[2,0] LIVRE SECOND. MUSE, lève-toi promptement, le soleil répand déjà ses feux sur les climats d'orient, hâte-toi donc de tourner tes pas vers moi, et de m'apporter ta lumière. Henri, homme puissant et brave, accourut de la Saxe au secours de Gozlin, évêque de Paris, apporta des vivres à ce prélat, et la mort à un nombre hélas! trop peu considérable des cruels Normands; il donna ainsi aux nôtres des moyens de soutenir leur vie, et fit sur les ennemis un immense butin. Une certaine nuit il pénétra dans le camp des Danois, et leur enleva beaucoup de chevaux. Cependant, au carnage affreux que fait Henri de ces brigands, de violentes clameurs et des frémissements de rage se font entendre; les nôtres alors renonçant aux douceurs du repos, garnissent les murailles; les Danois expirants poussent des cris perçants, et les citoyens redoutant d'avoir, comme de coutume, à supporter la fatigue ordinaire d'une lutte contre les barbares, leur répondent par de grands cris. Henri, à la fin, abandonne le camp des Danois ; et ceux-ci, faisant retomber sur-le-champ leur vengeance sur notre citadelle, l'attaquent avec leurs pieux, et nous rendent leur présence funeste. Nos guerriers ouvrent les portes; alors s'engage un combat violent et corps à corps; les boucliers et les épées volent en éclats; la vie chérit les nôtres et abandonne les Danois ; la mort s'attache à nos ennemis, et la vie favorise nos amis; enfin nos citoyens goûtent les douceurs du repos, et les misérables Normands s'abandonnent à la fuite. Tandis cependant que le roi Sigefroi et Eudes confèrent ensemble, une troupe nombreuse de féroces Danois accourt, et s'efforce de s'emparer d'Eudes par surprise, et de l'entraîner loin de la tour; mais lui leur porte d'abord de grands coups; puis, d'un saut agile, repasse le fossé, quoique chargé de sa javeline et de son bouclier, fait volte-face, et continue de combattre en héros, comme il l'a toujours fait, les siens s'élancent vers leur chef, en le comblant d'éloges, et tous contemplent avec étonnement ses-nobles exploits. Alors Sigefroi, qui voit les nôtres se présenter pleins d'audace au combat, crie à ses compagnons : « Quittez ce lieu, il ne nous est pas donné de rester ici plus longtemps ; le mieux est de nous en éloigner au plus vite. » Aussitôt qu'Henri s'est retiré dans ses États, les barbares abandonnent les terres de Saint-Germain le Rond et passent sur celles du saint du même nom dont les bienfaits me nourrissent ; ils osent s'y établir, et environnent son pré de retranchements; de toutes parts, ce saint, mon seigneur, quoiqu'il ne soit souillé d'aucun péché, se voit enfermé dans des murs comme un voleur dans sa prison, et sans doute, en punition de nos fautes, sa haute église est de tous côtés entourée d'une muraille. Cependant Sigefroi, ce roi dont on a déjà parlé, accepte soixante livres de l'argent le plus pur, consent à ce prix à se retirer loin de nous, veut que tous les Normands l'accompagnent, et brûle du désir de comparer la douceur des eaux de la tranquille Seine à l'amertume des flots de la mer, et de montrer aux siens comment la bouche de l'Océan engloutit la queue blanchissante du fleuve, et comment celui-ci frappe de ses nageoires la tête du dieu des mers. Mais les siens refusent de le suivre. « Allons, puissants Danois, leur crie-t-il, allons, courage, attaquez donc de tous côtés les murs de Paris; cernez de toutes parts, en vaillants guerriers, sa citadelle; [2,50] accablez ses tours sous les coups de vos flèches formidables et de vos membres robustes; que chacun apporte des pierres ; que chacun lance à l'envi des traits : je prendrai sur moi de rester spectateur de ce combat. »A peine a-t-il fini de parler, que tous se lèvent; ils arrivent jusque dans les îles sur lesquelles repose la ville ; armés de glaives meurtriers, ils entourent nos murailles. Les nôtres cependant sortent des portes, se rangent au pied des tours, et tuent à l'ennemi deux de leurs rois et beaucoup d'hommes d'un moindre rang. Bientôt les infidèles fuient à l’envi, et la victoire demeure aux adorateurs du Dieu véritable. Le fleuve de la Seine nous prêtant son secours, enfle ses ondes, engloutit au fond de ses abîmes ces malheureux, et les fait descendre dans l'Averne. Sigefroi triomphe, insulte aux mourants par ses rires et leur dit : « Braves guerriers, assiégez donc actuellement ces remparts; emparez-vous de la ville et prenez la mesure des demeures que vous devez habiter ici désormais. Quant à vous, crie-t-il aux siens, partons, le temps approche où nous nous féliciterons d'avoir quitté ces lieux. » Sans tarder davantage, et plein de joie, il abandonne les rives de la Seine, emportant avec lui le prix de sa retraite; et les autres eussent reçu comme lui de semblables présents s'ils s'en fussent rendus dignes. Quelle oreille pourra s'ouvrir sans peine pour entendre ce que je vais dire? Que la terre, la mer, le ciel et le vaste univers gémissent, l'évêque Gozlin, le ministre de Dieu, ce héros plein d'humanité, est passé au Seigneur; il s'est élevé vers les astres, dont il a lui-même le brillant éclat, celui qui fut pour nous une ferme citadelle, un bouclier, une javeline à deux pointes aiguës, un arc redoutable et une flèche rapide et sûre. Hélas! tous nos yeux épuisent péniblement leurs sources de larmes, et la crainte déchire tous nos cœurs accablés par le chagrin. Dans ce même temps mourut également Hugues, prince et abbé tout à la fois ; et ceux de Sens se virent aussi enlever leur docte évêque Evrard. Ce fut encore alors que les ennemis, parvenus au comble de leur joie, s'y abandonnèrent avec transport ; leurs sentinelles déclarèrent en effet avoir vu, pendant le silence d'une nuit humide et noire, l'ombre de Germain, toute brillante d'un éclat éblouissant, et portant un fanal où étincelait une vive lumière, parcourir l'espace étroit du tombeau où le saint a été enseveli et que ses membres ont rempli d'une divine odeur. Le temps des solennités de la fête de ce saint approchait; les Normands alors renouvellent ironiquement aux défenseurs des forts de Paris leurs reproches de ce qu'ils ne célèbrent pas ces saintes pompes ; puis, animés d'un esprit d'insulte, ils se répandent dans la campagne, font rouler à travers les champs un chariot chargé de gerbes de grain, et pressent cruellement de l'aiguillon les flancs des bœufs qui le traînent. Mais tout-à-coup ces animaux boitent sans qu'on puisse apercevoir en eux aucune cause de cet accident. Les Normands alors attachent au chariot plusieurs autres bœufs, puis d'autres encore; les malheureux taureaux tirent à l'envi des cornes et des épaules; déjà leurs flancs sont rougis de leur sang ; mais tous leurs efforts ne peuvent ébranler les roues attachées à la terre; les Danois restent frappés d'étonnement à la vue de ce miracle opéré par notre seigneur Germain. Les taureaux sont alors détachés, et le cruel aiguillon demeure inactif. Le lendemain le chariot est déchargé des gerbes, dépouilles de nos champs, et sur-le-champ les roues reprennent leur mouvement et tournent sur leur axe. L'un de ces Normands, condamné à être égorgé ; s'était réfugié dans le temple du même saint et tenait embrassée sa statue. [2,100] Mais le malheureux est chassé sans pitié de cet asile et livré à la mort par les siens. Malheur à ces impies! Ils avaient accablé ce malheureux et furent accablés à leur tour; le sort qu'ils avaient fait éprouver à leur compagnon, tous l'éprouvèrent justement, grâces aux mérites de Germain; ils ne trouvèrent en lui qu'une pitié semblable à celle qu'ils avaient montrée, et furent cruellement punis par le ciel d'avoir poussé l'audace au point de violer l'église. Les Danois alors, pleins d'une crainte respectueuse pour le saint lieu, y établirent des prêtres charges d'y célébrer la messe et les offices sacrés aux heures marquées, et défendirent d'un commun accord que qui que ce fût se permît d'en rien enlever. Un d'eux, enfreignant cet ordre, prit et étendit sur son propre lit une des nappes d'autel de l'église. Par un miracle qui n'a rien de semblable à aucun autre, on trouva sous cette nappe tout son corps manifestement rapetissé et revenu à l'état de l'enfance ; de tous ceux qui l'ont bien connu auparavant, nul ne peut absolument le reconnaître; on cherche avec étonnement où se sont cachés ses veines et ses nerfs, comment ses os et leur moelle ont disparu, et comment ses entrailles se sont renfermées dans la cavité d’un ventre si petit. Chose admirable! cet homme, qui passait pour le plus grand des Danois, remarquables par leur haute taille, tous le voient maintenant, à l'heure de sa mort, le plus petit des enfants ; et c'est dans cet état que la vie l'abandonne, et que, furieux de désespoir, il descend en gémissant chez les ombres. Un certain homme goûtait du plus profond de son cœur les douceurs du repos au milieu des ombres de la nuit; le même saint, très cher au Seigneur, lui apparut, il le vit prendre dans sa main, à la prière de saint Marcel et de saint Cloud, une eau limpide, la bénir, et en arroser la ville en faisant tout le tour de ses murailles. Le même saint découvrit ensuite son nom à cet homme, annonça que la ville pouvait concevoir d'heureuses espérances, et disparut de devant la face de celui qui le contemplait. Dans la même cité de Paris, était un noble homme, tombé dans un extrême amaigrissement, et à qui le souffle même échappait, tant il craignait de mourir et de voir le Châtelet pris par les Normands. Vers ce même temps, un songe lui fit voir ses concitoyens décidés à l'abandonner, et la ville lui paraissait désertée par tous ses habitants : tout-à-coup, un clerc, d'une admirable beauté, et dont le visage brillait de l'éclat le plus serein, se présente à ses yeux, et, lui dit du son de voix le plus doux : « Que crains-tu? Lève-toi, laisse là tes indignes frayeurs; regarde cette multitude de citoyens, ils ne pensent plus à la fuite, et sont prêts à combattre. » Cet homme se lève, vif et dispos, et voit en effet les remparts garnis de bataillons de jeunes guerriers couverts de leurs casques. La même voix tonne alors aux oreilles des gardes qui veillent à la défense de Paris. « Je suis Germain, leur dit-il, l'évêque de cette cité; prenez courage, ne craignez rien, elle ne deviendra pas la proie de ces impies dévastateurs. » Le saint parle, et cet homme retrouve la respiration ainsi que l’embonpoint; le bienheureux parle, et ce malade est délivré de sa funeste maladie ; le ministre de Dieu parle, et le moribond se levant de sa couche, marche, entièrement guéri de ses maux par les paroles de l'habitant des cieux, et explique lui-même la vision qu'il a eue pendant la nuit. Un autre jour, tandis que les soldats servant sous la bannière du saint portaient son corps autour des murailles de la ville, et que tous les citoyens suivaient en formant la haie, et adressaient par des chants éclatants leurs vœux et leurs prières au Dieu tout-puissant, [2,150] l'un des porteurs des saintes reliques, nommé Gozbert, est tout-à-coup frappé d'une pierre par un des étrangers; mais celui qui a lancé le coup meurt, précipité dans les ombres du Tartare, et celui qui l'a reçu n'éprouve, grâces au secours du saint, d'autre mal que celui du choc de la pierre. Cependant Paris, en proie à toutes les horreurs d'un cruel carnage, est tourmenté au dehors par le glaive de l'ennemi; au dedans, hélas! une peste mortelle étend ses funestes ravages sur la foule des nobles, et nous n'avons pas, dans le voisinage, de terre où nous puissions donner la sépulture aux cadavres des mourants. Il n'y a point de jour où les habitants de la ville et les féroces ennemis, campés dans les faubourgs, ne se livrent quelque combat, et aucun jour ne se passe sans faire descendre dans les antres de l'enfer des hommes morts de la peste. Dans ces tristes circonstances, Eudes, celui qui doit bientôt régner, est envoyé pour presser Charles, ce roi des Francs dont on a parlé plus haut, d'accourir en toute hâte au secours de Paris. De tous les grands il ne resta dans cette ville que le vaillant abbé Ebble, dont le nom a souvent brillé ci-dessus dans ces vers. Un certain jour, au lever de l'aurore, ce guerrier ordonne à six de ses cavaliers de prendre les armes et le costume des Danois; ils passent la Seine, volent à travers les campagnes, parcourent la plaine, et tuent un nombre égal de Normands tout armés, mais ensevelis dans un funeste sommeil, un grand bruit s'élève soudain dans le camp ennemi; aux cris affreux que poussent les mourants, les féroces Danois prennent leurs boucliers, et les nôtres regagnent leur barque. Nos troupeaux paissaient le long des rives qui baignent les terres de Saint-Denis; les Normands, qui souvent les avaient convoités, tentèrent de les enlever; mais constamment l'abbé Ebble marcha contre eux pour leur fermer le passage, et une certaine fois il perça d'un trait le comte qui les commandait ; les barbares alors abandonnèrent ces rives, emportant avec eux le cadavre de leur chef; et bientôt après, le même Ebble fit sortir encore de la citadelle six cavaliers qui dans un rude combat tuèrent sept ennemis. Cependant les citoyens allaient fréquemment, par les nuits les plus noires, attaquer les gardiens des troupeaux de l'ennemi, mettaient les uns en fuite et égorgeaient les autres; ces attaques, ils les répétaient souvent; et pour donner de leurs succès des preuves auxquelles on pût croire, ils apportaient dans la ville des Danois morts, et y en amenaient d'autres encore pleins de vie. Une certaine fois cependant, trois cents des cruels ennemis pénètrent en leur manière accoutumée dans l'île, et jusque dans l'intérieur des murs qu'on y a bâtis; neuf d'entre eux tombent sur-le-champ sous le glaive de deux de nos guerriers, et trente reçoivent des blessures si profondes qu'il n'est donné à aucun d'eux de voir la lumière du quatrième jour d'après. De notre côté, deux des combattants goûtèrent seuls les douceurs d'une mort glorieuse, et portèrent jusqu'aux astres leurs pas bienheureux; l'un fut le vieux Sigebert, et l'autre le jeune Segevert. Après ces événements, le vaillant Eudes paraît tout-à-coup sur les hauteurs de Montmartre, entouré de trois bataillons de soldats armés de casques; le soleil, qui, dédaignant le lit de pourpre du vaste Océan, commençait à paraître, lança l'éclat de ses rayons sur les boucliers de cette troupe; et cet astre, qui chérit Eudes, avant de répandre sa lumière sur ses compagnons, salue ce guerrier, [2,200] l'amour des citoyens, et que tous brûlent de revoir. Cependant les ennemis, animés r le désir de lui fermer l'entrée de la tour, passent la Seine, et couvrent les rives d'alentour ; mais Eudes, monté sur son coursier, s'ouvre un passage à travers les féroces Normands, franchit les portes qu'Ebble lui tient ouvertes, rejoint ainsi les défenseurs du fort, et par ce noble fait d'armes frappe d'étonnement tous les spectateurs. Le cruel ennemi suit par derrière et presse vivement les compagnons d'Eudes, qui s'efforcent de rentrer en toute hâte à Paris, sur les traces de leur chef. Alors Adalelme, ce même comte dont on a déjà parlé ci-dessus, et qui était à plus de deux lieues, s'avance à la rencontre des Danois. « Courage, crie-t-il aux siens, mieux vaut courir au devant de ces barbares que de souffrir qu'ils nous attaquent ici. » Ainsi dit Adalelme. La race détestée prend aussitôt la fuite, et la victoire demeure aux nôtres ; les écus résonnent, les dards volent, les champs se couvrent des cadavres des Danois que moissonne le glaive destructeur d'Adalelme; il ne leur donne aucun relâche qu'il ne les ait forcés de repasser le fleuve, et revient ensuite victorieux et triomphant. Alors fut tué Henri, souvent nommé plus haut, qui voulait assiéger les Danois dans leur propre camp. Alors aussi Sinric, un de leurs rois, s'efforçant de traverser la Seine pour rejoindre les siens, refusa deux des trois barques qui se trouvaient prêtes, et se plaça dans la troisième avec cinquante de ses compagnons; mais il fit naufrage, disparut au milieu du fleuve, et trouva la mort au fond de l'abîme liquide où lui et les siens plantèrent ainsi leurs tentes. Il avait dit qu'il dresserait son camp dans le lit de la Seine, et aux lieux où elle prend sa source, avant de se résoudre à quitter le territoire de l'empire des Francs ; et ce qu'il avait dit, Dieu voulut qu'il l'exécutât ainsi. Enfin, au moment où le soleil, parvenu au milieu de sa course, brûle l'univers de tous ses feux, où la terre est dévorée de la soif, où l'ombre plaît le plus aux troupeaux, et où un doux zéphir rafraîchit de son souffle les agréables forêts, tous les forts de Paris furent entourés d'une foule d'ennemis avides de nous apporter la mort. On combattait de tous côtés; les murs, les tours, les ponts, avaient à se défendre tous en même temps ; et l’onde livrait à la terre d'horribles batailles. Les clairons, de leur voix tonnante, avertissaient les citoyens de quitter les plaisirs de la table. « Allons, leur crient les trompettes, abandonnez tous les festins. » Une terreur générale s'empare de la ville et de ses habitants ; dans Paris, il n'est aucun lieu où la guerre n'exerce ses fureurs. Les traits et les éclats de pierre que lancent les catapultes volent contre les tours, aussi serrés que la pluie qui tombe sur les champs, et les boucliers gémissent sous les coups de balles d'un plomb pesant et d'immenses quartiers de roche. Tels sont les tristes présents que ne cessent de nous faire les Danois; mais de leur côté les nôtres dirigent contre ces cruels ennemis les balistes, les pierres rapides et les flèches légères. Tous ces instruments de mort que font voler l'un et l'autre parti remplissent au loin le vide de l'air, et on les voit flotter suspendus entre le ciel et la terre. Mars, fier et audacieux, étend de plus en plus son empire. Les reliques de Geneviève, la vierge du Seigneur, sont postées alors à l'entrée de la ville; et sur-le-champ, grâces aux mérites de cette sainte, les nôtres obtiennent l'avantage, et chassent loin d'eux à coups de traits les assiégeants. [2,250] Ce succès, ce fut Gerbold, grand de courage, mais petit de taille, qui l'obtint, quoiqu'il ne fût accompagné que de cinq hommes armés; jamais, en effet, il ne déchargea contre la terre la gueule de sa catapulte sans faire couler des torrents de sang. Dans les autres parties de la cité se livrent de vifs combats; partout on entend au loin les boucliers crier et les casques craquer sous les coups; nous luttons vaillamment, mais les Danois luttent plus rudement encore. Les nôtres, épuisés par les fatigues de la bataille, perdent enfin courage. Oh douleur! tous pleurent, tous poussent de profondes lamentations; la vieillesse que l'âge a blanchi, et la jeunesse brillante des fleurs du printemps, gémissent à l'envi; les moines pleurent; il n'est pas un clerc qui ne fonde en larmes; les cris tonnent dans l'air, et les plaintes s'élèvent jusqu'à la voûte éthérée. Les nôtres, craignant que l'ennemi ne s'empare de la ville, laissent voir toute la tristesse de leur âme, tandis qu'ivres de joie et persuadés qu'ils vont se rendre maîtres de nos murs, les cruels Normands insultent au ciel par leurs rires bruyants. Les femmes sanglotent, s'arrachent les cheveux, ou balaient la terre de leur chevelure en désordre. Hélas ! elles mettent en pièces les vêtements qui couvrent leur sein, et se meurtrissent de leurs poings; dans leur affliction, elles déchirent de leurs ongles leur triste visage ; et d'une voix pleurante, toutes supplient Germain en ces termes : « Bienheureux Germain, prête ton appui à tes enfants; autrement, il nous faudra mourir aujourd'hui; ô grand saint, secours-nous sans tarder, et à présent même; secours-nous, nous périssons. » La terre répète le nom de Germain ; le fleuve, ses rivages, et tous les bois d'alentour font entendre également ces cris : « O saint Germain, aie pitié de nous, nous t'en supplions. » Les cloches des temples résonnent et font entendre de lugubres accents. La terre s'émeut à ces cris, le fleuve redit ces gémissements, et la cité, qui craint de voir le jour prochain éclairer sa ruine, se désole et répand des larmes amères. Mais voilà que tout-à-coup Germain, digne de la vénération de tout l'univers, se rend, sans tarder, à nos vœux, vole en personne à notre secours, se porte aux lieux où Mars livre les plus grands combats, et contraint les porte-enseignes des Danois à servir de pâture à la mort. Il chasse ensuite la foule des assiégeants loin de la ville et du pont tout ensemble ; la grande tour se réjouit en voyant son seigneur, évêque devant ses portes; nos braves, fatigués, reprennent alors leurs forces et rivalisent à qui résistera les armes à la main aux cruels ennemis qui abandonnent les remparts et le pont et reviennent vers la tour; mille d'entre eux l'assiègent, et leur grand nombre empêche seul que tous puissent à la fois prendre part à l'attaque; mais leurs entrailles, transpercées par une foule de glaives, tombent sur la terre comme la pluie tombe du ciel, et leurs compagnons les reportent expirants sur leurs vaisseaux. Déjà l'océan recevait dans son sein le soleil qui descendait vers le palais de marbre de Thétis; alors, par les mains des Danois, un violent incendie s’allume au pied des portes de la tour; bientôt les flammes ceignent le faîte élevé de la forteresse, et l'ennemi nous combat en même temps par le fer et le feu. Les nôtres abandonnent la citadelle, et ordonnent d'en ouvrir toutes les portes, aimant mieux affronter une mort glorieuse que de s'en remettre à la foi des perfides Normands. [2,300] Personne ne resta sur la tour, à l'exception d'un seul religieux du saint dont nous avons parlé si souvent : cet homme, tenant au dessus des flammes le bois de la céleste croix, a vu de ses yeux et raconté les merveilles qu'on va rapporter, mais que cachait aux autres l'épaisse fumée qui enveloppait le signe de la rédemption. Quoique les portes fussent ouvertes, le feu, sans défense contre la croix, mourut tout-â-coup sans qu'on l'étouffât par l'épée, ni qu'on l'éteignît avec le secours de l'onde; les barbares prirent promptement la fuite; ces cruels traînèrent avec eux les cadavres de beaucoup des leurs, et Mars suspendit sur ce point ses fureurs. Cette victoire, les nôtres la durent à la vertu de la sainte croix et aux mérites de l'auguste évêque Germain, dont les reliques furent rapportées à la basilique du martyr Etienne, par le peuple plein de joie et chantant à haute voix : « Nous te louons, grand Dieu, et nous te reconnaissons pour le Seigneur. » Ce saint, autrefois illustre évêque de Paris, est aujourd'hui la sauvegarde de cette cité, qui passe ainsi alternativement de la tristesse à la joie. L'âme agitée par sa colère contre les Danois, aussi profondément que l'est la mer par le vent d'ouest, le roi Charles dit à six cents Francs : « Hâtez-vous de vous rendre vers cette ville, lieu qui convient à nôtre séjour. Ces brigands oseront-ils donc commettre de tels méfaits sous mes yeux? » Sur-le-champ les Francs obéissent à ces ordres. Tandis qu'ils suivent le chemin qui mène à l'église du saint prélat, les infidèles marchent sur leurs traces, rassemblent des troupes derrière eux, et les attaquent; mais les nôtres les battent; les Normands fuient et meurent. La foulé des fuyards cherche un asile dans des temples qui avoisinent les murs. Tout-à-coup deux de nos guerriers (je raconte un fait merveilleux) se précipitent dans une de ces églises, ne la quittent qu'après l'avoir remplie de morts, reprennent ensuite leurs chevaux, sautent dessus et vont se réunir à leurs compagnons. C'est ainsi que six cents des nôtres couvrirent de trois mille cadavres ennemis l'espace situé entre la Seine et Montmartre, et revinrent sains et saufs. La gloire de ce succès fut décernée par la renommée aux frères Théodoric et Aledramne, deux des grands du royaume. Alors le prince que nous chantons, l'empereur Charles, arrive entouré de guerriers de toutes les nations, aussi brillants que les astres dont resplendit le ciel, et suivis d'une foule immense de peuples parlant diverses langues. Il fixe ses tentes aux pieds de Montmartre et près de la tour. Son premier soin est de donner pour pasteur à l'église de Paris, veuve depuis si longtemps de son évêque, le noble et illustre Anschéric, qui a su se distinguer et se faire honorer par la possession de toutes les saintes vertus. Ce monarque veut bien consentir ensuite que les barbares se retirent dans le pays de Sens et reçoivent sept cents livres d'argent, à la condition de retourner dans leur sauvage empire, au mois de mars; car à cette époque novembre tenait la terre engloutie sous les glaces. Ces choses réglées, Charles, qui bientôt devait mourir, s'en retourna. Dis maintenant, ô Bourgogne, les noms de ces barbares dont tu as souffert les coups; jusques là, peu accoutumée à la guerre, tu ne les connaissais pas, à moins que la Neustrie, unissant à tes fils quelques-unes de ses nobles filles, ne t'entretînt de leurs fureurs; mais à présent tu sais ce que sont les Normands. En quittant la Bourgogne, les Normands revinrent dans le pré, si souvent cité, de Germain, y dressèrent leur camp et respectèrent comme auparavant le temple du saint. Vers ce temps, ce Germain, mon seigneur, rendit à quatre malheureux [2,350] l'ancien usage de leurs membres raccourcis et retirés d'une manière effroyable, restitua le mouvement à leurs organes et à leurs fibres, voulut que leurs genoux et leurs pieds se redressassent et reprissent leur état naturel qu'ils avaient perdu depuis longtemps, et redonna aux yeux éteints de l'un d'eux la faculté de revoir les rayons du soleil répandant leurs feux sur l'univers. Du fond du comté de Bessin, et à travers l'armée des barbares, vint, quelque temps après, au même temple, une femme également aveugle; mais, grâces au mérite du bienheureux, elle arriva sans qu'il lui eût été fait aucun mal et recouvra la vue. Auprès des pieds du saint est un puits dont les eaux offrent un prompt et sûr remède contre la douleur de la fièvre, à quiconque les boit avec une foi entière en son secours. Une Normande, voulant faire du pain pour les siens, ordonne qu'on lui apporte par force, et à titre de tribut, l'eau de ce puits que le prêtre, gardien du temple, vendait fort cher aux malades, mais à peine le pain est-il mis au feu, qu'il prend la couleur rouge du sang. Peu après, une autre Danoise, c'est un fait connu, voulant avoir de force de cette eau, ne puisa que du sang. Qui pourrait, au surplus, raconter tous les miracles d'un si grand saint? Quand j'aurais mille bouches et autant de langues, quand elles rempliraient l'air et feraient retentir le ciel de leurs paroles, je serais hors d'état de rapporter les faits merveilleux du saint qui, me sert de père, et d'en dire même le nombre. Ce saint est Germain ; s'il ne lui a pas été permis de briller plus longtemps sur la terre, il y a fait du moins des miracles, dont les hommes ne peuvent trop s'étonner. Dès le sein de sa mère, et avant même de voir la lumière, il lui fut donné d'opérer des prodiges et de pratiquer la plus haute vertu. Lecteur, lequel de tous les saints a jamais produit de si grandes choses? Il n'y a peut-être que saint Jean-Baptiste; j'y consens, si vous le voulez; mais alors qu'on vous tienne donc, mon patron Germain, pour l'égal de ce saint fameux; car lui aussi a rappelé trois morts à la vie et a rétabli leurs âmes dans les demeures corporelles qu'elles avaient déjà quittées. Dis, cité de Paris, quels sont les héros qui t'ont défendue ? « Eh ! qui aurait pu me sauver, répond cette ville, si ce n'est l'évêque Germain, qui fait toute ma force et est l'objet de tout mon amour ? Après le Roi des rois et la sainte mère de Dieu, c'est lui qui fut mon véritable roi, mon pasteur et mon valeureux comte ; lui seul est encore mon glaive à deux tranchants, ma catapulte, mon bouclier, mon large rempart et mon arc rapide. Les peuples chantent ses miracles; c'est assez. Que la faible voix de Philomèle ne s'épuise pas à les célébrer. » Cessons donc de dépeindre dans nos chants la série des œuvres admirables de ce saint. Disons comment les bataillons normands, peu retenus par un traité fragile, ne voulurent pas quitter les frontières de France, pour se retirer dans leurs antres. Ils avaient envie, ô Bourgogne, de remonter de nouveau, tout en retenant l'argent qu'on leur avait donné, le cours de la Seine dans ta contrée, où ne sont point de terres stériles. Mais ce désir, ils le dissimulaient et le tenaient caché. Ce qu'ils firent ensuite demeurait enseveli dans leur cœur, et ce qu'ils annonçaient n'était que dans leur bouche. Ils pensèrent donc qu'il leur serait facile de traverser les ponts secrètement, en mettant leurs barques en mouvement. La nouvelle en est bientôt apportée à l'évêque Anscheric, au milieu de son repas. Une foule de guerriers étaient assis à la table [2,400] au moment où l'aiguille du cadran regardait la voûte du ciel que le soleil partageait en deux parts égales et inondait de flots de lumière; tout-à-coup Paris s'écrie que les Gentils fendent les ondes de la Seine avec leurs rames et remontent les flots vers l'orient. Ebble et Anscheric, dédaignant les plaisirs de la table, se lèvent, crient aux armes, se portent sur la rive et font pleuvoir les traits. Ebble tire la corde de son arc; la flèche part; le pilote du bâtiment qui marche le premier reçoit le coup dans l'aisselle, à travers un petit trou, percé dans la barque par une tare. Le conducteur de la flotte périt, et est ainsi englouti dans les flots. Ainsi les Normands, véritables acéphales, puisqu'ils s'arment contre le Christ, vrai chef de ce monde, perdent leur chef, et s'arrêtent sous les murs de la citadelle. Alors ils demandent grâce, et s'obligent, sous la foi du serment, et en donnant des otages, à ne toucher aucun autre rivage que celui de la Seine, et à se retirer promptement, comme ils devaient le faire avant. Ils étaient convenus, en effet, de nous laisser tout le terrain que baigne le fleuve tranquille de la Marne, que nous appelons communément notre barrière. Les nôtres tremblaient que les Danois ne la violassent; mais, par suite de ce traité, amis et ennemis se réunirent sur une place qui leur était commune à tous; ils avaient les mêmes maisons, un seul pain et une seule boisson, s'arrêtaient dans les mêmes lieux, suivaient les mêmes routes et partageaient les mêmes lits; voir ainsi les deux peuples mêlés ensemble, c'était pour tous un sujet d'étonnement. Ce traité, les Danois l'exécutèrent d'abord en se rendant chez les Sénonais, et ils s'y montrèrent fidèles jusqu'au moment où leurs barques, emportées par les flots et secondées par un vent favorable, eurent eu le bonheur d'atteindre, en dépit de nos murailles, les eaux supérieures de la Seine. Hélas! ils emmenèrent avec eux, le long des rives, vingt Catholiques, et leur arrachèrent la vie, soit en les massacrant, soit en les faisant périr sous les courroies. Après en avoir tenu deux autres dans leur propre camp, privés de toute nourriture, ils les entourèrent de charbons ardents, et leur firent souffrir ainsi une mort dont les nôtres avaient espéré se garantir à force de prières. Bientôt les barbares franchirent les barrières fixées, se rirent des habitants de Sens, et sillonnèrent avec leurs navires les flots de la Marne. La nouvelle en est envoyée a Paris. Mille cris et mille gémissements sortent de toutes les bouches. Toute paix cesse, tout traité est rompu entre les Normands et nous. Sur-le-champ les citoyens parcourent à l'envi la ville et la place publique, et cherchent s'ils n'y verront pas paraître quelques-uns de ces barbares. Heureusement on en découvrit cinquante, qu'on accabla de blessures. Celui qui se fit surtout remarquer contre eux fut l'abbé Ebble, fameux guerrier, distingué par ses connaissances dans les lettres, et propre à tout, s'il n'eût été trop avide de richesses, et trop abandonné aux plaisirs de la volupté. Quant à l'évêque Anscheric, au lieu de faire tuer, comme il l'aurait dû, ceux qu'on avait pris, il leur permit de s'en aller, par respect pour le traité. Les ennemis tombèrent ensuite sur les gens de Meaux, et cernèrent leur ville. Cependant Charles, ayant cessé de régner et de vivre, était tristement descendu dans les entrailles profondes de la riche terre. Eudes reçut alors avec joie, par le consentement et la faveur du peuple franc, le titre et la dignité de roi, le sceptre et le diadème. La France s'en réjouit, quoiqu’Eudes fût Neustrien ; elle ne pouvait trouver en effet aucun de ses propres enfants semblable à ce prince. La Bourgogne, quoiqu'un duc ne lui manquât point, [2,450] ne refusa pas de reconnaître cet illustre fils de la Neustrie, et Eudes eut ainsi l'honneur de réunir sur sa tête triomphante une triple couronne. Il se rendit en outre en toute hâte chez les astucieux Aquitains, les soumit promptement à son pouvoir, et regagna le royaume des Francs. Les Normands étaient alors campés sous les murs de la ville de Meaux. Cette cité avait pour évêque Segemond, et pour comte Teutbert, vaillant guerrier, frère du prélat Anscheric. Ni le jour, ni la nuit ne laissaient de repos à ce héros, les armées ennemies l'attaquaient sans cesse et de tous côtés; cependant il leur résista, longtemps et courageusement. Toutes les fois qu'il sortait des murailles pour fondre sur les féroces Danois, il faisait éprouver à leur troupe cruelle des pertes innombrables, et je ne pourrais dire combien de porte-drapeaux tombèrent sous ses traits. Mais ô douleur! ce brave guerrier, n'étant pas secouru par son prince, succomba un jour qu'il se précipitait au milieu des armes meurtrières des Normands, et la ville souffrit alors toutes les horreurs de la destruction, et vit son évêque réduit en captivité. Ce fut sous ces tristes auspices que commença le règne d'Eudes. Enfin les Danois volent de nouveau vers les murs élevés et sûrs de Lutèce. Alors Eudes y appelle tous les guerriers qui lui sont soumis et habitent ses États; ce grand prince en réunit un nombre qu'on ne saurait compter. Les Francs superbes accourent, la tête haute; tu te présentes aussi, Aquitain, renommé par ta finesse et les traits acérés de ta langue; les Bourguignons viennent également, mais avec le projet de fuir; et cette réunion, qui dura trop peu, ne remporta point de triomphes. Je ne sais comment un guerrier aquitain, nommé Adhémar, trompa ceux de sa nation, et suivi, dit-on, d'un petit nombre d'hommes, mit à mort un grand nombre de Danois. Ensuite Scladémar s'élança au milieu du combat ; le premier, il égorgea deux Normands et les envoya dans le séjour des ombres. Du moment où les barbares se montrèrent sous les murs de Lutèce, Scladémar, qui avait été le compagnon du comte Robert, fut le premier à prendre l'épée, et l'épée causa aussi sa fin : d'abord, il en frappa les infidèles, et en fut frappé à son tour. La terreur de son nom dispersait les Normands, et il leur était arrivé de fuir jusqu'à trois cents stades de la ville, jetant aux pieds des remparts et sur les chemins leurs casques et leurs boucliers. De son côté, accompagné seulement de trois cents hommes de pied, mais fortifié par la faveur de la Vierge, l'évêque Anscheric fît mordre la poussière, dans un combat sanglant, à six cents des impies Danois. Ce fut ainsi qu'avec l'appui de Dieu, qui règne au haut du ciel, les citoyens, pleins de joie, rapportèrent dans leurs murs un immense butin. Racontons maintenant les nobles triomphes d'Eudes. On appelle Montfaucon le lieu où ce prince battit d'abord dix mille cavaliers et ensuite neuf mille fantassins des profanes Normands. Ce fut le propre jour anniversaire de la Nativité de Jean, le précurseur du Sauveur, qui lui valut ce double triomphe. N'ayant pour toute suite que mille hommes armés de boucliers, ce roi suivait son chemin ; tout-à-coup un chasseur, qui poursuivait avec ses chiens les lièvres des forêts, lui apprend que des cavaliers barbares s'approchent par milliers. [2,500] Eudes saisit son bouclier, et le suspend à son col; prévoyant que des combats inattendus le menacent, il revêt ses armes, et ses compagnons en font de même, à son exemple. Après avoir imploré les secours du ciel, le héros fond sur les ennemis ; les uns perdent et leurs boucliers et la vie, les autres prennent la fuite devant trois jeunes gens qui se sont revêtus des armes royales d'Eudes. Ce prince dit alors aux siens : « Ceux que nous avons vaincus sont peut-être suivis par d'autres ; ainsi donc, tenez toujours vos rangs serrés. Au premier mot que vous entendrez de moi, ajouta-t-il, que chacun de vous soit prêt ; je vais aller moi-même à la découverte sur cette montagne, et si le son de la trompette vient frapper votre oreille, que nul de vous ne cède à la paresse. » Il dit, demande son cor, et monte sur un rocher. Tout-à-coup il voit des fantassins couverts de leurs armes s'avancer à pas lents. Aussitôt les cris retentissants de son cor portent partout au loin l'épouvante; les sons de cet instrument recourbé volent dans la plaine et s'élèvent jusqu'aux deux; il fait entendre sur tous les tons des accents tantôt continus, tantôt brisés. Docile à la voix de son maître, toute la forêt lui répond ; le bruit rapide du cor remplit l'air tout entier, et il ne faut pas s'en étonner, puisque c'est, dis-je, une voix royale qui tonne. Les gens d'Eudes sautent sur-le-champ sur leurs coursiers, et se précipitent au milieu des étrangers. L'un de ceux-ci fait vibrer sa hache au dessus de sa tête, et en décharge un coup sur le casque et les épaules du roi, mais ce malheureux, qui a osé frapper l'oint du Seigneur, reçoit dans son corps l'épée toute entière du prince, et son âme s'exhale de son sein. Le combat devient à chaque instant plus acharné; de ces barbares infâmes, les uns perdent leur sang et leur vie, les autres prennent la fuite; notre monarque triomphe; l'espace d'un seul jour lui suffit pour étendre sur la poussière tant de milliers de Danois, et son glaive ne cesse de les poursuivre jusqu'à ce qu'il les ait contraints à s'éloigner des frontières de France. Cette victoire cependant ne lui procure aucun repos, car bientôt il apprend que les Aquitains se séparent de lui et méconnaissent son pouvoir. Furieux, il marche contre eux en toute hâte, et dévaste leurs terres, ne frappant que le menu peuple sur son passage; il s'efforce de bloquer les villes qui lui sont opposées, mais ne peut y réussir. Bien plus, au moment où le soleil, quittant la voûte du ciel, se plonge dans les antres humides et mobiles de l'océan, Adhémar, ce chef dont j'ai déjà parlé, quoiqu’uni au roi Eudes par les liens du sang, lève contre lui l'étendard de la révolte. Il semblait que Proserpine fût à ses ordres, tant il mit en fuite les troupes d'Eudes. Pendant que l'ombre de la nuit cache la lumière du jour, Adhémar porte la mort dans les bataillons d'Eudes; celui-ci dort alors, et son infidèle parent extermine ses guerriers. Dès que le soleil brille, le monarque s'éveille, mais alors disparaît, gorgé de sang, celui dans les veines duquel coule le sang royal. Au surplus, je vais dire comment il avait déjà fait de telles choses. C'était lui en effet qui n'avait pas voulu souffrir que le roi donnât la ville de Poitiers à son frère Robert, et qui, s'aimant plus qu'il n'aimait son prince, s'était emparé pour lui-même de cette contrée. Eudes se rendit ensuite à Limoges et dans les campagnes de l'Auvergne; là il trouva Wilhelm, son ennemi, à la tête d'une armée formidable, prêt à l'attaquer, [2,550] si le fleuve qui coulait entre les deux camps n'eût empêché le combat. Le roi dépouilla donc Wilhelm de tous ses honneurs et les donna a Hugues, alors prince et gouverneur de Bourges, ce qui fit éclater une cruelle guerre entre ces deux comtes. Le fameux Wilhelm, qui commandait à Clermont, eut en effet à regretter la perte de onze cents hommes que Hugues avait tués; celui-ci, à son tour, perdit dans un combat cent des siens ; et pris lui-même par le glaive de Wilhelm, il le supplia de lui accorder quelque pitié; mais celui-ci répondit que c'était trop tard recourir à la prière, et, plus prompt que la parole, passa sa lance à travers le corps de son rival. Cependant, parmi les hommes de Hugues, étaient deux vaillants guerriers, l'un Rotgaire, comte et neveu de Hugues, l'autre Etienne, soldat plein d'audace. Tous deux tuèrent à Wilhelm beaucoup de ses gens; ainsi donc, ô malheur! vous avez eu, toi, Hugues, à pleurer ta mort, et toi, Wilhelm, à déplorer ta victoire. Cependant un messager vint alors frapper l'oreille du roi de la triste nouvelle que la Gaule, trahissant ses serments envers lui, tendait le cou au joug de Charles, fils de Louis, à qui le ciel imposa, pour ainsi dire, le surnom de Bègue. Eudes se met en marche sur-le-champ et court chercher celui qui pousse la témérité jusqu'à vouloir s'emparer de ses États de Germanie. Le héros s'empare des places fortes et terrasse les rebelles, par sa seule présence, il met en fuite Charles et tous ceux qui suivent ses bannières, comme le dieu de Délos chasse les ténèbres, ou comme la lumière dissipe les atomes, et il renvoie humiliés ceux qui déjà levaient contre lui la tête avec insolence. Quel discours suffirait à dire combien de fois le monarque poursuivit de son épée tonnante et contraignit à la fuite le fils du puissant empereur Arnoul, Gendebald, en qui Charles avait mis son appui, sa force et son espérance contre Eudes, dont lui-même n'eut jamais le courage de soutenir les regards? Après ce triomphe, au surplus, il ne fut pas permis au vainqueur de goûter le repos. Me voilà en effet réduit de nouveau à raconter avec de tristes gémissements le retour des féroces Gentils étrangers. Ils dévastent les campagnes, égorgent les peuples, parcourent les villes et les palais du roi, enlèvent les laboureurs, les chargent de fers et les envoient au-delà des mers. Eudes l'apprend, ne s'en met point en peine, et n'oppose à de tels forfaits que de vaines paroles. Plût à Dieu que ta bouche, Eudes, ne se fût jamais souillée de paroles si criminelles! Ce fut sans doute le démon lui-même qui te les inspira. Eh quoi! ton esprit néglige de veiller sur les brebis que t'a confiées le Christ, et tu dédaignes même de prendre plus longtemps soin de ton propre honneur! Aussitôt que les barbares, qu'aucune probité ne saurait retenir, connurent tes paroles, ils s'abandonnèrent aux transports de la joie, couvrirent de leurs barques tous les fleuves qui arrosent la Gaule, tinrent sous leur joug la terre et l’onde; et toi, le gardien de la France, tu souffris tous ces excès! France, dis, je t'en conjure, que sont donc devenues ces forces avec lesquelles tu as jadis triomphé de dangers plus grands, et ajoute des royaumes à ton empire. Le vice et un triple péché te tiennent engourdie. Tu te laisses emporter à l'orgueil, à un honteux amour pour les plaisirs de Vénus, [2,600] et à un goût effréné pour les habits précieux. N'as-tu donc pas la force de repousser au moins de ton lit voluptueux tes propres parentes et les religieuses consacrées au Seigneur? Pourquoi te livres-tu à des goûts contre nature, lorsque tant de femmes courent au devant de tes caresses? Malheureux, nous nous permettons ce qui est défendu comme ce qui ne l'est pas. France, il te faut des agrafes d'or pour relever tes magnifiques vêtements, et de la pourpre de Tyr pour donner à ta peau un vif incarnat ; tu ne veux pour tes épaules que des manteaux enrichis d'or ; une ceinture ne plaît à tes reins que si elle est garnie de pierres précieuses, et tes pieds ne s'accommodent que de courroies dorées ; des habillements modestes ne suffisent pas à te couvrir. Voilà ce que tu fais, et aucune autre nation n'en fait autant. Si tu ne perds pas trois vices, tu perdras tes forces et le royaume des pères. De ces vices naissent tous les crimes : la Bible et les prophètes du Christ nous l'attestent, ô France, fuis-les donc à jamais ! Chanter ne m'ennuie pas, mais je n'ai plus à raconter de hauts faits d'Eudes, quoique ce noble prince jouisse encore du bonheur de respirer sur cette terre. Moi, pauvre poète, je t'en conjure, lecteur, indique-moi quelque peuple ennemi dont je puisse raconter les défaites et plaire ainsi à ceux qui habitent les douces demeures des cieux !