[5,0] LIVRE CINQUIÈME. [5,1] CHAPITRE I. Après cette victoire remportée par les Chrétiens dans la plaine d'Antioche, ville grande et royale de Syrie, l'évêque du Puy et les autres princes, ayant cessé de poursuivre l'armée de Corbahan, rentrèrent dans la place, et purifièrent d'abord de toute souillure la basilique du bienheureux Pierre l'Apôtre, que les Turcs avaient profanée par leurs cérémonies sacrilèges. Ils firent relever avec honneur les saints autels qui avaient été renversés. Les Turcs avaient crevé les yeux, comme ils l'eussent fait à des personnes vivantes, à l'image de notre Seigneur Jésus-Christ, et aux figures des saints ; ils les avaient recouvertes de plâtre : elles furent restaurées avec le plus grand respect, et l'on rétablit dans l'église les serviteurs du culte catholique, formant un clergé composé de Grecs et de Latins, afin que l'on pût désormais y célébrer les mystères divins. Ensuite on fit faire avec la plus belle pourpre, avec des étoffes de soie et d'autres objets qu'on trouva dans la ville, des mitres, des manteaux, des bonnets et tous les ornements nécessaires pour le service des églises du Dieu vivant, afin que les prêtres et les ministres pussent s'en revêtir, soit pour célébrer les offices divins dans le temple du bienheureux Pierre, soit pour aller en procession les jours de dimanche ou de grande fête, à l'Oratoire de Sainte-Marie, mère de notre Seigneur Jésus-Christ, en chantant des psaumes et des hymnes. Cet Oratoire, situé à peu de distance de l'église du bienheureux Pierre, n'avait point été violé par les Turcs, lorsqu'ils avaient pris possession de la ville d'Antioche, ils l'avaient donné aux Chrétiens qui habitaient au milieu d'eux, afin qu'ils eussent à s'en servir exclusivement. Le patriarche de la ville, homme très illustre et très chrétien, que les Turcs, tandis qu'ils étaient assiégés par les pèlerins, avaient souvent fait suspendre par des cordes en dehors des murailles de la ville, en présence de tous les fidèles, pour ajouter aux misères du peuple chrétien, et dont les pieds avaient été souvent blessés par les chaînes, fut honorablement rétabli dans son siège, et institué évêque d'Antioche, au milieu de tous les témoignages d'une soumission religieuse, [5,2] CHAPITRE II. Lorsqu'ils eurent ainsi remis en ordre tout ce qui se rapportait au culte divin, les pèlerins reconnurent Boémond pour seigneur et défenseur de la ville, parce qu'il avait fait beaucoup de dépenses et supporté beaucoup de fatigues pour parvenir à faire livrer cette place ; ils le chargèrent de veiller au service des gardes dans les tours et sur les remparts, et de se prémunir contre les pièges des Turcs. Boémond prit aussitôt le pouvoir et le gouvernement de la ville, et alla établir sa résidence et celle de ses gardes dans la citadelle située sur le point le plus élevé de la montagne, où aucun Turc ne lui opposa de résistance. En effet, après avoir appris la dispersion et la fuite de ses alliés, Samsadon, et ceux qui étaient avec lui dans cette citadelle, s'enfuirent tous à travers les montagnes et laissèrent ainsi la forteresse sans défenseurs. Cependant le comte Raimond, du pays de Provence, toujours tourmenté du désir d'acquérir, s'empara d'une tour qui donne sur le pont du Fer, par lequel on se rend au port de Saint-Siméon ; il la garnit de gens de sa suite, et voulut que cette portion de la ville fût soumise à son autorité. Mais les autres princes, le duc Godefroi, Robert de Flandre, Robert prince de Normandie, et tous ceux enfin qui n'avaient pas travaillé au siège de la place, ne demandèrent pointa y exercer quelque commandement, ni à avoir part à la distribution des revenus et des tributs, ne voulant point violer leur parole, et les serments qu'ils avaient prêtés à l'empereur de Constantinople : car ils lui avaient juré que, si la ville d'Antioche venait à être prise, comme elle avait appartenu à son royaume, ainsi que la ville de Nicée, ils la garderaient pour lui, et la restitueraient à Sa Majesté, aussi bien que tous les châteaux et toutes les villes qui lui auraient de même appartenu. Depuis ce moment, et dans la suite, Boémond ne cessa de porter envie au comte Raimond ; mais il cacha ce secret dans son âme. [5,3] CHAPITRE III. Peu de temps après la victoire que Dieu leur avait accordée, les princes, qui avaient à cœur de se montrer fidèles à leurs serments, envoyèrent Baudouin, comte du Hainaut, et Hugues-le-Grand, frère du roi de France, en députation auprès de l'empereur des Grecs, pour lui faire demander les motifs de son indigne conduite, à l'égard du peuple de Dieu, et savoir pourquoi il avait négligé de leur envoyer dans leur détresse les secours qu'il avait promis, puisqu'il ne les avait trouvés en aucune occasion trompeurs ni perfides. Les princes enjoignirent encore à leurs députés de déclarer au même empereur qu'ils se considéraient comme dégagés de toute promesse et de tout serment, puisque lui-même leur avait manqué de parole en n'envoyant point les secours promis, et en cédant aux insinuations des hommes timides qui avaient déserté leur camp. Les deux princes que j'ai déjà nommés, ayant reçu en ces termes les instructions de leurs frères alliés, se rendirent auprès de l'empereur, en traversant la Romanie. Arrivés sur le territoire de Nicée, ils tombèrent dans une embuscade de Turcopoles, sans pouvoir trouver aucun moyen de s'échapper à droite ou à gauche. Les Turcopoles, race impie, chrétienne par son nom, mais non par ses œuvres, hommes nés d'un père Turc et d'une mère grecque, ayant vu les deux princes qui venaient ainsi tomber entre leurs mains, s'élancèrent promptement sur eux, et percèrent d'abord de leurs flèches, à ce qu'on assure, Baudouin du Hainaut, qui avait un peu devancé Hugues-le-Grand ; quelques personnes affirment qu'ils le prirent vivant, et l'emmenèrent prisonnier, mais on ignore jusqu'à, ce jour de quel genre de mort a péri ce prince très noble et très chrétien. Hugues-le-Grand, qui poursuivait sa marche à quelque distance en arrière de Baudouin, ayant vu que celui-ci venait de tomber dans ce piège, retourna rapidement sur ses pas, et se sauva vers une forêt voisine des montagnes, où il parvint à se cacher et à échapper enfin aux impies. [5,4] CHAPITRE IV. Cependant de tous côtés on apportait des vivres par mer au port de Saint-Siméon, et tandis que les pèlerins, vainqueurs par le secours de Dieu et délivrés des barbares qui les assiégeaient, jouissaient d'une grande abondance de vivres et de toutes les choses dont ils avaient besoin, un nouveau fléau vint les accabler dans la ville d'Antioche, et la mortalité devint telle qu'il périt une quantité innombrable de Chrétiens, tant nobles et grands que gens du menu peuple. Le vénérable prélat du Puy fut le premier frappé de ce mal destructeur, et termina sa vie au premier jour d'août : les nobles et les roturiers s'affligèrent vivement de sa mort, et l'ensevelirent dans la basilique même du bienheureux Pierre, sur l'emplacement où l'on avait trouvé la lance du Seigneur. Après les obsèques de ce pontife respectable, le cruel fléau se développa de plus en plus et étendit ses ravages ; l'armée chrétienne en fut frappée et se réduisit à tel point que, pendant près de six mois, il ne se passa presque pas de jour sans que cent cinquante ou cent trente individus au moins, tant nobles que roturiers, ne rendissent le dernier soupir. Henri de Hache, chevalier de noble origine, fut frappé de cet horrible mal et mourut dans le château de Turbessel, où, on l'ensevelit selon le rite catholique. Renaud d'Ammersbach, chevalier très distingué par ses œuvres et sa naissance, mourut également et fut enseveli dans le vestibule de la basilique du bienheureux Pierre, prince des apôtres. Un grand nombre de chevaliers et de gens de pieds, tant nobles que roturiers, moines et clercs, petits et grands, et beaucoup de femmes, furent moissonnés par la mort et non par le fer, le nombre de ces victimes s'éleva à plus de cent mille. [5,5] CHAPITRE V. Pendant ce temps, beaucoup de Chrétiens qui jouissaient de la paix et de la victoire, et qui échappaient à ce fléau destructeur, se rendaient souvent à Roha pour y chercher les choses dont ils avaient besoin, et attirés par l'espoir de recevoir quelques dons des mains de Baudouin. Ils étaient souvent attaqués à l'improviste et massacrés par les Turcs qui habitaient dans le fort de Hasarth, et plus souvent encore quelques-uns d'entre eux étaient emmenés prisonniers. Un jour un nommé Foucher, chevalier illustre, originaire du château de Bouillon, se rendant à Roha avec plusieurs de ses frères et sa femme, belle de sa personne, tomba par hasard entre les mains des Turcs placés en embuscade ; après avoir longuement et vainement résisté, il fut vaincu et perdit la tête, ainsi que tous ses compagnons. Sa femme plut beaucoup aux Turcs par sa belle figure, et fut conduite prisonnière au château de Hasarth. Le prince et seigneur de cette forteresse ordonna de la traiter honorablement, afin de voir si l'on n'offrirait pas une somme considérable pour sa rançon. Peu de temps après, un illustre chevalier turc, qui s'était rendu auprès du seigneur de Hasarth pour se mettre à sa solde, épris de la beauté de la femme de Foucher, et embrasé bientôt d'un amour extrême, ne cessa de supplier le seigneur du château de vouloir bien la lui donner en mariage pour prix de sa solde, et finit par l’obtenir. [5,6] CHAPITRE VI. Le chevalier turc, parvenu au comble de ses vœux, redoubla d'ardeur pour tendre des embûches et faire la guerre aux ennemis du seigneur de Hasarth. Il enleva souvent du butin à Brodoan, prince turc, seigneur de la grande ville d’Alep, et ceux qui le poursuivaient pour lui enlever ces dépouilles, étaient souvent faits prisonniers par lui, ou vaincus et mis à mort. Brodoan d'Alep et le prince de Hasarth étaient divisés par une violente inimitié. Quelques jours après, Brodoan, indigné que le chevalier turc et les chevaliers du château de Hasarth vinssent l'attaquer beaucoup plus fréquemment, rassembla dans les environs d'Alep tous les Turcs soumis à sa domination, pour aller au jour fixé, avec toutes ses forces, assiéger la forteresse de Hasarth et s'en emparer. Le prince de Hasarth, en ayant été informé, chercha avec anxiété les moyens de rassembler des troupes auxiliaires, afin de marcher à la rencontre des milliers d'hommes réunis sous les ordres de Brodoan. [5,7] CHAPITRE VII. Dans l'une des conférences qu'il tint à ce sujet, le chevalier turc qui avait épousé la femme chrétienne, cédant aux insinuations de celle-ci, parla en ces termes au prince de Hasarth : Vois-tu comme Brodoan rassemble de tous côtés de grandes forces et se dispose avec plusieurs milliers d'hommes à venir attaquer la forteresse que tu possèdes, à l'investir et à s'en rendre maître ? Maintenant, si tu veux écouter mes conseils, tu ne tarderas pas à te lier d'amitié, en lui présentant la main, avec Godefroi chef de l'armée chrétienne, qui occupe la ville d'Antioche, après avoir mis Corbahan en fuite, et sache que par ce moyen tu obtiendras, dans la nécessité qui te presse, le secours de toutes les forces chrétiennes. Tu sais que cette race chrétienne surpasse toutes les nations par ses exploits à la guerre et par son courage, et que nulle autre ne peut se comparer à elle pour la bonne foi et l'honneur. Ne dédaigne donc point nos avis : ne diffère point de te lier d’amitié avec lui, et dès qu'il aura conclu un traité, sois assuré que tous les Chrétiens se porteront de plein gré à ton secours. Le prince reconnaissant que le conseil était bon, et qu'il pourrait par ce moyen résister aux troupes innombrables de Brodoan, envoya à Antioche, vers le duc Godefroi, un messager né chrétien et syrien, homme d'une grande prudence, remarquable, qui parla au duc en ces termes : Le prince de Hasarth, à Godefroi grand prince et chef des Chrétiens, salut, et tout ce qu'on peut désirer de meilleur ! [5,8] CHAPITRE VIII. "Nous envoyons vers toi, d'après le conseil des nôtres, pour établir la paix et la concorde entre nous, pour assurer entre nous fidélité et amitié, afin que nous mettions une armée en commun dans toutes les nécessités de la guerre. Nous avons reconnu que tu es un homme et un prince puissant par tes forces, que tu peux porter secours à tes alliés, et qu'aucun motif ne peut jamais t'entraîner à manquer à ta foi. Nous t'avons donc choisi parmi tous les autres : nous te recherchons, nous te demandons du secours, nous concluons un traité avec toi, avec la confiance que tu seras toujours ami assure de notre fidélité. Brodoan de la ville d'Alep, devenu notre ennemi, a rassemblé des Turcs de tous côtés, et bientôt il viendra, dans sa force et avec une nombreuse armée, se présenter devant notre château de Hasarth. J'ai résolu de ne point employer le secours des princes turcs pour marcher à sa rencontre et lui résister, mais de me servir de tes troupes, si tu ne refuses point de te confier à moi et de me secourir". Le duc Godefroi, après avoir entendu ce message, et tenu conseil avec les siens, demanda quel gage on lui offrait pour la paix sollicitée, hésitant encore et craignant que les Turcs, dans leur perfidie, ne fissent quelque indigne machination contre lui et les siens, et ne suscitassent, par quelque méchant artifice, une occasion de violer le traité. [5,9] CHAPITRE IX. Le prince de Hasarth, apprenant par le rapport de son député que le duc Godefroi et les siens hésitaient à traiter de la paix avec lui et se fiaient peu aux promesses des Turcs, envoya en otage au duc son fils, nommé Mahomet, qu'il aimait tendrement, afin de le déterminer, dès ce moment, à vivre en paix et à conclure avec lui l'alliance qu'il désirait. Le duc reçut le fils du prince comme otage, lui envoya en même temps sa foi et son amitié, et promit par serment de le secourir dans toutes ses adversités, et de ne jamais l'abandonner. À la suite de ces promesses, il fixa un jour pour conduire l'armée chrétienne contre Brodoan, mettre en faite les légions des Turcs et faire lever le siège de Hasarth, avec le secours de son Seigneur et Dieu Jésus-Christ. Tandis que le duc s'engageait ainsi avec beaucoup de fermeté, les députés venus du château de Hasarth se livrèrent aux transports de la plus vive joie ; et tirant aussitôt de leur sein deux pigeons, oiseaux agréables et bien apprivoisés, qu'ils avaient apportés avec eux, ils prirent en même temps du papier, sur lequel ils inscrivirent la réponse et les promesses du duc, et l'attachant avec un fil sous la queue des pigeons, ils ouvrirent les mains et envoyèrent les deux pigeons porter ces heureuses nouvelles. Le duc, et tous ceux qui étaient auprès de lui, témoignèrent leur étonnement d'un pareil message, et les députés lui dirent aussitôt pour quels motifs ils se servaient de ces oiseaux : "Que notre seigneur duc et ses fidèles ne s'étonnent point de nous voir expédier ainsi ces pigeons ; ce n'est point par enfantillage, ni inutilement que nous les envoyons ainsi devant nous, mais afin que, dans leur vol rapide et non interrompu, ils portent promptement la nouvelle que tu as pris confiance en nous, et qu'ils donnent l'assurance des secours que tu nous promets, quels que soient d'ailleurs les obstacles que la fortune pourra nous faire rencontrer en chemin. Un autre motif encore nous a décidés à envoyer ces oiseaux en avant avec ces papiers, c'est afin d'éviter la mort, si quelques-uns de nos frères turcs nous rencontraient chargés de ces dépêches". Mais déjà les pigeons s'étaient envolés avec leur message, et étaient fidèlement retournés au palais et sur la table du prince de Hasarth. Celui-ci, les recevant selon son usage avec bonté, détacha de leur queue les papiers qu'ils portaient ; et, apprenant les secrets du duc Godefroi, il fut instruit du jour où il marcherait à son secours, et sut combien il amènerait de milliers d'hommes pris dans l'armée chrétienne. [5,10] CHAPITRE X. Après avoir lu ces dépêches, assuré désormais de l'amitié, et de la sincérité de Godefroi, le prince de Hasarth renforça cette place d'un nombre considérable de troupes turques bien armées, qu'il avait appelées à son secours de divers lieux. Brodoan cependant descendit dans la plaine de Hasarth, conduisant une armée forte de quarante mille Turcs ; il fit dresser ses tentes tout autour des murailles, et livra tous les jours de rudes assauts devant les tours et les remparts. Il y était arrivé depuis cinq jours, lorsque le duc Godefroi sortit d'Antioche avec une nombreuse troupe de combattants, portant des bannières d'une grande beauté, recouverts de leurs cuirasses et de leurs casques, et armés de flèches, tant chevaliers que fantassins : il employa trois jours à franchir l'espace qui le séparait de Hasarth. Après la première journée de marche, il fut rejoint par son frère Baudouin qui était parti de Roha sur un message qu'il en avait reçu, et lui amenait trois mille hommes de guerre, portant leurs bannières resplendissantes déployées dans les airs. Boémond et Raimond avaient éprouvé une violente jalousie, en voyant que le prince de Hasarth s'était d'abord adressé à Godefroi, qu'il avait conclu un traité avec lui et lui avait envoyé son fils comme gage de sa foi ; et, remplis d'indignation, ces deux princes avaient formellement refusé de prendre aucune part à l'expédition du duc. [5,11] CHAPITRE XI. Lorsqu'il eut marché pendant un jour entier, le duc, voyant que les princes, dominés par leur jalousie, n'avaient voulu se laisser fléchir ni par les plus douces remontrances, ni par les plus humbles prières, leur envoya un nouveau message et leur fit parler en ces termes : Il n'est pas convenable que vous qui êtes les appuis et les conducteurs de l'armée chrétienne, vous laissiez vos frères Chrétiens privés de votre secours et fassiez valoir de faux prétextes contre nous, tandis que nous ne vous avons manqué dans aucune affliction, dans aucun pressant besoin, et que nous avons été toujours prêts à mourir pour vous dans le cours de cette expédition. Soyez donc bien certains que, si vous demeurez en arrière aujourd'hui, et si vous ne venez nous porter secours dans notre entreprise, nous serons vos ennemis, et que désormais nous ne ferons plus un pas pour aucune affaire qui vous concerne. Boémond et Raimond, voyant que la foule des Chrétiens marchait à la voix du duc Godefroi sur la route de Hasarth, et que le duc et leurs frères leur témoignaient de la colère, reconnurent qu'ils s'étaient mal conduits à leur égard, et se repentant alors et rassemblant leurs chevaliers et leurs hommes de pied, au nombre de quatre mille environ, ils marchèrent sur les traces de Godefroi, le long de la route royale, et le rejoignirent dans le pays de Hasarth. Les princes et les corps qu'ils conduisaient formaient une armée de trente mille hommes propres au combat. Brodoan et ceux qui s'étaient réunis à lui pour assiéger Hasarth, instruits de l'arrivée des bataillons chrétiens dans les plaines voisines, et voyant de loin au milieu de la nuit les feux qui brillaient dans leur camp, et les nuages de fumée qui s'élevaient dans les airs, tinrent conseil et résolurent d'un commun accord de lever leur camp et de renoncer au siège, sachant bien qu'il leur serait impossible de résister à tant de milliers d'ennemis. Dix mille d'entre eux firent un long circuit, et, marchant dans les montagnes par des sentiers bien connus, ils se portèrent sur les derrières de l'armée chrétienne, attaquèrent à coups de flèches des pèlerins traînards qui ne suivaient que de loin, et se lançant sur eux à l’improviste et les frappant de terreur, ils en firent périr six cents par le glaive, sans que le duc pût en être informé, non plus que tous ceux qui se trouvaient à plus de deux milles en avant. [5,12] CHAPITRE XII. Dès que le duc et les siens eurent appris cette terrible nouvelle, ils partirent de toute la rapidité de leurs chevaux, et pressant leur marche, ils rencontrèrent dans les vallées du pays de Hasarth les Turcs qui revenaient de cette sanglante expédition ; les Chrétiens en firent aussitôt un grand carnage, en les frappant de leurs lances et de leurs glaives. Les Turcs battus prirent la fuite, et se disséminèrent dans les montagnes et dans les taillis, et le duc arriva avec les autres chefs devant la forteresse de Hasarth. Le prince de ce château se porta à leur rencontre avec trois cents hommes, revêtus de casques et de cuirasses resplendissantes, et rendit de vives actions de grâces au duc de tous ses succès et de la victoire qu'il avait remportée sur ses ennemis par son secours. Bientôt après il renouvela son traité d'alliance, s'unit au duc d'une inviolable amitié, en présence de tous ceux qui étaient venus, promit d'y demeurer fidèle, et de ne jamais renoncer à l'alliance du duc, à son amitié et à sa liaison avec les Chrétiens. Le duc, d'après le conseil de ceux qui l'entouraient, donna à son nouvel allié un casque parfaitement bien plaqué en or et en argent, et une cuirasse d'une grande beauté, qu'Herebrand de Bouillon, noble chevalier, illustre par ses exploits à la guerre, portait toujours lorsqu'il allait au combat. Brodoan ayant abandonné le siège de Hasarth, et le prince de ce château ayant été traité avec bonté par le duc et tous les principaux chefs, et rétabli en paix dans ses domaines, l'armée chrétienne retourna à Antioche, et tous les princes y séjournèrent, jouissant paisiblement de leurs victoires. [5,13] CHAPITRE XIII. Cependant l'affreuse maladie dont j'ai déjà parlé faisait chaque jour de plus grands ravages et frappait à mort un grand nombre de princes et de gens du peuple. Le duc Godefroi se souvint alors que jadis il avait été atteint à Rome d'un semblable mal, lors d'une expédition qu'il fit avec Henri, quatrième comme roi, et troisième comme empereur des Romains : il se rappela que, pendant le mortel mois d'août, cinq cents braves chevaliers et un plus grand nombre de nobles avaient péri, et que la plupart des autres, frappés de terreur, s'étaient retirés hors de la ville avec l'empereur lui-même : craignant le retour du même mal, le duc sortit d'Antioche et se retira vers les montagnes de Pancrace et de Corovassil, et il habita dans les villes de Turbessel et de Ravenel, dont son frère Baudouin s'était emparé avant le siège d'Antioche, et qu'il avait abandonnées au duc après son établissement dans la ville de Roha. [5,14] CHAPITRE XIV. Quelques frères Arméniens, revêtus de l'habit de moines et servant Dieu dans ces places fortes, avaient reçu beaucoup d'injures des chevaliers de Pancrace qui habitaient dans un château situé sur les frontières du territoire de Ravenel et de Turbessel. Voyant que le duc était un homme pacifique et ami de la justice, ils allèrent le trouver, lui exposèrent les offenses qu'ils avaient reçues, et lui portèrent leurs plaintes contre cette citadelle de Pancrace, toujours ennemie des deux places fortes et de leurs habitants. Touché des plaintes des pauvres du Christ, et se souvenant aussi de l'offense que le même Pancrace lui avait faite tandis que les Chrétiens étaient occupés au siège d'Antioche, le duc très chrétien chercha aussitôt les moyens d'obtenir une vengeance. Pancrace avait dépouillé les députés de Baudouin, frère du duc, lorsqu'ils passaient sur son territoire, chargés de riches et honorables présents, tant en argent qu'en autres objets, et il n'avait pas eu de honte d'envoyer ces mêmes présents au prince Boémond, pour gagner son amitié. Le duc, irrité par le souvenir de cette offense et par les plaintes des pauvres, choisit dans sa suite cinquante chevaliers revêtus de leurs cuirasses et de leurs casques, armés de lances, d'arbalètes et de javelots arméniens, et marcha vers la citadelle voisine, où demeuraient les brigands de Pancrace. L'attaquant aussitôt avec ardeur, il s'en empara dès le premier assaut, la fit détruire et livrer aux flammes, et donna l'ordre de crever les yeux à vingt des chevaliers qu'il y trouva, pour venger les insolences et les insultes que Pancrace s'était permises contre lui-même, et contre les pauvres du Christ. Le duc fit également attaquer par ses chevaliers le château de Corovassil, pour se venger des affronts et des maux qu'il avait faits aux Chrétiens, et cette place fut de même prise, brûlée et renversée jusque dans ses fondement. [5,15] CHAPITRE XV. Après que le duc Godefroi fut retourné de Hasarth à Antioche, et reparti de là pour Turbessel et Ravenel, laissant son otage Mahomet entre les mains et sous la garde de ses chevaliers à Antioche ; après que Baudouin son frère fut retourné de Hasarth à Roha, un grand nombre d'hommes de l'armée, nobles et roturiers, Dreux de Nesle, Renaud de Toul, Gaston de Béarn, Foucher de Chartres et beaucoup d'autres chefs et compagnons d'armes se rendirent dans la ville de Roha, marchant par centaines et par cinquantaines, les uns à cheval, d'autres à pied, pour aller offrir leurs services à Baudouin, devenu chef et prince de cette ville et de toute la contrée, et pour chercher à gagner des récompenses, en demeurant quelque temps auprès de lui ; car ils étaient tous dans la plus grande détresse et avaient épuisé toutes leurs ressources à la suite de leur longue expédition. Ils y arrivaient en affluence, leur nombre s'accroissait de jour en jour, la ville était comme assiégée par les Français et uniquement occupée du soin de les recevoir. Tous les jours Baudouin leur faisait faire de grandes distributions en byzantins d'or, en talents et en vases d'argent ; il subjuguait par la force des armes les contrées voisines et tout ce qui lui résistait, et soumettait à son pouvoir les Turcs et tous les habitants à la ronde, en sorte que les plus nobles et les plus puissants du pays en vinrent tous à conclure des traités avec lui. [5,16] CHAPITRE XVI. Douze grands, habitants de la ville de Roha ou Édesse, voyant que cette race des Francs ne cessait de sortir par nombreux essaims d'Antioche et de tous les lieux, qu'elle prenait le dessus par toutes sortes de moyens, que les conseils des Chrétiens étaient préférés aux leurs, que Baudouin traitait avec eux toutes les affaires du pays, et les négligeait eux et leurs avis plus qu'il n'avait fait auparavant, en éprouvèrent une violente indignation et s'irritèrent à l'excès contre Baudouin et les Francs. Craignant d'être entièrement anéantis par eux, ils ne tardèrent pas à se repentir d'avoir reconnu Baudouin pour maître et seigneur de leur ville. En conséquence ils conspirèrent en secret et envoyèrent des députés aux Turcs pour tramer un complot contre Baudouin et chercher les moyens de le faire périr avec tous les siens, ou de les chasser de la ville. Tandis qu'ils avaient de fréquentes assemblées secrètes pour concerter leurs projets, l'un d'entre eux nommé Enchu, demeurant dans le fond de son cœur fidèle à Baudouin, lui fit connaître en détail ceux qui avaient préparé la trahison et ceux qui s'y étaient unis, et lui représenta qu'il avait besoin de veiller à sa sûreté et à celle des siens, de faire observer nuit et jour les portes de la ville, afin de se préserver des traîtres, et de peur que les Turcs ne parvinssent à rassembler leurs forces et à les attaquer à l’improviste. Baudouin ayant acquis la certitude de ces perfides manœuvres, tant par les rapports sincères qui lui furent faits, que par le changement de contenance et la tristesse des conspirateurs, envoya un détachement de Français ses familiers, et qui lui étaient bien dévoués, leur ordonna de se saisir de leurs personnes et de les conduire en prison, et fit en même temps transporter dans son palais tous leurs effets et d'immenses sommes d'argent, qu'il distribua généreusement à tous ses partisans, à titre de solde pour leurs services militaires. [5,17] CHAPITRE XVII. Pendant plusieurs jours les conspirateurs supplièrent instamment pour obtenir la vie et la conservation de leur corps ; ils se confondirent en excuses, et firent offrir pour leur rançon des dons considérables par ceux qu'ils chargeaient d'intercéder : mais Baudouin, d'après l'avis des siens, exigeait toujours davantage, sachant par ses espions qu'ils avaient caché aux regards de l'armée chrétienne, et transporté dans les châteaux et les forteresses du voisinage de plus grands trésors et tout ce qu'ils possédaient de plus précieux. Enfin Baudouin, qui s'était épuisé à payer une grande quantité de soldes, et à faire des dons infinis, non seulement aux principaux chefs Français, mais même aux gens de la classe inférieure, consentit à recevoir des présents pour la rançon de ses prisonniers. Il ne refusa que les offres de deux d'entre eux, qu'il jugea trop coupables de trahison, et à qui il fit crever les yeux. Beaucoup de gens du peuple, complices du crime, eurent les narines, les mains ou les pieds coupés, et furent en outre condamnés à être chassés de la ville. Chacun de ceux qui se rachetèrent, fit porter au moins vingt mille, ou bien trente, et jusqu'à soixante mille byzantins dans le trésor de Baudouin, sans compter les mulets, les chevaux, les vases d'argent et beaucoup d'antres ornements précieux. Depuis ce jour, et dans la suite, Baudouin devint redoutable dans la ville de Roha, sa renommée se répandit jusqu'aux extrémités de la terre, et son courage le rendit illustre. [5,18] CHAPITRE XVIII. Son beau-père, nommé Taphnuz, voyant quelle vengeance il avait exercée sur ces hommes perfides, frappés à la fois par la perte de leurs biens et par les tortures du corps, fut lui-même saisi de terreur, et prit un prétexte pour se retirer vers les montagnes dans ses forteresses. Dès lors il ne voulut plus en sortir, craignant que Baudouin ne le condamnât à perdre la vie, pour l'argent que Taphnuz lui devait encore. Balak de la ville de Sororgie, poussé par l'espoir de recouvrer cette ville, n'ayant pu rien obtenir de Baudouin à cause de sa générosité envers les Français qui affluaient vers lui, et de plus entièrement disposé dans son cœur à imiter les artifices des Turcs, commença à chercher dans le secret de ses pensées les moyens d'entraîner Baudouin à sa perte par de perfides conseils. Enfin, ayant imaginé une ruse à l'aide, de laquelle il pouvait le tromper ou le perdre entièrement, un jour Balak s'avança vers Baudouin, comme s'il eût voulu lui parler en toute pureté de cœur, et lui dit : Je sais que tu es un homme fort puissant et habile, et que tu récompenses largement ceux qui se consacrent volontairement à te servir dans la guerre. C'est pourquoi j'ai résolu secrètement en moi-même de remettre entre tes mains, non seulement ma personne, mes fils et ma femme, mais encore ma citadelle d'Amadja, avec laquelle tu pourras t'emparer d'un plus grand territoire, et je te la donnerai le jour que tu auras jugé le plus convenable pour la recevoir. En l'entendant parler avec tant de douceur et de confiance, Baudouin se réjouit de cette offre, se fia entièrement à Balak, et en même temps il lui désigna un jour pour aller, conformément à sa proposition, prendre possession de la citadelle sans aucune espèce d'obstacle. [5,19] CHAPITRE XIX. Déjà le jour convenu s'approchait : Balak, persistant dans ses projets artificieux, fit entrer dans le château d'Amadja cent Turcs, munis d'armes et revêtus de cuirasses, et les distribua secrètement dans toutes les parties de la forteresse, afin que, lorsque Baudouin y entrerait avec ses chevaliers, ils pussent le saisir vivant et le remettre entre ses mains. Baudouin cependant, ne se doutant pas même de cette trahison, prit avec lui deux cents chevaliers braves et toujours prêts à toute entreprise, se rendit avec eux à la forteresse d'Amadja, et trouva Balak tout disposé à lui en faire la remise ainsi qu'il s'y était engagé. D'abord Balak lui demanda avec de vives instances, et en lui adressant d'un ton mielleux des paroles de flatterie, d'entrer dans la citadelle avec quelques hommes d'élite, d'en prendre possession et de choisir parmi ses fidèles ceux sur lesquels il compterait le plus pour leur en laisser la garde, et Baudouin fut sur le point de l'en croire : déjà même il se disposait à prendre avec lui ceux de ses compagnons qui devaient entrer dans le fort, et à désigner ceux qui demeureraient en dehors. Mais quelques hommes sensés parmi les Français, ayant peu de confiance aux discours et aux promesses de Balak, prirent Baudouin à part, lui reprochèrent vivement de s'être fié si vite aux paroles de ce Turc, et d'avoir consenti, dans l'excès de sa confiance, à entrer dans le fort avec un petit nombre d'hommes, sans avoir même reçu des otages. [5,20] CHAPITRE XX. Ils hésitèrent, et discutèrent longtemps en conseil, insistant toujours pour détourner Baudouin de son projet : enfin il fut arrête que Baudouin attendrait dans la vallée avec ses compagnons d'armes, qu'il enverrait en avant douze hommes en qui il aurait toute confiance, pour aller prendre possession de la citadelle et la soumettre à son autorité, en s'emparant des clefs et des portes. Aussitôt douze hommes, munis de leurs armes et de leurs cuirasses, furent désignés pour cette opération, et entrèrent dans la tour d'Amadja. Mais à peine furent-ils tombés dans le piège, que les cent Turcs s'élancèrent impétueusement hors leur retraite, et se présentant munis de leurs armes et de leurs flèches, enveloppèrent et saisirent les chevaliers, hors d'état de se défendre contre des forces si supérieures. Deux d'entre eux cependant s'arrachèrent des mains de leurs ennemis à force de lutter avec vigueur, et, fuyant rapidement vers une salle garnie de fenêtres qui donnaient sur la vallée, tirant leurs glaives pour se défendre vaillamment contre ceux de leurs ennemis qui les poursuivaient, et mettant en même temps la tête à la fenêtre, ils crièrent à Baudouin, qu'ils virent au pied de la montagne, entouré de tous les siens, de se tenir en garde contre de nouveaux pièges, lui annonçant que dix d'entre eux venaient d'être trahis et faits prisonniers, et qu'eux-mêmes se trouvaient exposés aux plus grands dangers. [5,21] CHAPITRE XXI. En entendant leurs cris de détresse, Baudouin ne tarda pas à reconnaître que toute son entreprise venait d'échouer, que Balak l'avait évidemment trahi, et la captivité de ses chevaliers lui causa la plus vive douleur ; cependant il ne pouvait imaginer aucun moyen, et ne savait que faire ou que dire pour les délivrer ; car le château s'élevait sur des rochers escarpés, et ni la force ni l'habileté ne pouvaient en triompher. Enfin, Baudouin déplorant amèrement le sort de ses illustres chevaliers, reprochant à Balak son indigne artifice, l'invita à se rappeler ses serments, à lui rendre du moins ses prisonniers, et à recevoir pour leur rançon une certaine quantité d'or et de byzantins ; mais Balak rejeta toutes ces offres, et demanda la restitution de la ville de Sororgie. Baudouin jura par son Dieu qu'il ne rendrait point cette ville, dût Balak faire déchirer par quartiers, sous ses yeux même, tous les hommes qu'il avait faits prisonniers : et comme Balak continua à repousser les prières et les invitations pressantes de Baudouin, et à ne vouloir de tous les dons qu'il lui offrait, que celui de la ville de Sororgie, Baudouin repartit pour Roha, triste et profondément affligé du sort de ses chevaliers. Dès ce moment il commença à nourrir une violente haine contre les Turcs, et à détester leurs conseils, leur secours et leur société. [5,22] CHAPITRE XXII. Quelques jours après cet événement, Balduk de Samosate qui devait livrer sa femme et ses fils comme otages à Baudouin, et qui différait artificieusement depuis plusieurs jours, entra dans le palais pour recommencer ses flatteries ; mais Baudouin ordonna à ses Français de le retenir, et lui fit trancher la tête. Ensuite il envoya Foucher de Chartres dans la ville de Sororgie, avec cent chevaliers braves et habiles à la guerre, leur prescrivant de harceler sans cesse la citadelle d'Amadja, et de faire tous leurs efforts pour venger sur Balak la captivité de leurs compagnons d'armes. Un jour Foucher sortit avec ses chevaliers pour aller ramasser du butin sur le territoire d'Amadja. Il envoya en avant quelques fidèles qui attirèrent les Turcs à leur suite, depuis la citadelle jusqu'au lieu où lui-même s'était placé en embuscade. On se battit alors, et Foucher prit et emmena avec lui six Turcs, chevaliers de Balak. Celui-ci les racheta après qu'ils eurent été emmenés, en restituant six des chevaliers de Baudouin, et il continua à garder les six autres jusqu'au temps où les Chrétiens entrèrent dans Jérusalem. Plus tard quatre d'entre eux s'échappèrent en profitant de la négligence de leurs gardiens, et Balak fit trancher la tête à Gérard, ami et secrétaire de Baudouin, et à Piscelle, fils de la sœur d'Abelhard de Wizan, illustre et très noble chevalier. [5,23] CHAPITRE XXIII. Tandis que Godefroi demeurait à Turbessel et à Ravenel pour échapper au fléau qui continuait à exercer ses ravages dans Antioche, quinze cents hommes de la race des Teutons, qui s'étaient rassemblés dans la ville de Ratisbonne, située sur le Danube et dans plusieurs autres villes des bords du Rhin, arrivèrent par mer pour se rendre à Antioche, et débarquèrent au port de Saint-Siméon, dans l'intention de se réunir et de porter secours aux bandes de fidèles qui se rendaient à Jérusalem. Mais cette troupe s'étant ralliée aux pèlerins victorieux, dans le courant du mois d'août, fut également frappée par le fléau destructeur, et pas un de ces quinze cents hommes ne survécut à ce désastre. [5,24] CHAPITRE XXIV. Vers le même temps et peu après la victoire des Chrétiens, Samsadon, fils de Darsian, roi d'Antioche, racheta sa mère et ses deux fils au prix de trois mille byzantins, des mains de Guillaume, homme très noble, compagnon d'armes et compatriote de Raimond, comte de Provence. Guillaume, dans les premiers moments de l'occupation d'Antioche, les avait surpris dans le sommeil, et faits prisonniers. Dans le même temps, Guinemer du pays de Boulogne, retenu captif à Laodicée par les Turcopoles de l’empereur des Grecs, fut délivré sur la demande du duc Godefroi, après avoir subi un rude châtiment et langui longtemps dans les fers et dans les prisons, et retourna alors à Antioche. Le jeune Mahomet, fils du prince de Hasarth, qui avait été donné en otage à Godefroi, continua aussi à demeurer à Antioche, sous la protection de douze esclaves qui lui appartenaient, et sous l'exacte surveillance des gens de Godefroi, recevant de la maison du duc toutes les choses dont il avait besoin, et ne manquant jamais de rien. Vers le commencement du mois de septembre, et tandis que le duc Godefroi et les autres princes s'étaient retirés d'Antioche pour fuir cette contagion, que les uns attribuaient à l'air malsain du pays, et les autres à la funeste influence du mois d'août, un grand nombre de Chrétiens quittèrent aussi la ville et partirent pour aller s'établir au port de Saint-Siméon. Depuis la fuite de Corbahan et la destruction de l'armée turque, les matelots avaient recommencé à revenir dans ce port, ils y apportaient des vivres, et en vendaient en abondance à tous ceux qui en avaient besoin. [5,25] CHAPITRE XXV. Vers le milieu de ce mois et dans le silence de la nuit, à l'heure où le bienfaisant sommeil répare les forces des hommes, tous les Chrétiens qui faisaient le service de garde furent frappés d'une merveilleuse vision qui leur apparut au sommet des cieux. Il leur sembla que toutes les étoiles du ciel se réunissaient en un groupe serré, sur un espace large d'environ trois arpents, toutes scintillantes, rassemblées en forme d'un globe de feu, brillant, d'une clarté brûlante, comme des charbons ardents entassés dans une fournaise : après avoir longtemps brûlé de cette manière, elles s'éclaircirent peu à peu et formèrent comme une couronne, élevée au pôle même de la ville ; et, après avoir demeuré longtemps encore réunies en cercle et sans se diviser, elles rompirent enfin la chaîne sur un point de ce cercle, et suivirent toutes la même voie. Effrayés à la vue de cette apparition, les Chrétiens de garde poussèrent des cris et appelèrent tous ceux que le sommeil accablait, pour leur montrer aussi ce spectacle extraordinaire. Tous furent étonnés et cherchèrent à expliquer cette vision de diverses manières. Les uns disaient qu'elle représentait la ville de Jérusalem, entourée par les essaims des Turcs et des Gentils, dont les forces diminuaient et s'éclaircissaient peu à peu, pour ouvrir enfin les portes de la ville aux enfants des Chrétiens. D'autres croyaient y voir l'armée chrétienne, rassemblée dans sa force, et brûlant du feu de l'amour divin, puis le répandant sur la terre et dans toutes les villes injustement occupées par les Gentils, reprenant la supériorité et dominant enfin avec puissance dans tous les environs de Jérusalem et d'Antioche. Quelques-uns disaient que cette vision représentait le fléau de la mortalité, et le peuple nombreux des pèlerins, affaibli et diminué de jour en jour, comme le nuage épais qu'ils avaient eu sous les yeux. Ainsi les Chrétiens discutaient entre eux, proposant diverses interprétations. Mais Dieu permit, dit-on, que la vision pût être expliquée plus favorablement. Le duc Godefroi et tous ses compagnons, rappelés de tous côtés, étant retournés à Antioche vers le mois d'octobre, et lorsque les chaleurs du mois d'août furent calmées, le comte Raimond, Robert de Flandre, Robert, prince de Normandie, Boémond et tous les autres princes également revenus à Antioche, unis d'intention et de volonté, se dispersèrent de nouveau dans les terres et les villes situées autour d'Antioche, et attaquant ceux qui résistaient, assiégeant les places rebelles, ils les soumirent à leur autorité. [5,26] CHAPITRE XXVI. D'abord des bataillons armés se rendirent devant la ville d'Albar, renommée par ses grandes richesses : ils l'attaquèrent, s'en emparèrent sans de grands efforts, et passèrent au fil de l'épée les Turcs et les Sarrasins qui y furent trouvés. Poursuivant ensuite leur victoire, le comte Raimond, Robert, prince de Normandie, Eustache, frère du duc Godefroi, Robert de Flandre, Boémond devenu prince d'Antioche, et le duc Godefroi marchèrent vers la ville de Marrah, appartenant aux Turcs, et toute remplie d'armes et de combattants. Mais Godefroi, Boémond et Robert n'assistèrent à ce siège que pendant quinze jours : tous trois retournèrent alors à Antioche, et laissèrent au comte Raimond, à Robert, prince de Normandie, à Eustache et à Tancrède le soin de poursuivre cette entreprise avec leurs milliers de pèlerins. Quelques jours plus tard, le duc Godefroi, prenant avec lui quarante chevaliers bien armés et bien montés, partit pour la ville de Roha, éloignée d'Antioche de sept journées de marche. Son frère Baudouin, qui possédait cette ville avec toutes ses dépendances, se porta à sa rencontre jusqu'à moitié chemin, et traversa le grand fleuve de l’Euphrate pour avoir une conférence avec lui. Pendant ce temps, Boémond, le cœur toujours dévoré de jalousie et de haine contre le comte Raimond, trouvant une occasion favorable dans le départ du duc et l'absence du comte, fit résonner les cors pour avertir et rassembler ses compagnons, attaqua avec vigueur la tour qui domine le pont du Fer, et qu'occupaient les chevaliers du comte Raimond : écrasés sous les traits des archers, ceux-ci furent chassés de leur position et de la ville, et Boémond se trouva par là seul maître de la ville d'Antioche. [5,27] CHAPITRE XXVII. Le duc Godefroi, après avoir eu une conférence avec son frère, prit congé de lui et se disposa à retourner en toute hâte à Antioche, avec les quarante hommes de sa suite, pour se réunir à ses frères et aux princes. Il passa sans accident, et fut bien reçu à Turbessel, à Ravenel et dans plusieurs autres lieux. Poursuivant sa marche rapide, et étant arrivé dans le pays appelé l’Evêché, un jour il s'arrêta pour dîner avec ses chevaliers auprès d'une fontaine, au milieu d'un pré, et s'étant couché par terre, il fit déposer près de lui les outres pleines de vin, et toutes les provisions de bouche que portaient ses mulets et ses chevaux. Tandis qu'il dînait en sécurité avec ses compagnons, des pages qu'il avait envoyés à la découverte, pour se tenir en garde contre les embûches des Turcs, vinrent l'avertir que cent Turcs étaient cachés dans un lieu marécageux auprès d'un lac grand et poissonneux, situé le long des montagnes, à cinq milles d'Antioche, et qu'ils attendaient dans cette retraite pour surprendre le duc à son retour. Aussitôt qu'il fut informé de ces faits, le duc, suspendant son dîner, monta à cheval avec ses chevaliers, et tous prenant leurs armes en main et se couvrant de leurs cuirasses, marchèrent vers l'ennemi. Les Turcs lancèrent leurs chevaux sur eux avec une égale ardeur, et des deux parts on combattit vigoureusement avec les flèches et les arcs. Mais enfin la victoire demeura au duc et à ses compagnons, qui, se trouvant en petit nombre, défendirent leur vie avec intrépidité. Dès qu'ils eurent pris l'avantage, ils poursuivirent vivement les Turcs, les perçant de leurs lances, coupant les têtes, les suspendant à leurs selles, et les emportant avec eux à Antioche, où ils entrèrent bientôt chargés de dépouilles et traînant les chevaux des Turcs à leur suite. Le duc trouva Boémond en possession de toute la ville, et lui raconta, ainsi qu'aux autres princes et à ses frères, ce qui venait de lui arriver, et comment, avec un petit nombre d'hommes, il avait vaincu et écrasé un corps plus considérable de Turcs. [5,28] CHAPITRE XXVIII. Quelque temps après cette victoire, tout le peuple chrétien commença à se répandre en murmures, s'indignant de demeurer si longtemps dans la ville d'Antioche, et de ne pas se mettre en marche vers Jérusalem, pour l'amour de laquelle les pèlerins avaient quitté les lieux de leur naissance, et souffert déjà tant de maux. Il s'éleva une grande agitation dans le peuple, et beaucoup d'hommes de la suite du duc Godefroi, de Robert de Flandre et de Boémond s'échappèrent, voyant, par les réponses et les discours de ces princes, que de longtemps encore ils ne pouvaient espérer de prendre la route de Jérusalem. Enfin les princes, craignant que les pèlerins accablés d'ennui ne leur échappassent peu à peu, donnèrent des ordres pour que personne ne pût aller s'embarquer ni retourner dans son pays, et établirent des surveillants sur les bords de la mer; ils résolurent de tenir une assemblée le second jour de février, et d'avoir une conférence pour examiner les plaintes du peuple. Ils se réunirent en effet dans la ville d'Antioche, et tinrent un conseil dans lequel tous, grands et petits, arrêtèrent qu'aux calendes de mars on se rassemblerait également dans la ville de Laodicée, qui était au pouvoir des Chrétiens, et qu'après avoir réuni toutes les forces de l'armée, et sans être retenu par la crainte d'aucun nouveau péril, on partirait immédiatement de ce point pour marcher sur Jérusalem. [5,29] CHAPITRE XXIX. Pendant ce temps le comte Raimond, et tous ceux qui étaient occupés avec lui au siège de Marrah, languissaient dans cette position depuis cinq semaines, et, après un si long séjour qui les fatiguait infiniment, repoussés sans cesse et très vivement par les Turcs, ils eurent encore à souffrir tous les tourments de la famine. Ce n'était point étonnant ; car le siège d'Antioche qui avait duré si longtemps, et plus tard le siège de toutes les autres villes, avaient épuisé les ressources de toutes les contrées environnantes, et la plupart des habitants s'étaient sauvés dans les montagnes, emportant avec eux leurs effets, et emmenant leurs bestiaux. L'armée du comte Raimond et des princes, qui était demeurée avec lui, était forte de dix mille hommes, et, chose horrible à dire et à entendre raconter ! on en vint dans tout le pays à un tel excès de détresse, que les Chrétiens n'eurent pas horreur, non seulement de manger les Turcs ou les Sarrasins morts, mais encore de dévorer les chiens qu'ils pouvaient saisir, après les avoir fait rôtir : tant la faim, soutenue pendant longtemps, est plus poignante que le glaive le mieux acéré. [5,30] CHAPITRE XXX. Le comte Raimond, voyant l'affliction et les douleurs de son peuple consumé de misère et de faim, prit avec lui un corps de chevaliers, se rendit dans les montagnes et en rapporta, à diverses reprises, beaucoup de butin et une grande quantité de vivres, qui relevèrent les forces des serviteurs de Dieu. On trouva, aussi, dans les solitudes montueuses du Liban, un grand nombre de Chrétiens qui, poussés par l'impérieuse nécessité, allaient partout cherchant quelque nourriture, et étaient mis à mort par les Turcs. Souvent des détachements ennemis sortaient de la ville de Damas, qui était la principale résidence des Turcs, se plaçaient en embuscade, attaquaient ceux des Chrétiens de l'armée assiégeante qui se dispersaient de divers côtés, massacraient les uns et perçaient les autres de leurs flèches mortelles. Le comte Raimond, irrité des maux que les siens avaient à souffrir, par suite de ces attaques imprévues des Turcs, chercha tous les moyens possibles d'y mettre un terme. En conséquence il alla avec un corps d'hommes vaillants, assiéger le château de Talaria, situé au milieu des montagnes ; et s'en étant emparé, et l'ayant détruit, il extermina en même temps tous les Turcs qu'il y trouva, et emporta de ce château une grande quantité de bois avec lesquels il fit construire une machine, afin de se rendre maître de la ville de Marrah, bien défendue par ses murailles et ses remparts. Peu de temps après que la machine eut été terminée et dressée avec tous ses instruments, le comte Raimond et les autres princes, Robert, Tancrède et Eustache, parvinrent enfin à s'emparer de la place : les chevaliers chrétiens, couverts de leurs boucliers et de leurs cuirasses, s'élancèrent avec vigueur au milieu de la ville ; les Turcs voulurent les repousser vivement, et cherchèrent à se défendre ; mais les Chrétiens les firent périr par le glaive, poursuivirent tous ceux qui tentèrent de se réfugier dans la citadelle, et les brûlèrent. Après ce succès, les pèlerins demeurèrent en paix à Marrah pendant trois semaines, mais ils ne trouvèrent que très peu de provisions dans la place, si ce n'est de l'huile en abondance. Engelram fils du comte Hugues, jeune homme d'une valeur admirable, étant tombé malade à Marrah, y mourut, et fut inhumé dans la basilique du bienheureux André l'apôtre. [5,31] CHAPITRE XXXI. Après avoir pris et détruit la ville de Marrah, l'armée des princes chrétiens descendit dans une vallée, qu'elle appela la Vallée de la Joie : les pèlerins y trouvèrent en abondance toutes les choses nécessaires à la vie ; ils y demeurèrent pendant huit jours pour se remettre de leurs fatigues et des souffrances de la faim, et s'emparèrent en outre de deux châteaux forts situés dans les montagnes, et habités par des Turcs et des Sarrasins : de là, ils allèrent attaquer et prendre, sans beaucoup d'efforts, la ville de Tortose, et l'ayant remise entre les mains du comte Raimond, et confiée à ses soins, les pèlerins poursuivirent leur marche, et arrivèrent dans la vallée dite des Chameaux ; ils y enlevèrent beaucoup de butin et des vivres, et partirent pour se rendre devant une place forte nommée Archis, capable de résister à toutes les inventions et à toutes les forces humaines. Ils dressèrent leurs tentes près de là, et résolurent d'y demeurer quelque temps, afin de s'emparer de la citadelle, après en avoir expulsé ceux qui la défendaient. Ils construisirent des machines et des instruments de guerre propres à lancer d'énormes blocs de pierre sur les tours et les antiques murailles de la place, afin d'effrayer et de mettre en fuite les chevaliers chargés de la défendre ; mais ils trouvèrent en eux des ennemis infatigables et invincibles, qui résistèrent de l'intérieur de la place en lançant sur eux des pierres avec de semblables machines ; et ces pierres et leurs flèches firent beaucoup de mal à l'armée chrétienne. Anselme de Ribourgemont, homme très noble et vaillant guerrier, qui attaquait la citadelle avec une grande vigueur, eut la tête fracassée par la chute d'une pierre lancée dans les airs du haut de cette citadelle. Les princes affligés et troublés de la mort de leur illustre frère et compagnon d'armes, ainsi que de la résistance opiniâtre des Sarrasins, résolurent de faire creuser, dans la montagne, sous les fondations des murailles de la place, afin que ces fondations s’écroulant et entraînant les remparts dans leur chute, les Gentils qui se trouveraient sur ces remparts ou dans la citadelle fussent ensevelis sous les décombres : mais ce travail fut vainement entrepris ; ceux qui étaient en dedans firent des contre-mines, et arrêtèrent, par leurs efforts, l'effet des machines des Chrétiens, en sorte que ceux-ci ne purent obtenir aucun résultat. [5,32] CHAPITRE XXXII. Il s'éleva, pendant le siège, une discussion au sujet de la lance du Seigneur, sur la question de savoir si c'était réellement ou non celle qui avait percé Notre-Seigneur dans le côté. Un grand nombre de Chrétiens étaient incertains, et il se forma un schisme dans l'armée, c'est pourquoi celui qui avait fait et révélé cette découverte passa, dit-on, par l'épreuve du feu, et en sortit sans blessure ; le comte Raimond de Provence et Raimond Pelet l'enlevèrent aux mains des envieux qui le pressaient de tous côtés, et, depuis ce jour, eux-mêmes et tous les hommes de leur suite portèrent une grande vénération à la lance. Plus tard, cependant, quelques hommes racontèrent que ce même clerc avait été tellement brûlé, en passant par cette épreuve, qu'il en était mort, et avait été enseveli bientôt après. Dès lors la lance ne tarda pas à être en moindre vénération auprès des fidèles, qui crurent devoir attribuer cet événement à l'avidité et à l'esprit ingénieux de Raimond plutôt qu'à une manifestation divine de la vérité. Tandis que les Chrétiens faisaient successivement les sièges de Marrah, de Tortose et d'Archis, le jeune Mahomet qui avait été envoyé en otage à Antioche, par le prince de Hasarth, son père, et confié à la bonne foi et à la vigilance du duc Godefroi, fut frappé de maladie et mourut. Après l'avoir fait envelopper d'une pourpre précieuse, selon l'usage des Gentils, le duc le renvoya à son père, lui déclarant, dans toute la sincérité de son cœur, qu'il n'avait aucune négligence à se reprocher à l'occasion de la mort de cet enfant, et protestant en être aussi vivement affecté qu'il eût pu l'être s'il eût perdu son frère Baudouin. Le prince reçut avec bonté les excuses du duc, et ayant, de plus, appris la vérité de ces paroles par les esclaves qu'il avait envoyés de sa maison pour la garde de son fils, il ne renonça point à la foi qu'il avait jurée, et demeura fermement attaché à l'alliance conclue par lui avec le duc Godefroi et son frère Baudouin. [5,33] CHAPITRE XXXIII. Cependant le mois de mars étant arrivé, le duc Godefroi, Robert de Flandre, Boémond et tous les princes qui résidaient encore à Antioche, ayant, ainsi qu'ils l'avaient résolu, rassemblé leur armée, forte de vingt mille hommes, tant chevaliers que gens de pied, allèrent dresser leur camp devant la ville de Gibel, située sur les bords de la mer, et remplie de richesses, et l'assiégèrent sur toute son enceinte, afin d'en expulser et détruire les Sarrasins et tous les Gentils qui s'étaient réunis pour la défendre. Boémond retourna avec les siens de Laodicée à Antioche, toujours rempli de sollicitude, et craignant toujours que bette place, imprenable de vive force, ne lui fût enlevée par artifice ou par l'effet de quelque haine cachée. Aussitôt que ce siège fut commencé, les chevaliers Sarrasins enfermés dans la place, instruits de la destruction des villes d'Albar et de Marrah et du massacre des Turcs qui y habitaient, et sachant que plus récemment la ville d'Archis venait aussi d'être attaquée, tinrent conseil avec les citoyens de Gibel, et offrirent une grande quantité d'argent au duc Godefroi et à Robert de Flandre, pour les déterminer à respecter leur ville, les habitants, leurs vignes et leurs propriétés, et à conduire plus loin l'armée Chrétienne ; mais les princes s'y refusèrent formellement, à moins que les clefs de la ville ne leur fussent livrées. Les citoyens et les magistrats voyant que ni l'argent, ni les cadeaux les plus précieux, ne pouvaient séduire ces princes, et les décider à lever leur camp, envoyèrent en secret des députés à Archis auprès du comte Raimond, renommé par ses exploits et sa puissance parmi les principaux chefs des Gentils, pour l'engager à recevoir l'argent que le duc et les autres princes avaient refusé, et à obtenir des Chrétiens, soit par prière, soit par artifice, qu'ils abandonnassent le siège de Gibel. Le comte toujours insatiable d'or et d'argent, et voyant bien, dès le principe, qu'il ne pourrait rien obtenir par les prières, chercha aussitôt quelle ruse il pourrait employer pour amener les princes à renoncer à cette entreprise, et pour sauver les habitants, les vignes et les propriétés de Gibel, en échange de l'argent qu'il désirait recevoir. Il imagina en conséquence de donner pour prétexte que les Turcs, rassemblés en forces dans la ville de Damas, avaient résolu, selon lui, avec les Sarrasins, les Arabes et toutes les nations voisines, de venir lui faire la guerre sous les murs d'Archis, et que déjà même ils s'étaient rassemblés en grand appareil sur les frontières du territoire de cette ville. Ayant ainsi arrangé tout son plan, il expédia des députés aux autres princes, campés autour de Gibel, depuis une semaine, les faisant inviter à venir en toute hâte à son secours, sans quoi lui et tous ceux qui l'entouraient ne pourraient échapper aux mortels périls dont les menaçaient les Gentils, à la suite desquels eux-mêmes aussi se trouveraient sans doute également exposés à subir le martyre. [5,34] CHAPITRE XXXIV. Informés par les messagers du comte Raimond des périls que faisait redouter cette prétendue arrivée d'une nombreuse armée de Gentils, le duc et les autres chefs se concertèrent, et on les entendit répéter à l'unanimité, de cœur et de bouche : La grande armée des Chrétiens, lorsqu’elle était encore entière et non divisée sous les murs d'Antioche, a eu beaucoup de peine à se défendre contre les essaims innombrables et les armées des peuples Gentils. Maintenant une partie de cette armée est demeurée à Antioche, d'autres sont ici au siège de Gibel, d'autres devant Archis, et d'autres encore nous ont quittés, pour aller attaquer les places fortes et les villes des ennemis. Nos forces ainsi diminuées, nos frères ne pourront en aucune manière résister à tant de milliers de Gentils, selon le rapport que nous adresse le comte Raimond. Si la fortune contraire veut que les nôtres soient écrasés devant Archis, il est certain que nous devrons nous attendre au même sort. Ainsi, puisque nous ne pouvons frapper subitement, et vaincre cette ville de Gibel, il faut nécessairement que nous cessions pour le moment de l'attaquer, que nous transportions notre camp et notre armée au secours de ceux des nôtres qui sont devant Archis, et que nous allions combattre les ennemis avec nos compagnons d'armes. Qu'il soit donc fait selon la volonté du ciel. Tous ayant reconnu et déclaré que cette résolution était bonne et salutaire, le siège de Gibel fut levé, le duc Godefroi, Robert de Flandre et tous les autres se mirent en marche avec leurs armes, et tout l'appareil des combats, et arrivèrent au bout de trois jours devant Archis, pour porter secours à leurs frères Chrétiens et réunir leurs forces. Mais Tancrède et beaucoup d'autres fidèles leur apprirent alors qu'il n'y avait aucune armée ennemie qui les eût menacés, et que Raimond ne leur avait fait annoncer ce prétendu rassemblement des Gentils, et ne les avait invités eux-mêmes à venir à son secours, que dans le dessein de recevoir l'argent que les habitants de Gibel lui avaient promis, pour obtenir de lui leur délivrance, en faisant en sorte de détourner les Chrétiens du siège de cette place. [5,35] CHAPITRE XXXV. Les princes trouvèrent fort mauvais, et furent très irrités d'avoir été trompés à ce point par les artifices et messages mensongers du comte Raimond. Ils renoncèrent à toute société et à toute communication avec lui, s'en tinrent éloignés d'environ deux milles, dressèrent leurs tentes, et ne voulurent en aucune façon lui prêter secours pour le siège d'Archis, ni avoir aucune conférence amicale avec lui. Une sérieuse inimitié s'était également formée sous les murs d'Archis entre le comte Raimond et Tancrède, au sujet du paiement d'une solde en byzantins, que le comte devait à Tancrède pour les services qu'il en recevait, et que cependant il ne lui payait point, selon les travaux que Tancrède faisait, et le nombre de chevaliers qu'il lui fournissait et qu'il commandait. Depuis le jour où le duc arriva à Archis avec les autres princes, Tancrède rappela très souvent le comte à l'exécution de ses engagements, mais, n'en ayant obtenu aucune réponse favorable, il demeura auprès du duc, s'attacha fidèlement à lui en remplissant toutes les obligations d'un chevalier, et dédaigna désormais le comte Raimond. Dès ce moment aussi, cherchant à se venger des affronts qu'il avait reçus, il ne laissa passer aucune occasion de nuire au comte, à ses amis et à ses compagnons d'armes, par toutes sortes de ruses et de moyens. Le comte Raimond, voyant que le duc Godefroi, Robert de Flandre et tous ceux qui étaient avec eux nourrissaient contre lui une profonde haine, et un vif ressentiment des tromperies auxquelles son avidité l'avait entraîné, chercha à apaiser le duc par ses flatteries, et déploya pour y parvenir une adresse qui lui était familière, et qu'il avait pratiquée dès son jeune âge. Il réussit de même par ce moyen à calmer enfin la colère de Tancrède. En outre, le comte envoya au duc un cheval de prix et d'une grande beauté, afin de le mieux regagner et de le déterminer par ses présents à reprendre avec lui le siège d'Archis, sachant que le duc avait beaucoup de douceur et était fort aimé dans l'armée, et qu'une fois réconcilié avec lui, il lui serait plus facile de conquérir la bienveillance de tous les autres. Bientôt, en effet, tous les princes, à l'exception de Tancrède, se réunirent dans des sentiments de concorde, tous concoururent désormais avec le même zèle au siège et aux attaques de la citadelle d'Archis, et ils y demeurèrent quatre semaines consécutives, depuis le jour où le duc arriva sur ce territoire. [5,36] CHAPITRE XXXVI. Cependant tous les Chrétiens commençaient à être ennuyés des travaux du siège, soit à cause des efforts extraordinaires qu'on leur faisait faire pour creuser la montagne, soit par suite de la résistance opiniâtre des assiégés, soit encore parce que les vivres manquaient dans le camp. Bientôt les murmures s'accrurent parmi les gens de la suite du duc Godefroi et de Robert de Flandre, qui déclarèrent, tous qu'ils ne pouvaient demeurer plus longtemps devant cette place, imprenable de vive force ou par artifice, et dont il serait impossible de s'emparer, sans y rester au moins une année ; et en cherchant même à la réduire par famine. En conséquence tous les fidèles, grands et petits, sollicitaient vivement le duc d'abandonner ce siège, de lever le camp et de poursuivre sa marche vers Jérusalem, puisqu'eux tous n'avaient quitté leur patrie que dans le désir de voir cette cité, et de visiter le sépulcre de notre Seigneur Jésus-Christ. De son côté, le comte Raimond employait tous les moyens et toutes les promesses possibles, pour obtenir que les fidèles demeurassent auprès de lui, jusqu'au moment où il pourrait réussir, de vive force ou par artifice, à s'emparer de la citadelle et de tous les Gentils qui y étaient renfermés : il leur rappelait comment Anselme de Ribourgemont était mort en ces lieux, et leur disait que beaucoup d'autres de ses compagnons d'armes avaient été de même frappés par les Sarrasins, les uns à mort, les autres par de cruelles blessures. Enfin, voyant que ses flatteries ni ses promesses ne pouvaient déterminer les fidèles à renoncer à leurs désirs et à leurs projets, Raimond déclara qu'il demeurerait en ces lieux avec tous les siens, jusqu'à ce que la chute et la ruine de la citadelle ennemie eussent vengé la mort de ses frères. [5,37] CHAPITRE XXXVII. Tandis que le comte persévérait dans ces intentions, et employait toute son adresse pour retarder le départ des pèlerins, un jour le duc Godefroi, Robert de Flandre, Tancrède et tous ceux qui marchaient à leur suite, ayant mis le feu à leur camp, abandonnèrent enfin le siège d'Archis et partirent avec beaucoup d'hommes du corps de Raimond, qui, fatigués depuis longtemps, ne demeuraient qu'à regret et désiraient avant tout se rendre à Jérusalem y car il y avait déjà deux mois et demi que ces derniers s'étaient établis autour des murs d'Archis, et ils y avaient demeuré dès le commencement du siège, avec le comte lui-même. Raimond, voyant que tout le peuple chrétien marchait avec le duc, que son corps même se divisait et qu'il ne restait qu'un petit nombre d'hommes au près de lui, suivit bon gré mal gré les traces du duc et des autres princes, et arriva avec ses troupes et tout le reste de l'armée sur les frontières de la ville de Tripoli ou Triple, située sur le rivage de la mer. Tous les pèlerins dressèrent aussitôt leurs tentes loin de la ville, afin qu'une si grande armée ne fit aucun dommage aux fruits de la terre et aux vignes des habitants. En effet, les princes réunis sous les murs d'Archis avaient reçu plusieurs fois des députés de Tripoli venant intercéder pour leur ville, apportant de nombreux présents et en promettant encore davantage, si les pèlerins voulaient ménager leur place et ses propriétés, et ne pas se conduire envers elle comme ils avaient fait à l'égard d'Albar, Marrah et plusieurs autres. Ce fut par ces motifs que l'armée chrétienne et tous ses chefs s'établirent loin de la ville, afin de voir quelles conditions, quels traités, quels présents leur seraient offerts par les habitants pour apaiser leur colère et gagner leur amitié. Le peuple ayant trouvé dans cette vaste plaine une grande quantité de cannes remplies d'un miel, que l'on appelle sucre, en exprimait le suc salutaire avec un extrême plaisir, et une fois qu'ils en avaient goûté, les pèlerins ne pouvaient se rassasier de sa douceur. Cette espèce de plante est cultivée tous les ans par les agriculteurs de ce pays avec un soin infini. A l'époque de la moisson, et lorsque la canne a mûri, les indigènes la broient dans des mortiers, font filtrer le suc qu'ils en ont extrait et le recueillent dans des vases où ils le laissent reposer jusqu'à ce qu'il soit pris et durci, présentant alors l'apparence de la neige ou du sel blanc. Ensuite ils le râpent pour le manger avec du pain ou le faire délayer dans l'eau ; ils le prennent ainsi en forme de boisson, et tous ceux qui en goûtent le préfèrent aux gâteaux de miel, comme plus doux et plus salubre. Quelques personnes disent que c'est cette espèce de miel que Jonathan, fils du roi Saül, trouva sur la surface de la terre, et qu'il osa goûter malgré les défenses. Le peuplé chrétien s'étant donc nourri du suc savoureux de ces cannes à miel, il trouva quelque compensation aux souffrances qu'il avait endurées par l'affreuse famine pendant les sièges d'Albar, de Marrah et d'Archis. [5,38] CHAPITRE XXXVIII. Le gouverneur de l'illustre et riche ville de Tripoli, ayant appris que les légions des fidèles avaient établi leur camp loin des murs et des portes de cette place, envoya des députés aux princes de l'armée, au duc Godefroi, à Robert comte de Flandre, au comte Raimond, et à Robert prince de Normandie, pour leur offrir des présents et leur demander de traverser paisiblement son territoire, ainsi que le territoire de Gibiloth et de la forteresse d'Archis. Après que les princes eurent tenu conseil, le gouverneur de Tripoli se rendit en bonne amitié à la tente du duc ; et offrant satisfaction aux princes en leur portant des présents et des paroles de paix, il leur donna un homme déjà âgé pour les conduire sur les bords de la mer et à travers les montagnes, dans des lieux inconnus et par des chemins remplis de sinuosités. Leur guide, en effet, les mena, après avoir quitté le rivage, à travers les gorges étroites des montagnes, par un sentier si resserré qu'un homme pouvait à peine marcher à la suite d'un homme, un animal à la suite d'un animal. Cette montagne, détachée de la chaîne plus éloignée, se prolonge sur une grande étendue de pays jusqu'à la mer. Une tour qui domine et commande la route par l'une de ses portes, s'élève au sommet de cette montagne : ce petit bâtiment ne peut contenir plus de six hommes, mais ils suffiraient à eux seuls pour défendre le passage contre tous ceux qui vivent sous le ciel. Lorsque l'armée chrétienne s'y présenta sous la protection du gouverneur de Tripoli, nul ne chercha à lui disputer le passage. Après avoir franchi ces gorges étroites et difficiles, sous la conduite et avec le secours de leur conducteur sarrasin, les pèlerins regagnèrent les côtes de la mer et arrivèrent à la ville de Gibiloth pour laquelle le gouverneur de Tripoli leur avait aussi demandé grâce. Ils en sortirent, conformément à leurs promesses, afin que l'armée n'y fît aucun dommage, et allèrent, à un mille seulement, passer la nuit sur les bords d'un fleuve aux eaux douces. Ils y demeurèrent toute la journée suivante, pour attendre l'arrivée des gens faibles et des traînards, fatigués par les difficultés de la marche dans un pays dénué de routes et couvert de rochers. [5,39] CHAPITRE XXXIX. Le troisième jour ils levèrent leur camp, et, continuant à marcher le long de la mer, ils arrivèrent vers une montagne et entrèrent dans un sentier singulièrement étroit : les pluies tombant par torrents du haut de la montagne l'avaient inondé et détruit, à tel point qu’on n'en voyait plus que la place, et cependant il fallait nécessairement y passer. Cette montagne est si constamment et si violemment battue par les eaux de la mer qui l'avoisine, qu'il n'y a aucun moyen d'appuyer à droite ou à gauche du sentier sans courir le risque de se heurter et d'être précipité dans le fond de la mer. Après avoir franchi cet étroit défilé, les Chrétiens passèrent à travers la montagne devant une nouvelle tour, inexpugnable comme la première, et comme elle abandonnée en ce moment par les Sarrasins chargés de la garder et qui avaient fui, frappés de crainte par Dieu même et non par les hommes. Vers le soir, les fidèles arrivèrent et s'arrêtèrent auprès de la ville de Béryte, ayant toujours leur guide sarrasin, qui les conduisait et marchait devant eux. Les habitants de Béryte, instruits de l'approche des Chrétiens et sachant que leur armée venait de camper dans la plaine, envoyèrent aux princes des députés porteurs de présents dignes d'être acceptés et de paroles de paix. Nous vous prions, dirent-ils, de passer paisiblement, sans détruire nos arbres, sans dévaster nos vignes et nos récoltes : si la fortune favorable vous permet d'accomplir vos desseins et de prendre la ville de Jérusalem, nous vous servirons de nos personnes et de tout ce que nous possédons. Apaisés par les prières, les promesses et les dons des habitants, les princes levèrent le camp avec toute l'armée des Chrétiens, et reprirent leur route sur les bords de la mer, à travers les défilés et les roches escarpées, qui sont incessamment battues par les tempêtes et les flots. [5,40] CHAPITRE XL. En sortant de ces passages étroits, ils descendirent dans une plaine, au milieu de laquelle est située la ville nommée Sidon et s'y arrêtèrent sur la rive d'un fleuve aux douces eaux, ils trouvèrent dans cette plaine d'énormes amas de pierres, au milieu desquels une foule de gens du peuple, pauvres et accablés de fatigues, se couchèrent pour se reposer. Mais quelques-uns d'entre eux, piqués par des serpents qu'on appelait tarenta, moururent de cette blessure, les membres enflés d'une manière extraordinaire et dévorés d'une soif insupportable. Des Sarrasins, se confiant en leur nombre et venant de la ville de Sidon, osèrent tenter de molester l'armée et tuèrent quelques pèlerins qui étaient allés sur le territoire de cette ville chercher des vivres et les choses dont ils avaient besoin. Les chevaliers chrétiens les repoussèrent vigoureusement : quelques-uns de ces ennemis périrent par les armes ; d'autres, espérant échapper en se jetant dans les eaux, furent noyés et étouffés par les flots. Il est hors de doute que les Chrétiens eussent pu assiéger cette ville et s'en emparer pour venger leurs frères, mais le désir qu'ils éprouvaient d'arriver à Jérusalem les détourna de cette entreprise. Tandis qu'un grand nombre de pèlerins étaient exposés aux plus grands dangers par suite des morsures brûlantes de ces serpents, qu'on trouvait en quantité dans le pays de Sidon, et que leur camp retentissait de gémissements et de plaintes, toutes les fois que quelqu'un d'entre eux venait à en mourir, les indigènes leur enseignèrent comme remède que tout homme piqué par un serpent devait aller trouver l'un des nobles et des puissants de l'armée, lequel, avec sa main droite, le toucherait et le serrerait, fortement au point où il aurait été blessé par l'aiguillon, afin que le venin ne pût se répandre dans tout le reste du corps. Ils leur donnèrent encore un autre moyen de guérison : c'était qu'un homme piqué allât, sans le moindre retard, coucher avec une femme, et de même une femme avec un homme assurant que l'un ou l'autre serait ainsi préservé du venin et de toute autre enflure. Le peuple chrétien apprit aussi des habitants du pays à frapper continuellement des pierres les unes contre les autres, et à faire choquer et retentir sans cesse leurs boucliers, afin que les serpents, effrayés par ce bruit continuel, les laissassent dormir en paix. Le lendemain, au point du jour, un Chrétien, chevalier issu d'une famille noble et nommé Gautier, du château de Verne, ayant pris avec lui quelques hommes de sa suite, se rendit dans les montagnes. Il y ramassa une grande quantité de butin, qu'il envoya à l'armée par ses écuyers et quelques-uns de ses compagnons, et lui-même, désirant en aller chercher encore plus dans un lieu tout entouré de montagnes, arriva, par un chemin étroit et dangereux, auprès de quelques grands troupeaux de bœufs gardés par des Sarrasins : ceux-ci l'enveloppèrent, et depuis ce jour on n'a plus su ce qu'il était devenu. [5,41] CHAPITRE XLI. Les princes chrétiens et tous les gens de l'armée, ne pouvant comprendre pourquoi l'illustre chevalier était si longtemps absent, demeurèrent encore le troisième jour sur le territoire de la ville de Sidon, pour attendra que cet honorable guerrier revînt des montagnes, ou qu'on pût du moins en savoir quelque nouvelle, mais, n'ayant pu rien apprendre sur son compte ni le premier ni le second jour, ils quittèrent enfin cette position. Ils traversèrent un pays de plaine, et marchèrent ainsi, suivant toujours leur guide, jusqu'à Tyr, que l'on appelle maintenant Sur, et, arrivés auprès de cette ville, ils campèrent au milieu des champs. Une source élevée au dessus d'un ouvrage en maçonnerie, construit en voûte, fournit une si grande abondance d'eau, qu'elle forme un ruisseau dès le point d'où elle jaillit, et qu'une armée entière ne pourrait venir à bout de la tarir. Le jour suivant, ayant quitté la ville de Sur, les pèlerins arrivèrent à Ptolémaïs, que les modernes nomment maintenant Accaron, parce qu'elle est la ville du dieu Accaron. L'ayant laissée à leur droite, sur les bords de la mer, ils allèrent passer deux jours et deux nuits sur les bords d'un fleuve d'eau douce, qui a son embouchure vers le même point. Là la route se partage en deux branchés, dont l’une, sur la gauche, conduit à Jérusalem, par Pâmas et le fleuve du Jourdain, l'autre prend à droite, et se prolonge sur les bords de la mer jusqu'àJérusalem. Mais, comme sur une armée de cinquante mille hommes, il y en avait tout au plus vingt mille qui fussent en état de combattre, les princes résolurent de ne point passer par Damas, tant à cause de la grande population turque réunie dans cette ville, que parce qu'au milieu de l'immense plaine de Damas, ouverte de toutes parts, les Chrétiens pouvaient se trouver sans cesse exposés aux attaques des ennemis. Ils choisirent donc la route tracée entre la mer et les montagnes, ou ils pouvaient passer en toute sécurité, couverts sur la droite par la mer, sur la gauche par des montagnes d'une élévation inaccessible. Ils dépassèrent d'abord la ville de Caïpha, ainsi appelée du nom de Caïphe, qui fut jadis chef des prêtres, et le même jour ils arrivèrent et dressèrent leurs tentes sur le territoire de Césarée, ville anciennement appelée la Tour de Straton, qu'Hérode fit ensuite reconstruire en l'honneur de César, et qu'il nomma pour cela Césarée. Au pied d'une montagne coule une source, qui traverse de là toute la plaine, et entre ensuite dans la ville : le duc Godefroi et Robert de Flandre firent dresser leurs tentes et s'établirent auprès de cette source. Le comte Raimond et Robert, prince de Normandie, demeurèrent séparés d'eux par un vaste étang, que forment les eaux de la même source, et campèrent assez loin sur les bords de ce ruisseau. Les pèlerins demeurèrent dans cette position quatre jours de suite, et célébrèrent religieusement le saint sabbat de la Pentecôte, et le jour où le Saint-Esprit descendit sur les Apôtres. [5,42] CHAPITRE XLII. Après avoir passé auprès de toutes ces villes sans leur faire aucun mal, et le second, le troisième et le quatrième jour de la semaine, les Chrétiens continuèrent leur marche sur le territoire et à travers la vaste plaine de Césarée de Corneille, située dans le pays de Palestine ; le cinquième jour ils établirent leur camp auprès du fleuve de la ville de Ramla ou Rames, et résolurent de dresser leurs tentes et de passer la nuit sur les bords de cette rivière. Robert de Flandre et Gaston de Béziers, ayant pris avec eux cinq cents jeunes chevaliers, se portèrent en avant, d'après les ordres de l'armée, pour aller reconnaître les portes et les murailles de la ville. Ils trouvèrent ses portes ouvertes et ne virent point d'habitants dans l'intérieur. Ceux-ci, en effet, instruits des malheurs que les Gentils avaient eu à souffrir lors du siège et de la prise d'Antioche, s'étaient tous sauves de devant la face des Chrétiens, fuyant à travers les montagnes et les déserts, et emmenant avec eux leurs femmes, leurs enfants, leurs troupeaux et leurs trésors. Les chevaliers, trouvant la ville de Ramla entièrement déserte d'habitants et de défenseurs, se hâtèrent d'expédier un messager auprès du peuple catholique, campé sur les bords du fleuve, afin d'inviter tous les pèlerins à venir prendre possession de la ville, et reposer leurs corps épuisés par de longues fatigues. Les Chrétiens, dès qu'ils eurent reçu ce message, partirent sans retard pour Ramla, y demeurèrent pendant trois jours, et se restaurèrent avec le vin, l'huile et la grande quantité de grains qu'ils y trouvèrent. Ils instituèrent évêque dans ce lieu un nommé Robert, et y laissèrent des Chrétiens pour faire cultiver les terres, instituer des juges, et recueillir les produits des champs et des vignes. [5,43] CHAPITRE XLIII. Le quatrième jour, dès le matin, les pèlerins quittèrent la ville de Ramla ; et, poursuivant leur marche, ils résolurent de s'avancer jusqu'au lieu où commencent les montagnes au milieu desquelles est située la ville de Jérusalem. Mais, arrivés en ce lieu, ils eurent à souffrir d'une grande disette d'eau. Instruits par leur guide sarrasin qu'il y avait des citernes et des sources d'eau vive dans le château d'Emmaüs, à trois milles au-delà, ils y envoyèrent un fort détachement d'écuyers, qui rapportèrent non seulement de l'eau en abondance, mais en outre beaucoup de fourrage pour les chevaux. Ils virent en ce lieu et dans cette même nuit une éclipse de lune, qui était la quinzième ; cet astre perdit complètement son éclat et se teignit en couleur de sang jusqu'au milieu de la nuit : tous ceux qui le virent en eussent éprouvé une grande frayeur, si quelques hommes versés dans la connaissance des autres ne leur eussent dit, pour les consoler, que ce prodige n'était point de mauvais augure pour les Chrétiens, et que cet obscurcissement de la lune, ce changement en couleur de sang, indiquaient sans aucun doute la destruction des Sarrasins. Ils assuraient en même temps qu'une éclipse de soleil serait un prodige dangereux pour les pèlerins. [5,44] CHAPITRE XLIV. Tandis que l'armée entière des Chrétiens était campée dans ces lieux, auprès des montagnes de Jérusalem, et au moment où le jour commençait à tomber, on annonça au duc Godefroi une dépuration des habitants chrétiens de la ville de Bethléem, et principalement des fidèles que les Turcs avaient chassés de Jérusalem, en les accablant de menaces, en les accusant de trahison, à l'occasion de l'arrivée des pèlerins dans ce pays. Ils venaient demander, au nom du Seigneur Jésus-Christ, que l'armée poursuivît sa marche sans aucun retard, afin de leur porter secours. Les Gentils, en effet, instruits de l'approche des Chrétiens, accouraient à Jérusalem de tous les points du royaume de Babylone, pour défendre, cette ville et massacrer les habitants. Le duc, ayant accueilli leurs supplications, et informé par eux des périls, de ses frères, choisit dans le camp et dans ses troupes environ cent chevaliers cuirassés, qu'il envoya aussitôt en avant, pour aller porter secours aux malheureux fidèles du Christ rassemblés à Bethléem. Ceux-ci montant sur-le-champ à cheval, pour se confirmer aux ordres du duc, marchèrent rapidement toute la nuit, franchirent un espace de six milles, et arrivèrent à Bethléem vers le point du jour. Les habitants chrétiens, informés de leur approche, se portèrent aussitôt à leur rencontre en chantant des hymnes de louange et faisant des aspersions d'eau bénite. ; ils reçurent les chevaliers avec de grands témoignages de joie, leur baisant les yeux et les mains, et leur disant : Grâces soient rendues à Dieu de ce que de notre temps nous avons vu les choses que nous avions toujours désirées ; savoir que vous, nos frères en Christ, vous soyez venus pour nous délivrer du joug de notre servitude, pour restaurer les lieux sacrés dans Jérusalem, et pour faire disparaître du lieu saint les cérémonies et les impuretés des Gentils. [5,45] CHAPITRE XLV. A peine les chevaliers chrétiens avaient-ils quitté le camp, que la renommée informa tous les chefs de l'armée de la députation que le duc venait de recevoir de Bethléem. Aussi l’on n'était pas encore arrivé au milieu de la nuit, que déjà tous les Chrétiens, grands et petits, avaient levé le camp et s'étaient mis en route dans un chemin étroit, à travers les gorges et les défilés des collines. Les chevaliers, ardents à se porter en avant, pressaient leur marche, afin de n'être pas retenus et obstrués dans ces passages resserrés par les gens de pied qui affluaient de toutes parts. Tous, petits et grands, se hâtaient, poussés par le même désir d'arriver promptement à Jérusalem. Les chevaliers qu'on avait envoyés à Bethléem revinrent et se réunirent à la marche de l'armée au moment où la première chaleur du soleil du matin sèche la rosée tombée sur l'herbe. Gaston de Béziers, s'étant échappé secrètement de l'armée pour se porter en avant, avec trente hommes habiles dans les combats et dans les embuscades, et, prévoyant que les habitants et les chevaliers de Jérusalem ne pouvaient encore être instruits de l'approche des pèlerins, lança ses chevaux sur le territoire et aux environs de cette ville, et ramassa beaucoup de butin qu'il ramena aussitôt. Cependant les citoyens et les chevaliers sarrasins, informés de cette tentative audacieuse, vinrent lui enlever son butin, et le poursuivirent, ainsi que ses compagnons, jusqu'au pied d'une roche élevée. Dans le même moment, Tancrède, qui se portait aussi en avant pour aller chercher des provisions, descendait de l'autre côté du rocher, et rencontra Gaston. Celui-ci lui ayant annoncé que les Sarrasins venaient de sortir de la ville et de lui enlever son butin, ce récit inspira à Tancrède un ardent désir de se mettre à la poursuite des ennemis. Tous deux réunissant aussitôt leur escorte, lancèrent rapidement leurs chevaux sur les derrières des Sarrasins, les poussèrent jusqu'à la porte de Jérusalem, enlevèrent une seconde fois le butin, et le ramenèrent auprès de l'armée chrétienne qui s'avançait à leur suite. Les pèlerins, voyant arriver ces bestiaux sous la conduite de ces deux chefs, leur demandèrent tous en même temps où ils avaient enlevé un si riche butin, et ceux-ci déclarèrent qu'ils venaient de le prendre dans la plaine de Jérusalem. En entendant prononcer le nom de Jérusalem, tous versèrent d'abondantes larmes de joie, heureux de se trouver si près des lieux saints, de la ville désirée, pour l'amour de laquelle ils avaient supporté tant de fatigues et de périls, et bravé la mort sous tant d'aspects divers. Leur ardent désir de voir de près la cité sainte leur fit promptement oublier tous leurs travaux et leur lassitude, et ils pressèrent leur marche plus qu'ils n'avaient coutume de faire. Ils avancèrent ainsi sans se ralentir, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés devant les murs de Jérusalem, chantant des hymnes de louange, poussant des cris jusqu'au ciel, et répandant des larmes de joie : l'armée était en ce moment forte de soixante mille individus environ, de l'un et de l'autre sexe. [5,46] CHAPITRE XLVI. L'armée très chrétienne étant arrivée en ces lieux avec ses bannières et ses armes de toute espèce, les portes de la ville furent aussitôt fermées par les chevaliers du roi de Babylone, la tour de David fut remplie de guerriers armés, et tous les citoyens se portèrent sur les remparts pour les défendre, et résister au peuple catholique. Le roi de Babylone, en effet, avait rompu le traité que les députés envoyés par lui à Antioche avaient conclu avec les princes chrétiens, et cela sans aucun motif, si ce n'est que le comte Raimond avait pris la ville de Tortose, et assiégé pendant plusieurs jours la forteresse d'Archis. Les Chrétiens voyant les troupes du roi, les fortifications de la ville et les dispositions des Gentils à résister, investirent les murailles en cercle et entreprirent le siège. Le duc Godefroi, puissant dans le conseil, et, par les forces de ses Teutons, terrible à la guerre, fut placé du côté de la tour de David, où les efforts de la défense devaient être plus grands. On décida en même temps que Tancrède qui l'accompagnait, et Raimond suivi de deux évêques d'Italie, et de toute son escorte, prendraient place avec Godefroi, en face de la porte de la même tour. Robert de Flandre, et Hugues de Saint-Pol, déjà chargés d'années, furent invités à s'établir avec leurs compagnons d'armes devant les murailles de la ville, sur le point qui descend vers la plaine. Robert, prince de Normandie, et le comte Breton, dressèrent leurs tentes près des murs, et chacun à son rang, vers le lieu où est situé l'oratoire du premier martyr Etienne. Le comte Raimbaud de la ville d'Orange, Louis de Monzons, Conon de Montaigu, et son fils Lambert, Gaston de Béziers, Gérard de Roussillon, Baudouin du Bourg, et Thomas de Féii, s'établirent aussi tout autour de la place. Le comte Raimond jugeant qu'il pourrait être plus utile sur un autre point, se retira de devant la tour de David, laissant seulement quelques-uns de ses hommes pour veiller sur les portes, et transféra son camp et ses tentes sur la montagne de Sion, pour entreprendre le siège de ce côté. Les princes français ayant ainsi disposé l'armée tout autour de la cité sainte, allèrent alors parcourir les environs, afin de né laisser aucune place vacante, et de se précautionner contre les pièges des ennemis, et ils arrivèrent bientôt sur la montagne des Oliviers. Ils y placèrent un poste d'hommes vaillants, pour éviter d'être attaqués à l’improviste de ce côté, et pour que les Gentils, placés en embuscade, ne pussent descendre par la montagne, et venir surprendre les Chrétiens. La vallée de Josaphat, qui est dominée par la ville et par ses édifices, ne put être occupée à cause de sa profondeur et de l'aspérité du terrain. On eut soin cependant d'y entretenir nuit et jour des postes, chargés de veiller sans relâche à la sûreté des fidèles.