[2,357] LIVRE II. Donc, en prononçant ces paroles, je croyais m'être (357a) dégagé de l'entretien ; mais ce n'était, semble-t-il, qu'un prélude. En effet, Glaucon, qui se montre plein de courage en toute circonstance, n'admit pas la retraite de Thrasymaque : Te contentes-tu, Socrate, dit-il, de paraître nous avoir persuadés, ou veux-tu nous persuader vraiment que, de toute façon, il vaut mieux être juste (357b) qu'injuste ? Je préférerais, répondis-je, vous persuader vraiment, si cela dépendait de moi. Tu ne fais donc pas, reprit-il, ce que tu veux. Car dis-moi : ne te semble-t-il pas qu'il est une sorte de biens que nous recherchons non pas en vue de leurs conséquences, mais parce que nous les aimons pour eux-mêmes, comme la joie et les plaisirs inoffensifs qui, par la suite, n'ont d'autre effet que la jouissance de celui qui les possède ? A mon avis, dis-je, il existe des biens de cette nature. Mais quoi ? n'en est-il pas que nous aimons pour (357c) eux-mêmes et pour leurs suites, comme le bon sans, la vue, la santé ? Car de tels biens nous sont chers à ce double titre. Si, répondis-je. Mais ne vois-tu pas une troisième espèce de biens où figurent la gymnastique, la cure d'une maladie, l'exercice de l'art médical ou d'une autre profession lucrative ? De ces biens nous pourrions dire qu'ils ne vont pas sans peine ; nous les recherchons non pour eux-mêmes, mais (357d) pour les récompenses et les autres avantages qu'ils entraînent. Cette troisième espèce existe en effet, dis-je. Mais où veux-tu en venir ? Dans laquelle, demanda-t-il, places-tu la justice ? [2,358] (358a) Mais dans la plus belle, je pense, dans celle des biens que, pour eux-mêmes et leurs conséquences, doit aimer celui qui veut être pleinement heureux. Ce n'est pas l'avis de la plupart des hommes, qui mettent la justice au rang des biens pénibles qu'il faut cultiver pour les récompenses et les distinctions qu'ils procurent, mais qu'on doit fuir pour eux-mêmes parce qu'ils sont difficiles. Je sais, dis-je, que voilà l'opinion du plus grand nombre; c'est comme tels que depuis longtemps Thrasymaque blâme ces biens, et loue l'injustice. Mais j'ai, ce semble, la tête dure (358b) Or çà, donc, reprit-il, écoute-moi à mon tour, si tu n'as pas changé d'avis. Je crois en effet que Thrasymaque s'est rendu plus tôt qu'il ne se doit, fasciné par toi comme un serpent : pour moi, je ne suis point satisfait de votre exposé sur la justice et l'injustice. Je désire connaître leur nature, et quel est le pouvoir propre de chacune, prise en elle-même, dans l'âme où elle réside, sans tenir compte des récompenses qu'elles procurent et de leurs conséquences. Voici donc comment je procéderai si bon (358c) te semble reprenant l'argumentation de Thrasymaque, je dirai premièrement ce qu'on entend communément par justice et quelle est son origine ; deuxièmement que ceux qui la pratiquent ne le font pas volontairement, parce qu'ils la considèrent comme une chose nécessaire et non pas comme un bien ; troisièmement qu'ils ont raison d'agir ainsi, car la vie de l'injuste est bien meilleure que celle du juste, comme ils le prétendent. Quant à moi, Socrate, je ne partage pas cette opinion. Cependant je suis dans l'embarras, ayant les oreilles rebattues des discours de Thrasymaque et de mille autres. Je n'ai (358d) encore entendu personne parler de la justice et de sa supériorité sur l'injustice comme je le voudrais - je voudrais l'entendre louer en elle-même et pour elle-même et c'est de toi surtout que j'attends cet éloge. C'est pourquoi, tendant toutes mes forces, je louerai la vie de l'injuste, et ce faisant, je te montrerai de quelle manière j'entends que tu blâmes l'injustice et que tu loues la justice. Mais vois si cela te convient. Très certainement, répondis-je ; et, en effet, de quel sujet un homme sensé se plairait-il à parler et à entendre (358e) parler plus souvent ? Ta remarque est excellente, dit-il ; écoute donc ce que je devais t'exposer en premier lieu : quelle est la nature et l'origine de la justice. Les hommes prétendent que, par nature, il est bon de commettre l'injustice et mauvais de la souffrir, mais qu'il y a plus de mal à la souffrir que de bien à la commettre. Aussi, lorsque mutuellement ils la commettent et la subissent, et qu'ils goûtent des deux états, [2,359] ceux qui ne peuvent point éviter l'un ni choisir l'autre estiment utile (359a) de s'entendre pour ne plus commettre ni subir l'injustice. De là prirent naissance les lois et les conventions, et l'on appela ce que prescrivait la loi légitime et juste. Voilà l'origine et l'essence de la justice : elle tient le milieu entre le plus grand bien - commettre impunément l'injustice - et le plus grand mal - la subir quand on est incapable de se venger. Entre ces deux extrêmes, la justice est aimée non comme un bien en soi, mais parce (359b) que l'impuissance de commettre l'injustice lui donne du prix. En effet, celui qui peut pratiquer cette dernière ne s'entendra jamais avec personne pour s'abstenir de la commettre ou de la subir, car il serait fou. Telle est donc, Socrate, la nature de la justice et telle son origine, selon l'opinion commune. Maintenant, que ceux qui la pratiquent agissent par impuissance de commettre l'injustice, c'est ce que nous sentirons particulièrement bien si nous faisons la supposition suivante. Donnons licence au juste et à (359c) l'injuste de faire ce qu'ils veulent ; suivons-les et regardons où, l'un et l'autre, les mène le désir. Nous prendrons le juste en flagrant délit de poursuivre le même but que l'injuste, poussé par le besoin de l'emporter sur les autres : c'est ce que recherche toute nature comme un bien, mais que, par loi et par force, on ramène au respect de l'égalité. La licence dont je parle serait surtout significative s'ils (359d) recevaient le pouvoir qu'eut jadis, dit-on, l'ancêtre de Gygès le Lydien. Cet homme était berger au service du roi qui gouvernait alors la Lydie. Un jour, au cours d'un violent orage accompagné d'un séisme, le sol se fendit et il se forma une ouverture béante près de l'endroit où il faisait paître son troupeau. Plein d'étonnement, il y descendit, et, entre autres merveilles que la fable énumère, il vit un cheval d'airain creux, percé de petites portes ; s'étant penché vers l'intérieur, il y aperçut un cadavre de taille plus grande, semblait-il, que celle (359e) d'un homme, et qui avait à la main un anneau d'or, dont il s'empara ; puis il partit sans prendre autre chose. Or, à l'assemblée habituelle des bergers qui se tenait chaque mois pour informer le roi de l'état de ses troupeaux, il se rendit portant au doigt cet anneau. Ayant pris place au milieu des autres, il tourna par hasard le chaton de la bague vers l'intérieur de sa main ; [2,360] (360a) aussitôt il devint invisible à ses voisins qui parlèrent de lui comme s'il était parti. Etonné, il mania de nouveau la bague en tâtonnant, tourna le chaton en dehors et, ce faisant, redevint visible. S'étant rendu compte de cela, il répéta l'expérience pour voir si l'anneau avait bien ce pouvoir ; le même prodige se reproduisit : en tournant le chaton en dedans il devenait invisible, en dehors visible. Dès qu'il fut sûr de son fait, il fit en sorte d'être au (360b) nombre des messagers qui se rendaient auprès du roi. Arrivé au palais, il séduisit la reine, complota avec elle la mort du roi, le tua, et obtint ainsi le pouvoir. Si donc il existait deux anneaux de cette sorte, et que le juste reçût l'un, l'injuste l'autre, aucun, pense-t-on, ne serait de nature assez adamantine pour persévérer dans la justice et pour avoir le courage de ne pas toucher au bien d'autrui, alors qu'il pourrait prendre sans crainte ce (360c) qu'il voudrait sur l'agora, s'introduire dans les maisons pour s'unir à qui lui plairait, tuer les uns, briser les fers des autres et faire tout à son gré, devenu l'égal d'un dieu parmi les hommes. En agissant ainsi, rien ne le distinguerait du méchant : ils tendraient tous les deux vers le même but. Et l'on citerait cela comme une grande preuve que personne n'est juste volontairement, mais par contrainte, la justice n'étant pas un bien individuel, puisque celui qui se croit capable de commettre l'injustice la commet. Tout homme, en effet, pense que l'injustice est individuellement plus profitable que la justice, et le (360d) pense avec raison d'après le partisan de cette doctrine. Car si quelqu'un recevait cette licence dont j'ai parlé, et ne consentait jamais à commettre l'injustice, ni à toucher au bien d'autrui, il paraîtrait le plus malheureux des hommes, et le plus insensé, à ceux qui auraient connaissance de sa conduite ; se trouvant mutuellement en présence ils le loueraient, mais pour se tromper les uns les autres, et à cause de leur crainte d'être eux-mêmes victimes de l'injustice. Voilà ce que j'avais à dire sur ce point. Maintenant, pour porter un jugement sur la vie des (360e) deux hommes dont nous parlons, opposons le plus juste au plus injuste, et nous serons à même de les bien juger ; nous ne le pourrions pas autrement. Mais de quelle manière établir cette opposition ? De celle-ci : n'ôtons rien à l'injuste de son injustice, ni au juste de sa justice, mais supposons-les parfaits, chacun dans son genre de vie. D'abord, que l'injuste agisse comme les artisans habiles - tel le pilote consommé, ou le médecin, [2,361] distingue dans son art l'impossible du possible, entreprend ceci et laisse (361a) cela ; s'il se trompe en quelque point il est capable de réparer son erreur - ainsi donc, que l'injuste se dissimule adroitement quand il entreprend quelque mauvaise action s'il veut être supérieur dans l'injustice. De celui qui se laisse prendre on doit faire peu de cas, car l'extrême injustice consiste à paraître juste tout en ne l'étant pas. Il faut donc accorder à l'homme parfaitement injuste la parfaite injustice, n'y rien retrancher et admettre que, commettant les actes les plus injustes, il en retire la plus grande réputation de justice ; que, (361b) s'il se trompe en quelque chose, il est capable de réparer son erreur, de parler avec éloquence pour se disculper si l'on dénonce un de ses crimes, et d'user de violence, dans les cas où de violence il est besoin, aidé par son courage, sa vigueur, et ses ressources en amis et en argent. En face d'un tel personnage plaçons le juste, homme simple et généreux, qui veut, d'après Eschyle, non pas paraître, mais être bon. Ôtons-lui donc cette apparence. Si, en (361c) effet, il paraît juste il aura, à ce titre, honneurs et récompenses; alors on ne saura pas si c'est pour la justice ou pour les honneurs et les récompenses qu'il est tel. Aussi faut-il le dépouiller de tout, sauf de justice, et en faire l'opposé du précédent. Sans commettre d'acte injuste, qu'il ait la plus grande réputation d'injustice, afin d'être mis à l'épreuve de sa vertu en ne se laissant point amollir par un mauvais renom et par ses conséquences; qu'il (361d) reste inébranlable jusqu'à la mort, paraissant injuste toute sa vie, mais étant juste, afin qu'arrivés tous les deux aux extrêmes, l'un de la justice, l'autre de l'injustice, nous puissions juger lequel est le plus heureux. Oh ! cher Glaucon, dis-je, avec quelle force tu nettoies, comme des statues, ces deux hommes pour les soumettre à notre jugement ! Je fais de mon mieux, reprit-il. Maintenant, s'ils sont tels que je viens de les poser, il n'est pas difficile, je pense, de décrire le genre de vie qui les attend l'une (361e) et l'autre. Disons-le donc; et si ce langage est trop rude, souviens-toi, Socrate, que ce n'est pas moi qui parle, mais ceux qui placent l'injustice au-dessus de la justice. Ils diront que le juste, tel que je l'ai représenté, sera fouetté, mis à la torture, chargé de chaînes, [2,362] qu'on lui brûlera (362a) les yeux, qu'enfin, ayant souffert tous les maux, il sera crucifié et connaîtra qu'il ne faut point vouloir être juste mais le paraître. Ainsi les paroles d'Eschyle s'appliqueraient beaucoup plus exactement à l'injuste ; car, en réalité, dira-t-on, il est bien celui dont les actions sont conformes à la vérité, et qui, ne vivant pas pour les apparences, ne veut pas paraître injuste, mais l'être : Au sillon profond de son esprit il cueille la moisson des heureux projets. (362b) D'abord, il gouverne dans sa cité, grâce à son aspect d'homme juste ; ensuite il prend femme où il veut, fait marier les autres comme il veut, forme des liaisons de plaisir ou d'affaires avec qui bon lui semble, et tire profit de tout cela, car il n'a point scrupule d'être injuste. S'il entre en conflit, public ou privé, avec quelqu'un, il a le dessus et l'emporte sur son adversaire; par ce moyen il s'enrichit, fait du bien à ses amis, du mal à ses ennemis, (362c) offre aux dieux sacrifices et présents avec largesse et magnificence, et se concilie, bien mieux que le juste, les dieux et les hommes à qui il veut plaire ; aussi convient-il naturellement qu'il soit plus cher aux dieux que le juste. De la sorte, disent-ils, Socrate, les dieux et les hommes font à l'injuste une vie meilleure qu'au juste. Lorsque Glaucon eut fini de parler, je me disposais (362d) à lui répondre, mais son frère Adimante : Crois-tu, Socrate, dit-il, que la question ait été suffisamment développée ? Et pourquoi non? demandai-je. Le point essentiel, répondit-il, a été oublié. Eh bien ! repris-je, selon le proverbe, que le frère porte secours au frère ! Si donc Glaucon a omis quelque point, viens à son aide. Cependant il en a dit assez pour me mettre hors de combat et dans l'impuissance de défendre la justice. Et lui : Vaine excuse, dit-il ; écoute encore ceci. Il (362e) faut, en effet, que j'expose la thèse contraire à celle qu'il a soutenue, la thèse de ceux qui louent la justice et blâment l'injustice. Or les pères recommandent à leurs enfants d'être justes, [2,363] et ainsi font tous ceux qui ont charge d'âmes, louant non pas la justice elle-même, mais (363a) la réputation qu'elle procure, afin que celui qui paraît juste obtienne, du fait de cette réputation, les charges, les alliances, et tous les autres avantages que Glaucon vient d'énumérer comme attachés à une bonne renommée. Et ces gens-là portent encore plus loin les profits de l'apparence. Ils parlent comme le bon Hésiode et Homère. Le premier, en effet, dit que pour les justes les dieux (363b) font que les chênes portent des glands dans leurs hautes branches et des abeilles dans leur tronc ; il ajoute que pour eux les brebis fléchissent sous le poids de leur toison, et qu'ils ont beaucoup d'autres biens semblables. Le second tient à peu près le même langage. Il parle de quelqu'un comme d'un roi irréprochable qui, redoutant les dieux, (363c) observe la justice ; et pour lui la noire terre porte blés et orges, arbres ployant sous les fruits; le troupeau s'accroît, et la mer offre ses poissons. Musée et son fils, de la part des dieux, accordent aux justes des récompenses plus grandes encore. Les conduisant chez Hadès, ils les introduisent au banquet des (363d) saints, où, couronnés de fleurs, ils leur font passer le temps à s'enivrer, comme si la plus belle récompense de la vertu était une ivresse éternelle. D'autres prolongent les récompenses accordées par les dieux ; ils disent, en effet, que l'homme pieux et fidèle à ses Serments revit dans les enfants de ses enfants et dans sa postérité. C'est ainsi et en des termes semblables qu'ils font l'éloge de la justice. Pour les impies et les injustes, ils les plongent dans la boue chez Hadès, et les condamnent à porter de (363e) l'eau dans un crible ; pendant leur vie ils les vouent à l'infamie, et tous ces châtiments que Glaucon a énumérés à propos des justes qui paraissent injustes, ils les appliquent aux méchants ; ils n'en connaissent point d'autres. Telle est leur manière de louer la justice et de blâmer l'injustice. Outre cela, examine, Socrate, [2,364] une autre conception de la justice et de l'injustice développée par les particuliers et par les poètes. Tous, d'une seule voix, célèbrent (364a) comme belles la tempérance et la justice, mais ils les trouvent difficiles et pénibles ; l'intempérance et l'injustice au contraire leur paraissent agréables et d'une possession facile, honteuses seulement au regard de l'opinion et de la loi ; les actions injustes, disent-ils, sont plus profitables que les justes dans l'ensemble, et ils consentent aisément à proclamer les méchants heureux et à les honorer, quand ils sont riches ou disposent de quelque puissance; par contre, ils méprisent et regardent de haut les bons qui sont faibles et pauvres, tout en reconnaissant qu'ils sont meilleurs que les autres. Mais (364b) de tous ces discours, ceux qu'ils tiennent sur les dieux et la vertu sont les plus étranges. Les dieux même, prétendent-ils, ont souvent réservé aux hommes vertueux l'infortune et une vie misérable, tandis qu'aux méchants ils accordaient le sort contraire. De leur côté, des prêtres mendiants et des devins vont aux portes des riches, et leur persuadent qu'ils ont obtenu des dieux le pouvoir de réparer les fautes qu'eux ou leurs ancêtres ont pu (364c) commettre, par des sacrifices et des incantations, avec accompagnement de plaisirs et de fêtes ; si l'on veut porter préjudice à un ennemi, pour une faible dépense on peut nuire au juste comme à l'injuste, par leurs évocations et formules magiques, car, à les entendre, ils persuadent aux dieux de se mettre à leur service. A l'appui de toutes ces assertions ils invoquent le témoignage des poètes. Les uns parlent de la facilité du vice : Vers le mal en troupe l'on s'achemine aisément : la route est douce et tout près il habite ; (364d) Mais devant la vertu c'est peine et sueur que les dieux placèrent, et une route longue, rocailleuse et montante. Les autres, pour prouver que les hommes peuvent influencer les dieux, allèguent ces vers d'Homère : Les dieux eux-mêmes se laissent fléchir ; et par le sacrifice et la bonne prière, (364e) les libations, et des victimes la fumée, l'homme détourne leur colère quand il a enfreint leurs lois et péché. Et ils produisent une foule de livres de Musée et d'Orphée, descendants, disent-ils, de Séléné et des Muses. Ils règlent leurs sacrifices d'après ces livres, et persuadent non seulement aux particuliers, mais encore aux cités qu'on peut être absous et purifié de ses (365a) crimes, [2,365] de son vivant ou après sa mort, par des sacrifices et des fêtes qu'ils appellent mystères. Ces pratiques nous délivrent des maux de l'autre monde, mais si nous les négligeons de terribles supplices nous attendent. Tous ces discours, mon cher Socrate, et tant d'autres semblables qu'on tient sur la vertu, le vice, et l'estime que leur accordent les hommes et les dieux, quel effet pensons-nous qu'ils produisent sur l'âme du jeune homme doué d'un bon naturel qui les entend, et qui est capable, comme butinant d'un propos à l'autre, d'en recueillir une réponse à cette question : que faut-il être et quelle route doit-on suivre pour traverser la vie (365b) de la meilleure façon possible ? Il est vraisemblable qu'il se dira à lui-même avec Pindare : Gravirai-je par la justice ou par les ruses obliques une plus haute enceinte pour m'y fortifier et y passer ma vie ? D'après ce qu'on rapporte, si je suis juste sans le paraître je n'en tirerai aucun profit, mais des ennuis et des dommages évidents ; injuste, mais pourvu d'une réputation de justice, on dit (365c) que je mènerai une vie divine. Donc puisque l'apparence, ainsi que me le montrent les sages, fait violence à la vérité, et qu'elle est maîtresse du bonheur, vers elle je dois tendre tout entier. Comme façade et décor je dois tracer autour de moi une vaine image de vertu, et tirer derrière le renard du très sage Archiloque, animal subtil et fertile en ruses. « Mais, dira-t-on, il n'est pas facile de toujours se cacher quand on est méchant. » Non, en effet, répondrons-nous, et aussi bien aucune grande entreprise n'est aisée ; cependant, si nous voulons être heureux, (365d) nous devons suivre la voie qui nous est tracée par ces discours. Pour ne pas être découverts, nous formerons des associations et des hétairies, et il y a des maîtres de persuasion pour nous enseigner l'éloquence publique et judiciaire ; grâce à ces secours, persuadant en ceci, faisant violence en cela, nous l'emporterons sans encourir de châtiment. « Mais, poursuivra-t-on, il n'est pas possible d'échapper au regard des dieux ni de leur faire violence. » Est-ce donc que, s'ils n'existent pas, ou s'ils ne s'occupent pas des affaires humaines, nous devons nous soucier de leur échapper ? Et s'ils existent et s'occupent de nous, (365e) nous ne les connaissons que par ouï-dire et par les généalogies des poètes ; or ceux-ci prétendent qu'ils sont susceptibles, par des sacrifices, « de bonnes prières », ou des offrandes, de se laisser fléchir, et il faut croire à ces deux choses ou n'en croire aucune. [2,366] Si donc il faut y croire, nous serons injustes, et leur ferons des sacrifices avec le produit de nos injustices. Étant justes, en effet, nous (366) serions exempts de châtiment par eux, mais nous renoncerions aux profits de l'injustice ; injustes au contraire, nous aurons ces profits, et par des prières nous échapperons au châtiment de nos fautes et de nos péchés. « Mais chez Hadès, dira-t-on, nous subirons la peine des injustices commises ici-bas, nous ou les enfants de nos enfants. » Mais, mon ami, répondra l'homme qui raisonne, les mystères peuvent beaucoup, ainsi que les dieux libérateurs, s'il faut en croire les plus grandes (366b) cités et les fils des dieux, poètes et prophètes, qui nous révèlent ces vérités. Pour quelle raison encore préférerions-nous la justice à l'extrême injustice qui, si nous la pratiquons avec une honnêteté feinte, nous permettra de réussir à souhait auprès des dieux et auprès des hommes, pendant notre vie et après notre mort, comme l'affirment la plupart des autorités, et les plus éminentes ? Après ce qui a été dit, (366c) y a-t-il moyen, Socrate, de consentir à honorer la justice quand on dispose de quelque supériorité, d'âme ou de corps, de richesses ou de naissance, et de ne pas rire en l'entendant louer ? Ainsi donc, si quelqu'un est à même de prouver que nous avons dit faux, et se rend suffisamment compte que la justice est le meilleur des biens, il se montre plein d'indulgence et ne s'emporte pas contre les hommes injustes ; il sait qu'à l'exception de ceux qui, parce qu'ils sont d'une nature divine, éprouvent de l'aversion pour l'injustice, et de ceux qui s'en abstiennent parce qu'ils ont reçu les lumières de la (366d) science, personne n'est juste volontairement, mais que c'est la lâcheté, l'âge ou quelque autre faiblesse qui fait qu'on blâme l'injustice, quand on est incapable de la commettre. La preuve est évidente : en effet, entre les gens qui se trouvent dans ce cas, le premier qui reçoit le pouvoir d'être injuste est le premier à en user, dans la mesure de ses moyens. Et tout cela n'a d'autre cause que celle qui nous a engagés, mon frère et moi, dans cette discussion, Socrate, pour te dire : « O admirable ami, (366e) parmi vous tous qui prétendez être les défenseurs de la justice, à commencer par les héros des premiers temps dont les discours sont parvenus jusqu'à nous, personne n'a encore blâmé l'injustice ni loué la justice autrement que pour la réputation, les honneurs et les récompenses qui y sont attachés ; quant à ce qu'elles sont l'une et l'autre, par leur puissance propre, dans l'âme qui les possède, cachées aux dieux et aux hommes, personne, soit en vers, soit en prose, n'a jamais suffisamment démontré que l'une est le plus grand des maux de l'âme, et l'autre , (367a) la justice, son plus grand bien. [2,367] En effet, si vous nous parliez tous ainsi dès le début et si, depuis l'enfance, vous nous persuadiez de cette vérité, nous n'aurions pas à nous garder mutuellement de l'injustice, mais chacun de nous serait de lui-même le meilleur gardien, dans la crainte, s'il était injuste, de cohabiter avec le plus grand des maux. » Cela, Socrate, et peut-être plus, Thrasymaque ou quelque autre le pourrait dire sur la justice et l'injustice, renversant leurs pouvoirs respectifs de fâcheuse manière, ce me semble. Pour moi - car je ne veux rien te cacher - (367b) c'est dans le désir de t'entendre soutenir la thèse contraire que j'ai tendu autant que possible toutes mes forces en ce discours. Donc, ne te borne pas à nous prouver que la justice est plus forte que l'injustice ; montre-nous les effets que chacune produit par elle-même dans l'âme où elle se trouve, et qui font que l'une est un bien, l'autre un mal. Écarte les réputations qu'elles nous valent, comme Glaucon te l'a recommandé. Si, en effet, tu n'écartes pas de part et d'autre les vraies réputations, et que tu y ajoutes les fausses, nous dirons que tu ne loues pas la justice mais l'apparence, que tu ne blâmes pas l'injustice mais l'apparence, que tu recommandes (367c) à l'homme injuste de se cacher, et que tu conviens avec Thrasymaque que la justice est un bien étranger, avantageux au plus fort, tandis que l'injustice est utile et avantageuse à elle-même, mais nuisible au plus faible. Puisque tu as reconnu que la justice appartient à la classe des plus grands biens, ceux qui méritent d'être recherchés pour leurs conséquences et beaucoup plus pour eux-mêmes, comme la vue, l'ouïe, la raison, la santé (367d) et toutes les choses qui sont de vrais biens, par leur nature et non d'après l'opinion, loue donc en la justice ce qu'elle a par elle-même d'avantageux pour celui qui la possède, et blâme dans l'injustice ce qu'elle a de nuisible ; quant aux récompenses et à la réputation, laisse-les louer à d'autres. Pour moi, j'accepterais d'un autre qu'il louât la justice et blâmât l'injustice de cette manière, faisant éloges et reproches eu égard à la réputation et aux récompenses qu'elles procurent, mais de toi je ne l'accepterai pas, à moins que tu ne me l'ordonnes, puisque tu as passé toute ta vie dans l'examen de cette (367e) seule question. Donc, ne te contente pas de nous prouver que la justice est plus forte que l'injustice, mais montre-nous aussi, par les effets que chacune produit d'elle-même sur son possesseur, ignorée ou non des dieux et des hommes, que l'une est un bien et l'autre un mal. J'avais toujours admiré le caractère de Glaucon et d'Adimante, [2,368] mais en cette circonstance je pris un plaisir (368a) extrême à les écouter et leur dis : Ce n'est point à tort, ô fils d'un tel père, que l'amant de Glaucon commençait en ces termes l'élégie qu'il vous dédia, lorsque vous vous fûtes distingués à la bataille de Mégare : Enfants d'Ariston, divine race d'un homme illustre. Cet éloge, mes amis, me semble parfaitement vous convenir. Il y a en effet quelque chose de vraiment divin dans vos sentiments si vous n'êtes point convaincus que l'injustice vaut mieux que la justice, étant capables de parler de la sorte sur cette question. Or, je crois qu'en (368b) vérité vous n'êtes point convaincus - je le conjecture d'après les autres traits de votre caractère, car à n'en juger que par votre langage je me méfierais de vous - et plus je vous accorde de confiance, plus je suis embarrassé sur le parti à prendre. D'un côté je ne sais comment venir au secours de la justice ; il me semble que je n'en ai pas la force - et ceci en est pour moi le signe : alors que je pensais avoir démontré contre Thrasymaque la supériorité de la justice sur l'injustice, vous n'avez point admis mes raisons. D'un autre côté, je ne sais comment ne pas lui porter secours ; je crains en effet qu'il ne soit (368c) impie, quand elle est maltraitée en ma présence, de renoncer à la défendre, tant que je respire encore et que je suis capable de parler. Le mieux est donc de lui prêter appui comme je le pourrai. Glaucon et les autres me conjurèrent d'y employer tous mes moyens, de ne pas laisser tomber la discussion, mais de rechercher la nature du juste et de l'injuste et la vérité sur leurs avantages respectifs. Je leur dis alors mon sentiment : La recherche que nous entreprenons n'est pas de mince importance, mais demande, à mon (368d) avis, une vue pénétrante. Or, puisque cette qualité nous manque, voici, poursuivis-je, comment je crois qu'il faut s'y prendre. Si l'on ordonnait à des gens qui n'ont pas la vue très perçante de lire de loin des lettres tracées en très petits caractères, et que l'un d'eux se rendît compte que ces mêmes lettres se trouvent tracées ailleurs en gros caractères sur un plus grand espace, ce leur serait, j'imagine, une bonne aubaine de lire d'abord les grandes lettres, et d'examiner ensuite les petites pour voir si ce sont les mêmes. Assurément, dit Adimante. Mais, Socrate, quoi de tel vois-tu dans la recherche du juste ? (368e) Je vais te le dire, répondis-je. La justice, affirmons-nous, est un attribut de l'individu, mais aussi de la cité entière ? Certes, dit-il. Or, la cité est plus grande que l'individu ? Elle est plus grande. Peut-être donc, dans un cadre plus grand, la justice sera-t-elle plus grande et plus facile à étudier. Par conséquent, si vous le voulez, [2,369] nous chercherons d'abord la nature de la justice dans les cités ; ensuite nous l’examinerons (369a) dans l'individu, de manière à apercevoir la ressemblance de la grande dans la forme de la petite. C'est, ce me semble, fort bien dit, répondit-il. Maintenant, repris-je, si nous observions la naissance d'une cité, n'y verrions-nous pas la justice apparaître, ainsi que l'injustice ? Probablement, dit-il. Et cela fait, n'aurions-nous pas l'espoir de découvrir plus aisément ce que nous cherchons ? Si, sans aucun doute. (369b) Vous semble-t-il donc qu'il nous faille tenter de mener à terme cette recherche ? A mon avis ce n'est pas une petite affaire. Examinez-le. C'est tout examiné dit Adimante n'agis pas autrement. Ce qui donne naissance à une cité, repris-je, c'est, je crois, l'impuissance où se trouve chaque individu de se suffire à lui-même, et le besoin qu'il éprouve d'une foule de choses ; ou bien penses-tu qu'il y ait quelque autre cause à l'origine d'une cité? Aucune, répondit-il. (369c) Ainsi donc, un homme prend avec lui un autre homme pour tel emploi, un autre encore pour tel autre emploi, et la multiplicité des besoins assemble en une même résidence un grand nombre d'associés et d'auxiliaires ; à cet établissement commun nous avons donné le nom de cité, n'est-ce pas ? Parfaitement. Mais quand un homme donne et reçoit, il agit dans la pensée que l'échange se fait à son avantage. Sans doute. Eh bien donc ! repris-je, jetons par la pensée les fondements d'une cité ; ces fondements seront, apparemment, nos besoins. Sans contredit. (369d) Le premier et le plus important de tous est celui de la nourriture, d'où dépend la conservation de notre être et de notre vie. Assurément. Le second est celui du logement ; le troisième celui du vêtement et de tout ce qui s'y rapporte. C'est cela. Mais voyons ! dis-je, comment une cité suffira-t-elle à fournir tant de choses ? Ne faudra-t-il pas que l'un soit agriculteur, l'autre maçon, l'autre tisserand ? Ajouterons-nous encore un cordonnier ou quelque autre artisan pour les besoins du corps ? Certainement. Donc, dans sa plus stricte nécessité, la cité sera composée de quatre ou cinq hommes. (369e) Il le semble. Mais quoi? faut-il que chacun remplisse sa propre fonction pour toute la communauté, que l'agriculteur, par exemple, assure à lui seul la nourriture de quatre, dépense à faire provision de blé quatre fois plus de temps et de peine, et partage avec les autres, ou bien, ne s'occupant que de lui seul, [2,370] faut-il qu'il produise le (370a) quart de cette nourriture dans le quart de temps, des trois autres quarts emploie l'un à se pourvoir d'habitation, l'autre de vêtements, l'autre de chaussures, et, sans se donner du tracas pour la communauté, fasse lui-même ses propres affaires ? Adimante répondit : Peut-être, Socrate, la première manière serait-elle plus commode. Par Zeus, repris-je, ce n'est point étonnant. Tes paroles, en effet, me suggèrent cette réflexion que, tout d'abord, la nature n'a pas fait chacun de nous semblable à chacun, (370b) mais différent d'aptitudes, et propre à telle ou telle fonction. Ne le penses-tu pas ? Si. Mais quoi ? dans quel cas travaille-t-on mieux, quand on exerce plusieurs métiers ou un seul ? Quand, dit-il, on n'en exerce qu'un seul. Il est encore évident, ce me semble, que, si on laisse passer l'occasion de faire une chose, cette chose est manquée. C'est évident, en effet. Car l'ouvrage, je pense, n'attend pas le loisir de l'ouvrier, mais c'est l'ouvrier qui, nécessairement, doit régler son temps sur l'ouvrage au lieu de le remettre à ses moments (370c) perdus. Nécessairement. Par conséquent on produit toutes choses en plus grand nombre, mieux et plus facilement, lorsque chacun, selon ses aptitudes et dans le temps convenable, se livre à un seul travail, étant dispensé de tous les autres. Très certainement. Il faut donc, Adimante, plus de quatre citoyens pour satisfaire aux besoins dont nous avons parlé. En effet, il est vraisemblable que le laboureur ne fera pas lui-même sa charrue, s'il veut qu'elle soit bonne, ni sa bêche, (370d) ni les autres outils agricoles ; le maçon non plus ne fera pas ses outils ; or, il lui en faut beaucoup à lui aussi. Il en sera de même pour le tisserand et le cordonnier, n'est-ce pas ? C'est vrai. Voilà donc des charpentiers, des forgerons et beaucoup d'ouvriers semblables qui, devenus membres de notre petite cité, augmenteront sa population. Certainement. Mais elle ne serait pas encore très grande si nous y ajoutions bouviers, bergers et autres sortes de pasteurs, (370e) afin que l'agriculteur ait des boeufs pour le labourage, le maçon, aussi bien que l'agriculteur, des bêtes de somme pour les charrois, le tisserand et le cordonnier des peaux et des laines. Ce ne serait pas, non plus, dit-il, une petite cité si elle réunissait toutes ces personnes. Mais, repris-je, fonder cette ville dans un endroit où l'on n'aurait besoin de rien importer est chose presque impossible. C'est impossible en effet. Elle aura donc besoin d'autres personnes encore, qui, d'une autre cité, lui apporteront ce qui lui manque. Elle en aura besoin. Mais si ces personnes s'en vont les mains vides, [2,371] ne portant rien de ce dont les fournisseurs ont besoin, elles (371a) repartiront aussi les mains vides, n'est-ce pas ? Il me le semble. Il faut donc que notre cité produise non seulement ce qui lui suffit à elle-même, mais encore ce qui, en telle quantité, lui est demandé par ses fournisseurs. Il le faut, en effet. Par suite, elle aura besoin d'un plus grand nombre de laboureurs et d'autres artisans. Certes. Et aussi d'agents qui se chargent de l'importation et de l'exportation des diverses marchandises. Or, ceux-ci sont des commerçants, n'est-ce pas ? Oui. Nous aurons donc besoin aussi de commerçants. Assurément. Et si le commerce se fait par mer, il nous faudra encore (371b) une multitude de gens versés dans la navigation. Oui, une multitude. Mais quoi ? dans la cité même, comment les hommes échangeront-ils les produits de leur travail ? C'est en effet pour cela que nous les avons associés en fondant une cité. Il est évident, dit-il, que ce sera par vente et par achat. D'où nécessité d'avoir une agora et de la monnaie, symbole de la valeur des objets échangés. Certainement. Mais si le laboureur ou quelque autre artisan, apportant (371c) sur l'agora l'un de ses produits, n'y vient pas dans le même temps que ceux qui veulent faire des échanges avec lui, il ne laissera pas son travail interrompu pour rester assis sur l'agora. Point du tout, répondit-il ; il y a des gens qui, voyant cela, se chargent de ce service ; dans les cités bien organisées ce sont ordinairement les personnes les plus faibles de santé, incapables de tout autre travail. Leur rôle est de rester sur l'agora, d'acheter contre de l'argent à (371d) ceux qui désirent vendre, et de vendre, contre de l'argent aussi, à ceux qui désirent acheter. Donc, repris-je, ce besoin donnera naissance à la classe des marchands dans notre cité ; nous appelons, n'est-ce pas ? de ce nom ceux qui se consacrent à l'achat et à la vente, établis à demeure sur l'agora, et négociants ceux qui voyagent de ville en ville. Parfaitement. Il y a encore, je pense, d'autres gens qui rendent service : ceux qui, peu dignes par leur esprit de faire partie (371e) de la communauté, sont, par leur vigueur corporelle, aptes aux gros travaux ; ils vendent l'emploi de leur force, et, comme ils appellent salaire le prix de leur peine, on leur donne le nom de salariés, n'est-ce pas ? Parfaitement. Ces salariés constituent, ce semble, le complément de la cité. C'est mon avis. Eh bien ! Adimante, notre cité n'a-t-elle pas reçu assez d'accroissements pour être parfaite ? Peut-être. Alors, où y trouverons-nous la justice et l'injustice ? Avec lequel des éléments que nous avons examinés ont-elles pris naissance ? [2,372] (372a) Pour moi, répondit-il, je ne le vois pas, Socrate, à moins que ce ne soit dans les relations mutuelles des citoyens. Peut-être, dis-je, as-tu raison ; mais il faut l'examiner sans nous rebuter. Considérons d'abord de quelle manière vont vivre des gens ainsi organisés. Ne produiront-ils pas du blé, du vin, des vêtements, des chaussures? ne se bâtiront-ils pas des maisons? Pendant l'été ils travailleront la plupart du temps nus et sans chaussures, pendant l'hiver (372b) vêtus et chaussés convenablement. Pour se nourrir, ils prépareront des farines d'orge et de froment, cuisant celles-ci, se contentant de pétrir celles-là; ils disposeront leurs nobles galettes et leurs pains sur des rameaux ou des feuilles fraîches, et, couchés sur des lits de feuillage, faits de couleuvrée et de myrte, ils se régaleront eux et leurs enfants, buvant du vin, la tête couronnée de fleurs, et chantant les louanges des dieux ; ils passeront ainsi agréablement leur vie ensemble, et régleront (372c) le nombre de leurs enfants sur leurs ressources, dans la crainte de la pauvreté ou de la guerre. Alors Glaucon intervint : C'est avec du pain sec, ce semble, que tu fais banqueter ces hommes-là. Tu dis vrai, repris-je. J'avais oublié les mets ; ils auront du sel évidemment, des olives, du fromage, des oignons, et ces légumes cuits que l'on prépare à la campagne. Pour dessert nous leur servirons même des figues, des pois et des fèves ; ils feront griller sous la cendre des baies de (372d) myrte et des glands, qu'ils mangeront en buvant modérément. Ainsi, vivant dans la paix et la santé, ils mourront vieux, comme il est naturel, et légueront à leurs enfants une vie semblable à la leur. Et lui : Si tu fondais une cité de pourceaux, Socrate, dit-il, les engraisserais-tu autrement ? Mais alors, Glaucon, comment doivent-ils vivre ? demandai-je. Comme on l'entend d'ordinaire, répondit-il ; il faut qu'ils se couchent sur des lits, je pense, s'ils veulent être à leur aise, qu'ils mangent sur des tables, et qu'on leur serve les mets et les desserts aujourd'hui connus. (372e) Soit, dis-je ; je comprends. Ce n'est plus seulement une cité en formation que nous examinons, mais aussi une cité pleine de luxe. Peut-être le procédé n'est-il pas mauvais ; il se pourrait, en effet, qu'une telle étude nous fît voir comment la justice et l'injustice naissent dans les cités. Quoi qu'il en soit, la véritable cité me paraît être celle que j'ai décrite comme saine ; maintenant, si vous le voulez, nous porterons nos regards sur une cité atteinte d'inflammation ; rien ne nous en empêche. [2,373] Nos arrangements, en effet, ne suffiront pas à certains, non plus (373a) que notre régime : ils auront des lits, des tables, des meubles de toute sorte, des mets recherchés, des huiles aromatiques, des parfums à brûler, des courtisanes, des friandises, et tout cela en grande variété. Donc il ne faudra plus poser comme simplement nécessaires les choses dont nous avons d'abord parlé, maisons, vêtements et chaussures ; il faudra mettre en oeuvre la peinture et la broderie, se procurer de l'or, de l'ivoire et toutes les matières précieuses, n'est-ce pas ? Oui, répondit-il. (373b) Par conséquent nous devons agrandir la cité - car celle que nous avons dite saine n'est plus suffisante - et l'emplir d'une multitude de gens qui ne sont point dans les villes par nécessité, comme les chasseurs de toute espèce et les imitateurs, la foule de ceux qui imitent les formes et les couleurs, et la foule de ceux qui cultivent la musique : les poètes et leur cortège de rhapsodes, d'acteurs, de danseurs, d'entrepreneurs de théâtre ; les fabricants d'articles de toute sorte et spécialement de parures (373c) féminines. Il nous faudra aussi accroître le nombre des serviteurs ; ou bien crois-tu que nous n'aurons pas besoin de pédagogues, de nourrices, de gouvernantes, de femmes de chambre, de coiffeurs, et aussi de cuisiniers et de maîtres queux ? Et il nous faudra encore des porchers ! Tout cela ne se trouvait pas dans notre première cité - aussi bien n'en avait-on pas besoin - mais dans celle-ci ce sera indispensable. Et nous devrons y ajouter des bestiaux de toute espèce pour ceux qui voudront en manger, n'est-ce pas ? Pourquoi non ? (373d) Mais, en menant ce train de vie, les médecins nous seront bien plus nécessaires qu'auparavant. Beaucoup plus. Et le pays, qui jusqu'alors suffisait à nourrir ses habitants, deviendra trop petit et insuffisant. Qu'en dis-tu ? Que c'est vrai, répondit-il. Dès lors ne serons-nous pas forcés d'empiéter sur le territoire de nos voisins, si nous voulons avoir assez de pâturages et de labours? et eux, n'en useront-ils pas de même à notre égard si, franchissant les limites du (373e) nécessaire, ils se livrent comme nous à l'insatiable désir de posséder ? Il y a grande nécessité, Socrate, dit-il. Nous ferons donc la guerre après cela, Glaucon ? Ou qu'arrivera-t-il ? Nous ferons la guerre. Ce n'est pas encore le moment de dire, repris-je, si la guerre a de bons ou de mauvais effets ; notons seulement que nous avons trouvé l'origine de la guerre dans cette passion qui est, au plus haut point, génératrice de maux privés et publics dans les cités, quand elle y apparaît. Parfaitement. Dès lors, mon ami, la cité doit être encore agrandie, et ce n'est pas une petite addition qu'il faut y faire, [2,374] (374a) mais celle d'une armée entière qui puisse se mettre en campagne pour défendre tous les biens dont nous avons parlé, et livrer bataille aux envahisseurs. Mais quoi? dit-il, les citoyens eux-mêmes n'en sont-ils pas capables ? Non, répondis-je, si toi et nous tous sommes convenus d'un principe juste, lorsque nous avons fondé la cité ; or nous sommes convenus, s'il t'en souvient, qu'il est impossible à un seul homme d'exercer convenablement plusieurs métiers. Tu dis vrai, avoua-t-il. Quoi donc ? repris-je, les exercices guerriers ne te semblent-ils (374b) pas relever d'une technique ? Si, assurément, dit-il. Or, doit-on accorder plus de sollicitude à l'art de la chaussure qu'à l'art de la guerre ? Nullement. Mais nous avons défendu au cordonnier d'entreprendre en même temps le métier de laboureur, de tisserand ou de maçon ; nous l'avons réduit à n'être que cordonnier afin que nos travaux de cordonnerie soient bien exécutés ; à chacun des autres artisans, semblablement, nous avons attribué un seul métier, celui pour lequel il est fait par nature, et qu'il doit exercer toute sa vie, étant dispensé (374c) des autres, s'il veut profiter des occasions et bellement accomplir sa tâche. Mais n'est-il pas de la plus haute importance que le métier de la guerre soit bien pratiqué ? Ou bien est-il si facile qu'un laboureur, un cordonnier, ou n'importe quel autre artisan puisse, en même temps, être guerrier, alors qu'on ne peut devenir bon joueur au trictrac ou aux dés si l'on ne s'applique à ces jeux dès l'enfance, et non à temps perdu ? Suffit-il de prendre un bouclier ou quelque autre des armes et instruments de (374d) guerre pour devenir, le jour même, bon antagoniste dans un engagement d'hoplites ou dans quelque autre combat, tandis que les instruments des autres arts, pris en mains, ne feront jamais un artisan ni un athlète, et seront inutiles à celui qui n'en aura point acquis la science et ne s'y sera point suffisamment exercé ? Si cela était, dit-il, les instruments auraient une bien grande valeur ! Ainsi, repris-je, plus la fonction des gardiens est importante, (374e) plus elle exige de loisir, et plus aussi d'art et de soin. Je le pense, dit-il. Et ne faut-il pas des aptitudes naturelles pour exercer cette profession ? Comment non ? Notre tâche consistera donc, ce semble, à choisir, si nous en sommes capables, ceux qui sont par nature aptes à garder la cité. Ce sera notre tâche assurément. Par Zeus, poursuivis-je, ce n'est pas d'une petite affaire que nous nous chargeons ! Cependant, nous ne devons pas perdre courage, autant, du moins, que nos forces nous le permettront. [2,375] (375a) Non, en effet, nous ne devons pas perdre courage, dit-il. Eh bien ! repris-je, crois-tu que le naturel d'un jeune chien de bonne race diffère, pour ce qui concerne la garde, de celui d'un jeune homme bien né ? Que veux-tu dire ? Qu'ils doivent avoir l'un et l'autre des sens aiguisés pour découvrir l'ennemi, de la vitesse pour le poursuivre dès qu'il est découvert, et de la force pour le combattre, s'il le faut, lorsqu'il est atteint. En effet, dit-il, toutes ces qualités sont requises. Et le courage aussi pour bien combattre. Comment non ? Mais sera-t-il courageux celui qui n'est point iracible, cheval, chien ou autre animal quelconque ? N'as-tu (375b) pas remarqué que la colère est quelque chose d'indomptable et d'invincible, et que toute âme qu'elle possède ne saurait craindre ni céder ? Je l'ai remarqué. Voilà donc évidemment les qualités que doit avoir le gardien pour ce qui est du corps. Oui. Et pour ce qui est de l'âme il doit être d'humeur irascible. Oui aussi. Mais alors, Glaucon, repris-je, ne seront-ils pas féroces entre eux et à l'égard des autres citoyens, avec de pareilles natures ? Par Zeus, dit-il, il est difficile qu'il en soit autrement. Cependant, il faut qu'ils soient doux envers les leurs, et (375c) rudes envers les ennemis ; sinon, ils n'attendront pas que d'autres détruisent la cité : ils les préviendront et la détruiront eux-mêmes. C'est vrai, avoua-t-il. Que ferons-nous donc ? poursuivis-je. Où trouverons-nous un caractère à la fois doux et hautement irascible ? Une nature douce est, en effet, l'opposé d'une nature irascible. Il le semble. Mais pourtant, si l'une de ces qualités manque, nous n'aurons pas de bon gardien ; or, il paraît impossible de les réunir, et il s'ensuit qu'il est impossible de trouver un (375d) bon gardien. Je le crains, dit-il. J'hésitai un instant ; puis, ayant considéré ce que nous venions de dire : Nous méritons bien, mon ami, repris-je, d'être dans l'embarras pour avoir abandonné la comparaison que nous nous étions proposée. Comment dis-tu? Nous n'avons pas réfléchi qu'il existe en effet de ces natures que nous jugions impossibles et qui réunissent ces qualités contraires. Où donc ? On peut les voir chez différents animaux, mais surtout chez celui que nous comparions au gardien. Tu sais sans (375e) doute que les chiens de bonne race sont, naturellement, aussi doux que possible pour les gens de la maison et ceux qu'ils connaissent, et le contraire pour ceux qu'ils ne connaissent point. Certes, je le sais. La chose est donc possible, repris-je, et nous n'allons pas à l'encontre de la nature en cherchant un gardien de ce caractère. Il ne le semble pas. Maintenant ne crois-tu pas qu'il manque encore quelque chose à notre futur gardien ? Outre l'humeur irascible, il doit avoir un naturel philosophe. [2,376] (376a) Comment donc ? dit-il, je ne comprends pas. Tu remarqueras, poursuivis-je, cette qualité chez le chien, et elle est digne d'admiration dans un animal. Quelle qualité ? Qu'il se montre méchant quand il voit un inconnu, quoiqu'il n'en ait reçu aucun mal, tandis qu'il flatte celui qu'il connaît, même s'il n'en a reçu aucun bien. Cela ne t'a jamais étonné ? Je n'y ai guère, jusqu'ici, fait attention, répondit-il ; mais il est évident que le chien agit ainsi. (376b) Et il manifeste par là une jolie façon de sentir, et vraiment philosophique. Comment ? Par le fait, dis-je, qu'il discerne un visage ami d'un visage ennemi à ce seul signe qu'il connaît l'un et ne connaît pas l'autre. Or, comment n'aurait-on pas le désir d'apprendre quand on distingue par la connaissance et l'ignorance l'ami de l'étranger ? Il ne peut se faire, répondit-il, qu'il en soit autrement. Mais, repris-je, le naturel avide d'apprendre est le même que le naturel philosophe ? C'est le même, reconnut-il. Eh bien ! n'oserons-nous pas poser aussi que l'homme, (376c) pour être doux envers ses amis et ses connaissances, doit, par nature, être philosophe et avide d'apprendre ? Posons-le. Donc, philosophe, irascible, agile et fort sera celui que nous destinons à devenir un beau et bon gardien de la cité. Parfaitement, dit-il. Telles seront ses qualités. Mais de quelle manière l'élever et l'instruire ? L'examen de cette question peut-il nous aider à découvrir l'objet de toutes nos recherches, (376d) à savoir comment la justice et l'injustice prennent naissance dans une cité ? Nous devons le savoir, car nous ne voulons ni omettre un point important, ni nous engager en de trop longs développements. Alors, le frère de Glaucon : je crois pour ma part, dit-il, que cet examen nous sera utile pour atteindre notre but. Par Zeus, Adimante, m'écriai-je, il ne faut donc pas l'abandonner, quelque long qu'il puisse être ! Certes non ! Or çà, donc! comme si nous racontions une fable à loisir, procédons en esprit à l'éducation de ces hommes. (376e) C'est ce qu'il faut faire. Mais quelle éducation leur donnerons-nous ? N'est-il pas difficile d'en trouver une meilleure que celle qui a été découverte au cours des âges ? Or, pour le corps nous avons la gymnastique et pour l'âme la musique. C'est cela. Ne commencerons-nous pas leur éducation par la musique plutôt que par la gymnastique ? Sans doute. Or, comprends-tu les discours dans la musique, ou non ? Je les y comprends. Et il y a deux sortes de discours, les vrais et les mensongers ? Oui. [2,377] Les uns et les autres entreront-ils dans notre éducation, (377a) ou d'abord les mensongers ? Je ne comprends pas, dit-il, comment tu l'entends. Tu ne comprends pas, répondis-je, que nous racontons d'abord des fables aux enfants ? En général elles sont fausses, bien qu'elles enferment quelques vérités. Nous utilisons ces fables, pour l'éducation des enfants, avant les exercices gymniques. C'est vrai. Voilà pourquoi je disais que la musique doit venir avant la gymnastique. Et avec raison. Maintenant, ne sais-tu pas que le commencement, en toute chose, est ce qu'il y a de plus important, (377b) particulièrement pour un être jeune et tendre ? C'est surtout alors en effet qu'on le façonne et qu'il reçoit l'empreinte dont on veut le marquer. Très certainement. Ainsi, laisserons-nous négligemment les enfants écouter les premières fables venues, forgées par les premiers venus, et recevoir dans leurs âmes des opinions le plus souvent contraires à celles qu'ils doivent avoir, à notre avis, quand ils seront grands ? D'aucune manière nous ne le permettrons. Donc, il nous faut d'abord, ce semble, veiller sur les (377c) faiseurs de fables, choisir leurs bonnes compositions et rejeter les mauvaises. Nous engagerons ensuite les nourrices et les mères à conter aux enfants celles que nous aurons choisies, et à modeler l'âme avec leurs fables bien plus que le corps avec leurs mains ; mais de celles qu'elles racontent à présent la plupart sont à rejeter. Lesquelles? demanda-t-il. Nous jugerons, répondis-je, des petites par les grandes ; car elles doivent être faites sur le même modèle et produire (377d) le même effet, grandes et petites ; ne le crois-tu pas ? Si, dit-il ; mais je ne vois pas quelles sont ces grandes fables dont tu parles. Ce sont, repris-je, celles d'Hésiode, d'Homère et des autres poètes. Ceux-ci, en effet, ont composé des fables menteuses que l'on a racontées et qu'on raconte encore aux hommes. Quelles sont ces fables, demanda-t-il, et qu'y blâmes-tu ? Ce qu'il faut, répondis-je, avant tout et surtout blâmer, particulièrement quand le mensonge est sans beauté. (377e) Mais quand est-ce? Quand on représente mal les dieux et les héros, comme un peintre qui trace des objets n'ayant aucune ressemblance avec ceux qu'il voulait représenter. C'est à bon droit en effet, dit-il, qu'on blâme de telles choses. Mais comment disons-nous cela, et à quoi nous référons-nous ? D'abord, repris-je, celui qui a commis le plus grand des mensonges sur les plus grands des êtres l'a commis sans beauté, lorsqu'il a dit qu'Ouranos fit ce que rapporte Hésiode, [2,378] et comment Kronos en tira vengeance. Quand même la conduite de Kronos et la manière dont il fut (378a) traité par son fils seraient vraies, je crois qu'il ne faudrait pas les raconter si légèrement à des êtres dépourvus de raison et à des enfants, mais qu'il vaudrait mieux les ensevelir dans le silence ; et s'il est nécessaire d'en parler, on doit le faire en secret, devant le plus petit nombre possible d'auditeurs, après avoir immolé, non un porc, mais quelque grande victime difficile à se procurer, afin qu'il n'y ait que très peu d'initiés. Et en effet, dit-il, ces récits-là sont fâcheux. Et ils ne sont pas à raconter, Adimante, dans notre cité. (378b) Il ne faut pas dire devant un jeune auditeur qu'en commettant les pires crimes et en châtiant un père injuste de la plus cruelle façon, il ne fait rien d'extraordinaire et agit comme les premiers et les plus grands des dieux (378c). Non, par Zeus, s'écria-t-il, il ne me semble pas, à moi non plus, que ces choses soient bonnes à dire ! Il faut encore éviter absolument, repris-je, de dire que les dieux aux dieux font la guerre, se tendent des pièges et combattent entre eux - aussi bien cela n'est point vrai - si nous voulons que les futurs gardiens de notre cité regardent comme le comble de la honte de se quereller à la légère. Et il s'en faut de beaucoup qu'on doive leur raconter ou représenter pour eux sur des tapisseries les combats des géants et ces haines innombrables et de toute sorte qui ont armé les dieux et les héros contre leurs proches et leurs amis. Au contraire, si nous voulons leur persuader que jamais un citoyen n'en a haï un autre et qu'une telle chose est impie, nous devons le leur faire dire dès l'enfance, par les vieillards et par les vieilles (378d) femmes, et, quand ils deviennent grands, obliger les poètes à composer pour eux des fables qui tendent au même but. Mais qu'on raconte l'histoire d'Héra enchaînée par son fils, d'Héphaïstos précipité du ciel par son père, pour avoir défendu sa mère que celui-ci frappait, et les combats de dieux qu'Homère imagina, voilà ce que nous n'admettrons pas dans la cité, que ces fictions soient allégoriques ou non. L'enfant, en effet, ne peut discerner ce qui est allégorie de ce qui ne l'est pas, et les opinions qu'il reçoit à cet âge deviennent, d'ordinaire, indélébiles (378e) et inébranlables. C'est sans doute à cause de cela qu'il faut faire tout son possible pour que les premières fables qu'il entend soient les plus belles et les plus propres à lui enseigner la vertu. Tes propos sont sensés, reconnut-il. Mais si l'on nous demandait encore ce que nous entendons par là et quelles sont ces fables, que dirions-nous ? Je lui répondis : [2,379] Adimante, nous ne sommes poètes, (379a) ni toi ni moi, en ce moment, mais fondateurs de cité ; or, à des fondateurs il appartient de connaître les modèles que doivent suivre les poètes dans leurs histoires, et de défendre qu'on s'en écarte ; mais ce n'est pas à eux de composer des fables. Fort bien, dit-il ; mais je voudrais justement savoir quels sont les modèles qu'on doit suivre dans les histoires concernant les dieux. Ceci t'en donnera une idée, repris-je ; il faut toujours représenter Dieu tel qu'il est, qu'on le mette en scène dans l'épopée, la poésie lyrique ou la tragédie. Il le faut, en effet. (379b) Or, Dieu n'est-il pas essentiellement bon, et n'est-ce pas ainsi qu'il faut parler de lui ? Certes. Mais rien de bon n'est nuisible, n'est-ce pas ? C'est mon avis. Or, ce qui n'est pas nuisible ne nuit pas ? Nullement. Mais ce qui ne nuit pas fait-il du mal ? Pas davantage. Et ce qui ne fait pas de mal peut-il être cause de quelque mal ? Comment le pourrait-il ? Mais quoi ! le bien est utile ? Oui. Il est donc la cause du succès ? Oui. Mais alors le bien n'est pas la cause de toute chose ; il est cause de ce qui est bon et non pas de ce qui est mauvais. C'est incontestable, dit-il. (379c) Par conséquent, poursuivis-je, Dieu, puisqu'il est bon, n'est pas la cause de tout, comme on le prétend communément ; il n'est cause que d'une petite partie de ce qui arrive aux hommes et ne l'est pas de la plus grande, car nos biens sont beaucoup moins nombreux que nos maux, et ne doivent être attribués qu'à lui seul, tandis qu'à nos maux il faut chercher une autre cause, mais non pas Dieu. Tu me parais, avoua-t-il, dire très vrai. Dès lors, repris-je, il est impossible d'admettre, d'Homère ou de tout autre poète, des erreurs sur les dieux (379d) aussi absurdes que celles-ci : Deux tonneaux se trouvent au seuil de Zeus pleins de sorts, l'un d'heureux, l'autre de mauvais, et celui à qui Zeus donne des deux tantôt éprouve du mal et tantôt du bien ; mais celui qui ne reçoit que des seconds sans mélange, la dévorante faim le poursuit sur la terre divine; et encore que Zeus est pour nous (379e) dispensateur et des biens et des maux. Et pour la violation des serments et des traités dont Pandaros se rendit coupable, si quelqu'un dit qu'elle fut commise à l'instigation d'Athéna et de Zeus, nous ne l'approuverons pas, [2,380] non plus que celui qui rendrait (380a) Thémis et Zeus responsables de la querelle et du jugement des déesses ; de même nous ne permettrons pas que les jeunes gens entendent ces vers d'Eschyle où il est dit que Dieu chez les mortels fait naître le crime quand il veut ruiner entièrement une maison. Si quelqu'un compose un poème, tel que celui où se trouvent ces ïambes, sur les malheurs de Niobé, des Pélopides, des Troyens, ou sur tout autre sujet semblable, il ne faut pas qu'il puisse dire que ces malheurs sont l'oeuvre de Dieu, ou, s'il le dit, il doit en rendre raison à peu près comme, maintenant, nous cherchons à le faire. (380b) Il doit dire qu'en cela Dieu n'a rien fait que de juste et de bon, et que ceux qu'il a châtiés en ont tiré profit ; mais que les hommes punis aient été malheureux, et Dieu l'auteur de leurs maux, nous ne devons pas laisser le poète libre de le dire. Par contre, s'il affirme que les méchants avaient besoin de châtiment, étant malheureux, et que Dieu leur fit du bien en les punissant, nous devons le laisser libre. Dès lors, si l'on prétend que Dieu, qui est bon, est la cause des malheurs de quelqu'un, nous combattrons de tels propos de toutes nos forces, et nous ne permettrons pas qu'ils soient énoncés ou entendus, par (380c) les jeunes ou par les vieux, en vers ou en prose, dans une cité qui doit avoir de bonnes lois, parce qu'il serait impie de les émettre, et qu'ils ne sont ni à notre avantage ni d'accord entre eux. Je vote cette loi avec toi, dit-il ; elle me plaît. Voilà donc, repris-je, la première règle et le premier modèle auxquels on devra se conformer dans les discours et dans les compositions poétiques : Dieu n'est pas la cause de tout, mais seulement du bien. Cela suffit, dit-il. (380d) Passons à la deuxième règle. Crois-tu que Dieu soit un magicien capable d'apparaître insidieusement sous des formes diverses, tantôt réellement présent et changeant son image en une foule de figures différentes, tantôt nous trompant et ne montrant de lui-même que des fantômes sans réalité ? N'est-ce pas plutôt un être simple, le moins capable de sortir de la forme qui lui est propre ? Je ne puis te répondre sur-le-champ, dit-il. Mais réponds à ceci. N'y a-t-il pas nécessité, si un être sort de sa forme, qu'il se transforme lui-même ou soit transformé par un autre? (380e) Il y a nécessité. Mais les choses les mieux constituées ne sont-elles pas les moins susceptibles d'être altérées et mues par une influence étrangère ? Prends, par exemple, les altérations causées au corps par la nourriture, la boisson, la fatigue, ou à la plante par la chaleur du soleil, les vents et autres accidents semblables ; [2,381] le sujet le plus sain et le plus vigoureux n'en est-il pas le moins éprouvé? (381a) Sans doute. Et l'âme la plus courageuse et la plus sage n'est-elle pas la moins troublée et la moins altérée par les accidents extérieurs ? Si. Par la même raison, de tous les objets fabriqués, édifices, vêtements, ceux qui sont bien travaillés et en bon état sont ceux que le temps et les autres agents de destruction altèrent le moins. C'est exact. Donc, tout être parfait, qu'il tienne sa perfection de la (381b) nature, de l'art, ou des deux, est le moins exposé à un changement venu du dehors. Il le semble. Mais Dieu, avec ce qui appartient à sa nature, est en tout point parfait ? Comment non ? Et par là il est le moins susceptible de recevoir plusieurs formes ? Le moins susceptible, certes. Mais serait-ce de lui-même qu'il changerait et se transformerait ? Évidemment, répondit-il, c'est de lui-même, s'il est vrai qu'il se transforme. Mais prend-il une forme meilleure et plus belle, ou pire et plus laide ? Il y a nécessité qu'il prenne une forme pire, s'il change ; (381c) car nous ne pouvons pas dire qu'il manque à Dieu aucun degré de beauté ou de vertu. Tu as tout à fait raison, dis-je. Mais s'il en est ainsi, penses-tu, Adimante, qu'un être se rende volontairement pire sous quelque rapport que ce soit - qu'il s'agisse d'un dieu ou d'un homme ? C'est impossible, avoua-t-il. Il est donc impossible aussi, repris-je, qu'un dieu consente à se transformer ; chacun des dieux étant le plus beau et le meilleur possible, reste toujours avec simplicité dans la forme qui lui est propre. C'est de toute nécessité, ce me semble. (381d) Donc, qu'aucun poète, excellent ami, ne nous dise que les dieux sous les traits de lointains étrangers, et prenant toutes formes, parcourent les villes .... ; qu'aucun ne débite des mensonges sur Protée et sur Thétis, et n'introduise dans les tragédies ou les autres poèmes Héra déguisée en prêtresse qui mendie pour les enfants donneurs de vie du fleuve argien Inachos, (381e) et qu'on nous épargne maintes autres fictions de cette nature. Que les mères, persuadées par les poètes, n'effraient pas leurs enfants en leur contant mal à propos que certains dieux errent, la nuit, sous les traits d'étrangers de toutes sortes, afin d'éviter, à la fois, de blasphémer contre les dieux et de rendre les enfants plus peureux. Qu'elles s'en gardent bien, en effet, dit-il. Mais, repris-je, est-ce que les dieux, incapables de changement en eux-mêmes, pourraient nous faire croire qu'ils apparaissent sous des formes diverses, en usant d'imposture et de magie ? Peut-être. [2,382] Quoi donc ! m'écriai-je, un dieu voudrait mentir, en (382a) parole ou en acte, en nous présentant un fantôme au lieu de lui-même ? Je ne le sais pas, avoua-t-il. Tu ne sais pas, poursuivis-je, que le vrai mensonge, si je puis ainsi m'exprimer, est également détesté des dieux et des hommes ? Comment l'entends-tu? demanda-t-il. J'entends, répondis-je, que personne ne consent de bon gré à être trompé, en la partie souveraine de son être, sur les matières les plus importantes ; au contraire, on ne craint rien davantage que d'y héberger le mensonge. Je ne comprends pas encore, dit-il. Tu crois sans doute que j'émets quelque oracle ; or, (382b) je dis qu'être trompé en son âme sur la nature des choses, le rester et l'ignorer, accueillir et garder là l'erreur, est ce que l'on supporte le moins ; et c'est surtout dans ce cas qu'on déteste le mensonge. Et beaucoup, ajouta-t-il. Mais, repris-je, avec la plus grande exactitude on peut appeler vrai mensonge ce que je viens de mentionner : l'ignorance où, en son âme, se trouve la personne trompée ; car le mensonge dans les discours est une imitation de l'état de l'âme, une image qui se produit plus tard, et (382c) non un mensonge absolument pur, n'est-ce pas ? Certainement. Le vrai mensonge est donc haï non seulement par les dieux, mais encore par les hommes. Il me le semble. Mais le mensonge dans les discours ? Est-il parfois utile à certains, de façon à ne pas mériter la haine ? A l'égard des ennemis et de ceux que nous appelons amis, quand poussés par la fureur ou la déraison ils entreprennent quelque action mauvaise, n'est-il pas utile comme remède pour les en détourner? Et dans ces (382d) histoires dont nous parlions tout à l'heure, lorsque, ne sachant pas la vérité sur les événements du passé, nous donnons autant de vraisemblance que possible au mensonge, ne le rendons-nous pas utile ? Assurément il en est ainsi. Mais pour laquelle de ces raisons le mensonge serait-il utile à Dieu ? Est-ce l'ignorance des événements du passé qui le porterait à donner de la vraisemblance au mensonge ? Ce serait ridicule, dit-il. Il n'y a donc pas en Dieu un poète menteur? Il ne me semble pas. Mais alors, serait-ce la crainte de ses ennemis qui (382e) le ferait mentir ? Il s'en faut de beaucoup. La fureur ou la déraison de ses amis ? Mais, fit-il remarquer, Dieu n'a point d'amis parmi les furieux et les insensés. Il n'y a donc pas de raison pour que Dieu mente ? Il n'y en a pas. Par conséquent la nature démonique et divine est tout à fait étrangère au mensonge. Tout à fait, dit-il. Et Dieu est absolument simple et vrai, en acte et en parole ; il ne change pas lui-même de forme, et ne trompe les autres ni par des fantômes, ni par des discours, ni par l'envoi de signes, à l'état de veille ou en songe. [2,383] (383a) Je le crois, avoua-t-il, après ce que tu viens de dire. Tu reconnais donc, poursuivis-je, que voilà la deuxième règle qu'on doit suivre dans les discours et les compositions poétiques sur les dieux : ils ne sont point des magiciens qui changent de forme, et ne nous égarent point par des mensonges, en parole ou en acte. Je le reconnais. Ainsi, tout en louant beaucoup de choses dans Homère, nous ne louerons pas le passage où il dit que Zeus envoya un songe à Agamemnon, ni ce passage d'Eschyle où Thétis rappelle qu'Apollon, chantant à ses noces, insista (383b) sur son bonheur de mère dont les enfants seraient exempts de maladie et favorisés d'une longue existence. - Il dit tout cela et m'annonça de divines rencontres en son péan, emplissant mon coeur de joie. Et moi j'espérais qu'elle n'était point menteuse la bouche sacrée de Phébus d'où jaillissent les oracles ; mais lui le chanteur, le convive de ce festin et l'auteur de ces louanges, lui, c'est le meurtrier de mon enfant... Quand un poète parlera ainsi des dieux nous nous (383c) fâcherons, nous ne lui accorderons point de choeur, et nous ne laisserons pas les maîtres se servir de ses fables pour l'éducation de la jeunesse, si nous voulons que nos gardiens soient pieux et divins dans la plus grande mesure où des hommes peuvent l'être. Je suis d'accord avec toi sur ces règles, dit-il, et en userai comme de lois.