livra de nouveaux assauts, et l'on ne cessa de lancer des pierres dans la place ; mais tous ces efforts furent inutiles jusqu'au moment où l'on eut creusé un fossé tout autour de la ville, afin que personne ne pût plus en sortir, et que les citoyens, pressés par la famine, de même que le traître qui y était enfermé, fussent enfin forcés de se livrer entre les mains de Tancrède. L'événement justifia ce calcul. Les habitants et le traître Bother, réduits par la disette, et ne pouvant plus résister aux attaques des assiégeants, demandèrent grâce de la vie et s'engagèrent à ouvrir leurs portes. Tancrède ayant tenu conseil avec les siens, et considérant qu'ils étaient déjà très fatigués de ce siège qui s'était prolongé jusqu'au mois d'août, consentit aux demandes de Bother et des assiégés, et s'engagea à traiter avec Bother, à épargner les citoyens, et à entrer paisiblement dans la ville. Elle lui fut en effet livrée, et il en prit possession. [10,22] CHAPITRE XXII. Les fils du prince mort, indignés de ce traité, allèrent trouver Tancrède, et lui représentèrent avec de vives instances qu'un homme si criminel, un traître si détestable ne devait point être ménagé ni épargné, et qu'il fallait le mettre à mort. Tancrède leur répondit avec douceur : Il ne conviendrait point aux Chrétiens de violer la parole que j'ai donnée à cet homme, quoique je le connaisse pour un parjure et un méchant, il est de notre devoir de nous montrer en toute bonne foi et verité envers tous les peuples, c'est pourquoi j'accorde à cet homme la vie, et je lui garantis la conservation de sa personne. Mais que ses complices, auxquels nous n'avons point fait grâce, soient livrés entre vos mains pour la vie ou la mort, et vous servent à venger le sang de votre père, aussitôt que nous aurons quitté cette ville et que notre armée sera sur le point de partir. Mon bras ne vous manquera point dans toutes les occasions où il pourra vous être utile. [10,23] CHAPITRE XXIII. Après ce discours, Tancrède ayant pris possession de la ville, et y ayant laissé une garde composée de ses fidèles, retourna à Antioche, conduisant à sa suite Bother et les autres otages auxquels il avait engagé sa parole. Les fils du prince mort reçurent de lui le commandement de la plupart des lieux situés dans le même pays, ils y demeurèrent après le départ de Tancrède, et firent périr les complices de Bother, coupables de la mort de leur père : d'autres, qui avaient eu également connaissance de cet assassinat, ou qui y avaient participé d'une manière quelconque, tombèrent successivement dans divers pièges et perdirent quelques-uns de leurs membres, ou furent étranglés par le lacet. [10,24] CHAPITRE XXIV. Cette même année, qui était la huitième de son règne, le roi Baudouin, après la mort de Hugues, célébra le jour de la naissance du Seigneur à Tibériade, dans le pays de Suète, et se rendit de là à Ptolémaïs pour se reposer de ses fatigues. Il ne tarda pas à être informé que le prince et roi de la ville de Damas, de la race des Turcs, rassemblait des forces pour aller assiéger Tibériade et en expulser Gervais (qui avait remplacé Hugues), sans craindre les secours que le roi pourrait lui donner. Aussitôt Baudouin, prenant avec lui quarante chevaliers environ, partit pour aller s'opposer à la marche des Turcs ; il quitta les bords de la mer, et, choisissant quinze jeunes chevaliers, habiles à manier les armes et les chevaux, il s'avança audacieusement avec eux pour faire une reconnaissance sur l'armée turque : celle-ci était forte de trois mille combattants, après s'être assuré de leur nombre et avoir examiné leurs tentes, Baudouin retourna auprès des siens, en prenant toutes ses précautions et passant par des sentiers détournés qui lui étaient connus. [10,25] CHAPITRE XXV. Vers le soir, à peine les Chrétiens avaient-ils déposé les armes et dégagé les chevaux de leurs selles et de leurs brides, qu'ils virent arriver dans leur camp cinq Turcs députés par les autres, et venant traiter avec eux de diverses affaires et du rétablissement de la paix. Accueillis avec bonté, comblés de présents en vêtements précieux, en vases d'argent et en byzantins, et recevant du roi des paroles amicales, les Turcs retournèrent dans leur camp à la suite d'une longue conférence. La bienveillance que le roi leur témoigna, et les honneurs qu'il leur fit rendre, disposèrent les cinq Turcs en sa faveur : dès qu'ils furent rentrés dans leur camp et au milieu de leurs compatriotes, ils exaltèrent et exagérèrent beaucoup les forces et les préparatifs de l'armée du roi, afin de le récompenser dignement des biens et des présents qu'ils en avaient reçus. Les Turcs et leurs chefs ayant appris ces détails, et croyant une bonne partie des choses qui leur étaient rapportées, furent saisis d'une grande frayeur et prirent la fuite, tandis que la nuit enveloppait de tous côtés le ciel et la terre. [10,26] CHAPITRE XXVI. Le roi ayant appris cet événement par ses espions, se mit à la poursuite des Turcs dès le point du jour, et marcha sur leurs traces jusqu'à ce qu'ils fussent enfin parvenus sur le territoire et dans l'enceinte de la ville de Damas : ils s'y enfermèrent et se mirent ainsi en sûreté ; alors le roi revint sur ses pas, et arriva quelques jours après à Bethléem où il avait été couronné solennellement le jour de l'Epiphanie. Il y demeura pendant huit jours occupé de diverses affaires militaires, et se rendit de là à Joppé et ensuite à Naplouse, autrement appelée Samarie, dont il s'empara sans aucun appareil de guerre : il fit dans ces deux villes les dispositions nécessaires pour les mettre à l'abri de toute surprise et attaque. Neuf jours après, ayant convoqué ses compagnons d'armes dans tous les environs, il retourna à Jérusalem à l'époque du mois de février : le temps du jeûne commençait ; selon l'usage des Chrétiens le roi se rendit sur la montagne, couvrit sa tête de cendres qu'il reçut des mains de Baudouin, évêque de Césarée de Corneille, et célébra les fêtes du carême. [10,27] CHAPITRE XXVII. Peu après, un Syrien, nommé Théodore, ayant appris que les Turcs, au nombre de trois mille hommes, s'étaient rendus de Damas dans l'antique vallée de Moïse pour occuper un château fort, et fermer ainsi la route aux gens du roi, ce prince, qui en fut informé par le Syrien, prit avec lui cinq cents chevaliers, et se mit en marche pour aller détruire ce château que les Turcs avaient construit sur la demande et du consentement des Arabes, dans l'intention de fermer ce passage à tous les Chrétiens. Le roi marcha pendant huit jours le long des eaux empestées de Sodome et de Gomorrhe, à travers des déserts et des montagnes d'un accès difficile ; il eut à souffrir, ainsi que tous ses compagnons, toutes sortes de privations ; ils arrivèrent ensuite dans un lieu habité par quelques Syriens chrétiens chez qui ils furent tous accueillis et logés, et se remirent assez bien de leurs fatigues. Instruit que ses hôtes étaient chrétiens, le roi fit appeler leur prêtre pour lui demander des renseignements sur le nouveau château et sur les projets des Turcs, et il prit conseil de lui sur tout ce qu'il y avait à faire. Au point du jour le prêtre se mit en marche avec le roi, et pendant trois jours il lui servit de guide dans le pays, le conduisant en toute bonne foi et sincérité : enfin le roi arriva avec lui dans un lieu sûr, non loin du château occupé par les Turcs. [10,28] CHAPITRE XXVIII. Le lendemain, dès que le jour parut, le prêtre se leva, partit seul, se rendit au camp des Turcs, et leur fit un récit tout différent de la réalité, leur parlant en ces termes : Le roi Baudouin est descendu de Jérusalem avec une nombreuse armée, et a dévasté les petites habitations qui nous appartenaient : nous sommes dispersés, je me suis sauvé seul auprès de vous, non sans avoir eu beaucoup de peine à m'échapper, pour vous inviter à ne pas attendre l'arrivée des troupes du roi, qui, en ce moment, ne sont pas éloignées de plus d'un mille. A peine avaient-ils entendu ce récit que, frappés de terreur par la volonté de Dieu, les Turcs abandonnèrent leurs tentes sans le moindre délai, et prirent la fuite en toute hâte. Dès que les ténèbres furent dissipées, et le matin au point du jour, le roi Baudouin descendit dans la vallée au bruit des trompettes et du retentissement des armes, mais il ne trouva point de Turcs ; il ne tua et n'emmena prisonnier aucun ennemi, car ceux-ci, ayant pris la fuite, n'avaient cessé de marcher pendant toute la nuit. [10,29] CHAPITRE XXIX. Les Arabes, qui avaient appelé les Turcs de Damas, craignant alors pour eux-mêmes, s'enfermèrent dans les cavernes des montagnes et dans leurs retraites obscures, et disparurent subitement comme des souris qui rentrent dans leurs trous, emmenant avec eux leur gros bétail, et emportant aussi tous les approvisionnements et instruments qu'ils avaient amassés pour aider à la construction du château. Lorsque le roi fut descendu dans le vallon avec son armée, il visita les embouchures des cavernes qui se trouvent dans ce pays, et fit dresser ses tentes devant toutes ces issues pour les assiéger, mais, n'ayant pu contraindre ceux qui y étaient renfermés à en sortir, il fit allumer de grands feux à l'entrée de ces grottes, et les flammes et la fumée forcèrent enfin les Arabes à se présenter : les uns périrent par les armes ; d'autres, au nombre de soixante, furent pris et emmenés ; on enleva dans les cavernes toutes leurs dépouilles, et l’on y trouva beaucoup d'ânes, de bœufs, de moutons et de boucs. [10,30] CHAPITRE XXX. Après le succès de cette expédition, le roi se remit en marche avec son armée et tout le butin qu'il avait enlevé, et retourna sur les bords du Jourdain ; il rassembla dans tous les environs les Syriens, frères et chrétiens comme lui, et les emmena, au nombre de soixante, pour les soustraire aux Arabes. Le butin fut partagé, dans le même lieu, entre le roi et les chevaliers. Deux jours après, le roi retourna à Jérusalem avec le tiers de ce butin qui lui était échu en partage, et tous les pèlerins et les habitants de la sainte Cité se portèrent à sa rencontre, et l'accueillirent avec des transports de joie. Quatre jours après, Baudouin descendit à Joppé et y fit quelque séjour ; il se rendit de là à Accon, où il traita quelques affaires de son royaume, et, comme la Pâque s'approchait, il repartit pour Jérusalem le jour même de la Cène du Seigneur, et célébra la sainte solennité de la Résurrection le jour où il avait été couronné avec beaucoup de pompe et au milieu des cérémonies de l'Eglise catholique. Huit jours après il se remit en route, se rendit d'abord à Ptolémaïs, en traversant plusieurs villes et châteaux forts, et partit de là pour Tibériade afin de porter des renforts à ses chevaliers, sans cesse exposés aux menaces et aux entreprises artificieuses des Turcs. [10,31] CHAPITRE XXXI. Les Ascalonites, se réjouissant de son absence, sortirent alors au nombre de trois mille hommes, et se portèrent dans les plaines de Ramla ; mais, ne pouvant y obtenir aucun succès, et animés d'une grande colère, ils allèrent assiéger Joppé. Après avoir été à Tibériade, le roi, de retour à Ptolémaïs, apprit en ce lieu la fâcheuse nouvelle de cette expédition, et aussitôt il fit partir par mer soixante chevaliers bien armés et vaillants à la guerre, pour porter secours aux habitants de Joppé, et leur annoncer qu'il marcherait sans retard sur leurs traces dès qu'il aurait rassemblé ses forces. Les citoyens ayant appris que le roi leur envoyait par avance un détachement, et que lui-même serait bientôt auprès d'eux, ouvrirent leurs portes et sortirent pour aller à la rencontre des ennemis : on combattit de part et d'autre ; les Sarrasins perdirent dix-huit hommes, et les Chrétiens treize ; mais les premiers, croyant que le roi était arrivé, et que sa présence seule avait redoublé l'audace des gens de Joppé, prirent la fuite, et le Seigneur Jésus favorisa encore les siens. Les Chrétiens poursuivirent les ennemis avec vigueur et leur tuèrent seulement soixante chevaux à coups de lances et de flèches, mais ils ne firent point de prisonniers. Aussitôt après, le roi, fidèle à ses promesses, arriva à Joppé avec une suite nombreuse, mais Dieu, dans sa miséricorde, avait déjà accordé la victoire aux assiégés, et Baudouin ainsi que tous les siens jouirent d'un repos vivement désiré. [10,32] CHAPITRE XXXII. Après avoir demeuré quatre jours dans cette ville, le roi retourna à Jérusalem pour régler les affaires de son royaume, et retrouver un peu de calme ; mais tout à coup il fut informé que les Ascalonites avaient de nouveau fait venir et pris à leur solde les Turcs de Damas, dans l'intention de construire une forteresse, afin de pouvoir aller attaquer et détruire le château dit de Saint-Abraham : ce château était alors défendu par un nommé Gautier, surnommé Mahomet, à qui le roi l'avait donné après la mort de Rorgius. Dès qu'il eut appris cette mauvaise nouvelle, Baudouin, choisissant et prenant avec lui soixante-dix braves chevaliers, se mit sur-le-champ en marche, et alla le même soir coucher à Saint-Abraham. Le lendemain matin, le sixième jour de la semaine, le roi et ses chevaliers lançant leurs chevaux avec une grande impétuosité, poussant des cris et faisant retentir les cors, se jetèrent sur le camp des Ascalonites, et ceux-ci, pris à l'improviste et tout stupéfaits de cette attaque inopinée, ne tardèrent pas à prendre la fuite. [10,33] CHAPITRE XXXIII. Mais les Chrétiens, aveuglés par leur avidité et uniquement occupés d'enlever les dépouilles des ennemis dans leurs tentes et de les emporter, oublièrent la guerre et les armes. Les Ascalonites et les Turcs, les voyant plus empressés à s'emparer du butin qu'à les poursuivre dans leur déroute, se reformèrent de tous côtés et vinrent engager un nouveau combat, dans lequel périrent cinq des plus illustres chevaliers du roi, et entre autres Hugues de Cassel et Albert surnommé l'Apôtre. Mais le roi, avec le secours de Dieu, parvint, non sans peine, à rallier ses forces, reprit l'avantage et remporta enfin la victoire. Trente ennemis succombèrent sous son glaive, soixante furent faits prisonniers, et les autres ne lui échappèrent qu'en fuyant. Baudouin et les siens ramenèrent à Jérusalem, trente trois chameaux, soixante-huit chevaux, beaucoup de butin et un grand nombre de tentes, et ils rentrèrent dans la Cité sainte, remplis de joie et triomphants de ce nouveau succès. [10,34] CHAPITRE XXXIV. Cependant les Ascalonites, se souvenant toujours de leur inimitié, inondaient de leurs troupes les environs de Jérusalem, et s'amusaient pendant le jour à faire manœuvrer leurs chevaux et à jouer à la course avec leurs serviteurs. Cinq d'entre eux cependant furent, dit-on, enlevés prisonniers au milieu de ces exercices, avec leurs chevaux et leurs armes. D'un autre côté les Chrétiens, hommes de pied, s'étant avancés pour résister aux ennemis, il y en eut sept, dit-on, qui furent décapités. On parvint cependant à repousser les Gentils, malgré leurs menaces et la terreur qu'ils répandaient. [10,35] CHAPITRE XXXV. Quelques jours après on annonça au roi que des marchands de Babylone devaient venir traverser le fleuve du Jourdain dans l'ombre et le silence de la nuit, et descendre par Tyr, Béryte, Sidon, pour porter des marchandises à Damas, et on lui assura qu'il lui serait facile de faire sur eux un butin considérable qui servirait à soulager la misère de son peuple. Ayant en tendu ce rapport dans tous ses détails, le roi prit avec lui soixante chevaliers, partit de nuit et se rendit sur les bords du fleuve. Mais voyant que les marchands étaient trop en forces, il renonça à les attaquer de front et se cacha d'abord à leurs yeux, puis s'élançant avec impétuosité et en poussant des cris sur ceux qui marchaient les derniers, il en fît périr onze par le glaive, retint quarante prisonniers, leur enleva onze chameaux chargés de sucre, quatre qui portaient des pigments et d'autres parfums et effets précieux, dix-sept qui étaient chargés d'huile et de miel, et les Chrétiens emmenèrent toutes ces prises à Jérusalem. Tout le pays occupé par les pèlerins fut enrichi par ces abondantes dépouilles. [10,36] CHAPITRE XXXVI. Après cela, et dans la huitième année du règne de Baudouin, Josselin de Turbessel, chevalier très fidèle à qui Baudouin du Bourg avait donné ce pays et son territoire en échange de ses services, racheta Baudouin des mains de Geigremich, Turc très puissant, pour le prix de cent mille byzantins. A force de soins et de prières, Josselin était parvenu à ramasser cette somme en s'adressant à tous les princes et à tous les Chrétiens, grands et petits, et en parcourant tous les lieux et toutes les villes où il put trouver des fidèles. Aussitôt que Baudouin eut recouvré sa liberté, il rentra à Roha où on le reçut avec tous les honneurs possibles, et Tancrède sortit de cette ville qu'il avait gardée jusqu'alors : mais l'inimitié qui s'était élevée entre ces deux princes ne cessa de s'accroître, et en vint enfin, au point que l'un et l'autre levèrent des troupes et ne craignirent point de chercher à se nuire réciproquement, en se tendant des embûches et en s'enlevant à l'envi du butin. [10,37] CHAPITRE XXXVII. Un jour entre autres ils partirent, l'un d'Antioche, l’autre de Roha, à la tête de leurs forces et, dans tout l'appareil de la guerre, et se livrèrent un rude combat. Baudouin fut battu, il eut un grand nombre d'hommes tués, et perdit encore plus de prisonniers. Lui-même ne s'échappa qu'avec beaucoup de peine, et se retira dans la ville de Tulupa, où il fut aussitôt assiégé par Tancrède et les siens. Josselin, qui s'était sauvé non sans de grandes difficultés, ayant appris que Baudouin venait d'être assiégé par Tancrède, se rendit auprès de Geigremich, et le supplia avec les plus vives instances de conclure un traité d'alliance avec Baudouin, de marcher à son secours pour faire lever le siège, et de délivrer par là ce prince si renommé et parent du roi de Jérusalem. Geigremich convoqua aussitôt quarante mille Turcs, et fit publier dans tout le pays qu'il marcherait à un jour fixe pour aller délivrer Baudouin, afin que ses troupes se réunissent de tous côtés sur le même point. Tancrède, voyant les Turcs bien déterminés à secourir Baudouin, abandonna le siège de Tulupa, et Baudouin, oubliant ses malheurs passés, retourna à Roha, et y entra avec une vive allégresse. [10,38] CHAPITRE XXXVIII. Dans le même temps Conrad, connétable de Henri III, empereur des Romains, homme illustre par ses exploits de chevalier, fut délivré de ses fers et de sa prison, à la suite d'une députation que l'empereur des Romains avait adressée à l'empereur des Grecs, et d'une seconde députation que ce dernier adressa à son tour au roi de Babylone : celui-ci le rendit en témoignage d'amitié et avec réciprocité d'échange, et le renvoya à Alexis, très grand roi des Grecs. Le souverain se réjouit infiniment de voir Conrad arriver auprès de lui, plein de vie et en bonne santé, il l'honora par des présents magnifiques, le renvoya à Henri empereur des Romains ; chargé d'or et d'argent, de pourpre et de pierres précieuses, et ne trouvant rien d'assez beau ni d'assez riche pour lui. [10,39] CHAPITRE XXXIX. La seconde année, après la délivrance de Conrad, Boémond ayant levé une armée de Chrétiens dans les royaumes de France et d'Italie, arriva par mer à Valone, s'en empara subitement, et soumit également de vive force tous les lieux circonvoisins qui faisaient partie de l'Empire Grec. De là il se rendit à Durazzo, ville grande et puissante, remplie de richesses et d'un grand nombre d'habitants et de chevaliers, et, ayant dressé ses tentes tout autour des murailles, il l'assiégea avec une grande armée composée de douze mille chevaliers, et de soixante mille hommes de pied tous propres au combat. [10,40] CHAPITRE XL. Conrad, après avoir quitté l'empereur des Grecs, alla séjourner en Italie à cause des graves différends qui s'étaient élevés à cette époque entre le seigneur empereur Henri et son fils qui fut le roi Henri V, par suite de la haine et des conseils des méchants ; car Conrad craignait, en se prononçant en faveur de l'un des deux, d'offenser l'autre mortellement. Boémond ayant mis le siège devant Durazzo à l'époque du printemps, fit construire des machines et d'autres instruments à lancer des pierres. Il attaqua et battit en brèche pendant longtemps les murailles et les tours, et fatigua les citoyens et tous ceux qui étaient enfermés dans la place par les violents assauts qu'il leur livra. De leur côté, les assiégés jetaient dans son camp, et à l'aide de leurs machines, des pots à feu remplis de diverses matières inflammables sur lesquelles l'eau n'avait aucune prise, et ils résistaient de toutes leurs forces avec leurs flèches et leurs frondes, car il y allait pour eux de la vie. [10,41] CHAPITRE XLI. Tandis que Boémond continuait à désoler la ville et ses habitants par des attaques réitérées qui se prolongèrent ainsi pendant tout l'été, l'empereur des Grecs ayant levé une armée innombrable, descendit dans les plaines de la ville de Bothilie, pour marcher au secours de Durazzo et forcer Boémond et ses troupes à abandonner le siège. Lorsque l'empereur eut dressé ses tentes dans ces plaines qui se trouvent à une journée de marche de Durazzo, ses chevaliers, c'est-à-dire non seulement les Français étrangers qui servaient sous ses ordres en recevant une solde, mais encore les Turcopoles, Comans et Pincenaires, s'étant réunis au nombre de dix mille hommes, cuirassés et armés de leurs lances et de leurs flèches, résolurent d'aller attaquer Boémond dans son camp. Mais ce prince, informé de leur projet par ses espions, se porta dans la plaine à leur rencontre, les attaqua avec impétuosité, leur tua mille hommes, tant par le glaive que par la lance et les flèches, mit tous les autres en fuite et les repoussa jusqu'aux tentes de l'empereur. Il revint ensuite recommencer avec une nouvelle vigueur le siège de Durazzo, et fit manœuvrer toutes ses machines et ses instruments de guerre, afin que les assiégés, effrayés par la dernière victoire qu'il venait de remporter, ne tardassent plus à se rendre. Mais ceux-ci ne purent être affaiblis ni détournés de leur devoir par ces menaces et ces attaques réitérées, et continuèrent à résister avec les plus grands efforts et en employant toutes les ressources de la guerre. [10,42] CHAPITRE XLII. Un jour, comme les troupes de Boémond manquaient de vivres et leurs chevaux de fourrages, trois cents chevaliers et sept cents hommes de pied se portèrent sur le territoire des Grecs pour enlever du butin. Un corps nombreux de Turcopoles, de Comans et de Pincenaires, chevaliers de l'empereur, marcha à leur rencontre, et à la suite d'un rude combat les trois cents chevaliers de Boémond furent tués, et les Grecs enlevèrent un plus grand nombre de prisonniers. [10,43] CHAPITRE XLIII. Un an s'était presque écoulé depuis que, de part et d'autre, on commettait ces actes d'inimitié : on se tendait des embûches, on s'attaquait tous les jours, on se livrait des batailles sanglantes. L'armée de Boémond était déjà excédée de la longueur du siège, un grand nombre d'hommes se sauvaient, les forces navales se réduisaient sans cesse, ceux qui composaient la flotte, n'ayant ni pain ni denrées pour se nourrir, traversaient la mer pour se rendre en Italie, et, pendant ce temps, l'armée navale de l'empereur avait des vivres et des armes en grande abondance. Sur ces entrefaites, Gui, fils de la sœur de Boémond, Guillaume Claret et les autres princes de l'armée, séduits par l'argent et les caresses de l'empereur des Grecs, ne cessaient de faire de sévères représentations à Boémond, tantôt au sujet du défaut de vivres, tantôt à l'occasion de la dispersion du peuple chrétien et de l'armée navale, d'autres fois à propos des approvisionnements de toute espèce que l'empereur faisait parvenir dans la ville assiégée, et ensuite ils employaient tous leurs efforts pour déterminer Boémond à renoncer à ce siège et à rentrer en bonne intelligence avec l'empereur. [10,44] CHAPITRE XLIV. A la fin, voyant que les siens lui échappaient de tous côtés, qu'un grand nombre d'entre eux passaient au service de l'empereur, et que chaque jour lui enlevait les moyens de continuer le siège, Boémond se rendit aux conseils de ces princes et se réconcilia avec l'empereur, en recevant de lui d'immenses présents en or, en argent et en pourpre précieuse. Après avoir reçu tant de cadeaux et de trésors, il monta sur un vaisseau et retourna dans la Pouille, trompant dans leur attente et abandonnant, sans aucune récompense, tous ceux qui avaient supporté avec lui les longues fatigues de la guerre et le poids de cette expédition. Ceux-ci, lorsqu'ils furent instruits de la perfidie et du départ de Boémond, implorèrent la clémence de l'empereur, pour obtenir la permission de continuer paisiblement leur marche à travers ses États et jusqu'à Jérusalem. L'empereur, qui était retourné à Constantinople, aussitôt après avoir conclu la paix, accorda à tous les Chrétiens la faculté de traverser ses États sans redouter aucun obstacle, ainsi qu'il s'y était engagé par serment envers Boémond et tous les princes de la France et de l'Italie, lorsqu'ils étaient encore dans son pays, et au moment où l'on concluait le traité. [10,45] CHAPITRE XLV. Cette même année, et aux approches de l'automne, le roi Baudouin ayant rassemblé une armée de terre et de mer, composée de peuples divers venus du royaume d'Italie, Pisans, Génois, Vénitiens, Amalfitains, et autres encore, qui vont comme des brigands attaquer et dépouiller tous ceux qu'ils rencontrent sur mer, alla, dans le courant du mois d'août, assiéger la ville de Sidon par terre et par mer. Sur terre, il fit dresser contre les murailles, et tout autour de la place, des machines et de petits mangonneaux : du côté des eaux on éleva vigoureusement dans les airs les mâts des vaisseaux garnis de leurs tours et tout disposés pour les combats : la ville fut assiégée pendant longtemps, et le roi, assisté de tous les siens, livra fréquemment de terribles assauts. [10,46] CHAPITRE XLVI. Quelques jours après que Baudouin eut fait tous ses préparatifs d'attaque, des espions vinrent lui rapporter qu'une dame noble et très riche du royaume d'Arabie, traînant à sa suite des troupeaux innombrables de chameaux, de bœufs, de moutons et de boucs, s'était établie sur les montagnes situées au-delà du Jourdain et couvertes d'excellents pâturages, et que cinq cents Arabes environ, riches aussi en gros et en menu bétail, s'étaient de même mis en sûreté auprès de cette dame et de toute sa suite. Le roi, faisant aussitôt appeler en secret Guillaume, fils du prince Robert de Normandie, l'envoya à Jérusalem avec l'ordre de prendre dans la ville les chevaliers qui y étaient demeurés pour le service de garde et les hommes de pied, de passer rapidement le Jourdain, d'aller attaquer à l'improviste les Arabes Sarrasins qui paissaient leurs troupeaux sans défiance, et d'enlever les hommes, les femmes, et tous les bestiaux. Guillaume conformément aux ordres du roi, se rendit en hâte à Jérusalem, prit avec lui deux cents chevaliers et cinq cents hommes de pied, alla passer le Jourdain au gué, et se jeta subitement, avec toute sa troupe, sur les gardiens des chameaux. Ceux-ci résistèrent vigoureusement, et se défendirent, eux et leurs troupeaux, avec leurs arcs et leurs flèches. Mais enfin, Guillaume et les siens eurent le dessus ; ils ne perdirent que deux hommes de marque, massacrèrent un grand nombre de Gentils, firent encore plus de prisonniers, et enlevèrent les jeunes filles, les jeunes garçons, ainsi que la noble dame dont j'ai déjà parlé. Ils conduisirent à Jérusalem quatre mille chameaux et tous les autres bestiaux, butin d'une valeur immense, qui fut ensuite échangé contre une grande quantité d'or, et distribué aux chevaliers par suite des ordres du roi. [10,47] CHAPITRE XLVII. Le roi cependant assiégeait l'une des tours de la ville de Sidon avec des soins tout particuliers, et faisait les plus grands efforts pour la renverser à coups de pierres ; déjà même il était sur le point de la transpercer, lorsque Arnoul, clerc et chancelier, parvint à ralentir l'ardeur de Baudouin et à lui persuader de ne pas en venir jusqu'à renverser cette tour, après l'avoir si souvent ébranlée, disant qu'un si bel ouvrage ne pourrait être rétabli pour moins de deux mille byzantins, et que, sous peu de jours, elle tomberait entre les mains des Chrétiens, entière et sans qu'il fût besoin de l'attaquer ni de la détruire. Il y avait une autre tour dans laquelle on avait placé des hommes de la Provence et de la suite du comte Raimond, apostats de la foi chrétienne. Ils défendaient cette tour et insultaient, par leurs railleries, au bois du Seigneur que le roi avait apporté de Jérusalem pour protéger le peuple de Dieu, et faisant eux-mêmes une autre croix qu'ils plantèrent sur le sommet de la même tour, ces hommes insensés et méchants ne craignaient pas d'outrager cette croix, de leurs crachements et de leur urine. Le roi rempli de piété et tout le peuple chrétien, affligés à cette vue, invoquaient en pleurant le Dieu des cieux, lui demandant d'ouvrir les sources de sa miséricorde et de montrer à ces apostats, et à ces insensés de Sarrasins combien ils étaient coupables d'oser se répandre en blasphèmes contre la majesté divine. Bientôt leurs prières furent exaucées, et sans que la main des hommes y prît aucune part, le soir, à l'approche de la nuit, cette même tour fut ébranlée et renversée, de telle sorte qu'il n'en resta pas pierre sur pierre, et que les incrédules qui l'habitaient, entraînés dans sa chute, furent écrasés sous ses décombres. Le roi et les siens, admirant la puissance de Dieu, se préparaient déjà à entrer dans la ville par cette tour ; mais, comme la nuit s'avançait, ils tinrent conseil entre eux et résolurent de remettre cette entreprise au lendemain matin. [10,48] CHAPITRE XLVIII. Cette même nuit, une nombreuse armée de Babyloniens qui venaient au secours de la ville de Sidon, montés sur cinquante navires et huit trirèmes, arriva auprès de Ptolémaïs au bruit des trompettes et des cors, après avoir été retardée pendant la journée par les vents contraires : le gouverneur d'Accon, informé de leur arrivée, envoya aussitôt un message au roi, afin de prévenir toute surprise. Le lendemain matin, une autre flotte considérable, chargée d'hommes et d'une grande quantité d'armes, et partie de Tripoli, alla se réunir à celle des Babyloniens pour entreprendre d'enlever de force le port de Sidon, d'en chasser la flotte des fidèles et de faire lever le siège. Les Chrétiens, voyant ces peuples divers arriver en forces et de plusieurs côtés, sortirent eux-mêmes du port pour s'opposer à leur marche, et s'élançant sur eux avec impétuosité, ils leur livrèrent un combat naval et le soutinrent longtemps avec des chances diverses. A la fin cependant, les Chrétiens, ne pouvant résister au choc de tant d'ennemis, prirent la fuite et se sauvèrent avec beaucoup de peine vers le rivage, sans pouvoir rentrer dans le port. Trois de leurs vaisseaux furent pris, tous ceux qui s'y trouvaient furent mis à mort et décapités, et les Sarrasins s'emparèrent alors du port avec toutes leurs forces. [10,49] CHAPITRE XLIX. Le lendemain, les chevaliers Sarrasins, cuirassés et bien armés, sortirent de la ville avec leurs troupes, et s'avancèrent jusque vers les tentes du roi, espérant le mettre en fuite. Mais Baudouin, prévenu de leur approche, marcha à leur rencontre, suivi seulement de cinq cents chevaliers et de quatre mille hommes de pied ; il leur livra un rude combat, leur tua environ quinze cents hommes, mit en fuite le reste de leur armée, qui pouvait s'élever à quarante mille hommes, et les poursuivit jusque sous les murailles de la place. On rapporte que le roi perdit cinq cents hommes dans cette journée, parmi lesquels était Gilbert, homme illustre et brave chevalier, qui combattit pendant longtemps avec beaucoup de valeur : le roi et tous les siens déplorèrent sa mort et lui firent donner la sépulture due aux fidèles. Le soir venu, et les Sarrasins étant rentrés dans la ville, le roi se maintint sain et sauf dans la plaine et en possession de sa victoire, lorsqu'il reçut un message par lequel on l'invitait à ne pas attendre en ces lieux la journée du lendemain, à cause de l'approche d'un corps de quinze mille Turcs environ que les Sidoniens faisaient venir de Damas à leur secours, moyennant une somme de trente mille byzantins. [10,50] CHAPITRE L. Le roi, plein de confiance pour le messager fidèle qui lui apportait ces avis, se rendit à ces conseils ; il fit d'abord partir tous les blessés et les envoya à Accon ; et lorsque la nuit approcha, il mit le feu à ses propres navires, à toutes ses machines et à ses tentes, et pendant que les flammes les dévoraient, il attendit dans la plaine le retour de la lumière. Dès que le jour parut, Baudouin abandonna le siège et partit pour Accon ; il passa cette journée dans les montagnes, se livrant au divertissement de la chasse, et, selon son usage, poursuivant les sangliers avec ses chiens : il en prit cinq, et oublia, dans cet amusement, ses sollicitudes et la mort de ses fidèles. [10,51] CHAPITRE LI. Pendant ce temps les habitants d'Accon, hommes et femmes, étaient dans le deuil et la désolation, car ils ignoraient entièrement si le roi était sauvé, ils avaient seulement entendu dire qu'un grand nombre de Chrétiens avaient péri, et que l'on avait mis le feu à tous les navires et à tous les objets enfermés dans le camp. Enfin, après s'être arrêté quelque temps, le roi quitta la chasse, sortit des montagnes et se rendit à Ptolémaïs. Tout le peuple Chrétien l'accueillit avec des cris d'allégresse, et en versant des larmes de joie, comme s'il fût revenu à la vie, et chacun s'empressait de lui baiser la tête et les mains. [10,52] CHAPITRE LII. Après que le roi eut abandonné le siège de Sidon, et fut rentré dans Accon, au milieu des hommages et de la joie publique, les Turcs de Damas arrivèrent avec leur nombreuse cavalerie sous les murs de Sidon ; mais ils trouvèrent les portes fermées, et ne purent entrer dans la ville. Alors un nommé Dochin, gouverneur de Damas, et prince des Turcs, demanda aux chefs et aux habitants de Sidon le paiement des trente mille byzantins qu'ils lui avaient promis en l'appelant à leur secours, puisque le roi Baudouin, dès qu'il avait appris son arrivée, s'était empressé de lever le siège ; mais les citoyens et les principaux habitants de la ville déclarèrent qu'ils ne pourraient jamais se procurer une telle somme, et refusèrent formellement de tenir leurs engagements, disant qu'ils n'avaient promis tant de milliers de byzantins que dans l'excès de leurs craintes, et afin de mieux déterminer les Turcs à venir à leur secours. Cette réponse enflamma d'une violente colère les Turcs et leur prince, et, pendant dix jours de suite, ils ne cessèrent d'attaquer la ville, tantôt de vive force, tantôt en menaçant de rappeler le roi Baudouin pour mieux assurer leur perte. Enfin les Sidoniens, accablés par ces fréquents assauts, et désespérés de tant de menaces, offrirent aux Turcs neuf mille byzantins. Ceux-ci les refusèrent à diverses reprises ; cependant, vaincus par l'ennui, et craignant d'attirer sur eux les forces du roi de Jérusalem, ils finirent par se contenter de cette petite somme et retournèrent à Damas. [10,53] CHAPITRE LIII. Avant que l'on eût entrepris le siège de Sidon, aux approches des Rogations, et par conséquent avant la Pentecôte, ces mêmes Turcs étaient sortis de la ville de Damas, au nombre de quatre mille cavaliers cuirassés, et s'étaient rendus dans le pays de Tibériade : après avoir disposé des embuscades de divers côtés, ils envoyèrent en avant trois cents hommes montés sur des chevaux rapides, et chargés d'aller, selon leur usage, provoquer les Chrétiens enfermés dans la place, et les attirer à leur suite, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés vers les lieux où les autres s'étaient cachés en embuscade. Gervais, homme très renommé et très noble du royaume de France, à qui le roi avait donné la ville et la forteresse de Tibériade, et qui y commandait alors, ayant appris l'arrivée des Turcs, rassembla aussitôt ses compagnons d'armes au nombre de quatre-vingts chevaliers environ, couverts de leurs cuirasses et bien équipés, et prenant en outre deux cents hommes de pied, pleins de courage dans les combats, il se lança à la poursuite des Turcs avec une ardeur plus qu'ordinaire, sans que personne put le déterminer à attendre l'arrivée des hommes de pied qui ne pouvaient suivre que de loin. [10,54] CHAPITRE LIV. Les Turcs feignant de prendre la fuite, retournèrent vers le lieu où étaient placées les embuscades, et attirèrent Gervais au milieu de ses ennemis, à travers des rochers et dans des montagnes presque impraticables : les chevaliers et les fantassins Chrétiens y arrivèrent excédés de cette course, démesurée. Aussitôt les Turcs, sortant de leurs retraites, enveloppèrent de toutes parts Gervais et les siens, les accablèrent à coups de flèches et les empêchèrent surtout de retourner en fuyant vers les montagnes. Effrayé, à la vue de cette multitude d'ennemis, Gervais voulut prendre la fuite avec sa petite troupe à travers une plaine dont le terrain était tout bourbeux : mais fatigués et hors d'haleine à la suite de leur première course, ne pouvant même marcher sur cette terre remplie d'eau et de fange, les Chrétiens furent de nouveau enveloppés par les Turcs, qui, reprenant leur avantage, les frappèrent encore de leurs flèches et de leurs glaives : Gervais et les siens, désespérant de leur salut et se voyant déjà entourés par les Turcs, lancèrent vigoureusement leurs chevaux dans les rangs, opposés, et, quoiqu'ils fussent en petit nombre ils se vengèrent du moins en répandant beaucoup de sang, renversèrent une foule de Turcs, et moururent d'une mort honorable au milieu de leurs féroces ennemis. Nul d'entre eux ne s'échappa, si ce n'est deux écuyers qui allèrent à Tibériade raconter ce désastre ; tous les autres furent pris ou tués. Gervais, fait prisonnier, fut conduit à Damas, chargé de chaînes et déposé en lieu de sûreté. Tous ceux qui apprirent ce cruel événement, la défaite de cet illustre chevalier et la mort de tous les siens, furent saisis d'une vive douleur, et versant des larmes en abondance, et se répandant en lamentations, ils déplorèrent longtemps cette catastrophe Le roi Baudouin lui-même, quoiqu'il se montrât toujours farouche comme le lion ou le sanglier, et inébranlable par l'adversité, éprouva alors dans le fond de son âme une profonde consternation ; mais son visage demeura souriant, et il sut encore dissimuler sa douleur. [10,55] CHAPITRE LV. Quelques jours après, des députés des Turcs se rendirent à Accon auprès de Baudouin, et lui parlèrent en ces termes : Nous tenons Gervais prisonnier et vivant ; si tu veux le revoir encore sain et sauf, remets entre nos mains trois villes, Ptolémaïs, Caïphe et Tibériade ; sinon, sache que rien ne peut le soustraire à la mort. A la suite de ce message le roi tint conseil avec les siens, et répondit aux messagers : Si vous désiriez de l'or, de l'argent ou des objets précieux pour la vie et la rançon de Gervais, ne doutez point que vous pourriez obtenir de nous plus de cent mille byzantins. Quant aux villes que vous redemandez, eussiez-vous dans vos fers mon propre frère, tous mes parents et tous les princes du peuple Chrétien, jamais elles ne vous seraient rendues pour racheter leur vie ; encore moins le seront-elles pour la vie d'un seul homme. Si vous le tuez, nos forces n'en seront point diminuées, et il n'est pas impossible que Dieu, notre Seigneur, nous fournisse en un autre moment l'occasion de venger sa mort. [10,56] CHAPITRE LVI. Après avoir reçu cette réponse, les Turcs perdirent tout espoir de recouvrer les villes qu'ils avaient redemandées ; et alors ayant fait conduire Gervais au milieu de la ville de Damas, et l'accablant d'insultes, ils le percèrent à coups de flèches et le firent enfin périr. Après la mort de cet illustre chevalier, Soboas, l'un des puissants parmi les Turcs, donna l'ordre de lui couper la tête, d'enlever de dessus cette tête la peau avec sa belle chevelure blonde, qui depuis longtemps n'avait été coupée, et de la faire sécher, afin de les attacher ensuite à l'extrémité d'une lance, en témoignage et en souvenir de cette victoire, et pour animer de plus en plus la douleur des Chrétiens. [10,57] CHAPITRE LVII. La même année que le roi Baudouin abandonna le siège de Sidon, le seigneur Évémère, patriarche de Jérusalem, revint de Rome, où il s'était rendu auprès du Saint-Siège, pour se disculper des plaintes et des inculpations que le roi et le chancelier Arnoul avaient portées contre lui. Ce dernier l'accusa au milieu de l'Église romaine, et, en présence du seigneur apostolique, mais le patriarche lui ferma la bouche et le contraignit à se taire : d'après la décision de la sainte Église romaine, il fut renvoyé auprès du roi, avec des lettres revêtues du sceau même du seigneur apostolique Pascal, afin qu'il reprît possession du siège patriarcal, et l'occupât avec honneur et sans craindre de nouvelle insulte. Mais le roi ne voulut admettre ni le message ni les lettres revêtues du sceau du seigneur apostolique, il se refusa à rétablir le patriarche, et celui-ci demeura dans la ville d'Accon, attendant une occasion favorable pour apaiser la colère du roi avec le secours de Dieu. [10,58] CHAPITRE LVIII. Enfin, le roi continuant, d'après les avis d'Arnoul, à se prononcer de plus en plus contre le patriarche, et refusant constamment de permettre qu'il reprît possession de son siège, on parvint, après avoir employé beaucoup de personnes, à obtenir que le patriarche renoncerait à tout espoir de rentrer jamais dans ses dignités, sans qu'il fût besoin d'assemblée ni de jugement, afin de ne pas laisser la sainte jeune église de Jérusalem livrée à tant de haines et de querelles, et dépourvue plus longtemps de la vigilance d'un pasteur. Dès ce moment Évémère se vit contraint de renoncer à toute espérance, et un clerc nommé Gobelin fut élevé à sa place, par le choix du roi, d'Arnoul le chancelier et de toute l'Église. Tous les Chrétiens s'écrièrent en même temps qu'il fallait nommer Évémère archevêque de Césarée de Corneille, ville qui se trouvait depuis peu de temps veuve de son pasteur. Quoique ce changement fût irrégulier, avant que l'un des deux contendants eût été condamné canoniquement, et par une sentence régulière, le seigneur apostolique l'autorisa cependant, parce que l'église de Jérusalem était encore jeune et à peine renaissante. Ainsi l'un et l'autre des deux pontifes fut élevé en honneur, par la volonté du roi et avec l'assentiment de tous les fidèles. [10,59] CHAPITRE LIX. A l'époque où ces contestations existaient encore entre le roi et le patriarche, celui-ci refusant de donner de l'argent, et le premier lui demandant d'en fournir ou de prendre des chevaliers à sa solde, un Chrétien envoyé par Roger, frère de Boémond, partit de la Pouille et se rendit auprès de Baudouin. Il attesta, en présence de toute l'Église, que peu de temps auparavant il avait apporté au patriarche une somme de mille talents d'or, afin que cette somme fût employée pour le rachat de ses péchés et pour le repos de son âme, et des âmes des siens, et divisée fidèlement en trois parts égales, dont l'une serait destinée à être présentée en offrande sur le sépulcre du Seigneur, pour le service des frères dévoués, en ce lieu, au service de Dieu, la seconde tournerait au profit de l'hôpital des malades et de tous les infirmes ; et la troisième serait remise au roi, pour soutenir et récompenser les chevaliers qui auraient perdu leurs effets et leurs armures. — Le patriarche, aveuglé par son avidité, avait retenu cette somme pour lui seul, sans faire aucune des distributions prescrites ou du moins convenues avec lui, et lorsque des témoins irréprochables l'eurent convaincu, en présence du roi, de cette fraude insigne et de cet acte d'infidélité, ne sachant comment se justifier, il avait gardé le silence. Aussi fut-il dès ce moment, et sans aucun retard, dépouillé de son pouvoir et des offrandes faites sur le sépulcre du Seigneur ; et ses officiers et domestiques furent en même temps arrêtés et mis en prison.