[1,0] SIEGE DE PARIS PAR LES NORMANDS. LIVRE PREMIER. Parle, glorieuse Lutèce, toi qu'a sauvée le Dieu tout-puissant ; le nom de Paris que tu portes depuis peu, tu le tiens de la ville d'Isia, située vers le milieu des côtes de la vaste région qu'occupent les Grecs : cette cité est renommée par son port, plus recherché que tout autre des marins. La soif ardente des richesses, qui distingue les Argiens, célèbre cette ville d'Isia, et avec une sorte d'altération, ce nom bâtard de Paris te représente, Lutèce, comme son honorable compagne, puisque l'univers, en t'appelant ainsi, te présage à juste titre un sort égal à celui de cette cité. Établie sur le milieu du cours de la Seine et au centre du riche royaume des Francs, tu t'es proclamée toi-même la grande ville, en disant : « Je suis la cité qui, comme une reine, brille au dessus de toutes les autres. » Tu frappes en effet les regards par un port plus beau qu'aucun autre. Quiconque porte un œil d'envie sur les richesses des Francs te redoute, une île charmante te possède ; le fleuve entoure tes murailles, il t'enveloppe de ses deux bras, et ses douces ondes coulent sous les ponts qui te terminent à droite et à gauche ; des deux côtés de ces ponts, et au-delà du fleuve, des tours protectrices te gardent. Dis-le donc toi-même, superbe cité, de quelles funérailles ne t'ont pas remplie les Danois, cette race amie de Pluton, dans le temps où le pontife du Seigneur, le grand et cher Gozlin, ton bienfaisant pasteur, gouvernait ton église ! A quoi répond cette ville : « Je m'étonne de cette demande. Quelqu'un est-il en état de raconter de si grandes choses? Au reste, ne les as-tu pas vues de tes yeux? rapporte-les donc. Oui certes, je les ai vues, répliquai-je, et j'obéirai volontiers à tes ordres. » (27) Des libations de ton sang furent répandues par ces barbares montés sur sept cents vaisseaux à voiles et d'autres plus petits navires, tellement nombreux qu'on ne pouvait les compter ; ceux-ci, le vulgaire les nomme barques. Le gouffre profond de la Seine en était tellement rempli, que ses ondes disparaissaient sous ces bâtiments dans un espace d'un peu plus de deux lieues ; on cherchait avec étonnement dans quel antre se cachait le fleuve; il ne paraissait plus; le sapin, le chêne, l'orme, et l'aune humide couvraient entièrement sa surface. (36) Le lendemain du jour où ces vaisseaux touchèrent le pied de la ville, l'illustre pasteur de Paris voit arriver dans son palais Sigefroi, roi, mais de nom seulement ; celui-ci cependant commandait à ses compagnons. Fléchissant la tête devant le pontife; il lui parle en ces termes : « Gozlin, prends pitié de toi-même et de ton troupeau; si tu ne veux périr, prête, nous t'en conjurons, une oreille favorable à nos paroles. Permets que nous puissions seulement traverser cette cité ; nous ne toucherons nullement à ta ville, nous nous efforcerons de conserver à toi et à Eudes tous vos biens. » A cet Eudes, comte respecté, roi futur, et qui bientôt allait devenir le père du royaume, était remise la garde de Paris. Cependant le pontife du Seigneur répond à Sigefroi par ces paroles, où respire la plus entière fidélité : « Cette cité nous a été confiée par l'empereur Charles, [1,50] qui, après Dieu, le roi et le dominateur des puissances de la terre, tient sous ses lois le monde presque tout entier. Il nous l'a confiée, non pour qu'elle a causât la perte du royaume, mais pour qu'elle le sauvât et lui assurât une inaltérable tranquillité; que si par hasard la défense de ces murs eût été commise à ta foi comme ils l'ont été à la mienne, ferais-tu ce que tu prétends juste de t'accorder, et qu'ordonnerais-tu de faire ? —Si je le fais, que ma tête, répliqua Sigefroi, soit condamnée à périr sous le glaive et à servir enfin de pâture aux chiens!... Cependant si tu ne cèdes à nos prières, nos camps lanceront sur toi leurs traits et dards empoisonnés dès que le soleil commencera son cours; quand cet astre le finira, ils te livreront à toutes les horreurs de la faim, et cela, ils le feront chaque année. » (60) Il dit, part, et presse la marche de ses compagnons. A peine l'aurore se dissipe, que ce chef les entraîne au combat. Tous se jettent hors de leurs navires, courent vers la tour, l'ébranlent violemment par leurs coups jusque dans ses fondements, et font pleuvoir sur elle une grêle de traits. La ville retentit de cris, les citoyens se précipitent, les ponts tremblent sous leurs pas, tous volent et s'empressent de porter des secours à la tour. Ici brillent par leur valeur le comte Eudes, son frère Robert, et le comte Ragenaire; là se fait remarquer le vaillant abbé Ebble, neveu de l'évoque. Le prélat est légèrement atteint d'une flèche aiguë; Frédéric, guerrier à son service, dans la fleur de l'âge, est frappé du glaive ; le jeune soldat périt; le vieillard, au contraire, guéri de la main de Dieu, revient à la santé. Beaucoup des nôtres voient alors leur dernier jour, mais eux, de leur côté, font aux ennemis de cruelles blessures; ils se retirent enfin, emportant une foule de Danois à qui reste à peine un souffle de vie. Déjà le soleil, entraînant tout le ciel dans son mouvement, déclinait, dans le milieu de sa chute, vers Thulé, à l'extrémité de la région occidentale. La tour ne présentait plus rien de sa forme primitive et complète ; il ne lui restait que des fondements bien construits et des créneaux assez bas; mais, pendant la nuit même qui suivit le combat, cette tour, revêtue dans toute sa circonférence de fortes planches, s'éleva beaucoup plus haut, et une nouvelle citadelle en bois, d'une fois et demie plus grande, fut pour ainsi dire posée sur l'ancienne. (84) Le soleil donc et les Danois saluent en même temps et de nouveau la tour; ceux-ci livrent aux fidèles d'horribles et cruels combats. De toutes parts les traits volent, le sang ruisselle, du haut des airs, les frondes et les pierriers déchirants mêlent leurs coups aux javelots. On ne voit rien autre chose que des traits et des pierres voler entre le ciel et la terre. Les dards percent et font gémir la tour, enfant de la nuit, car, comme je l'ai dit plus haut, c'est la nuit qui lui donna naissance. La ville s'épouvante, les citoyens poussent de grands cris, les clairons les appellent à venir tous sans retard secourir la tour tremblante. (93) Les Chrétiens combattent et s'efforcent de résister par la force des armes. Parmi nos guerriers, deux, plus courageux que les autres, se font remarquer : l'un est comte, l'autre abbé. Le premier, le victorieux Eudes, qui jamais ne fut vaincu dans aucun combat, ranime l'ardeur des siens et rappelle leurs forces épuisées; sans cesse il parcourt la tour et écrase les ennemis. Ceux-ci tâchent de couper le mur à l'aide de la sape, [1,100] mais lui les inonde d'huile, de cire, de poix; mêlées ensemble, elles coulent en torrents d'un feu liquide, dévorent, brûlent et enlèvent les cheveux de la tête des Danois, en tuent plusieurs, et en forcent d'autres à chercher un secours dans les ondes du fleuve. Les nôtres alors s'écrient tout d'une voix : « Malheureux brûlés, courez vers les flots de la Seine ; tâchez qu'ils vous fassent repousser une autre chevelure mieux peignée. » Le vaillant Eudes extermina un grand nombre de ces barbares. Mais le second de ces deux braves, quel était-il ? C'était l'abbé Ebble, le compagnon et le rival en courage de Eudes. D'un seul javelot il perce sept Danois à la fois, et ordonne, par raillerie, de les porter à la cuisine. Nul ne devance ces guerriers au combat, nul n'ose se placer au milieu d'eux, nul même ne les approche et n'est à leur côté; tous les autres cependant méprisent la mort et se conduisent vaillamment. Mais que peut une seule goutte d'eau contre des milliers de feux ? Les braves fidèles étaient à peine forts de deux cents hommes, et les ennemis au nombre de quarante mille, car il est constant qu'on en comptait quarante mille, renouvelant les uns après les autres leurs attaques sur la tour. Les cruels redoublent sans cesse les fureurs de la guerre ; des clameurs et des frémissements s'élèvent dans l'air, de grands cris frappent le ciel çà et là, les boucliers peints tremblent sous les éclats de pierres qui les accablent, les écus gémissent sous les coups, les casques crient, percés par les traits. Bientôt les cavaliers, revenant du pillage, accourent se joindre au combat ; frais et rassasiés de nourriture, ils marchent vers la tour : et beaucoup d'entre eux, frappés et mourants, regagnent leurs vaisseaux, sans avoir eu le temps de lancer contre la tour leurs pierres et leurs traits. (125) Quant à ceux qui cherchent un remède à leurs brûlures dans les douces ondes du fleuve, les Danoises, en les voyant, s'arrachent les cheveux, fondent en larmes, et chacune crie à son époux : « Où cours-tu? fuis-tu d'une fournaise ? Ainsi donc, enfant du démon, aucune victoire ne pourra te rendre maître de cette tour. Ne t'ai-je pas comblé des dons de Cérès, de ceux de Bacchus et de venaison? Pourquoi, sitôt épuisé de fatigues, cherches-tu ici un abri ? Désires-tu si ardemment t'y cacher de nouveau ? Vil glouton, les autres reviennent-ils de même? Puissent-ils, dans ce cas, obtenir un aussi honorable accueil! » Un fourneau, nom ignoble, étend ses sinuosités sous le pied de la tour, et de sa bouche vomit de cruels désastres. La brèche qu'il a faite, les assiégeants s'efforcent de l'agrandir, en coupant le bas du rempart. Tout à coup se laisse voir une ouverture funeste, immense, et plus large qu'on ne saurait le dire. Les grands dont on a déjà cité les noms apparaissent entièrement à tous les yeux; ils voient tous les ennemis couverts de casques, eux-mêmes sont vus de tous les assiégeants, et de leurs regards ils comptent un à un les Danois, qui n'osent entrer dans la tour. La frayeur les repousse de ce fort que leur audace n'a pu emporter. Bientôt on lance sur eux, du haut de la tour, le moyeu arrondi d'une roue, qui précipite dans les enfers six hommes à la fois, et ces malheureux, retirés de la foule par les pieds, vont grossir le nombre des mourants. L'ennemi attache alors aux portes des matières enflammées. De ce moment, tourmentés par la crainte des feux de Vulcain, les nôtres se persuadent qu'ils vont perdre la tour. Un horrible bûcher s'élève, une noire fumée étend ses nuages sur nos chevaliers, la forteresse est enveloppée d'ombres épaisses, mais seulement pendant une grande heure environ. [1,150] Le Seigneur en effet ne veut pas que ceux qu'il connaît si bien aient à souffrir longtemps de tels maux, et, prenant pitié de nous, il ordonne que cet épais nuage de fumée retombe sur ceux qui l'ont produit. Mars s'agite et déploie alors ses fureurs avec plus de violence, deux porte-enseignes accourent de la bonne ville et montent sur la tour, portant sur leurs lances le drapeau couleur de safran, si redoutable aux yeux des Danois ; cent catapultes de leurs coups rapides étendent, privés de sang et de vie, les corps de cent ennemis, et ces morts, traînés par les cheveux, vont revoir leurs vaisseaux et y chercher un dernier asile. Cependant le boiteux Vulcain succombe sous les efforts vainqueurs de Neptune. Là, le brave chevalier Robert, heureux jusqu'alors, expire frappé d'un trait cruel par cette race pestiférée des Danois; là périssent aussi, de notre côté, quelques hommes du commun, mais en petit nombre, grâces à la bonté de Dieu. Honteux alors comme un loup dévorant qui, n'ayant pu se saisir d'aucune proie, regagne le plus épais du bois, les assiégeants prennent la fuite en toute hâte et pleurent la perte de trois cents des leurs, que Caron a reçus sans vie dans sa barque ; alors aussi les nôtres, secondés par les ombres de la nuit, s'empressent de porter remède aux maux que la tour a soufferts. (170) Ces deux combats eurent pour témoin novembre, lorsque ce mois était déjà sur la fin de sa course, et qu'il s'en fallait seulement de trois jours que le glacial décembre vînt le remplacer et amener le terme de l'année. Mais à peine le soleil a répandu dans l'air ses rayons rougeâtres, que les Danois parcourent les rives de la Seine du côté de l'abbaye du bienheureux Denis, assoient leur camp autour de l'église circulaire de Saint-Germain, et le fortifient de retranchements faits de pierres entassées et mêlées avec de la terre. Ensuite leurs cavaliers parcourent en furieux les montagnes, les plaines, les bois, les champs et les fermes ; de leur côté, leurs fantassins cruels tuent les petits enfants, les jeunes garçons, les adolescents, les vieillards à cheveux blancs, les pères avec leurs fils, et les mères elles-mêmes. La femme est massacrée sous les yeux de son mari, l'époux tombe égorgé sous les yeux de l'épouse, et la mort dévore les enfants à la face de leurs pères et de leurs mères. Le serf devient libre, l'homme libre est réduit à l'état de serf; on fait du valet un seigneur, et du seigneur un valet. Le vigneron et sa vigne, le laboureur et sa terre périssent également sous le fer de l'ennemi. La triste France, dépeuplée de maîtres et de serviteurs, ne peut plus se vanter de posséder un seul héros, et est inondée de larmes. (190) Aucune maison demeurée debout ne conserve de chef vivant qui la gouverne. Hélas ! cette terre opulente est dépouillée de ses riches trésors, de funestes, dévorantes et mortelles blessures la déchirent; le pillage, la mort, la flamme la mettent en ambeaux ; les dures cohortes, les fatales phalanges et les troupes impitoyables des Danois avides de sang la ravagent, l'écrasent, la brûlent et la dévastent. Il leur suffisait de vouloir pour pouvoir promptement toutes choses, par cela seul que leur aspect répandait l'effroi. Les petites, humbles vallées, et les grandes, Alpes naguère si orgueilleuses, fuient également la fureur des armes, et tous, le cœur glacé, courent se cacher ensemble dans les forêts. [1,200] Nul ne se montre, tous se dispersent, aucun ne résiste. C'est ainsi que les Danois détruisent autant qu'ils le peuvent l'éclat de ce beau royaume ; c'est ainsi qu'ils emportent sur leurs vaisseaux: ce qui fait l'ornement de cette contrée célèbre. Cependant la ville de Paris reste debout au milieu de ces terribles ouvriers qui creusent le sol sous ses murs, elle se montre inaccessible à la peur, et se rit de tous les traits qu'on lui lance. Les Danois fabriquent alors, chose étonnante à voir ! trois machines, montées sur seize roues d'une grandeur démesurée, faites avec des chênes immenses et liés ensemble ; sur chacune est placé un bélier que recouvre un toit élevé; dans les cavités de leur sein, et dans l'intérieur de leurs flancs, elles pouvaient renfermer et tenir cachés, disait-on, soixante hommes armés de leurs casques. Déjà les assiégeants parviennent à terminer une de ces machines d'une forme et d'une grandeur convenables ; bientôt même deux sont entièrement construites, et ils travaillaient à la troisième ; mais de la tour on lance adroitement, de toute la force de la corde d'un arc, une javeline contre les artisans de ces deux machines. Ainsi ils reçurent les premiers la mort qu'ils nous préparaient, et l'une de ces cruelles machines détruite, toutes deux le furent également. (217) Du cuir arraché du cou et du dos de jeunes taureaux les Danois forment alors mille grands boucliers, qu'une plume latine appellerait "pluteos" ou "crates" et dont chacun peut couvrir quatre ou six hommes. Pendant la nuit même les ennemis ne se donnent nul relâche, et ne goûtent pas un instant de sommeil; ils aiguisent, réparent et forgent des traits rapides, raccommodent leurs anciens boucliers et en font de neufs. Aussitôt que le vieux Phébus, tout brillant de sa rapide lumière, se lève au haut du ciel, monté sur son char attelé de quatre coursiers, chasse l'épaisse nuit, et lance ses regards sur la cité de Paris, voilà que tout-à-coup les Danois, cette race issue de Satan, se précipitent furieux, et tout chargés de traits redoutables, hors de leur camp, et, semblables à de légères abeilles qui, gémissant sous le poids du romarin, du thym et des fleurs des arbres ou des douces prairies regagnent la ruche qui fait leur empire, ils courent vers la tour, et se dirigent à pas pressés sur cette forteresse. Ces hommes, nés pour notre malheur, s'avancent le dos courbé sous les arcs; les traits s'agitent sur leurs épaules, leurs épées couvrent la campagne, leurs boucliers dérobent aux yeux les eaux de la Seine ; des milliers de balles de plomb, répandues comme une grêle épaisse dans les airs, tombent sur la ville, et de fortes catapultes foudroient les redoutes qui défendent le pont. (237) Mars, réveillant ses fureurs, étend de toutes parts son féroce empire. Les cloches de l'église retentissent et remplissent le vide de l'air de leurs sons plaintifs; la citadelle tremble sur ses fondements, les citoyens s'abandonnent à l'effroi, les trompettes résonnent avec un violent éclat, et la crainte s'empare de tous ceux qui gardent les tours. Là cependant se faisaient remarquer beaucoup de grands et d'hommes courageux : au dessus de tous le prélat Gozlin brillait le premier ; ensuite venait son neveu, le vaillant abbé Ebble; là on admirait aussi Robert, Eudes, Ragenaire, Utton, Hérilang; tous sont comtes, mais le plus noble de tous est Eudes, qui abattit autant de Danois qu'il lança de javelots. Le cruel peuple ennemi combat fortement, et notre bon peuple lutte vaillamment aussi. Le féroce Danois divise son armée en trois corps rangés en forme de coin ; [1,250] le plus considérable, il l'oppose à la tour, et les deux autres, que portent des barques peintes, il les dirige contre le pont ; il se persuade que, s'il peut s'emparer de ce pont, la tour sera bientôt en son pouvoir. Celle-ci a fort à souffrir de l'attaque des ennemis, mais le pont en souffre bien davantage encore. La tour, rougie de sang, gémit sous les coups qui la frappent; le pont pleure sur ses forces épuisées et la mort de beaucoup de ses guerriers : il n'est aucun des chemins qui conduisent à la ville que ne teigne le sang des combattants. A ses pieds, la tour ne voit au loin que des boucliers peints qui couvrent la terre et la dérobent aux regards; partout où l'on jette les yeux, on n'aperçoit que des pierres funestes et des traits cruels qui volent dans l'air comme d'épais essaims d'abeilles; et le ciel même ne voit rien autre chose entre la tour et ses nuages. De grands cris se font entendre, et partout règnent une crainte plus grande encore et un bruit effroyable. Les uns attaquent, les autres résistent, et les Normands, faisant résonner leurs armes, ajoutent encore à l'horreur du combat déjà trop cruel. Nul enfant de la terre n'a jamais pu voir et contempler tant de fantassins armés du glaive se mouvoir en une seule masse sous une tortue peinte et d'une si grande étendue. Les Danois s'étaient fait de cette tortue un toit qui garantissait leur vie, et nul d'entre eux n'osait élever la tête au dessus de cet abri, mais par dessous leurs armes semaient une affreuse mort. Mille combattent rangés en ordre de bataille, mille autres s'efforcent d'attaquer la tour, dont les assiégeants trop nombreux ne peuvent approcher tous ensemble. Ceux des nôtres qui défendent le fort, voyant la nation ennemie renouveler le combat, les bras nus et à visage découvert, courbent et tendent leurs arcs; un trait part et s'enfonce dans la bouche alors ouverte d'un des assiégeants; un second, qui s'empresse de couvrir de son bouclier son camarade mourant, tâte à son tour du mets fatal qui remplissait la bouche du premier. Un troisième s'efforce d'enlever du champ de bataille les deux premiers, mais lui-même vient compléter le nombre mystérieux de trois, et, percé d'une flèche, fait aussi amende honorable à la tour. Leurs compagnons cachent sous leurs boucliers et entraînent les cadavres; puis, animés d'une rage nouvelle, recommencent le combat. Les uns crient sous les pierres qui les frappent, les casques ensanglantés retentissent dans l'air sous les coups, et la cuirasse se brise sous l'épée cruelle. Le Tout-Puissant voyant les tours dont lui-même a jeté les fondements, et les Chrétiens qu'il a faits ses propres membres, à moitié vaincus par les Danois, nous donne des forces et un courage auxquels rien ne résiste, et répand sur nos ennemis un esprit de terreur, ces malheureux périssent alors, et plusieurs sont transportés expirants dans leurs funestes barques par leurs compagnons qui avaient encore les armes en main. (294) Déjà le soleil avait envoyé de prompts messagers préparer dans l'Océan le lit superbe où il a coutume de prendre quelque repos. La féroce nation dont j'ai déjà parlé approche de la tour désolée, à l'abri de ses larges boucliers faits de bois et de peaux de taureaux fraîchement égorgés; les uns passent la nuit sous les armes, d'autres s'abandonnent au sommeil, d'autres enfin battent tous les chemins, [1,300] en faisant vibrer leurs flèches armées de plumes, et dont dégoutte le poison; et du milieu même des ténèbres, la tour élevée est encore visible aux yeux des assiégeants. Dès que le soleil commence à briller, les cruels Danois renouvellent le combat sur tous les points, et tout armés environnent la tour de leur tortue. Les uns, en grand nombre, s'efforcent de sonder les fossés qui l'entourent, et d'en combler la profondeur; ils jettent dans ce gouffre des mottes de terre, les feuilles arrachées des arbres, les épis pouillés de leur grain, l'herbe des prairies, des broussailles, des vignes que ne parent plus leurs fruits, de vieux taureaux, de belles vaches et de jeunes veaux; enfin, hélas! les malheureux qu'ils retiennent captifs, ils les égorgent; tout cela ils le précipitent dans les fossés profonds, et ce jour entier ils demeurent sur le champ de bataille, dans cette continuelle occupation. (313) A cette vue, le pieux évêque fond en larmes, et implore à haute voix la mère du Dieu notre Sauveur. « Illustre mère du Rédempteur qui as donné le salut au monde, s'écrie-t-il, étoile brillante de la mer, toi dont l'éclat surpasse celui de tous les astres, prête une oreille miséricordieuse à mes humbles d prières; si jamais il m'a été doux de célébrer la messe en ton honneur, fais que ce peuple impie, atroce, dur, cruel, et qui, dans sa férocité, immole les prisonniers, tombe enveloppé dans les filets de la mort. » Le pontife Gozlin, priant ainsi avec larmes, s'empresse alors de lancer un trait contre le Normand qui, près de mourir lui-même, a livré à la mort les prisonniers; le barbare frappé, chancelé, laisse échapper son bouclier, ouvre la bouche, tombe violemment, mesure la terre de son corps, exhale son âme criminelle, et roule dans les fossés de la tour, auprès des captifs qu'a immolés son glaive cruel. La cité de Paris, consacrée à l'illustre Marie, brille illuminée en l'honneur de cette vierge; c'est elle qui nous sauve; c'est par son secours que nous jouissons encore de la vie; rendons-lui, si nous le pouvons, d'indicibles actions de grâces; chantons pour elle à l'envi de doux cantiques ; que nos voix tonnantes s'élèvent jusqu'aux cieux, fassent retentir les louanges qui lui sont dues, et répètent : « Salut, aimable mère du Seigneur, brillante reine des cieux, c'est toi qui nous daignes nourrir, toi qui domines l'uni vers, toi qui as bien voulu arracher le peuple de Lutèce aux mains et au glaive menaçant des Danois ; certes tu pouvais seule sauver Lutèce, toi qui as enfante le Rédempteur pour ce monde corrompu ! O toi qui as mis au jour un fils, le roi des rois, que les Cours célestes, les Vertus, les Dominations, les Principautés, les Puissances et les Trônes des cieux, t'adressent leurs félicitations et leurs louanges, t'honorent, te respectent, et t'adorent! C'est toi, heureuse mère, qui as pu renfermer dans ton sein celui que ne peuvent contenir la terre, les cieux et la vaste mer. C'est toi qui as été choisie entre toutes pour nous enfanter le Dieu ton créateur. Lune brillante, tu as donné à la terre un soleil encore plus éclatant que toi, et, répandant sur nous les grâces dont tu étais remplie, tu as relevé le genre humain de sa chute. Reine du ciel, à quoi pourrais-je te comparer? [1,350] Tu es la sainte des saintes et la plus heureuse de tout ton sexe. Fille du Tout-Puissant, aie pitié de ceux qui sont fidèles à ton culte! Que gloire, honneur, louange et brillant éclat demeurent à ton nom dans toute éternité! mère de Dieu, sois toujours bénie en Jésus par tous les empires! » Aussitôt que Phébus eut disparu et que l'obscurité d'une nuit sereine régna sur la terre, les méchants Danois environnèrent la tour de gardes nombreuses ; mais dès que l'aurore revient briller dans le ciel, eux aussi reviennent tous cerner cette forteresse. Ils l'accablent de traits mortels, font mouvoir leurs béliers, et en placent un contre la tour, à l'orient; le côté du nord, plus élevé, en voit s'élever un autre contre les portes ; un troisième bat les murs vers l'occident. Les nôtres préparent alors des poutres pesantes, et en arment l'extrémité de dents de fer, afin de pouvoir détruire plus promptement les machines des Danois. Nos gens fabriquent aussi, avec de longs morceaux de bois liés ensemble deux à deux, des machines que le vulgaire appelle mangonneaux, propres à lancer de grosses pierres, et à l'aide desquelles ils fracassent les tentes que les féroces assiégeants ont dressées au pied de la tour; souvent nos pierres font jaillir la cervelle de la tête des misérables Danois, en écrasent plusieurs et brisent beaucoup de leurs écus. Tout bouclier que frappe la pierre est mis en pièces ; aucun des malheureux qu'elle atteint n'échappe à la mort. Cependant leurs funestes phalanges s'efforcent toujours de combler les fossés, mais en vain : ils ne réussissent pas à en remplir un seul, c'est en vain aussi qu'ils travaillent à renverser la tour à coups de bélier. Furieux de ne pouvoir attirer les nôtres à combattre en rase campagne, les Normands prennent trois de leurs vaisseaux les plus élevés, se hâtent de les charger d'arbres entiers revêtus de toutes leurs feuilles, et y mettent les feux dévorants de Vulcain. Le vent d'est pousse doucement ces navires qui vomissent la flamme, et des cordes les traînent le long des rives pour détruire le pont et brûler la tour : du bois qui remplit ces bâtiments jaillissent des flammes ardentes; les sources et le fleuve se dessèchent, la terre soupire, et l'herbe verdoyante meurt embrasée par le feu. Le noir et puissant dieu de Lemnos tient Neptune foulé sous ses pieds, s'élève jusqu'à l'empire du ciel et parcourt la région des mers. La terre et ses champs, les eaux et les cieux sont consumés. La cité de Paris pleure, ses tours tremblent, ses murs se désolent. Hélas! quels intarissables fleuves de larmes coulent en abondance de tous les yeux! La fraîche jeunesse et la vieillesse aux cheveux blancs font entendre de tristes mugissements; quelques mères, l'œil sec, s'arrachent les cheveux, se détournent de leurs enfants et se roulent dans la poussière; d'autres déchirent le vêtement qui couvre leur poitrine et la meurtrissent de leurs poings; d'autres enfin sillonnent de pleurs leurs joues humides. Les citoyens s'abandonnent à l'effroi ; tous, invoquent l'illustre Germain, et lui crient : « O Germain, prends pitié de tes ouailles malheureuses! » Germain, en effet, avait été autrefois le saint évêque de Paris, et ses restes vénérables faisaient la gloire de cette cité. Les murs redisent le nom de Germain, et dans la tour, les principaux guerriers comme le simple soldat répètent : [1,400] « O Germain, daigne secourir tes serviteurs ! » Ce cri, sorti de bouches innombrables et que fait retentir l'écho, résonne sur les rivages et sur les plaines liquides de la haute mer, et frappent le trône céleste où Germain brille comme un astre superbe. La ville entière répond aux cris de toutes les voix qui appellent Germain ; matrones et jeunes filles, toutes accourent également au tombeau du saint et implorent son bienfaisant secours. A ces cris, l'impie Danois s'abandonne aux excès d'une joie impie, et se rit de nos citoyens, serviteurs du vrai Dieu. Ces brigands qui nous affrontent, étouffés par leur rire infernal, élèvent en l'air leurs boucliers, et de leur gosier distendu et gonflé poussent des hurlements aigus. L'air retentit au loin des gémissements des gens de la ville et des clameurs non moins grandes des ennemis, et sous la voûte éthérée se font entendre et les cris des uns et les pleurs des autres. (414) Cependant le Dieu tout-puissant, le réparateur de toute la machine du monde, accueille les prières du saint qui le supplie ; toi-même, Germain, tu viens alors au secours de ton humble troupeau, tu forces les barques enflammées d'aller échouer contre un immense monceau de pierres entassées pour soutenir le pont, et tu ne permets pas que celui-ci soit endommagé par aucun de ces navires. Aussitôt le peuple du Seigneur se précipite sur les vaisseaux en feu, les enfonce dans l'abîme des ondes, ou s'en empare en vainqueur. C'est ainsi que l'heureuse troupe qui sert le vrai Dieu trouve sa joie dans ce qui avait causé d'abord ses plaintes et ses cruelles douleurs : c'est ainsi que se termine pour nous ce combat. Le jour cesse alors, et pendant la nuit tout est si tranquille que la tour reste confiée à la garde des derniers des soldats. (426) Le soleil n'était pas encore remonté sur son brillant char que traînent quatre coursiers, et le jour commençait à peine à poindre, que les Danois transportent furtivement dans leur camp les larges boucliers qui formaient leur tortue, ils abandonnent deux de leurs béliers, vulgairement nommés "carcamuses", la crainte les empêche de les emporter ; nos gens s'en emparent et les brisent ensuite avec joie. Sigefroi, ce roi par qui notre tour craignait de voir enfoncer ses portes, emmène alors tous ses Danois. Ainsi, grâces au secours de Dieu, le dur Mars nous laissa prendre quelque repos. Ces combats avaient duré pendant les trois derniers jours de janvier, et le premier du mois suivant les vit finir. (436) Le troisième jour de ce combat fut celui de la sainte Purification de l'adorable mère du Christ, à laquelle nous dûmes notre triomphe. Cependant les fatales cohortes normandes montent sur leurs navires, plus rapides que les oiseaux, et se dirigent vers les contrées orientales soumises alors à l'empire de la triste France, et qui n'avaient point encore souffert des ravages de l'ennemi. Ces barbares s'avancent et détruisent sur leur passage toutes les chaumières abandonnées du domaine du célèbre Robert, surnommé le porteur de carquois; un seul homme d'armes était alors avec lui et le servait; tous deux habitaient la même maison. « Je vois, dit l'homme d'armes au vieillard, les Normands qui viennent contre nous à toute course. » Robert veut prendre son bouclier, mais ne le trouve pas ; les siens, en effet, s'en étaient armés. Il ordonne cependant qu'on examine les mouvements des Danois, [1,450] tire son épée, marche à leur rencontre, et tue deux ennemis de sa main; mais personne ne venant le secourir, lui-même succombe dans un troisième combat. Adalelme, le neveu de ce chef, se présente accablé de tristesse au milieu du peuple et lui parle en ces termes : « Courage, braves guerriers! prenez vos boucliers et vos armes, et courons en toute hâte venger mon oncle. » Il dit, marche vers la campagne de Robert, attaque les féroces barbares, les bat, en fait un grand carnage, et les contraint à une fuite tellement précipitée, qu'ils ne peuvent rien emporter sur leurs vaisseaux de ce qu'ils avaient pillé. C'était là précisément ce que Robert s'était efforcé de faire. (462) Les Danois tentent ensuite de s'emparer de la plaine située auprès de la belle église de Germain, si souvent invoqué par les nôtres. Là, c'est un fait notoire, brillait son tombeau; là, en effet, avaient constamment reposé jusqu'alors ses vénérables restes, et son monastère était le plus célèbre de tous ceux que la vaste Neustrie s'honorait de posséder dans son sein. C'est de là que les propres religieux de Germain ont transporté son corps dans la cité de Paris. Le saint livra bientôt à nos soldats, qui gardaient la tour bâtie dans les champs de son église, ceux des ennemis qui osaient mettre .le pied dans son pré. Un de ces brigands féroces, pénétrant jusque dans l'église de Germain, ose briser à coups de bâton les fenêtres en verre de cet édifice; sur-le-champ le saint frappe ce barbare d'une rage insensée, et l'attache au noir char des Euménides; bientôt la mort saisit sans pitié ce misérable qui, ne pouvant résister aux maux qu'il endure, roule dans les enfers. (478) Bienheureux Germain, toi qui m'es si cher et dont je veux chanter les miracles, fais que mon esprit ne reste pas au dessous d'une telle entreprise; je t'en conjure, grand saint, accorde-moi la grâce d'y réussir ! Puisse la divine colombe du Père et du Fils tout-puissants, j'ose le demander avec instance, pieux seigneur Germain, se reposer sur mes lèvres et remplir mon âme ! puisse cet esprit saint chasser loin de moi tous les vices impurs et parer mon cœur des fleurs et des fruits de toutes les vertus! Un autre Danois, montant sur la plate-forme de la haute tourelle de l'église de Germain, suit une autre route que celle que l'on prend pour y parvenir, dirige ses pas sur les combles d'un difficile accès qui terminent ce temple d'une prodigieuse élévation, et, poussé par la force toute puissante du saint, il tombe du faîte et se brise les os. Ce miracle, Eudes, le roi futur de la France, debout alors sur le haut de la citadelle de la ville, le fait remarquer à la foule qui l'accompagne, le lui montre du doigt, et déclare que lui-même a vu tomber le Danois. (493) Un troisième jette les yeux dans l'intérieur du vaste mausolée du saint, et à son grand regret, il en perd la vue sur la place même. Un quatrième, qui, plus hardi, entre dans ce tombeau, est sur-le-champ privé de l'air qu'on respire sur la terre, et s'endort pour jamais dans le silence de la mort. Heureux Germain, un cinquième tente d'ouvrir la tombe dans laquelle ton père est étendu ; mais la première pierre qu'il en détache lui brise la poitrine, [1,500] et, du sépulcre où tu reposes, tu forces l'âme pestiférée de ce Danois de quitter son corps et de descendre malgré elle dans les profondeurs du noir abîme. De sa droite le saint fils défend les cendres de son illustre père; de sa gauche il protège celles de sa sainte mère. Ce père est Eleuthère, et Eusébie cette mère. O douleur! voilà tout-à-coup que pendant le silence de la nuit le milieu du pont s'écroule, entraîné par le courroux des ondes furieuses, qui s'enflent et débordent. La Seine, en effet, avait étendu de tous côtés les limites de son humide empire, et couvrait les vastes plaines des débris du pont, qui, du côté du midi, ne portait que sur un point où le fleuve s'abîme dans un gouffre ; il n'en fut pas de même de la citadelle qui, bâtie sur une terre appartenant au bienheureux saint Germain, resta debout sur ses fondements. L'un et l'autre tenaient au reste au côté droit de la cité de Paris. Aussitôt que le jour se lève, les cruels Danois se lèvent aussi, montent sur leurs vaisseaux, les remplissent d'armes et de boucliers, passent la Seine, cernent la malheureuse tour, et l'assaillent à plusieurs reprises de grêles de traits. La ville tremble, les clairons sonnent, les larmes inondent les murs, la terre gémit, et l'onde lui répond par des mugissements; les pierres et les dards se croisent dans l'air qu'ils obscurcissent. Les nôtres poussent de grands cris; tous les Danois en jettent en même temps de non moins forts; la terre s'en émeut : chez ceux-là c'est de l'affliction, chez ceux-ci de la joie. Des citoyens veulent, mais ne peuvent secourir la tour, ni porter aucune aide à ses défenseurs. Déjà fatigués par le combat, quoique réduits au nombre de douze, ces guerriers luttent courageusement et ne se laissent effrayer ni par les javelines des Danois, ni par la terreur qu'ils inspirent. Décrire leurs combats serait difficile; mais Hermanfroi, Hérivée, Herilang, Odoacre, Herric, Arnold, Solie, Gerbert, Uvidon, Harderad, Eimard et Gossuin, sont les noms de ces braves qui forcèrent beaucoup d'ennemis de les accompagner au tombeau. (530) Les infâmes assiégeants, qui voient que rien ne peut courber ces âmes fières, amènent devant les portes de la malheureuse forteresse un chariot rempli de grains et y mettent le feu. De même que quand la foudre et la tempête viennent à éclater sur les campagnes, et que la nuit la plus noire se confond avec le jour sous le vaste espace de la voûte des cieux, il n'est personne qui ose approcher de sa propre maison, enflammée par le tonnerre ; de même, dès que la fumée, enveloppant la tour, la cache aux catapultes, qui demeurent elles-mêmes plongées pendant quelque temps au milieu des feux tonnants de l'incendie, les Danois, redoutant de périr, laissent les flammes dévorantes du bûcher qu'ils ont allumé se livrer sans contrainte à leurs propres fureurs. Les nôtres ne craignaient pas qu'aucun des ennemis, effrayés des miracles opérés par les mérites de saint Germain, osât fouler de ses pas la terre appartenant à ce confesseur de la foi; (540) tous cherchent donc avec ardeur à éteindre le feu, mais les vases leur manquent pour puiser les eaux du fleuve. Ils n'en ont qu'un seul d'une grandeur raisonnable; mais hélas ! pendant qu'ils s'en servent pour répandre l'eau sur les flammes qui s'élèvent sans cesse, il échappe de leurs mains et tombe en bas. Neptune désarmé succombe alors sous les efforts du boiteux Vulcain. Bientôt le feu s'élance au dessus de la tour et la dévore en entier, [1,550] les chênes dont elle est faite, cédant à l'incendie dévastateur plutôt qu'aux efforts de l'ennemi, font entendre d'horribles craquements. Nos guerriers abandonnent alors cette forteresse et se retirent sur l'extrémité du pont restée debout. Là ils renouvellent le combat et opposent une vigoureuse défense à de vigoureuses attaques, jusqu'au moment où Phébus dirige sa course vers les flots de la profonde mer. La race ennemie de Dieu, destinée à s'asseoir un jour à la table de Pluton, ne cesse d'accabler les nôtres de dards, d'éclats de roches et de flèches rapides ; cependant les Danois, désespérant de les vaincre dans cette lutte, leur crient :« Rendez-vous, braves guerriers, ne craignez rien, reposez-vous sur notre foi. » Foi mensongère, hélas ! ô douleur ! les nôtres se fient en ces fausses promesses de la méchanceté, et se flattent de pouvoir se racheter par une forte rançon ; et véritablement ils n'eussent jamais été pris ce jour-là sans cet artifice. Mais hélas! désarmés, ils tombent sous le glaive du féroce Normand; leur sang coule à flots et leurs âmes s'envolent vers le ciel, où elles reçoivent la palme et la sainte couronne du martyre. (566) A peine cependant l'un d'eux, Hérivée, avait-il paru aux yeux de la foule de ces Gentils, que, frappés de la noblesse de sa figure et de la beauté de ses formes, ils le prirent pour un roi, l'envie d'obtenir de lui de riches présents le sauva pour un moment : mais dès que, promenant ses regards autour de lui, il aperçoit ses chers compagnons massacrés, semblable à un lion qui a vu du sang, il devient furieux, s'efforce d'échapper aux mains qui le retiennent, et, quoique attaché, cherche de tous côtés à se saisir d'une arme pour venger ses amis et le coup qui l'a frappé dans la personne de ses camarades. Cette consolation, la seule qu'il désire, lui est refusée; alors, d'une voix tonnante et que n'affaiblit pas la crainte, il crie aux oreilles des insensés Danois ; « Égorgez-moi, je tends la tête à vos coups ; non, l'argent ne prolongera pas mes jours, mes compagnons morts, pourquoi me laissez-vous vivre? Croyez-moi, votre cupidité sera trompée. » (579) Son trépas illustra, non ce même jour, mais celui du lendemain. Quelles voix, quelles langues, quelles bouches suffiraient à redire les combats que ces braves avaient livrés dans le pré de l'abbaye du saint fameux dont nous avons parlé ! combien ils avaient tué de Normands, et combien ils en avaient traîné prisonniers dans la ville de Paris ! Déjà aucun de ceux-ci n'osait plus se montrer dans les vastes champs du domaine de ce saint, tant était grande la terreur que leur inspiraient ces guerriers dont je chante les exploits. Cependant les cruels Danois jetèrent dans la Seine les cadavres sans vie de ces hommes courageux dont la gloire, les noms, la mort célèbre et les combats s'élèveront jusqu'au ciel, répétés de bouche en bouche, jusqu'à ce qu'on voie le soleil éclairer de ses rayons les ténèbres de la nuit, la lune et les étoiles briller en plein jour. (591) Les assiégeants renversent enfin de fond en comble la tour qui pleurait la mort de ses défenseurs, mais frappé d'un trait le porte-étendard des Danois tombe et porte à Caron son corps et son dernier soupir. Que personne au surplus ne tente de s'élever contre ce que je raconte de ces combats; nul, en effet, ne peut parler sur ce sujet avec plus de vérité que moi, car j'ai tout vu de mes propres yeux, et les faits m'ont été confirmés par un des nôtres, qui lui-même se trouvait à toutes ces affaires, et parvint à éviter en nageant le glaive des féroces Danois. Ceux-ci cependant passent la Seine, ils se dirigent vers la Loire, et gagnent l'établissement qu'ils y ont formé; [1,600] ils parcourent le pays situé entre ces deux rivières, et font un immense butin; tout ce qu'ils y prirent, cette contrée, cédant à mes prières, me le dira elle-même. Cependant le vaillant abbé Ebble, croyant que tous les Gentils étaient partis pour cette région, se précipite presque seul hors de la citadelle de la ville, marche vers les retranchements des Danois, un javelot à la main, le fait vibrer dans l'air et le lance dans le camp ennemi. Il n'avait pas pris de coursier pour s'y rendre, et ce ne fut pas non plus un coursier qui nous le ramena. Sans perdre un instant, et secondé par quelques-uns de ses compagnons d'armes, il court au camp, et frappe les remparts, auxquels il ordonne de mettre le feu. Ebble commande, les nôtres attaquent ; mais du dedans on leur résiste avec courage. Un bruyant frémissement s'élève au milieu des flots de fumée du camp des Danois. Ceux-ci sortent de leurs retranchements, et beaucoup plus nombreux que nous. Ils font fuir devant eux, même sans lui porter aucun coup, la tourbe qui avait suivi Ebble. Quant à ce héros, il tient ferme avec ses compagnons contre les ennemis. Ceux-ci n'ont pas tant d'audace que de le toucher même avec le fer, et si cinq cents hommes aussi courageux qu'il l'était lui-même l'eussent soutenu, il se serait jeté sur le camp des assiégeants, et aurait chassé les âmes de ces misérables de leur demeure terrestre. Mais, manquant de soldats, il se vit contraint de cesser le combat. (619) Neustrie ! toi la plus noble des contrées de l'univers ! toi qui as donné le jour à une foule de grands qui ont étendu au loin leur domination, ne te refuse pas, je t'en conjure, à me dire de combien de richesses précieuses les Danois t'ont dépouillée, après s'être emparés de la tour de Paris, et combien ils ont trait de tes troupeaux en parcourant ton vaste territoire si rempli de trésors divers. « Lequel de mes enfants, répond la Neustrie, pourra croire un jour quelles ont été mes pertes ? Non, quand toutes les langues les plus agiles se réuniraient, elles ne sauraient dire combien d'hommes, de chevaux et de bœufs, d'autres troupeaux et de jeunes porcs, mâles et femelles, ces barbares m'ont ravis. Mes fleuves retentissaient du bêlement des agneaux; sur le gazon de mes prairies, véritable vallée de Tempe, les jeunes taureaux faisaient entendre leurs mugissements; dans mes bois résonnait le cri rauque des cerfs, et le grognement des sangliers effrayait mes forêts ; les féroces Danois m'ont enlevé tous ces biens, tu dois le savoir, et l'avoir entendu raconter ! » (634) Hélas oui ! ces dégâts je les ai vus du haut des murs de la cité de Paris ; nos yeux en ont été les témoins et nos vers les redisent avec certitude. Les Danois, ne pouvant tenir tant de butin enfermé dans les camps, ni dans les forts, firent une vraie étable de l'église du saint évêque Germain, et la remplirent de taureaux, de jeunes truies et de chèvres au nez court. Tous ces animaux, entassés dans ce lieu, poussent bientôt de longs gémissements; les plaies couvrent leurs corps, et, déchirés par la douleur, ils rendent le dernier soupir. Leurs gardiens arrivent pour les porter à leur cuisine, mais trouvent que déjà ils servent de pâture à d'innombrables vers; l'église entière est infectée de l'horrible odeur qui s'exhale de tous ces cadavres. Ce n'est pas à la cuisine, mais à la Seine qu'on les traîne, de ce moment, on vide l'église de bœufs, et on n'y en laisse plus égorger aucun. (646) « Vous avez lu mes malheurs, dit la Neustrie, sachez maintenant mes triomphes. Les villes dont les barbares voulaient le plus ardemment se rendre maîtres leur résistèrent, et, par la grâce de Dieu, ils ne purent venir à bout de s'en emparer. Ces barbares étrangers livrèrent des combats sans nombre dans le pays de Chartres, [1,650] mais ils y laissèrent quinze cents morts. Cette perte ils l'éprouvèrent dans un seul jour et dans une seule bataille sanglante, que leur livrèrent Godefroi et Odon, tous deux généraux du comte Eudes. Dans la suite, ce même Odon en vint souvent aux mains avec eux, et toujours il en demeura vainqueur. Hélas! il avait perdu autrefois dans un combat sa main droite, et l'avait remplacée par une main de fer, qui n'était pas inférieure en force à sa main véritable. Les Normands ne furent pas plus heureux contre la cité du Mans, et d'autres villes ne se laissèrent pas plus vaincre que Chartres. » Mais il faut que ma plume prenne quelque repos, Apollon l'ordonne.