[227] PHÈDRE ou DE LA BEAUTÉ. PROLOGUE. (227a) (SOCRATE) : Où vas-tu donc, mon cher Phèdre, et d'où viens-tu? — (PHÈDRE) : De chez Lysias, le fils de Céphale, Socrate; et aussi je m'en vais faire hors des Murs une promenade, car je viens de passer là-bas, sans interruption, bien longtemps, assis à la même place depuis le matin! Or, conformément aux prescriptions d'Acoumène, ton ami comme le mien, c'est sur la grand'route que je fais mes promenades : elles sont alors, en effet, (b) d'après lui, plus délassantes que lorsqu'on se promène dans les allées. — (SOCRATE) : Effectivement, camarade, le précepte est excellent. Mais alors c'est, apparemment, que Lysias était en ville? — (PHÈDRE) : Oui, chez Epicrate, dans la maison que voici, proche l'Olympieïon, la Morychienne. — (SOCRATE) : Et à quoi, dis-moi, passiez-vous votre temps? Lysias, n'est-ce pas clair, vous a régalés de discours? — (PHÈDRE): Tu le sauras, si tu as le loisir de pousser plus loin, tout en m'écoutant... — (SOCRATE) : Eh quoi! ne me crois-tu pas, par hasard, homme à mettre, comme dit Pindare, au-dessus des plus impérieuses occupations cette chose : écouter à quoi, et toi-même et Lysias, vous avez passé le temps? (c) — (PHÈDRE) : Alors! avance... — (SOCRATE) : A condition que tu parles! — (PHÈDRE) : Bien certainement, Socrate! En vérité, c'est d'une chose qui est ton affaire, que tu vas entendre parler : l'amour, voilà quelétait en effet justement, je ne sais de quelle manière cela se fit, le sujet à l'étude duquel nous passions le temps; c'est que, vois-tu, Lysias a écrit sur les entreprises envers un beau garçon, d'un homme qui cependant n'en est pas amoureux, mais c'est précisément là que réside la finesse : car, d'après lui, c'est aux voeux de celui qui n'aime pas, qu'on doit céder, plutôt qu'à ceux de celui qui aime. — (SOCRATE) : Ah! le noble coeur! Puisse-t-il écrire qu'on le doit à l'égard du pauvre, plutôt qu'à l'égard du riche; du plus vieux, de préférence au plus jeune; (d) et, de même encore, pour tout ce qui est lié à ma condition, comme à celle de la plupart d'entre nous! Car ces propos prouveraient son urbanité et son souci du bien public! Aussi ai-je éprouvé, quant à moi, un tel désir de t'écouter que, ta promenade dût-elle te faire marcher jusqu'à Mégare, et, comme le prescrit Hérodicos, revenant aux Murs, en repartir à nouveau, point de danger que je te lâche! [228] — (PHÈDRE) : Qu'est-ce à dire, excellent Socrate? Te figures-tu que (a) la matière d'une composition écrite à loisir en de longues heures par Lysias, celui des écrivains de ce temps-ci qui a le plus de talent, un amateur comme moi soit capable d'en faire de mémoire une relation digne d'un pareil homme? A vrai dire, il s'en faut de beaucoup, et, pourtant, je l'aimerais bien mieux que de devenir très riche! — (SOCRATE) : O Phèdre, si je ne connais pas Phèdre, c'est que j'en suis arrivé à ne plus savoir qui je suis moi-même! Mais, de vrai, ce n'est ni l'un ni l'autre. Je le sais pertinemment : le discours qu'il écoutait étant de Lysias, il ne s'est pas contenté de l'écouter une unique fois, mais à plusieurs reprises il en a redemandé pour lui-même la lecture, (b) et l'autre ne s'est pas fait tirer l'oreille pour lui obéir! Cela même, pourtant, ne lui suffisait pas; mais à la fin, s'étant saisi du cahier, il étudiait les passages dont il avait le plus envie; mais, las d'avoir fait ce travail et d'être resté assis depuis le matin, il partait pour sa promenade, avec le discours entièrement su (tel est, par le Chien! ma conviction), à moins qu'il ne fût par trop long, et sa course hors des Murs avait pour but de se bien le mettre dans la tête. Or, ayant fait rencontre de quelqu'un qui a la maladie d'écouter des discours, il s'est réjoui, dès qu'il l'a vu, d'avoir qui partagera (c) ses transports corybantiques; et il lui a enjoint de pousser plus avant. Mais, comme l'amant des discours lui demandait de parler, voilà qu'il faisait des façons, comme si, précisément, il n'avait pas envie de parler, alors qu'il était tout prêt, pour finir, à prendre de force la parole, si on ne l'avait pas écouté de bon gré! Donc, Phèdre, demande-lui, toi, de faire dès maintenant cela même que, de toute manière, il ne tardera pas à faire! — (PHÈDRE) : Vraiment, le meilleur de beaucoup est, pour moi, de parler comme je peux; car tu m'as l'air de n'être pas du tout disposé à me lâcher, que je n'aie, n'importe comment, la parole. - (SOCRATE) : Elle est pleinement exacte, en effet, l'impression que je te donne! (d) — (PHÈDRE) : Alors, je vais donc m'exécuter! En fait, Socrate, ce qu'il importe surtout que tu saches, c'est que le mot à mot au moins du discours, je ne le sais pas par coeur. Pour ce qui est toutefois de la pensée, chacune des différences établies par l'auteur entre qui aime ou n'aime pas, sans exception, j'en analyserai l'essentiel, dans l'ordre, à commencer par le premier. — (SOCRATE) : Oui! quand, premièrement, tu m'auras, mon amour, montré ce que tu peux bien, sous ton manteau, tenir en ta main gauche! Car ce que tu tiens, je soupçonne que c'est le discours même! Or, s'il en est bien ainsi, voici ce qu'à mon sujet tu dois avoir dans l'esprit : (e) si entière que soit mon amitié pour toi, je suis d'autre part entièrement déterminé, alors que Lysias, nous l'avons là, à ne pas me mettre à ta disposition pour cet exercice. Eh bien! allons, montre! — (PHÈDRE) : Finis! Tu viens, Socrate, de culbuter l'espérance que j'avais de t'utiliser comme mon terrain d'entraînement! Mais où désires-tu, dis-moi, que nous nous asseyions pour faire notre lecture? [229] (a) — (SOCRATE) : Obliquons par ici et suivons l'Ilissos. Après, où tu voudras, nous nous assiérons pour causer en paix. — (PHÈDRE) : C'est à propos, apparemment, que je me trouve être sans chaussure! Car toi, c'est toujours ton cas, on le saitli. Il nous sera, comme cela, tout à fait commode de suivre, dans notre marche, ce filet d'eau en y mouillant nos pieds; et ce ne sera pas désagréable, surtout en cette saison de l'année et à cette heure du jour! — (SOCRATE) : Avance donc et, en même temps, vois où nous nous assiérons. — (PHÈDRE) : Dis-moi, aperçois-tu, là-bas, ce très haut platane? — (SOCRATE) : Bien sûr! (b) — (PHÈDRE) : Là il y a de l'ombre, une brise modérée, du gazon pour nous asseoir, ou, si nous préférons, pour nous étendre. — (SOCRATE) : A condition que tu avances! — , (PHÈDRE) : Parle-moi, Socrate! N'est-ce pas certainement de quelque point par ici que, d'après la légende, Borée dans l'Ilissos se fit le ravisseur de la nymphe Orithye? (d) Ou bien est-ce de la colline d'Arès? Car cette version de la légende existe aussi, que c'est de là, et non point d'ici, qu'elle a été enlevée. (b) — (SOCRATE) : Cette version existe en effet. — (PHÈDRE) : Enfin! est-ce d'ici? En tout cas, le charme, la pureté, la transparence de ces filets d'eau sont manifestes, et leurs bords à souhait pour des ébats de jouvencelles! (c) — (SOCRATE) : Non, ce n'est pas d'ici, mais plutôt en dessous, à deux ou trois stades environ, à l'endroit où nous trouvons le gué en direction du sanctuaire d'Agra. Justement, il y a là un autel de Borée. — (PHÈDRE) : Voilà à quoi je n'ai pas du tout pensé! Mais, au nom de Zeus, dis-moi, Socrate, crois-tu à la véracité de cette fable? — (SOCRATE) : Eh mais! je ne serais pas un être déconcertant si, à la manière des Doctes, j'avais des doutes à son sujet! Alors, très doctement, je déclarerais que, du haut des rochers voisins, elle a été poussée par un vent boréal, tandis qu'avec Pharmacée elle prenait ses ébats, et que c'est justement la façon dont elle a péri qui a donné naissance à la légende de son enlèvement par Borée. (d) Quant à moi, Phèdre, quelque séduisantes que, par ailleurs, je juge de telles inventions, elles veulent chez leur auteur trop d'habileté et de labeur, sans compter qu'elles ne font pas du tout son bonheur, ne serait-ce que pour être, après cela, forcé de rectifier la conception qu'on se fait des Hippocentaures, puis, une autre fois, celle de la Chimère; submergé qu'il est par une cohue de Gorgones, de Pégases qui sont dans le même cas, (e) par la multitude, comme par l'étrangeté, de certaines autres natures légendaires, inimaginablement monstrueuses. Que si, ayant des doutes à leur sujet, on réduit chacun de ces êtres à ce qu'il a de vraisemblable, en recourant à je ne sais quel grossier bon sens, on aura besoin d'avoir beaucoup de temps libre! Or je n'en ai pas du tout, moi, pour des occupations de cette sorte, et en voici, mon cher, la raison : je ne suis pas capable encore, ainsi que le demande l'inscription delphique, de me connaître moi-même! [230] Dès lors, je vois le ridicule qu'il y a, (a) tant que cette connaissance me manque, de chercher à scruter les choses qui me sont étrangères. Par suite, je tire à ces histoires ma révérence et, à leur sujet, je me fie à la tradition; ce n'est point elles, je le disais tout à l'heure, que je cherche à scruter, mais c'est moi-même; suis-je par hasard quelque bête plus compliquée et bien plus enfumée par l'orgueil que n'est Typhon? suis-je un animal plus paisible, sans autant de complications et qui, de nature, participe à une destinée divine où n'entrent point les fumées de l'orgueil? Mais, à propos, ne le voilà-t-il pas, camarade, l'arbre même vers lequel tu nous menais? (b) — (PHÈDRE) : Mais oui! c'est bien lui. — (SOCRATE) : Ah! par Hèra ! voilà un bel endroit Pour s'y arrêter! Le platane qui est là est en effet vraiment aussi large qu'il est élevé! Ce grattilier, comme il est de belle venue et que son ombrage est magnifique! dans le plein comme il est de sa floraison, il parfume ce lieu le plus agréablement qu'il est possible. Et la source maintenant, qui coule sous le platane, en est-il une plus charmante et dont l'eau ait une pareille fraîcheur, ainsi qu'en vérité vient de me l'attester mon pied! A en juger par ces petites bonnes femmes et par ces statuettes de Dieux, elle doit être consacrée aux Nymphes et à Achéloos. (c) Me permets-tu d'ajouter encore à quel point me séduit l'extrême agrément du bon air qu'on a ici? L'été accompagne de sa claire mélodie le choeur des cigales. Mais ce qui est surtout le plus exquis, c'est ce gazon, parce qu'avec la douceur naturelle de sa pente il se prête, une fois qu'on s'est étendu, à avoir la tête magnifiquement bien posée! En somme, mon cher Phèdre, tu es pour un étranger le guide le plus parfait qui se puisse! — (PHÈDRE) : Quant à toi, homme étonnant, tu es bien l'être le plus déconcertant qui se puisse! Effectivement, c'est bel et bien ce que tu dis : tu as l'air d'un étranger qu'on guide, (d) et non pas d'un naturel du pays! C'est clair : tu ne t'absentes pas de la ville, ni pour passer la frontière, ni même, absolument si je m'en crois, pour en franchir les Murs! (SOCRATE) : Pardonne-moi, excellent homme! J'aime à apprendre, vois-tu. Or, les champs et les arbres ne consentent à rien m'enseigner, tandis que c'est ce que font les hommes qui sont dans la ville. Toi cependant, tu as découvert, je crois, la drogue propre à me faire sortir. Je ressemble en effet aux bestiaux quand ils ont faim : en agitant devant eux un branchage ou un fruit, on les fait avancer; toi pareillement, en tendant au devant de moi des discours en un cahier, (e) tu me feras, c'est bien évident, faire le tour de l'Attique entière, et me mèneras ailleurs encore, où cela te plaira! Toujours est-il que, pour le moment, maintenant que je suis arrivé ici, je trouve bon, moi, de m'étendre. Quant à toi, prends telle posture que tu croiras la plus commode pour lire, et, quand tu auras choisi cette posture, mets-toi alors à lire! — (PHÈDRE) : Donc, écoute-moi. «De mes desseins tu es informé, et ce que je tiens pour être notre intérêt quandils auront été réalisés, tu l'as entendu; [231] (a) d'autre part j'estime que ce n'est pas une raison, parce que je ne suis pas amoureux de toi, pour que justement je ne doive pas avoir de succès dans ce que je te demande. La preuve en est que, au contraire de ces gens-là qui regrettent leurs éventuels bienfaits, alors qu'a pris fin leur désir, les autres ne connaissent pas de moment où pour eux il y ait lieu de se repentir : ce n'est pas en effet par force, mais de leur plein gré, après avoir délibéré le mieux possible sur leurs affaires personnelles, qu'ils sont bienfaisants, dans la mesure des moyens qui sont les leurs. Ajoutons-le : ceux qui aiment envisagent, et celles de leurs affaires personnelles que leur amour leur a fait mal régler, et leurs bienfaits, et, (b) après y avoir compté en plus la peine qu'ils ont eue, ils jugent avoir depuis longtemps payé à leurs aimés toute leur dette de reconnaissance ! Ceux, au contraire, qui n'aiment pas, il n'y a lieu pour eux, ni de prendre ce prétexte pour s'excuser d'avoir, de ce fait, négligé leurs propres affaires, ni pour prendre en considération leurs peines passées, ni pour alléguer les dissentiments qui en ont résulté avec leurs proches. En conséquence, une fois que de la chose ont été retranchés tous ces inconvénients, il ne reste plus qu'à faire avec empressement ce dont l'accomplissement, peut-on penser, répondra à leurs voeux. (c) « Ajoutons-le : supposé que ceux qui aiment vaillent que d'eux on fasse grand cas, pour cette raison que, à les en croire, ils ont pour ceux dont ils sont amoureux la plus grande amitié et qu'ils sont prêts, par leurs paroles comme par leurs actes, en se rendant odieux à autrui, à complaire ainsi a leurs aimés, il est facile de se rendre compte s'ils disent la vérité : tous ceux en effet dont, par la suite, ils seront devenus amoureux, c'est de ces derniers qu'ils feront un plus grand cas que des premiers, et, manifestement, ils causeront à ceux-ci du tort si c'est le bon plaisir des autres. Quelle convenance y a-t-il assurément (d) à concéder une pareille faveur à un homme affligé d'un mal pareil, d'un mal que nul être raisonnable ne tenterait seulement de conjurer? Car, ils en conviennent eux-mêmes, ils sont malades d'esprit plutôt qu'ils n'ont leur bon sens ; ils savent qu'ils ont perdu la tête, mais ils sont, disent-ils, incapables de se dominer! En conséquence, comment, une fois rentrés dans leur bon sens, jugeraient-ils qu'il était bien de prendre les décisions qu'ils ont prises lorsque tel était leur état? En outre, si c'est entre ceux qui aiment que tu as à choisir le meilleur, ta sélection devra se faire sur un petit nombre de personnes ; tandis qu'elle se fera sur un grand nombre, s'il s'agit pour toi de choisir, entre les autres, (e) celui qui te sera à toi-même le plus utile ; en sorte que, avec le grand nombre, tes chances sont beaucoup plus nombreuses d'y rencontrer celui qui mérite ton amitié, « Bien plus, supposé que tu redoutes les reproches qu'au nom de la règle établie te feraient les gens, une fois infirmés de ta conduite, [232] (a) voici à cet égard ce qui est vraisemblable : d'une part, ceux qui aiment, étant persuadés que, pour autrui, ils sont un objet d'envie autant qu'ils pensent l'être pour eux-mêmes, tiennent un langage exalté, et, désireux de se faire valoir, ils font à tout le monde la preuve que ce n'est pas pour rien qu'ils ont pris de la peine ; d'autre part, ceux lui n'aiment pas, étant maîtres d'eux-mêmes, préfèrent ce qui vaut le plus à la réputation qu'on se fait dans le monde. Ajoutons-le : ceux qui aiment, beaucoup de gens en sont forcément informés, les ayant vus faire la conduite à leurs aimés et traiter cela en obligation régulière ; (b) si bien que, quand on les voit en train de converser ensemble, on pense qu'ils sont alors réunis après avoir satisfait leur désir ou sur le point de le satisfaire; et que, au contraire, ceux qui n'aiment pas, on ne tente même pas de les incriminer parce qu'ils sont réunis, car on sait bien que l'amitié ou un autre agrément sont des motifs de converser avec quelqu'un. « Bien plus, supposé qu'à ton esprit se présente une crainte, quand tu estimes qu'il est difficile à une amitié de durer; que, quelle que soit la manière dont, par ailleurs, se produit le dissentiment, celui-ci constitue pour les deux amis un malheur commun ; (c) que, au contraire, une fois consenti par toi le don de ce que tu mets au plus haut prix, c'est pour toi seul que le dommage existe, alors, vraisemblablement, c'est plutôt de ceux qui aiment que tu aurais peur! Nombreuses sont en effet les choses qui les attristent, et de toutes, ils pensent qu'elles se produisent à leur détriment : voilà même pour quelle raison, toute réunion de leurs aimés avec les autres personnes est conjurée par eux, de peur que ceux qui possèdent de la fortune ne fassent, avec leur argent, surenchère à leurs dépens ; que ceux qui sont cultivés, grâce à leur intelligence ne prennent sur eux le dessus; (d) de quiconque possède quelque autre avantage, ils se méfient de la supériorité qu'il peut lui donner. Or, quand ils ont réussi à te convaincre que tu es détesté de ces gens, alors ils sont parvenus à faire que tu sois isolé et sans amis ; si, au contraire, considérant ce qui est ton intérêt à toi, tu as plus d'intelligence que les gens dont il s'agit, c'est avec eux que tu en viendras à te brouiller; tandis que quiconque, précisément, n'aime pas, mais doit à son mérite d'en être venu à ses fins, celui-là n'aura point de jalousie à l'égard de ceux qui te fréquentent ; ce sont plutôt ceux qui n'y consentent pas, pour qui il aura de la haine, se jugeant méprisé par ces derniers (e) et trouvant au contraire son intérêt dans tes fréquentations. Par conséquent, il y a pour lui des chances beaucoup plus nombreuses, que, de la réalisation de ses desseins, résulte de l'amitié, non de l'inimitié. Bien plus, parmi ceux qui aiment il y en a beaucoup chez qui le désir physique a précédé la connaissance du caractère de l'aimé, aussi bien que l'information concernant ses attaches ; en sorte qu'il y a pour ces gens-là incertitude quant à savoir si cette amitié sera encore souhaitée par eux quand aura pris fin leur désir. [233] (233a) Avec ceux qui n'aiment pas, au contraire, et chez qui une mutuelle amitié a précédé le temps où ils en sont venus à leurs fins, ce n'est vraisemblablement pas la satisfaction de leur désir qui amoindrira chez eux cette amitié, mais il subsistera ensuite un gage de ce que sera l'avenir. « Bien plus, il t'appartient de devenir meilleur, si tu me cèdes, à moi plutôt qu'à un amoureux. Ces gens-là effectivement, au mépris de ce qui vaut le mieux, louent paroles et actions, en partie par crainte de se rendre odieux, en partie parce que, personnellement, (b) ils portent leur attention sur ce qui vaut le moins. Voici en effet de quelle sorte sont telles façons dont fait montre l'amour : un échec, en des choses qui au reste des hommes ne causent pas de peine, l'amour leur fait tenir ces choses pour affligeantes ; un succès, en des choses qui ne valent même pas qu'on y goûte du plaisir, et les voilà forcés par lui d'y trouver matière à louange ! En conséquence ce qui convient à leurs bien-aimés, c'est d'être pris en pitié plutôt que d'être objets d'envie. Au contraire, si tu me cèdes, ce n'est pas au service de la jouissance présente que je mettrai, en premier lieu, mon commerce avec toi, (c) mais encore à t'être utile dans l'avenir; non pas vaincu par l'amour, mais triomphant de moi-même ; incapable de me laisser emporter à une forte inimitié par de faibles motifs, mais, pour de grosses raisons, lent à m'irriter peu; ayant pour les fautes involontaires de l'indulgence, mais, à l'égard des volontaires, m'efforçant de les conjurer; ce sont là en effet des témoignages d'une amitié qui doit être de longue durée. Que si, pourtant, il t'est par hasard venu à la pensée qu'il n'est pas possible à une forte amitié de se former, à moins, justement, que l'on n'aime, (d) il te faut réfléchir que de nos fils nous ne ferions pas grand cas, ni de nos pères et de nos mères, ni nous ne posséderions d'amis fidèles, qui ne le sont pas devenus par l'effet d'une passion de ce genre, mais par celui de pratiques d'un ordre différent. « Ajoutons-le : s'il faut céder aux voeux de ceux dont la sollicitation est la plus pressante, il convient alors, pour les autres aussi, de bien traiter, non pas ceux qui valent le plus, mais ceux dont le dénûment est le plus grand! Délivrés en effet des pires maux, ils nous voueront la plus grande reconnaissance ! Bien mieux, (e) jusque dans les festins privés, ce ne sont pas nos amis qu'il serait bon d'inviter, mais les mendiants et ceux qui demandent à se remplir la panse ; car ces gens-là seront aimables avec vous, ils vous feront cortège, ils viendront frapper à votre porte, leur joie sera débordante, leur reconnaissance ne sera pas de la moindre espèce, ils nous souhaiteront une foule de biens ! Au contraire, ce qui convient probablement, ce n'est pas de céder aux voeux de ceux dont la sollicitation est impérieuse, mais de ceux qui sont le plus capables de nous payer de gratitude ; [234] pas davantage, de ceux qui se bornent à être des amoureux, (234a) mais de ceux qui valent le coup ; pas non plus de tous ceux qui se délecteront de la fleur de ta jeunesse, mais de ceux qui, au temps de ta vieillesse, partageront avec toi leurs biens ; pas davantage de ceux qui, après en être heureusement venus à leurs fins, se feront valoir auprès des autres, mais ceux qui, par pudeur, n'en parleront absolument à personne ; ni non plus de ceux dont les attentions sont de courte durée, mais de ceux dont l'amitié traversera sans changement la vie entière ; pas davantage de ceux qui, passé leur désir, chercheront un prétexte à inimitié, mais de ceux qui, (b) passée ta fleur, feront alors montre de leur propre mérite ! Quant à toi, donc, n'oublie pas ce que je t'ai dit, et réfléchis à ceci, que ceux qui aiment sont semoncés par leurs amis, alléguant ce qu'il y a de mal à se conduire ainsi ; tandis que, jamais, ceux qui n'aiment pas n'ont été blâmés par personne de leurs proches d'avoir, par amour, mal délibéré en ce qui touche les choses qui les concernent personnellement. Mais sans doute me demanderas-tu si c'est aux veux de quiconque n'aime pas que je te conseille, sans exception, de céder. Sans doute, l'homme qui aime ne te recommanderait pas non plus, je crois, d'avoir cette pensée (c) à l'égard de tous ceux qui aiment, sans exception, car, ni cela ne mérite, aux yeux de qui considère la chose rationnellement, une égale reconnaissance, ni cela n'est possible à ton point de vue, à toi qui souhaites que les autres n'en sachent rien; mais ce qu'il faut, c'est que pour toi il n'en résulte aucun dommage, un profit au contraire pour tous les deux. Mais j'estime en avoir assez dit. Si cependant tu regrettes que j'aie, selon toi, laissé de côté quelque point, alors questionne-moi! » Que te semble de ce discours, Socrate? N'est-il pas, et spécialement dans son vocabulaire, un prodige d'éloquence? (d) — (SOCRATE) : Dis plutôt, camarade, que cela touche au divin, au point de ne plus savoir où j'en suis! Et cette impression, Phèdre, c'est toi qui me l'as donnée; car il me semblait, les yeux fixés sur toi, que, sous l'action de ce discours, tu rayonnais en le lisant! C'est que, te jugeant plus compétent que moi en de telles matières, je te suivais, et, à ta suite, je suis entré dans la bacchanale, oui, en ta compagnie, divine caboche! — (PHÈDRE) : Ainsi! Y a-t-il donc là, selon toi, lieu de plaisanter? — (SOCRATE) : Alors? tu crois que je plaisante et que je n'ai pas été sérieux? (e) — (PHÈDRE) Nullement, Socrate! Mais, sois sincère, au nom du Zeus Philios, dis-le moi : crois-tu que, sur le même sujet, il y ait en Grèce un autre homme capable de prononcer un discours qui, n'étant pas celui-là, le surpasserait en élévation et en abondance? — (SOCRATE) : Eh quoi! Faut-il vraiment que, par moi comme par toi, ce discours soit loué de ce que l'auteur y a dit les choses qu'il fallait? et non pas plutôt, seulement, de la clarté et de la rondeur de son style, de l'exactitude avec laquelle il a poli sur le tour chacun de ses termes? Si effectivement il nous faut le faire, c'est grâce à toi que nous en devrons convenir, [235] (235a) car, moi du moins, du fait de ma nullité, je ne m'en étais pas rendu compte! Seul en effet l'aspect rhétorique du discours avait attiré mon attention, et, pour le fond, je ne croyais même pas que Lysias pût croire, personnellement en avoir dit assez. De vrai, mon sentiment à moi, Phèdre, à moins que tu n'y trouves quelque chose à redire, est qu'il a répété deux et trois fois les mêmes idées, comme s'il n'était pas bien à son aise pour trouver beaucoup à dire sans changer de sujet; ou, peut-être, comme s'il se désintéressait complètement d'une pareille thèse! Aussi me faisait-il l'effet d'un blanc-bec qui fait montre, en disant les mêmes choses, et comme ceci, et comme cela, de son aptitude à les exprimer dans chaque cas d'une façon parfaite! (b) — (PHÈDRE) : Tu parles pour ne rien dire, Socrate! Car la qualité, précisément, que possède, et même au plus haut point, ce discours, c'est que, parmi les éléments de la question qui méritaient qu'on en parlât, il n'en a laissé aucun de côté. Par conséquent, en parallèle avec les choses qu'il a dites, personne jamais ne serait capable d'en dire d'autres, qui fussent plus abondantes et eussent plus de valeur! — (SOCRATE) : Là-dessus, je ne serai plus à même de t'en croire, car dans l'antiquité il y a eu de savantes gens, hommes aussi bien que femmes, qui ont parlé ou écrit sur ces questions. Si, pour l'amour de toi, j'en viens à penser comme tu penses, ils me confondront! (c) — (PHÈDRE) : Qui sont ces gens-là? et où as-tu pu entendre un langage supérieur à celui-là? — (SOCRATE) : Sur-le-champ, comme cela, je ne suis pas, vois-tu, en état de te répondre, mais il est clair que j'en ai entendu! La belle Sapho peut-être, ou le sage Anacréon, peut-être aussi certains prosateurs? En foi de quoi est-ce donc que je le dis? Le coeur plein à déborder, sans que je sache comment cela s'est fait, j'éprouve, divin ami, le sentiment d'être capable éventuellement, en parallèle avec ce qu'a dit Lysias, de dire d'autres choses, et qui ne soient pas pires. Or ce n'est pas par moi-même, au moins, que j'ai eu l'idée de ces choses, je le sais fort bien, étant, en moi-même, conscient de mon ignorance. Reste donc, me semble-t-il, (d) qu'à des sources étrangères je me sois, par l'oreille, empli quelque part, comme s'emplit un vase; mais, en revanche, dans quelles conditions l'ai-je entendu et de quelles personnes? voilà justement ce que m'a fait oublier ma nonchalance d'esprit! — (PHÈDRE) : Eh bien! ô le meilleur des hommes, tu viens de parler on ne peut mieux, car, de quelles personnes et dans quelles conditions tu l'as entendu, ce n'est pas du tout ce que je te demande de me dire! Mais, cela même que tu dis, fais-le : tu as promis de dire d'autres choses que celles de mon cahier, qui leur seraient supérieures, qui, aussi bien, ne seraient pas moins abondantes, et en t'abstenant de reprendre celles-ci. De mon côté, pareil aux neuf Archontes, à toi, je te promets de faire offrande à Delphes (e) d'une effigie en or, de grandeur identique, non pas seulement de moi, mais de toi aussi"! — (SOCRATE) : Phèdre, je t'aime de tout mon coeur et tu vaux vraiment ton pesant d'or, de croire que, selon moi, Lysias a totalement manqué son coup et que, dès lors, tout ce qu'il y a dans son discours, il est possible de le dire autrement! Mais c'est là une disgrâce à laquelle ne serait pas exposé, même le plus pauvre écrivain... Exemple, la thèse même sur laquelle porte le discours : quel écrivain imagines-tu, alors qu'il affirme l'obligation de céder aux voeux de celui qui n'aime pas, plutôt que de celui qui aime, omettant de célébrer la sagesse du premier [236] et (236a) de blâmer la folie du second, développements à tout le moins indispensables, et trouvant ensuite d'autres choses à dire? Des développements indispensables de ce genre, il faut au contraire, selon moi, les concéder à celui qui parle, les lui pardonner; et ce n'est pas l'invention de pareils développements qu'il y a lieu de louer, mais leur arrangement; tandis que, pour les développements qui ne s'imposent pas et dont l'invention est difficile, ce n'est pas seulement sur l'arrangement, c'est sur l'invention aussi que doit porter la louange. — (PHÈDRE) : Je conviens de ce que tu dis; ton langage, à mon avis, est en effet raisonnable. Voici donc, quant à moi, ce que je m'en vais faire : je vais te donner ce thème à développer, (b) que l'amoureux est malade d'esprit, plutôt que celui qui n'aime pas; et, pour le reste, si ton discours, comparé à celui-ci, s'en différencie par une abondance plus grande et par un style d'un plus grand mérite, alors, qu'à Olympie, contre l'offrande des Cypsélides s'érige une statue de toi, en or martelé! — (SOCRATE) : As-tu cru sérieusement, Phèdre, au lieu que c'est toi que je taquinais, que c'est à tes amours que je m'attaquais? et dès lors t'imagines-tu que, de vrai, je tenterai, en parallèle avec le talent du personnage, de dire du nouveau et qui ait plus de variété? — (PHÈDRE) : T'y voilà venu, mon cher! à mon tour d'avoir pareillement barre sur toi : (c) il faut que tu parles, c'est un fait, et absolument selon tes moyens ! Mais, pour n'être point forcés, en échangeant nos reparties réciproques, de faire le misérable métier des comédiens, tiens-toi sur tes gardes, et ne me force pas, s'il te plaît, à te parler comme tu sais: Si moi, Socrate, je ne connais pas Socrate, c'est que j'en suis arrivé à ne plus savoir moi-même qui je suis ; et encore : Il avait envie de parler, il faisait pourtant des façons! Mets-toi bien en tête, au contraire, que nous ne nous en irons point d'ici que tu n'aies dit ce dont tu as déclaré avoir le coeur empli! (d) Or, nous sommes seul à seul, le lieu est désert, je suis plus fort et plus jeune! Réfléchis à tout cela, comprends ce que je te dis, et garde-toi de préférer parler de force plutôt que de bon gré! — (SOCRATE) : Mais, bienheureux Phèdre, je serai ridicule, dans une improvisation sur le même sujet, de me mettre, moi, un profane, en parallèle avec un excellent écrivain! — (PHÈDRE) : Sais-tu ce qu'il en est? Finis de faire ces manières avec moi, car je suis presque sûr de tenir le mot par lequel je te forcerai de parler! — (SOCRATE) : Eh bien! alors, garde-toi bien de le dire! — (PHÈDRE) : Non point! bien mieux, je le dis même tout de suite, et je donnerai à mon langage la forme d'un serment : « Je te jure en effet... » Par qui pourtant? par lequel des Dieux? (e) A moins qu'il ne te plaise que ce soit par le platane que voici? « Oui, je l'affirme : si, face à cet arbre même, tu ne me prononces pas ce discours, je jure de n'en mettre jamais sous tes yeux aucun autre, de qui que ce soit, ni de t'en informer! » (SOCRATE) : Oh! oh! comme tu as bien su découvrir, coquin, le moyen de forcer à faire ce que tu veux un homme qui aime les discours! (PHÈDRE) : Qu'as-tu donc à tergiverser? — (SOCRATE) : Plus rien, maintenant en vérité que tu as fait ce serment! Comment en effet serais-je capable de m'abstenir d'un régal pareil? [237] (a) — (PHÈDRE) : Parle donc, alors! — (SOCRATE) : Écoute! sais-tu comment je le ferai? — (PHÈDRE) : A quel propos? — (SOCRATE) : C'est la tête voilée que je vais parler, afin de courir le plus rapidement possible jusqu'au terme de mon discours et de peur que, si je regarde vers toi, je n'aille, de honte, perdre la tête! — (PHÈDRE) : Parle seulement! et, pour le reste, fais comme il te plaît! — (SOCRATE) : « Allons, Muses ! Que vous soyez Ligies en raison de la qualité de votre chant, ou que vous teniez ce surnom de la gent musicienne des Ligures, aidez-moi à m'engager dans ce discours, que me force à prononcer le très honorable seigneur que voici, afin que son ami, (b) qui déjà avait auprès de lui le prestige du talent, acquière à présent un plus haut prestige encore! Il y avait une fois un jeune garçon, bien plutôt un adolescent, qui était extrêmement beau et avait toute une foule d'amoureux. Or, dans le nombre, il y en avait un qui était un rusé et qui, sans être moins amoureux qu'aucun autre, avait persuadé au jeune garçon qu'il ne l'aimait point. Un jour même, qu'il lui adressait sa requête, il entreprit de lui persuader précisément ceci, que l'on doit céder aux voeux de celui qui n'aime pas, plutôt que de celui qui aime, et voici le langage qu'il lui tenait : « Sur toute question, mon jeune ami, il y a un unique point de départ pour quiconque veut en bien délibérer: (c) c'est, obligatoirement, que nous sachions quel est éventuellement l'objet de la délibération ; sans quoi, nécessairement, tout est manqué. Or, ce qui échappe à la plupart des hommes, c'est leur ignorance de la nature essentielle de chaque chose. Aussi négligent-ils, croyant la connaître, de se mettre d'accord au début de la recherche. Mais, en avançant, ils paient le prix normal d'une telle négligence : ils ne s'accordent en effet, ni avec eux-mêmes, ni entre eux. Ne nous exposons donc pas, toi et moi, au reproche que nous faisons à d'autres ; mais au contraire, puisque nous avons, toi et moi, à envisager la question de savoir si c'est avec celui qui aime ou avec celui qui n'aime pas qu'il faut plutôt entrer en amitié, pour nous il y a, au sujet de l'amour, de sa nature, des effets qu'il produit, (d) obligation, après avoir posé en accord une définition, de faire, les yeux fixés là-dessus et nous y référant, l'examen de la question de savoir s'il nous procure utilité ou bien dommage. « Or, que l'amour soit précisément un désir, c'est ce qui est clair pour tout le monde, et que, d'un autre côté, même ceux qui n'aiment pas désirent les beaux objets, nous le savons ; alors, par quel moyen distinguerons-nous entre celui qui aime et celui qui n'aime pas? Il faut encore réfléchir qu'il existe en chacun de nous deux sortes de principes, directeurs et moteurs, que nous suivons où ils peuvent bien nous mener : l'un est inné, qui est désir de jouissances ; l'autre est une croyance acquise, qui est aspiration au plus parfait. Or, en nous, tantôt il y a concorde entre ces deux principes, (e) mais il arrive aussi qu'il y ait, entre eux deux, dissension ; et tantôt c'est l'un qui a le dessus, d'autres fois c'est l'autre. Sans doute est-ce parce qu'une réflexion mène au plus parfait la croyance et lui donne le dessus, que cette supériorité prend le nom de modération, [238] (238a) tandis que, le désir nous tirant sans réflexion vers les jouissances et dominant en nous, ce principe a reçu le nom de démesure. Or la démesure, on le sait, a de multiples dénominations, car multiples en sont les membres et les formes, et, parmi ces formes, celle qui se trouve être devenue saillante vaut à celui qui la possède de recevoir une dénomination qui est celle de cette forme même, dénomination qu'il n'est ni bien beau ni bien honorable d'avoir reçue : ainsi, le désir qui concerne la nourriture, quand il a le dessus autant sur la réflexion relative au plus part ait que sur les autres désirs, est gloutonnerie, (b) et elle vaut à celui qui la possède d'être appelé d'un nom tout pareil ; si c'est maintenant par rapport aux excès de boisson que le désir est devenu tyrannique, le sens dans lequel elle mène celui dont ce désir a fait sa proie ne laisse aucun doute sur le qualificatif qu'il obtiendra. Pour les autres noms, frères de ceux-là, et dénommant des désirs frères des précédents, le nom du désir constamment au pouvoir indique clairement comment il convient d'appeler le sujet lui-même ! Or, eu égard à quel désir ai-je dit tout ce qui précède? Peu s'en faut, certes, que déjà ce ne soit manifeste; mais ce sera de toute façon plus clair si on le dit, que si on ne le dit pas : le désir, donc, qui, dépourvu de réflexion, a, sur l'élan d'une croyance orientée vers la rectitude, (c) pris le dessus, ce désir, quand il s'est porté vers la jouissance inhérente à la beauté et qu'encore il a été fortement fortifié par les désirs, à lui-même apparentés, qui ont pour objet la beauté des corps, c'est alors que, dans sa poussée victorieuse, ayant emprunté à sa force même sa dénomination, il a été appelé amour." Eh bien! n'es-tu pas, mon cher Phèdre, du même avis que moi? que l'émotion qui m'émeut a quelque chose de surnaturel? — (PHÈDRE) : Eh oui! absolument, Socrate! Cé n'est pas ton habitude, que le flux de l'éloquence s'empare ainsi de toi! — (SOCRATE) : Garde donc alors le silence en m'écoutant, car le lieu m'a réellement l'air d'être surnaturel, (d) au point que, si des fois j'en viens par hasard, à mesure qu'avancera mon discours, à être un possédé des Nymphes, il ne faudra pas t'en étonner : de fait, les paroles que je profère à présent ne sont plus bien loin du ton des dithyrambes! — (PHÈDRE) : Impossible de dire plus vrai! — (SOCRATE) : A toi la faute, en vérité! Mais écoute la suite. Il pourra se faire en effet que ce qui vient se détourne de moi : aussi bien ceci doit-il être affaire à la Divinité! Quant à nous, il nous faut revenir à notre discours au jeune garçon. « Eh bien! mon brave, quel est précisément l'objet dont ils agit de délibérer, on l'a dit et on l'a défini. Mais maintenant, (e) les yeux fixés là-dessus, c'est de ce qui suit que nous avons à parler: quelle utilité ou quel dommage résulteront-ils vraisemblablement de l'homme qui aime, ou de celui qui n'aime pas, pour qui cède à leurs voeux? « Celui-là donc qui est dominé par le désir, qui est l'esclave de la jouissance, doit forcément, je pense, se ménager à lui-même chez l'aimé, tout le plaisir possible. Or, celui dont l'esprit est malade se plaît à tout ce qui ne le contrarie pas, tandis qu'il déteste ce qui lui est supérieur et même égal. [239] (239a) Donc, un amoureux ne tolérera de bon gré, chez ses amours, ni supériorité, ni égalité, mais toujours il travaille à le rendre inférieur et plus dénué. Or un ignorant est inférieur à un savant, un pusillanime à un vaillant, un homme incapable de parler à celui qui cultive l'art oratoire, un esprit lent à un esprit vif ; si l'intelligence de l'aimé a de si grands défauts, même de plus grands encore, qu'ils soient adventices ou bien inhérents à la nature de celui-ci, forcément l'amoureux s'enchante de ces derniers ou travaille à développer les autres : sans quoi, il est inévitablement privé de la certitude immédiate de son plaisir! (b) Donc, il est forcément jaloux, et, en écartant de l'aimé une foule de fréquentations, de fréquentations utiles grâce auxquelles celui-ci deviendrait un homme accompli, forcément il lui cause un dommage, grand sans doute, mais qui sera extrême si c'est la fréquentation grâce à laquelle il deviendrait très sage. Or, c'est précisément l'offre de la divine philosophie, bien loin de laquelle forcément un amoureux écarte ses amours, ayant grand'peur d'en être dédaigné ; forcément, il met tout en oeuvre pour que l'aimé soit ignorant de tout et qu'il regarde tout avec les yeux braqués sur l'amoureux. Si, en un tel état, il est pour celui-ci aussi plaisant que possible, pour lui-même, en revanche, il ne saurait être plus dommageable. (c) Ainsi donc, en ce qui concerne l'intelligence, ni pour te diriger, ni pour partager ta vie, tu n'as aucun profit à espérer d'un homme qui a de l'amour. « Considère après cela, en ce qui concerne la complexion et le soin du corps, quelle est la complexion désirée, quels sont les soins réservés, par celui que l'amour aura forcé de faire passer la poursuite de l'agréable avant celle du bien, pour le corps dont il sera devenu le seigneur et maître. Or, cet homme, on le verra poursuivant, non pas un garçon solide, mais un tendron ; pas davantage quelqu'un qui aura grandi dans la pureté d'un air ensoleillé, mais quelqu'un d'élevé dans l'ombre d'un demi jour; sans habitude des viriles fatigues et des sueurs sèches, mais habitué à un régime délicat et qui n'a rien de viril ; (d) paré de couleurs et de parures étrangères, faute d'en avoir qui lui soient propres ; s'employant à tout ce qui vient encore à la suite de ces pratiques : caractéristiques manifestes et qui ne méritent pas qu'on en pousse plus avant l'analyse, mais plutôt que, après avoir déterminé un unique trait essentiel, on passe à un autre point, savoir, qu'à l'égard d'un pareil corps, dans la guerre aussi bien que dans toute nécessité d'importance, les ennemis prennent confiance, tandis que tremblent les amis et notamment les amoureux! Mais voilà un point sur lequel, en raison de son évidence, il n'y a pas lieu de s'arrêter. Ce dont il faut parler ensuite, (e) c'est de l'utilité ou du dommage que nous vaudront, par rapport à ce que nous possédons, le commerce aussi bien que la direction de celui qui aime. Voici en vérité de quoi justement tout le monde est certain, mais principalement l'amoureux : c'est que, tout ce que l'aimé possède de plus cher, de plus bienveillant à son égard, de plus divin, il souhaiterait par-dessus tout que cet aimé eût à en pleurer la disparition : père, mère, parents, amis, il accepterait en effet de l'en savoir privé; [240] (240a) autant d'empêcheurs à ses yeux, autant de censeurs du commerce infiniment agréable qui l'unit à l'autre! Bien sur aussi, tel aimé qui a du bien, soit en or, soit en une autre espèce de propriété, il ne le jugera, ni pareillement facile à prendre, ni, une fois pris, pareillement facile à manier; d'où il suit que, de toute nécessité, un amant est jaloux que ses amours possèdent de la fortune et que, au contraire, leur ruine ferait sa joie. Ce n'est pas tout encore : ne point se marier, ne point avoir d'enfants, être sans foyer, et cela le plus longtemps possible, voilà ce que pour ses amours souhaiterait un amant, dans son désir de s'assurer, et le plus longtemps possible, la cueillette d'un fruit dont il connaît personnellement la douceur! « Sans doute existe-t-il d'autres maux; une Divinité (b) a pourtant mêlé à la plupart d'entre eux un plaisir immédiat : au flatteur, par exemple, cette terrible bête et grandement dommageable, la nature a néanmoins mêlé je ne sais quel plaisir, qui n'est pas sans délicatesse; d'avoir une maîtresse, on vous blâmera : cela, dit-on, vous fera du tort; sans parler d'une foule de créatures et de pratiques du même acabit, auxquelles il appartient d'être, pour un jour au moins, les plus agréables du monde ! Or, pour un bien-aimé, un amant joint au tort qu'il cause (c) l'extrême désagrément de sa constante assiduité. Chaque âge, dit même le vieil adage, se plaît en effet avec qui est du même âge : c'est, je pense, que, lorsqu'on est du même temps, on est porté aux mêmes plaisirs, et que de cette similitude naît une amitié ; mais pourtant, malgré tout, même ces gens-là se lassent de se fréquenter! D'autre part, c'est bien un adage encore, que ce qu'on fait par force pèse en tout à tout le monde. Tel est donc, au plus haut point, sans parler de la différence d'âge, le cas de l'amant dans ses rapports avec ses amours : quand il en fréquente un plus jeune, l'homme plus âgé, ni jour, ni nuit, ne se laisse en effet de bon gré délaisser. (d) Bien plutôt, c'est de force, c'est sous l'aiguillon qu'est poussé celui dont la vie se passe à toujours donner des jouissances à l'homme dont je parle : jouissance de le voir, de l'entendre, de le toucher, de sentir par tous les sens son aimé, au point de se mettre, avec jouissance, solidement au service de celui-ci. Or, à l'aimé, maintenant, quelle sorte d'encouragement ou quelles jouissances lui donnera-t-il, pour faire qu'au bout du même temps celui-ci n'en soit pas arrivé, par cette fréquentation, au dernier terme du déplaisir? alors qu'à sa vue s'offre une vision de vieillesse flétrie, à laquelle fait d'autre part cortège ce reste de misères, dont il n'est pas bien agréable d'entendre même parler (e) et, à plus forte rai son, d'essuyer culait le contact par l'effet d'une contrainte constamment pressante? alors que, par là-même, il est, tout le temps et vis-à-vis de tout le monde, guetté par la malveillance aux aguets? alors qu'il s'entend adresser des louanges hors de propos et démesurées, niais aussi bien des reproches qui, intolérables quand l'amoureux a encore sa tête i lui, ne se bornent pas, quand l'ivresse le gagne, à être intolérables, mais sont outrageants, de la part d'un homme dont la fatigante loquacité se donne librement carrière? «Nuisible et déplaisant tant qu'il aime, l'amoureux, quand il a cessé d'aimer, est sans foi pour le temps qui suivra, pour ce temps [241] en vue duquel, à force de promesses, accompagnées de serments et de prières, (241a) il maintenait à grand'-peine, par l'espérance de biens futurs, des relations qui avaient été, dans le temps d'alors, pénibles à supporter. Voici donc qu'à présent, venu le temps où il doit s'acquitter, il a changé au-dedans de lui-même le principe qui commande et dirige, la réflexion et la modération ont remplacé l'amour et la démence ; à l'insu de ses amours il est devenu un autre homme. L'aimé réclame sa récompense pour le passé, il rappelle à l'amoureux tout ce qui s'est fait, tout ce qui s'est dit, avec l'illusion que c'est au même homme qu'il s'adresse! Quant à l'amoureux, la honte l'empêche, et d'oser dire qu'il est devenu un autre homme, et de trouver un moyen de réaliser les serments, les promesses du pouvoir antérieur, celui de la déraison ; (b) maintenant qu'il est devenu raisonnable et qu'il a de la modération, il veut éviter, en faisant les mêmes choses qu'il faisait auparavant, de ressembler à l'homme d'autrefois et de redevenir le même qu'il était. A l'égard de ces choses, l'amant de jadis est maintenant du camp des fuyards et par force il a fait défaut ; en tombant la coquille s'est retournée et, un changement s'étant fait en lui, il se lance dans la fuite"! Mais l'autre se trouve forcé de poursuivre ; si, ce faisant, il s'indigne et prend les Dieux à témoin, c'est que, dès le principe, il a complètement méconnu son devoir, qui était, il le voit bien, de ne jamais céder aux voeux d'un homme qui aime et forcément n'a point sa tête, (c) mais bien plutôt, au contraire, à ceux d'un homme qui n'aime pas et qui a toute sa tête. Faute de quoi, il était fatal qu'il se livrât lui-même à un être sans foi, d'humeur difficile, jaloux, déplaisant, qui lui fera du tort pour sa fortune, qui lui en fera aussi pour son état physique, mais qui lui fera le tort de beauäoup le plus grand pour la formation morale de son âme, un bien en comparaison duquel, ni au regard des Dieux, ni à celui des hommes, il n'y a, il n'y aura jamais rien qui ait, selon la vérité, plus de valeur! Voilà donc, mon jeune ami, ce à quoi il faut bien penser, voilà ce qu'il faut savoir de l'amitié d'un amant : de bonnes intentions n'en accompagnant point la naissance ; (d) c'est plutôt comme de manger en vue de se rassasier et telle la tendresse des loups à l'égard des agneaux, telle aussi l'amitié des amants pour un jeune garçon... » Eh mais! Phèdre, qu'est-ce qui m'arrive? Impossible que désormais de ma bouche tu entendes un mot de plus! Tiens plutôt, maintenant, mon discours pour terminé! — (PHÈDRE) : Je te croyais pourtant à la moitié seulement et que tu allais équilibrer ton discours en parlant de l'obligation de céder de préférence aux voeux de qui n'aime pas et dire tous les biens qu'inversement cela comporte! Alors, Socrate, pourquoi en rester là? (e) — (SOCRATE) : Ne t'es-tu pas rendu compte, bienheureux ami, que déjà je suis au diapason de l'épopée, que je ne suis même plus au ton du dithyrambe, et cela tandis que j'en suis encore à blâmer? Or, si je me mets à faire l'éloge de l'autre, as-tu idée de ce qui va m'arriver? Ne comprends-tu pas que ces Nymphes, au pouvoir desquelles, avec préméditation, tu m'as livré, vont faire de moi un authentique possédé? Ainsi donc, je le dis en une seule phrase : à tous les outrages dont nous avons chargé le premier répondent, chez l'autre, les biens contraires, qui lui sont inhérents. Quel besoin d'un long discours? Sur tous les deux on a dit en effet tout ce qu'il fallait. Donc, quel que soit le sort qui convienne à mon discours, [242] que ce sort soit le sien! (242a) Quant à moi, je passe cette rivière et je m'en vais avant que, par toi, pire contrainte ne me soit imposée! — (PHÈDRE) : Ah! Socrate, pas encore! Pas avant que soit passée la brûlante chaleur! Ne vois-tu pas que nous sommes déjà presque à midi, à l'heure qui plombe, comme on dit? Au contraire, attendons ici tout en nous entretenant de ce qui s'est dit, et, sitôt qu'il fera plus frais, alors nous partons! — (SOCRATE) : Ah! Phèdre, en matière de discours tu es un être divin et, bel et bien, prodigieux! M'est avis en effet: que, (b) des discours qui ont vu le jour durant ton existence, il n'y a personne pour avoir donné le jour à un plus grand nombre, personne comme toi, soit que tu les aies prononcés toi-même, soit que, en recourant à un procédé quelconque, tu les aies fait prononcer par d'autres! Je mets hors de question Simmias de Thèbes; quant aux autres, tu l'emportes sur eux, et de beaucoup! Et à présent encore, voilà, si je ne me trompe, que tu es cause que j'aurai prononcé un discours ! — (PHÈDRE) : Au moins ce n'est pas une guerre que tu nous annonces! Mais comment donc en suis-je cause et qu'est-ce que ce discours? DEUXIÈME PARTIE. — (SOCRATE) : Au moment, mon bon, où je me disposais à passer la rivière, ce signal divin, ce signal dont la production m'est habituelle, justement s'est produit. (c) Or il ne fait jamais que m'arrêter, quand il arrive que je me dispose à agir; et j'ai cru entendre, venant de là, une voix qui ne me permettait pas de m'en aller avant de m'être acquitté d'une expiation, comme si envers la Divinité j'avais commis quelque faute. En fait, tu le vois, je suis devin, un devin sans doute qui n'a pas grande valeur, mais à la façon des gens qui ne savent pas bien lire et écrire, juste autant qu'il m'en faut, pour moi seulement. En conséquence, déjà, je comprends clairement l'existence de la faute, attendu qu'en vérité, camarade, l'âme est bien aussi quelque chose de divinatoire : effectivement, et depuis longtemps, quelque chose m'a troublé pendant que je prononçais mon discours, et j'étais comme décontenancé par la peur, selon le mot d'Ibycos, que, (d) ayant failli auprès des Dieux, je n'en dusse recevoir, en échange, de l'honneur devant les hommes! Or, à présent, je me suis rendu compte de ma faute... — (PHÈDRE) : Mais ne vas-tu donc pas me dire quelle est cette faute? — (SOCRATE) : Terrible, Phèdre, oui, terrible est ce discours, aussi bien celui que tu as apporté avec toi que celui que tu m'as forcé de prononcer! — (PHÈDRE) : Et en quoi donc? — (SOCRATE) : C'était un sot discours et bien près d'être impie : se pourrait-il qu'il y en eût de plus terrible? — (PHÈDRE) : Aucun, supposé au moins que tu dises vrai! — (SOCRATE) : Mais quoi? ne tiens-tu pas Amour pour le fils d'Aphrodite et pour un Dieu? — (PHÈDRE) : C'est bien au moins ce qu'on dit. — (SOCRATE) : En tout cas, ce n'est guère ce que dit le discours de Lysias, ni non plus le tien : (e) celui que, ensorcelée par toi, ma bouche a prononcé! Mais si Amour est, ainsi qu'il est en fait, un Dieu, ou quelque chose de divin, il ne saurait être une chose mauvaise. Or c'est en un tel sens qu'en ont parlé les deux discours qui ont été prononcés à son sujet. En cela donc ils ont, contre Amour, commis tous deux une faute. En outre, la sottise de tous deux est tout à fait délicieuse, en ce que, [243] ne disant l'un et l'autre rien de bon aloi, rien non plus qui soit vrai, ils se flattent d'être quelque chose, (a) au cas où, par hasard, ayant fait illusion à quelques petits bonshommes, ils se seraient fait près d'eux de la réputation! Ainsi donc, mon cher, il faut, moi, que je me purifie. Or il existe, pour ceux qui ont commis une faute en matière de mythologie, une antique purification, dont Homère, à vrai dire, ne s'est point douté, mais bien Stésichore. Privé en effet de la vue en raison de sa médisance envers Hélène, il n'en a pas, comme Homère, méconnu la cause; mais, l'ayant, en sa qualité de musicien, reconnue, il s'est empressé de composer ces vers : Non, ce langage n'est point vrai! Non, tu n'es pas montée sur le beau pont des navires ! (b) Non, tu n'es point allée à l'Acropole de Troie! Et, après avoir composé le poème qu'on appelle la Palinodie, sur-le-champ il recouvra la vue. Mais moi, sous ce rapport au moins, je serai plus malin que ces hommes illustres! Avant d'avoir eu quelque chose à endurer en raison de ma médisance envers Amour, je vais en effet tenter de lui payer ma « palinodie » : tête découverte, et non pas en me la voilant, de honte, comme tout à l'heure! — (PHÈDRE) : Ces paroles, Socrate, il ne t'est pas possible d'en dire qui me fassent plus grand plaisir! (c) — (SOCRATE) : Je le vois, mon bon Phèdre, tu conçois combien ont été impudents les deux discours qui ont été prononcés, aussi bien le dernier que celui que tu as prononcé en lisant ton cahier. Suppose en effet qu'il se soit trouvé pour nous entendre quelqu'un qui, de son naturel, soit généreux et aimable, qui en aime un autre pareil à lui ou même qui en ait été aimé dans une époque antérieure : à nous entendre ainsi parler d'amants qui se laissent emporter à une forte inimitié par de faibles motifs, qui se comportent à l'égard de leurs aimés de façon jalouse et dommageable", comment ne croirais-tu pas qu'à son jugement ce sont propos tenus par des gens élevés dans la société des matelots et qui jamais n'ont été témoins d'un amour d'homme libre? (d) Ne s'en faudrait-il pas de beaucoup que, dans les reproches que nous adressons à Amour, il s'accordât avec nous? — (PHÈDRE) : Par Zeus! Socrate, probablement! — (SOCRATE) : Moi, alors, saisi de honte en face de cet homme et plein de crainte à l'égard d'Amour lui-même, je souhaite que, de cette sorte de salure âcre, mes oreilles soient lavées par l'eau douce d'un nouveau discours, et je conseille aussi à Lysias d'écrire au plus vite un discours sur la nécessité, toutes choses égales d'ailleurs, de céder aux voeux d'un amant, plutôt que d'un homme qui n'aime pas. — (PHÈDRE) : Mais, n'en doute pas, c'est bien ce qui aura lieu; car, du moment que tu auras prononcé l'éloge de l'amant, il est absolument forcé que moi, je force Lysias (e) à écrire de son côté un discours sur le même sujet. — (SOCRATE) : Là-dessus, je me fie à toi, aussi longtemps justement que tu continues d'être Phèdre! — (PHÈDRE) : Eh bien! parle en confiance! — (SOCRATE) : Où vais-je retrouver le jeune garçon auquel je parlais? Cela en effet, je veux qu'il l'entende aussi et je crains que, faute de l'avoir entendu, il n'ait cédé auparavant aux voeux de celui qui n'aime pas! — (PHÈDRE) : Il est là contre toi, tout à fait près et toujours présent à tes ordres! — (SOCRATE) : « Eh bien! bel enfant, mets-toi en tête [244] que le précédent discours (244a) était de Phèdre, fils de Pythoclès, du dème de Myrrhinonte, mais que celui que je vais prononcer est de Stésichore, fils d'Euphème et natif d'Himère. Or voici ce qu'il lui faut dire : Non ! ce langage n'est pas vrai, d'après lequel, alors que l'amant existe, on doit plutôt céder aux voeux de celui qui n'aime pas, pour cette raison justement que le premier est en proie à un délire, tandis que l'autre a sa tête a lui. Si en effet c'est sans exception que le délire est un mal, on aurait raison de parler ainsi ; mais c'est un fait que, des biens qui nous échoient, les plus grands sont ceux qui nous viennent par le moyen d'un délire, dont assurément nous sommes dotés par un don divin. La prophétesse de Delphes, (b) les prêtresses de Dodone, ont en effet, et justement quand elles sont en proie au délire, rendu à la Grèce nombre de beaux services, d'ordre privé aussi bien que public, tandis que, lorsqu'elles ont toute leur tête, elles n'en rendent que de bien minces, ou point du tout. Et, si maintenant nous devions parler de la Sibylle, de tous ceux qui, usant d'une divination inspirée, ont donné à nombre de gens, par nombre de prédictions, la droite direction en vue de leur avenir, nous allongerions inutilement notre propos par des considérations qui sont manifestes pour tout le monde. Ce qui assurément mérite d'en être le témoignage, c'est que ceux qui, dans l'Antiquité, ont institué les noms ne tenaient pas la "mania", le délire pour une chose vilaine, (c) pas davantage pour un sujet d'opprobre; sans quoi ils n'en auraient pas justement introduit la nom dans la contexture de celui du plus beau des arts, de l'art grâce auquel on discerne l'avenir, en l'appelant "manikê", le délirant. Mais, c'est parce que le délire est une belle chose toutes les fois qu'il est l'effet d'une dispensation divine, qu'une telle conviction leur faisait instituer cette dénomination ; tandis que les modernes, y ajoutant maladroitement un "t", ont appelé cet art "mantikê", le divinatoire. A preuve encore cet autre art, qui est un art de gens ayant leur bon sens et l'employant à scruter l'avenir au moyen des oiseaux et des autres signes, les Anciens, considérant qu'au moyen de la réflexion on procure ainsi à la croyance des hommes, à leur "oïêsis", sagacité et information, "noos" et "historia", cet art, dis je, ils l'ont nommé "oïo-no-istikê", (d) tandis que les gens d'aujourd'hui, lui donnant de la gravité au moyen d'un "o" long, l'appellent "oïônistikê", l'art des oiseaux. Autant donc l'art divinatoire l'emporte évidemment en perfection et en dignité sur l'art des oiseaux, le nom du premier sur celui du second comme l'oeuvre de l'un sur celle de l'autre, autant le délire, au témoignage de l'Antiquité, est une chose plus belle que le bon sens : le délire qui vient d'un Dieu, qu'un bon sens dont l'origine est humaine. «Mais il y a certainement aussi des maladies, des épreuves, extrêmement cruelles, qui, effet d'antiques ressentiments, existent, sans qu'on sache d'où elles viennent, dans certains groupes humains, (e) et auxquelles le délire, en se produisant et en révélant les moyens à employer, a trouvé comment échapper, par le recours à des prières aux Dieux et à des rites spéciaux; le résultat, c'est que le délire, grâce à la découverte de purifications, de cérémonies, a permis à celui qui est le sujet de ce délire d'être préservé de la malédiction, aussi bien par rapport au temps présent que par rapport à celui qui suivra, du fait que l'homme qui est droitement délirant, droitement possédé, [245] son délire lui a permis de trouver, à l'égard des maux présents, un moyen de libération. (245a) «Une troisième sorte de possession et de délire est celle qui provient des Muses, et qui, quand elle s'est saisie d'une âme tendre et pure, quand elle l'éveille et lui inspire des transports, aussi bien dans l'ordre des chants que dans celui de toute autre espèce de composition, quand elle célèbre mille hauts faits des Anciens, fait l'éducation de la postérité! Au contraire, celui qui, sans le délire des Muses, sera parvenu aux portes de Poésie, avec la conviction que, décidément, une connaissance technique doit suffire à faire de lui un poète, celui-là est, personnellement, un poète imparfait, comme aussi, devant celle des hommes inspirés par un délire, s'efface la poésie de ceux qui ont toute leur tête. (b) «Voilà tous les beaux effets, et il y en a de plus nombreux encore, dont je puis te parler comme ayant leur principe dans un délire qui vient des Dieux; d'où il suit que ce n'est pas là, en vérité, une chose dont nous devions avoir peur, et ne nous laissons pas troubler non plus par une thèse qui nous a effrayés, en alléguant l'obligation de préférer comme ami l'homme qui a toute sa tête à celui que l'amour a mis en branle. Que, bien au contraire, on attribue à cette thèse le prix de la victoire, quand, sans se borner à alléguer cela, elle aura montré que ce n'est pas dans l'intérêt de l'amant et de l'aimé que, de la part des Dieux, leur est envoyé l'amour! Quant à nous, notre tâche est, pour son compte, de prouver inversement que c'est en vue d'une bonne fortune, la plus grande qui puisse venir de Dieux, que l'un et l'autre ont été dotés d'un pareil délire. (c) La preuve, il est vrai, ne trouvera pas créance auprès des habiles, mais créance auprès des sages. «Ceci dit, il faut commencer par se faire une conception vraie de la nature de l'âme, tant divine qu'humaine, en considérant ses états et ses actes. Mais le point de départ de la preuve, le voici : toute âme est immortelle. Tout ce qui se meut soi-même est immortel en effet, tandis que ce qui, mouvant autre chose, est lui-même mû par autre chose, cesse d'exister quand cesse son mouvement. Seul, par conséquent, ce qui se meut soi-même jamais ne cesse d'être mû, en tant que sa nature propre ne se fait jamais défaut à elle-même; mais c'est là au contraire (d) la source aussi et le principe du mouvement pour toutes les autres choses qui sont mues. Or un principe est quelque chose d'inengendré ; car c'est forcément à partir d'un principe que vient à l'existence tout ce qui y vient, tandis qu'un principe ne provient de rien : si en effet un principe venait à exister à partir de quelque chose, ce ne serait pas à partir d'un principe que viendrait à exister ce qui existe. Puisque, d'autre part, ce principe est quelque chose d'inengendré, il est forcément aussi quelque chose d'incorruptible ; car, une fois justement le principe anéanti, ni il ne pourra lui-même jamais venir à l'existence à partir de quelque chose, ni autre chose à partir de lui, si toutefois c'est à partir d'un principe que toutes choses doivent venir à l'existence. Ainsi donc, si ce qui se meut soi-même est principe de mouvement, il n'est pas possible, ni que cela s'anéantisse, ni que cela commence d'exister, (e) sinon, ce serait un affaissement du ciel tout entier, de la génération tout entière ; ce serait leur immobilité, sans qu'ils pussent jamais, d'autre part, avoir à nouveau un point de départ pour leur mise en mouvement et pour leur existence. Or, à présent qu'a été expliquée l'immortalité de ce qui se meut par soi, personne n'hésitera à dire que là est la réalité de l'âme, que cette notion même est la notion de l'âme. Tout corps, en effet, auquel il appartient d'être mû du dehors, est un corps inanimé, tandis que celui auquel il appartient d'être mû par lui-même et du dedans, est un corps animé. Mais, si c'est bien ainsi qu'il en est [246] et que ce qui se meut soi-même ne soit autre chose (246a) que l'âme, alors, nécessairement, l'âme doit être quelque chose d'inengendré, aussi bien que d'immortel. «Sans doute en est-ce assez pour ce qui concerne son immortalité, mais pour ce qui est de sa nature, voici comment il en faut parler : dire quelle est cette nature est l'objet d'un exposé en tout point absolument divin et bien long, mais dire à quoi elle ressemble, l'objet d'un exposé humain et moins étendu. C'est donc de cette façon qu'il faut que nous en parlions. Elle ressemble, dirai je, à une force à laquelle concourent par nature un attelage et son cocher, l'un et l'autre soutenus par des ailes. Or donc, dans le cas des Dieux, les chevaux, aussi bien que les cochers, sont, eux-mêmes, tous bons comme ils sont faits de bons éléments, (b) tandis que, dans le cas des autres êtres, il y a du mélange : premièrement, chez nous l'autorité appartient à un cocher qui mène deux chevaux attelés ensemble ; secondement, en l'un d'eux il a un beau et bon cheval, dont la composition est de même sorte, tandis qu'en l'autre il a une bête dont les parties composantes sont contraires à celles du précédent, comme est contraire sa nature. Dans ces conditions, c'est nécessairement, par rapport à nous, une tâche difficile, une tâche peu plaisante que de faire le cocher! «Ceci dit, d'où vient maintenant que les noms de "mortel" aussi bien que d' "immortel" soient donnés au vivant, voilà ce qu'il faut essayer de dire. Toute âme prend soin de tout ce qui est dépourvu d'âme et, d'autre part, circule dans l'univers entier, en s'y présentant tantôt sous une forme, tantôt sous une autre. (c) Or, lorsqu'elle est parfaite et qu'elle a ses ailes, c'est dans les hauteurs qu'elle chemine, c'est la totalité du monde qu'elle administre. Quand, au contraire, elle a perdu les plumes de ses ailes, elle en est précipitée, jusqu'à ce que'elle se soit saisie de quelque chose de solide, et, une fois qu'elle y a installé sa résidence, qu'elle a revêtu un corps de terre auquel le pouvoir appartenant à l'âme donne l'impression de se mouvoir lui-même, c'est à l'ensemble formé d'une âme et d'un corps qui est un assemblage, qu'on a donné le nom de vivant, c'est lui qui possède l'épithète de mortel. Quant à la dénomination de vivant immortel, d'aucune façon raisonnable on n'en a rendu raison ; mais, sans l'avoir vue et sans nous en être fait une conception convenable, nous nous forgeons de la Divinité cette conviction, qu'elle est (d) un vivant immortel, qui possède une âme, qui possède un corps, mais chez qui l'union naturelle de ces deux choses s'est faite pour une durée éternelle. Oue cependant il en soit de ce point, et qu'on en parle, de la manière dont cela peut plaire à la Divinité! envisageons maintenant la cause de la perte par l'âme des plumes de ses ailes et, par suite, de sa chute. «Or voici de quelle sorte peut bien être cette cause. C'est la vertu naturelle de l'aile de mener vers le haut ce qui est pesant, en le faisant monter aux régions élevées qu'habite la race des Dieux, et, entre les choses qui se rapportent au corps, l'aile est, en un sens, ce qui, au plus haut degré, participe au Divin. Quant au Divin, c'est ce qui est beau, savant, bon et tout ce qui est du même genre ; (e) qualités dont se nourrit, dont s'accroît, au plus haut degré même, la membrure ailée de l'âme; tandis que le laid, le mauvais et les qualités contraires des précédentes la font dépérir et la ruinent complètement. Celui, bien entendu, qui dans le ciel s'avance le premier, poussant en avant son char ailé, c'est Zeus, le grand chef, qui administre toutes choses et qui veille à tout. A sa suite vient une armée de Dieux aussi bien que de Démons, [247] ordonnée suivant onze sections; (247a) car Hestia reste dans la maison des Dieux, toute seule. Parmi les autres, tous ceux qui, dans ce nombre de douze, ont été placés au rang de Dieux commandant une section, sont chefs selon le rang auquel a été rangé chacun d'eux. Grand est sans doute le nombre, grande est la béatitude des spectacles dont l'intérieur du ciel est le théâtre, ainsi que des évolutions qu'y accomplit dans ses rondes la race bienheureuse des Dieux, chacun d'eux exécutant la tâche qui est proprement la sienne; et celui qui suit, c'est celui qui, à chaque fois, le veut et le peut, car Envie est exclue du choeur des Dieux. (b) Or, quand ceux-ci vont au repas, je veux dire au festin, ils font route sur la montée qui mène au sommet de la voûte qui couvre le ciel; les chars des Dieux, cela va de soi, faciles à mener en raison de l'équilibre de l'attelage, font la route aisément, tandis que les autres la font avec difficulté, car celui des chevaux qui est rétif de nature, pesant de tout son poids, penche du côté de la terre, il rend lourde la main de celui d'entre les cochers qui n'a pas su le bien dresser. C'est à ce moment précis que l'âme a devant elle l'épreuve suprême, la suprême lutte! "Les âmes, en effet, qu'on nomme immortelles, toutes les fois qu'elles se sont trouvées contre le sommet de la voûte céleste, (c) s'étant avancées au dehors, se sont dressées sur le dos de celle-ci; et sa révolution circulaire les fait tourner, ainsi dressées, tandis qu'elles contemplent les réalités qui sont extérieures au Ciel. Or, ce lieu supra-céleste, nul poète encore, de ceux d'ici-bas, n'a chanté d'hymne en son honneur, et nul n'en chantera jamais qui en soit digne. Mais voici ce qui en est; car c'est un fait qu'il faut oser dire ce qui est vrai, et particulièrement quand c'est sur la vérité que l'on parle. La réalité, te dis je, qui, réellement, est sans couleur, sans forme, intangible ; objet de contemplation pour le pilote seul de l'âme, pour l'intellect; à laquelle se rapporte (d) la famille du savoir authentique, c'est ce lieu qu'elle occupe. Aussi la pensée d'un Dieu, en tant que nourrie d'intellection et de savoir sans mélange, et, de même, la pensée de toute âme à qui il importe de recevoir ce qui lui convient, lorsqu'avec le temps elle a eu la vision du réel, cette pensée s'en réjouit; la contemplation du vrai la nourrit et lui apporte le bien-être, jusqu'au moment où la révolution circulaire l'aura ramenée au même point. Or, au cours de cette révolution, elle porte ses regards sur la Justice qui n'est que cela; elle les porte encore sur la Sagesse; elle les porte sur un savoir (e) qui n'est pas celui auquel s'attache le devenir, pas davantage, sans doute, celui qui change quand en change l'objet; une de ces choses que nous, à présent, nous appelons des êtres ; mais le Savoir qui a pour objet ce qui est réellement une réalité. Une fois qu'elle a, de la même manière, contemplé les autres êtres qui réellement sont les réalités et qu'elle s'en est régalée, alors, s'étant de nouveau enfoncée dans l'intérieur du ciel, la pensée dont je parle est revenue à sa demeure. Ce retour de l'âme effectué, son cocher, après avoir installé les chevaux devant la mangeoire, leur a jeté leur ration d'ambroisie et, sur elle, il a versé le nectar. [248] (248a) « Cette vie est celle des Dieux. Quant aux autres âmes, en voici une qui, suivant les Dieux aussi parfaitement qu'elle peut, a, vers la région extérieure au Ciel, élevé la tête de son cocher, et elle a été emportée dans la révolution circulaire, non sans être troublée par les chevaux et apercevant avec peine les réalités ; en voici une autre qui tantôt élève cette tête et tantôt l'enfonce, mais la violente agitation de ses chevaux fait qu'elle aperçoit les unes et non les autres ; le reste, assurément, vient à la suite, dans l'ardent désir qu'elles ont, toutes sans exception, de gagner les hauteurs ; mais, comme elles y sont impuissantes, elles sont emportées pêle-mêle, submergées, se foulant aux pieds et se bousculant au cours de la révolution, (b) chacune s'efforçant de se mettre en avant d'une autre. Ainsi, c'est un tumulte extrême, une lutte, des sueurs ; au cours de quoi, naturellement, nombre d'entre elles, par la faute des cochers, sont estropiées, nombre d'autres ont beaucoup de leurs plumes froissées, et toutes, recrues de fatigue, s'éloignent sans avoir été initiées à la contemplation du réel, et, une fois qu'elles s'en sont éloignées, elles demandent à l'opinion leur aliment. Donc, le motif de ce zèle sans borne pour voir où est la Plaine de Vérité, c'est que de la prairie qui s'y trouve provient précisément la pâture qui, on le sait, convient à ce qu'il y a dans l'âme de plus parfait, (c) c'est que de cela se nourrit la nature de ce plumage d'ailes, auquel l'âme doit sa légèreté. «Un décret d'Adrastée est le suivant : toute âme qui, ayant appartenu à la compagnie d'un Dieu, a vu quelque chose des réalités véritables, est saine et sauve jusqu'à la révolution suivante, et, si toujours elle se montre capable de satisfaire à cette condition, c'est pour toujours qu'elle est exempte de dommage ; mais lorsque, ayant été incapable de suivre de près le Dieu, elle n'a point vu, et que, victime de quelque disgrâce, gorgée d'oubli, de méchanceté, elle s'est appesantie et que cet appesantissement a fait tomber les plumes de ses ailes, qu'elle est tombée sur la terre, c'est alors une loi (d) que, à la première génération, elle ne s'implante en aucune forme de bête ; mais au contraire que celle qui aura vu le plus, s'implante dans une semence productrice d'un homme destiné à devenir un ami du savoir, ou un ami de la beauté, ou un homme cultivé et connaisseur en choses d'amour; que l'âme de second rang vienne donner naissance à un roi, bon législateur ou bien habile à faire la guerre et à commander; qu'avec celle du troisième rang, ce soit à un politique, ou à quelque administrateur, ou encore à un homme d'affaires ; celle du quatrième rang, à un amateur des fatigues du gymnase ou bien de quelqu'un qui se consacrera à la guérison des corps; (e) celle du cinquième aura une existence de devin ou bien de praticien des initiations; à la sixième place répondra le poète, et quiconque encore use d'imitation ; â la septième, celui qui pratique un métier ou cultive la terre ; à la huitième, celui qui fait profession d'être sophiste ou flatteur du peuple ; à la neuvième, l'homme tyrannique. "Et maintenant, celui qui, parmi tous ces hommes, aura vécu justement, a en partage une meilleure destinée ; une pire, au contraire, celui qui aura vécu injustement. Chaque âme ne revient en effet à son point de départ qu'après dix mille années ; [249] car ce n'est pas avant ce laps de temps que ses ailes se remplument, (a) à moins que ce ne soit l'âme d'un homme qui a pratiqué loyalement la philosophie, ou bien qui a uni la philosophie à l'amour des jeunes garçons. Or, ces âmes-là, à la troisième révolution, d'une durée, chaque fois, de mille ans, et à condition d'avoir, trois fois de suite, choisi ce genre de vie, après que de cette manière elles ont retrouvé les plumes de leurs ailes, à la trois-millième année, s'éloignent de la terre. Quant aux autres, à l'achèvement de leur première existence, elles ont été soumises à un jugement, et, une fois qu'elles ont été jugées, les unes, se rendant aux maisons de justice, y paient la peine à laquelle elles ont été condamnées ; les autres, se rendant à un certain lieu du ciel dès que l'effet du jugement a été de les rendre légères, (b) elles y mènent l'existence qu'elles ont méritée par la vie qu'elles ont vécue sous la forme humaine. Mais, à la millième année, les unes et les autres, venues pour tirer au sort et choisir leur deuxième existence, la choisissent chacune à son gré : à ce moment une âme d'homme en vient à vivre une existence de bête ; et aussi, d'une existence de bête, revient à une existence d'homme celui qui jadis était un homme, car jamais du moins ne parviendra à cette forme, qui est la nôtre, une âme qui n'a jamais vu la vérité! Il faut en effet, chez l'homme, que l'acte d'intelligence ait lieu selon ce qui s'appelle Idée, en allant d'une pluralité de sensations à une unité où les rassemble la réflexion. (c) Or c'est là une remémoration de ces réalités supérieures que notre âme a vues jadis, quand elle cheminait en compagnie d'un Dieu, quand elle regardait de haut ces choses dont à présent nous disons qu'elles existent, quand elle dressait la tête vers ce qui a une existence réelle! Voilà donc pourquoi, à juste titre, est seule ailée la pensée du philosophe; car ces réalités supérieures auxquelles par le souvenir elle est constamment appliquée dans la mesure de ses forces, c'est à ces réalités mêmes que ce qui est Dieu doit sa divinité. Or c'est en usant droitement de tels moyens de se ressouvenir qu'un homme qui est toujours parfaitement initié à de parfaites initiations, devient, seul, réellement parfait. Mais, (d) comme il s'écarte de ce qui est l'objet des préoccupations des hommes et qu'il s'applique à ce qui est divin, la foule lui remontre qu'il a l'esprit dérangé; mais il est possédé d'un Dieu, et la foule ne s'en doute pas! Eh bien donc! c'est à en venir là que tend tout ce qu'on vient de dire a propos de la quatrième sorte du délire; c'est elle, quand, à la vue de la beauté d'ici-bas, on prend des ailes au souvenir ainsi éveillé de la beauté véritable ; quand, ayant recouvré ses ailes et impatient de s'envoler, mais incapable d'y réussir, tournant, à la façon de l'oiseau, son regard vers le haut, (e) mais insouciant des choses d'en bas, oui, elle qui fait qu'on est accusé, dans ces cas, de se comporter comme un fou; c'est elle qui, de toutes les sortes de possession divine, se révèle être, nous le voyons bien maintenant, la plus parfaite, celle dont les éléments sont le plus parfaits, aussi bien pour celui qu'elle tient que pour celui à qui elle se communique; sans compter que de celui qui, participant à ce délire, aime les beaux garçons, on l'appelle amoureux fou! Ainsi en effet que je l'ai dit, toute âme d'homme a, en vertu de sa nature, contemplé les réalités absolues : [250] autrement, elle ne serait pas venue animer le vivant en question. (250a) Mais, d'un autre côté, il n'est pas facile pour toute âme d'homme, indistinctement, de se remémorer ces réalités supérieures en partant de celles d'ici-bas : ni pour toutes les âmes qui, alors, ont vu brièvement les objets de là-bas, ni pour celles qui, une fois tombées en ce lieu-ci, ont eu tant de malchance que, l'influence de je ne sais quelles fréquentations les ayant tournées vers l'injustice, elles y puisent l'oubli des saintes visions de jadis ; il n'en existe donc, évidemment, qu'un petit nombre qui possèdent dans la mesure voulue le don du ressouvenir. Or, quand il arrive à celles-ci de voir quelque image ressemblante des objets de là-bas, elles en sont mises hors d'elles et elles ne s'appartiennent plus à elles-mêmes ! « Mais, ce qu'elles éprouvent, elles ne le comprennent pas, (b) faute de s'en rendre suffisamment compte. Aussi bien, ni la justice, ni la Sagesse, ni aucune de ces autres réalités qui, pour des âmes, ont du prix, n'a rien en elle de lumineux dans ses images d'ici-bas ; loin de là, c'est par le moyen de troubles instruments que, en se reportant à des images de ces réalités, certains hommes, en petit nombre même, réussissent à grand' peine à contempler les traits génériques de la réalité imitée ,Quant à la Beauté, ils la voyaient resplendir, dans ce temps où, membres d'un chaur fortuné, ils étaient spectateurs de la bienheureuse vision qui s'offrait à leurs yeux, nous avec Zeus et à sa suite, d'autres en compagnie de tel autre des Dieux, où ils étaient les initiés d'une initiation (c) dont il y a justice à dire qu'elle est, entre toutes, infiniment bienheureuse! Ce mystère, nous le célébrions, en ce qui nous concerne, dans l'intégrité de notre nature, dans son impassibilité à l'égard de tous les maux qui nous attendaient dans la suite du temps, les objets du mystère auquel nous étions initiés ayant, de leur côté, intégrité, simplicité, immutabilité, félicité, apparitions dévoilées dans une pure lumière à des êtres qui sont purs eux-mêmes, dont la place n'est pas marquée par ce sépulcre que nous promenons avec nous et que nous appelons le corps, enchaînés à lui comme l'huître l'est à sa coquille!... Mais que ces paroles soient une concession faite à des souvenirs qui, en nous inspirant le regret du passé, nous ont à présent fait trop longuement parler! Or, au sujet de la Beauté, (d) ainsi justement que nous l'avons dit, elle était resplendissante quand elle se trouvait au milieu du reste de ces sublimes objets ; et, maintenant que nous sommes venus en ce monde, elle a été saisie par nous, brillante de la plus vive clarté, au moyen du sens qui, entre ceux que nous possédons, a le plus de clarté. Si, de toutes les sensations que nous procure le corps, celle qui se présente avec le plus d'acuité est effectivement la vue, par la vue cependant nous ne voyons pas la Pensée ; car ce seraient d'inimaginables amours que nous donnerait celle-ci, dans le cas où il serait donné à la vue que parvînt jusqu'à elle un clair simulacre de la Pensée, pareil à ceux que nous avons de la Beauté ; et de même, pour tout ce que la réalité vraie a encore d'aimable. Mais c'est un fait que, seule, la Beauté a eu cette prérogative, de pouvoir être ce qui se manifeste avec le plus d'éclat et ce qui le plus attire l'amour. (e) « Mais qui n'est pas de fraîche date initié, ou bien qui a été radicalement corrompu, celui-là manque de vivacité pour se porter d'ici là-bas, vers la Beauté elle-même au moment où il a le spectacle de ce à quoi, ici-bas, on en donne le nom. En conséquence, il ne porte point là-dessus, avec révérence, son regard; mais, s'abandonnant au plaisir, son affaire, à la façon d'une bête à quatre pattes, est de saillir et d'être un reproducteur; [251] puis, se familiarisant avec la démesure, (251a) il n'a pas craint, et il n'en rougit pas non plus, de poursuivre un plaisir contre nature! Au contraire, celui dont l'initiation est récente, celui qui, des réalités de jadis, eut une abondante vision, celui-là, quand il lui est arrivé de voir un divin visage, par faite image de la Beauté, ou le galbe d'un corps pareillement divin, il a commencé par frissonner, et quelque chose s'est insinué en lui de ses effrois de jadis. Ensuite, il porte là-dessus, avec révérence, son regard, comme si c'était sur un Dieu, et même, s'il n'avait pas peur qu'on lui fît la réputation d'être complètement fou, il sacrifierait devant son bien-aimé, ainsi que devant une image sainte, devant un Dieu. Maintenant qu'il le regarde, comme après le frisson (b) il en résulte chez lui une réaction, des sueurs, une chaleur inaccoutumée : c'est que, ayant reçu par l'entremise de ses yeux l'émanation de la Beauté, il en a été échauffé ; par cette émanation est arrosé l'empennage de l'aile; d'autre part, l'échauffement ainsi produit a, dans l'endroit où a lieu la poussée des plumes, fait fondre ce dont le durcissement, en bouchant les conduits, faisait depuis longtemps obstacle au bourgeonnement; enfin, sous l'action du flux nourricier, les tubes des plumes se sont gonflés à partir de la racine ; dans tout l'intérieur de la nature de l'âme ils sont partis à pousser; car c'est l'âme tout entière qui, au temps passé, était emplumée. (c) Mais, au temps présent, elle est toute en ébullition, une vapeur monte d'elle ; et, exactement ce qu'éprouvent à leurs gencives, dans le cas de la dentition, ceux qui sont en train de faire leurs dents, une démangeaison, un agacement, c'est cette même impression que ressent l'âme de celui qui commence à se réemplumer : tandis qu'elle fait ses ailes, elle est en ébullition, elle a des agacements, elle se sent chatouillée. Or, voilà que cette âme regarde dans la direction de la beauté du jeune garçon : celle-ci est la source d'où s'avance un flot de particules (ce qui est précisément la raison pour laquelle cela s 'appelle himéros, désir brillant) ; quand ce flot, reçu par elle, l'arrose en l'échauffant, (d) alors elle se remet de sa souffrance, elle est toute joyeuse. Quand, au contraire, elle se trouve être en dehors du flot et qu'elle se flétrit, les orifices des conduits par où se fraie passage la poussée de la plume, ces orifices, simultanément desséchés, se bouchent et interceptent le bourgeonnement de la plume. Mais le bourgeon, ainsi intercepté simultanément au désir passionné, saute en dedans de l'âme, à la façon dont bat le pouls, et pique le conduit, chaque bourgeon, le conduit auquel il est attenant; si bien que, tout entière en cercle aiguillonnée, l'âme bondit de douleur, tandis que, en revanche, le souvenir qu'elle a du bel enfant la fait joyeuse. Or, par l'effet du mélange de ces deux impressions, elle s'angoisse de ce qu'il y a de déconcertant dans son état, elle enrage de ne point y trouver d'issue, et, (e) en proie au délire, elle n'est capable, ni de dormir la nuit, ni, le jour, de rester à la place où elle est; elle court, impatiente, aux lieux où elle peut croire qu'elle verra celui qui possède la beauté. Mais, une fois qu'elle l'a vu et qu'elle a fait dériver vers elle le flot du désir, elle a ainsi libéré ce qui était auparavant obstrué, et, d'un autre côté, elle a cessé, reprenant haleine, d'être aiguillonnée et d'être la proie des douleurs; tout au contraire elle cueille en cet instant une jouissance, [252] la jouissance comme il n'y en a pas de plus douce! (a) C'est évidemment pour cette raison qu'elle ne se laisse pas volontiers éloigner du bel objet et qu'il n'y a personne dont elle fasse plus de cas que de celui-ci : mère, frères, camarades, au contraire, elle les oublie tous ; que, par son incurie, elle perde sa fortune, elle n'attache à cela aucune importance ; les bons usages et les belles manières dont jusqu'alors elle s'enorgueillissait, elle les a tous dédaignés, prête à être esclave, prête à dormir où on le lui permettra, au plus près de l'objet de son impatiente passion : elle ne se borne pas en effet à révérer celui qui possède la beauté, (b) elle a découvert l'unique médecin capable de guérir les peines les plus cruelles! Or, c'est à cet état, ô bel enfant à qui, ne l'oublie pas, s'adresse ce discours, que les hommes donnent le nom d'amour, Erôs; en entendant celui que, pour leur compte, lui donnent les Dieux, tu vas rire, parce que lu es jeune! Mais, en l'honneur d'Amour, il y a deux vers qui sont, sauf erreur, cités par certains Homérides, lesquels les tirent de leurs archives secrètes, et dont le second pèche, à la fois, tout à fait contre les convenances et, gravement, contre la mesure, et voici ce qu'ils chantent: Tandis que Amour ailé est assurément le nom dont l'appellent les mortels, (c) les Immortels, de leur côté, le nomment l'Emplumé en raison de son pouvoir de faire pousser des plumes... Assertion à laquelle il est loisible d'ajouter foi, loisible aussi de ne pas le faire ! Toujours est-il que la cause de l'état où sont les amants et cet état même sont bien ce que j'ai dit. « Or donc, celui d'entre les suivants de Zeus duquel Amour s'est emparé, est capable de porter avec plus de fermeté le poids du Dieu qui a nom l'Emplumé. Quant à ceux qui, servants d'Arès, ont fait avec lui la procession circulaire, quand ils ont été saisis par Amour et qu'ils s'imaginent avoir subi quelque tort de la part de celui qu'ils aiment, ils sont enclins au meurtre et prêts à se sacrifier eux-mêmes, (d) en même temps qu'ils sacrifient leurs bien-aimés! Et de même, selon chacun des Dieux dont chaque âme a été le choreute, sa vie se passe à l'honorer, à l'imiter dans la mesure où il le peut. Aussi longtemps qu'il est exempt de corruption et que son existence est celle de sa première génération en ce bas monde, c'est encore de cette manière-là qu'il se comporte dans ses relations avec ses aimés et avec le reste de ses semblables : en ce qui touche à l'amour des beaux garçons, chacun se fait un choix conforme à cette manière d'être ; et, comme si celui qu'il a choisi était le Dieu en personne, il s'en construit à lui-même une sorte d'image sainte qu'il pare d'ornements, dans l'intention de l'honorer comme s'il célébrait un mystère ; (e) ceux-là donc qui ont fait partie du choeur de Zeus cherchent, pour celui qui est aimé d'eux, une âme qui soit de Zeus ; ils examinent donc si c'est, de sa nature, un ami de la sagesse, s'il a un tempérament de chef, et, quand, l'ayant découvert, ils en sont devenus amoureux, ils font tout pour que, par la suite, il soit de cette sorte. Or, s'il arrive que, dans une pareille tâche, ils ne se soient pas engagés auparavant, alors, une fois celle-ci entreprise, aussi bien qu'ils s'instruisent là où ils pourront puiser quelque enseignement, est-ce par eux-mêmes qu'ils cherchent la piste, et, quand ils sont dessus, [253] ils n'ont aucune peine à découvrir dans leur propre conscience la nature du Dieu qui est le leur, (253a) attendu qu'ils ont nécessairement fait un constant effort pour regarder dans la direction de ce Dieu; enfin, lorsque, par le souvenir, ils l'atteignent, alors, possédés de ce Dieu, c'est de lui qu'ils tirent les pratiques habituelles de leur activité, pour autant qu'il est possible à un homme de participer du Dieu! Ces effets, comme, bien entendu, ils les attribuent à l'influence de leur bien-aimé, ils l'en chérissent davantage encore; et, si c'est à la source de Dionysos qu'ils puisent, en répandant, pareils aux Bacchantes, sur le bien-aimé ce qu'ils ont ainsi puisé, ils le rendent le plus semblable qu'il est possible à ce Dieu qui est le leur. Tous ceux, maintenant, (b) qui faisaient partie de la suite de Héra, sont en quête d'un aimé à tempérament royal et, quand ils l'ont trouvé, à son égard ils se comportent en tout de la même façon. De même les suivants d'Apollon, de même ceux de chacun des Dieux, tous, marchant dans le sens de ce Dieu, recherchent la même conformité dans le naturel de leur mignon. Puis, quand ils l'ont obtenue, tant en imitant eux-mêmes leur Dieu qu'en prêchant leurs bien-aimés et en réglant leur conduite, ils amènent ceux-ci à s'employer et à prendre des façons en accord avec ce qui en est chez le Dieu; et cela selon la capacité propre de chacun, sans qu'à l'égard de leurs bien-aimés ils aient de jalousie non plus que de basse malveillance ; (c) tout au contraire, leur but, en se conduisant ainsi, est de tâcher le plus possible de pleinement les amener à une pleine ressemblance, et avec eux-mêmes, et avec le Dieu que, éventuellement, ils honorent. Voilà donc en quoi consistent la beauté et la félicité propres à l'empressement des authentiques amoureux, à leur initiation, à celle du moins où ils parachèvent de la façon que je dis ce qui est le but de cet empressement; voilà en quoi elles consistent pour celui qui est chéri quand il aura été pris par l'amour, à condition que celui qui le chérit soit un homme qu'Amour a mis en délire. « Or, voici maintenant de quelle façon tombe aux mains de ce dernier celui qui a été pris. Conformons-nous à la division, faite au début de cette histoire, de chaque âme en trois parties, dont deux ont forme de cheval (d) et la troisième, forme de cocher; ces déterminations, à présent encore, nous devrons les garder. Des deux chevaux, donc, l'un, disons-nous, est bon, mais l'autre ne l'est pas. Or en quoi consiste le mérite de celui qui est bon, le vice de celui qui est vicieux : c'est un point sur lequel nous ne nous sommes point expliqués et dont il y a lieu de parler à présent. L'un des deux, disons-le donc, qui est en plus belle condition, qui est de proportions correctes et bien découplé, qui a l'encolure haute, un chanfrein d'une courbe légère, blanc de robe et les yeux noirs, amoureux d'une gloire dont ne se séparent pas sagesse et réserve, compagnon de l'opinion vraie, se laisse mener sans que le cocher le frappe, rien que par les encouragements de celui-ci et à la voix. L'autre, inversement, (e) qui est mal tourné, massif; charpenté on ne sait comme : l'encolure lourde, la nuque courte; un masque camard; noir de robe et les yeux clairs, pas mal injectés de sang; compagnon de la démesure et de la vantardise; une toison dans les oreilles, sourd, à peine docile au fouet et aux pointes. Or donc, quand le cocher, à la vue de l'amoureuse apparition, ayant, du fait de cette sensation, échauffé la totalité de l'âme, [254] est déjà presque tout plein de chatouillements et de piqûres sous l'action du désir, (254a) à ce moment, celui des chevaux qui est parfaitement docile au cocher, qui, alors comme toujours, est sous l'impérieuse contrainte de sa réserve, se retient spontanément de bondir sur l'aimé ; tandis que l'autre ne se laisse plus émouvoir, ni par les pointes du cocher, ni par son fouet, mais, d'un saut, il s'y porte, violemment, et, causant à son compagnon d'attelage, comme à son cocher, toutes les difficultés possibles, il les force à avancer dans la direction du mignon et à lui vanter le charme des plaisirs d'amour! Tous deux pour commencer, résistent avec force, indignés qu'on les force à des choses horribles et que condamne la loi ; (b) mais ils finissent, quand rien ne limite le mal, par se laisser mener sur cette route; ils ont cédé et consenti à faire ceà quoi on les invite! « Ainsi, les voilà contre l'objet, ils ont devant les yeux la vision, la vision fulgurante du bien-aimé ! Mais, à cette vue, le souvenir du cocher s'est porté vers la nature de la Beauté absolue; de nouveau il l'a eue devant lesyeux, fermement dressée sur son piédestal sacré, à côté de la Sagesse. Il l'a eue devant les yeux du souvenir, d'un souvenir mêlé de crainte et de vénération, qui le fait tomber à la renverse; (c) du coup, il a été forcé de tirer les rênes en arrière, avec tant de vigueur qu'il a fait s'asseoir sur leur croupe les deux chevaux ensemble : l'un parce qu'il veut bien ne pas résister, l'autre, l'emporté, quoiqu'il veuille énergiquement le contraire. Or, tandis qu'ils continuent de s'éloigner, l'un, des sueurs que provoquent en lui la honte et la stupeur, a inondé l'âme tout entière ; mais l'autre, remis de la souffrance que lui ont causée, et le mors, et sa chute, attend ci peine d'avoir repris son souffle, pour invectiver, tout en colère, à la fois le cocher et son compagnon d'attelage ; leur reprochant sans relâche d'avoir, par lâcheté, par pusillanimité, (d) déserté leur poste, trahi leur engagement. Et, tandis que, eux qui se refusent à avancer de nouveau, il les en presse, à grand 'peine accède-t-il à leur prière de renvoyer à une autre fois! Quand cependant est venue l'époque fixée entre eux, comme ils font semblant de l'avoir oubliée, il les en fait souvenir par ses violences, ses hennissements et, en les traînant, il les a, encore une fois, forcés à s'approcher du mignon pour lui parler le même langage. Dès qu'ils en ont été près, alors, penché vers lui, la queue déployée, le mors promené entre les dents, il tire sans vergogne. (e) Mais le cocher, qui plus fortement encore a éprouvé la même impression, s'étant jeté à la renverse comme pour se détacher de la corde, ramenant en arrière, et même avec une violence accrue, son mors des dents du cheval emporté, a ensanglanté sa langue impudente, ses mâchoires ; et, après avoir fait appuyer fortement à la terre ses pattes de derrière et sa croupe, il l'a livré aux douleurs ! Quand cependant, ayant plus d'une fois subi le même traitement, la bête mauvaise a renoncé à sa démesure, alors, humiliée, elle suit désormais la direction réfléchie du cocher et, quand elle voit le bel objet, elle est morte de peur! Aussi le résultat est-il alors que l'âme de l'amoureux est désormais réservée et craintive [255] tandis qu'elle suit le bien-aimé. (255a) «Mais voilà que celui-ci, se voyant, comme s'il était l'égal d'un Dieu, l'objet d'un culte pareil à leur culte, et de la part d'un homme dont l'amour n'est point une comédie, mais chez qui ce sentiment est un sentiment réel, voilà, dis je, que, lui-même aussi, il éprouve naturellement de l'amitié pour celui qui lui rend ce culte, alors, quand bien même, d'aventure et fût-ce par anticipation, ses condisciples ou d'autres personnes l'auraient détourné de celui-ci sous prétexte qu'il est vilain d'approcher qui vous aime, et que, pour cette raison, il aurait écarté celui qui l'aime, il n'en est pas moins vrai que, rien que par la marche du temps, l'âge, aussi bien que la nécessité, ont amené cet aimé (b) au point d'admettre l'amoureux dans sa familiarité : car jamais le sort n'a voulu qu'un méchant fût ami d'un méchant, pas davantage qu'un bon ne fût pas ami d'un bon! Une fois cependant qu'il a été admis, une fois acceptées ses conversations et sa familiarité, du fait de ce rapprochement les sentiments bienveillants de l'amoureux jettent l'aimé dans un trouble profond : il se rend compte que tous les autres ensemble, amis, parents, ne sont pour lui dispensateurs d'aucune amitié qui puisse se comparer à celle de l'homme possédé d'un Dieu. Quand il continue assez longtemps à agir ainsi et que leur rapprochement s'est accompagné (c) des contacts auxquels donnent lieu les gymnases et les autres lieux de réunion, dès ce moment le flux du susdit courant auquel Zeus, amoureux de Ganymède, a donné le nom de himéros, désir brûlant, ce flux, s'étant en abondance porté dans la direction de l'amant, s'enfonce en lui pour une part, tandis que l'autre part s'écoule au dehors une fois qu'il est entièrement plein, et, de la même façon qu'un souffle d'air ou bien un son rebondissent sur les surfaces lisses et solides pour revenir à leur point de départ, de même pour le courant parti de la Beauté, dans son trajet de retour au bel objet, par l'entremise des yeux. Une fois qu'il est parvenu à son âme par cette voie naturelle et qu'il l'a emplie, (d) il arrose les conduits de la plume, il y a un élan de poussée de la part de celle-ci, et voici qu'à son tour l'âme de l'aimé s'est, elle aussi, remplie d'amour! « Ainsi donc il est amoureux ; mais de quoi? il est embarrassé de le dire : ce qu'il ressent, il ne le sait même pas, il n'est pas capable non plus de l'exprimer. Mais, tout comme celui qui de quelque autre a pris une ophtalmie est hors d'état de prétexter une cause à son mal, lui, il ne se doute pas qu'en celui qui l'aime, c'est lui-même qu'il voit, comme en un miroir : en sa présence, la cessation de ses souffrances se confond avec la cessation des souffrances de l'autre; en son absence, le regret qu'il éprouve et celui qu'il inspire se confondent encore : en possession d'un contre-amour qui est une image réfléchie d'amour. (e) Cependant le nom que, de bonne foi, il lui donne, ce n'est pas amour, c'est plutôt amitié ; mais il y a chez lui, quoique moins fort que chez l'amant, un désir presque pareil de voir, de toucher, d'embrasser, de s'étendre contre ; et c'est alors ce que, selon toute vraisemblance, il ne tarde pas à faire par la suite! Or, quand ils sont ensemble pour dormir, le cheval indiscipliné de l'amoureux a beaucoup de choses à dire au cocher, [256] et il fait valoir son droit à de petites compensations pour toutes ses souffrances. (256a) Quant à celui du bien-aimé, il ne sait absolument quoi dire ; mais, tout gonflé d'un désir auquel il ne trouve pas d'objet, il entoure l'amant de ses bras, il lui témoigne par des baisers son affection, comme à l'égard de quelqu'un de très bien disposé à son égard; quand il leur arrive d'être étendus côte à côte, il est capable, pour sa part, de ne pas refuser éventuellement de céder aux voeux de celui qui l'aime, s'il en est prié par celui-ci. De son côté pourtant, le compagnon d'attelage s'unit au cocher pour opposer à cette tentation l'effort d'une réserve réfléchie. « Supposons donc, si tu veux, une victoire des meilleurs éléments de l'esprit, qui mènent alors à un régime bien ordonné de la vie et à l'amour de la sagesse : (b) alors nos gens coulent ici-bas dans la concorde des jours bienheureux, étant maîtres d'eux-mêmes et pleins de modération ; ayant réduit à l'esclavage ce par quoi était produite la méchanceté de l'âme, libéré au contraire ce qui y produisait la vertu; et, leur vie terminée, soutenus par leurs ailes, allégés de ce qui les appesantissait, ils ont été vainqueurs dans une des trois manches de ces joutes véritablement olympiques, celle en comparaison de laquelle il n'est pas rie plus grand bien que puisse attendre un homme, aussi bien d'une humaine sagesse, que d'un délire divin! Supposons maintenant que le régime de vie qu'ils ont pratiqué (c) ait été passablement grossier, désireux des honneurs plutôt que de la sagesse, sans doute pourra-t-il se faire que, dans l'ivresse ou dans toute autre occasion de s'oublier, les deux bêtes indisciplinées de leurs deux attelages, trouvant les âmes mal gardées, s'unissant pour les conduire au même but, aient cboisi le parti où la foule voit la béatitude et qu'elles en soient venues à leurs fins. Ajoutons que, une fois qu'elles en sont venues à leurs fins, le parti qui a été pris, on le prendra sans doute encore par la suite, mais rarement, vu que ce n'est pas une pratique approuvée de l'esprit tout entier! Dans ces conditions, c'est en amis sans doute, eux deux aussi, moins pourtant que les précédents, qu'ils passent leur vie l'un avec l'autre, (d) et pendant que dure leur amour et après qu'ils en sont sortis, estimant s'être mutuellement donné, avoir mutuellement reçu, tous deux, les plus fortes garanties, celles dont, sans impiété, on ne se délierait pas pour aboutir jamais à se détester; mais, leur dernier jour venu, c'est sans ailes, non pourtant sans avoir ardemment aspiré à être ailés, qu'ils sortent de leur corps ! Aussi n'est-elle pas petite, la récompense qu'ils reçoivent pour prix de leur amoureux délire : ce n'est plus en effet vers les ténèbres du souterrain voyage que s'en vont, d'après la Loi, ceux qui déjà ont commencé le voyage subcéleste; mais elle veut que, vivant des jours radieux, ils goûtent du bonheur (e) en ce voyage qu'ils font l'un avec l'autre, et que, grâce rendue à leur amour, ensemble ils prennent leurs ailes, quand pour eux sera venu le temps de les prendre! Voilà, mon bel enfant, quelle est la grandeur, quelle est la divinité des biens dont te gratifiera l'amitié qui te viendra d'un amoureux. « Quant à la familiarité qui provient de l'homme qui n'aime pas, alliage de sagesse mortelle, réglant sa dépense avec une parcimonie mortelle, génératrice dans l'âme amie d'une bassesse de sentiments que le vulgaire loue [257] comme si c'était un mérite, ce qu'elle vaudra à cette âme, (257a) c'est, pendant neuf milliers d'années, de rouler autour de la terre et sous la terre, dans la déraison ! «Voilà, ô cher Amour, la plus belle, la meilleure palinodie que nos moyens nous permettent de t'offrir, à titre aussi de réparation ; contrainte, à cause de Phèdre, de donner à l'éloquence, spécialement pour le vocabulaire, une allure poétique; me laissant espérer cependant que, pardonnant à mon premier langage, accordant à celui-ci ta faveur, bienveillant et propice, tu ne m'enlèveras pas cette science des choses d'amour de laquelle tu m'as fait présent, et que, de colère, tu ne la mutileras pas ! Donne-moi au contraire d'être, encore plus que maintenant, (b) bien vu des beaux garçons! Que si, dans le discours qui a précédé, nous avons dit quelque chose d'impertinent à ton égard, Phèdre aussi bien que moi, rends-en responsable Lysias, le père du sujet; retiens-le de prononcer de pareils discours ; tourne-le, d'autre part, vers la philosophie, comme s'est tourné vers elle son frère Polémarque, afin que son admirateur passionné, ici présent, ne soit plus, comme maintenant, indécis entre deux directions, mais que, sans réserve, il consacre sa vie à faire hommage à Amour de discours philosophiques ! » — (PHÈDRE) : Je joins ma prière à la tienne, Socrate (s'il est vrai, toutefois, que nous devions y trouver notre avantage), pour la réalisation de ce voeu. (c) Quant à ton discours, depuis longtemps je m'émerveille que tu aies à ce point réussi à le faire plus beau que le précédent. Aussi ai-je peur de trouver Lysias bien au-dessous, au cas où d'aventure il accepterait, en composant un autre discours, de se mesurer avec le tien. C'était en effet, admirable ami, le reproche que justement lui faisait tout à l'heure un de nos politiques qui l'invectivait et qui, d'un bout à l'autre de son invective, l'appelait un logographe, un fabricant de discours! En conséquence il se pourrait fort bien que, dans notre cas, il mît son point d'honneur à s'abstenir d'en écrire un! — (SOCRATE) : Risible, en vérité, jeune homme, est l'idée que tu émets. (d) Et, sur le compte de ton ami, tu te trompes radicalement si tu te figures qu'il soit quelqu'un de timide! Mais sans doute penses-tu que celui qui l'invectivait ainsi croyait sérieusement ce qu'il disait? — (PHÈDRE) : Il était évident qu'il le croyait en effet, Socrate! Et même toi, je suppose, tu sais aussi bien que moi que, dans les Etats, les hommes qui ont le pouvoir le plus étendu et qui sont les plus considérés rougissent d'écrire des discours, de laisser après eux des écrits de leur propre composition, par crainte du jugement de l'avenir, de peur d'être appelés « Sophistes ». — (SOCRATE) : Détour exquis, c'est là ce qui t'a échappé, Phèdre! (e) Ce qui t'échappe aussi, sans parler du détour, c'est que, parmi les politiques, ceux qui sont le plus fiers de leurs talents sont les plus passionnés de logograpbie et les plus désireux de laisser après eux des écrits de leur composition : eux qui, en vérité, chaque fois qu'ils écrivent quelque discours, sont tellement contents d'être approuvés qu'à l'en-tête de leur écrit ils ajoutent, en premier, le nom de ceux qui, dans chaque enceinte, peuvent être appelés à leur donner leur approbation. — (PHÈDRE) : Qu'entends-tu par là? Je ne comprends pas en effet. [258] — (SOCRATE) : Tu ne comprends pas que, (a) dans un écrit d'homme politique, c'est le nom de l'approbateur qui est inscrit le premier, tout au commencement? — (PHÈDRE) : Explique-toi... — (SOCRATE) : « Il a plu », c'est à peu près ce qu'il dit, « au Sénat », ou « Il a plu au peuple », ou bien, à tous les deux ensemble; puis vient celui qui a fait la proposition, se désignant lui-même avec solennité et se rendant hommage, à lui l'auteur du texte; après quoi, voici qu'ensuite il prend la parole, exposant au regard des approbateurs sa sagesse à lui, composant un écrit qui est parfois d'une belle longueur! (b) Dans un pareil cas, vois-tu autre chose que la consignation par écrit d'un discours? — (PHÈDRE) : Ma foi, non! — (SOCRATE) : Et maintenant, s'il arrive que ce discours demeure au programme, alors, tout joyeux, l'auteur s'éloigne du théâtre! Si, au contraire, son discours en est rayé et qu'il en vienne à être privé de participer à la logographie et du droit de composer par écrit, c'est un deuil pour lui personnellement comme pour les gens de son parti. — (PHÈDRE) : Ah! je crois bien! — (SOCRATE) : Manifestement, ce n'est pas la conduite de gens qui dédaignent la pratique en question, mais au contraire de gens qui ont conçu pour elle de l'admiration. — (PHÈDRE) : Hé! absolument. — (SOCRATE) : Mais quoi? Lorsqu'un orateur, ou bien un roi, s'est rendu capable, ayant acquis la puissance de Lycurgue, ou de Solon, ou de Darius, (c) de devenir dans un Etat un logographe immortel, ne se juge-t-il pas personnellement, tant qu'il est encore en vie, être personnellement un égal des Dieux? la postérité, au spectacle de ses écrits, ne se fait-elle pas à son sujet cette même opinion? — (PHÈDRE) : Ah! je crois bien! — (SOCRATE) : Alors, crois-tu maintenant qu'un homme de cette espèce-là, un quelconque et pour une raison quelconque mal disposé à l'égard de Lysias, trouve, dans ce fait même qu'il écrit, le motif d'un reproche à lui faire? — (PHÈDRE) : En tout cas, ce n'est pas vraisemblable, au moins d'après ce que tu dis; car le reproche, semble-t-il bien, s'appliquerait alors à sa propre passion! — (SOCRATE) : Ainsi, c'est pour tout le monde une conclusion manifeste : (d) il n'y a rien de vilain à cela, je veux dire à composer des discours par écrit. — (PHÈDRE) : Et pourquoi, en effet? — (SOCRATE) : Mais où la chose, à mon avis, commence d'être vilaine, c'est quand, au lieu de parler ou d'écrire de la belle manière, on le fait d'une vilaine et mauvaise. — (PHÈDRE) : Eh! manifestement. — (SOCRATE) : Mais quel est le trait distinctif, et de la belle manière d'écrire, et de celle qui ne l'est pas? Y a-t-il pour nous quelque obligation, Phèdre, de faire subir là-dessus un examen, tant à Lysias qu'à tout autre qui a jamais écrit ou écrira quelque chose? que ce soit un écrit d'ordre politique, ou bien d'ordre privé? que cet écrit ait recours au mètre et soit une oeuvre poétique, ou qu'il s'en passe et soit en prose? (e) — (PHÈDRE) : Tu demandes si c'est une obligation pour nous? Demande plutôt pour quoi, si je puis dire, on vivrait, si ce n'était pour de semblables jouissances! A la vérité, ces jouissances ne sont pas de celles, vois-tu, que doit précéder une souffrance, et faute de laquelle on ne les sentirait même pas; ce qui caractérise assurément toutes les jouissances, ou peu s'en faut, qui concernent le corps. C'est pourquoi, aussi, il est légitime que celles-ci aient été appelées serviles! — (SOCRATE) : Ce n'est assurément pas, à ce qu'il semble, le loisir qui nous manque! Et c'est en même temps mon opinion que les cigales, qui, comme il se doit au fort de la chaleur, au-dessus de nos têtes chantent [259] (259a) et devisent entre elles, nous observent aussi! Si donc elles nous voyaient, nous deux justement, à l'heure de midi, pareils au commun des hommes, laisser tomber en avant notre tête, au lieu de nous entretenir, et subir, par fainéantise de pensée, leur charme magique, elles se riraient à bon droit de nous, se croyant en présence d'esclaves qui sont venus dans cette retraite chercher à dormir, comme des bestiaux, leur méridienne contre la source! Si au contraire elles nous voient en train de nous entretenir et de voguer le long d'elles, comme au long de Sirènes, sans subir leur charme, (b) alors, ce privilège que les Dieux leur ont donné d'accorder aux hommes, peut-être, contentes de nous, nous l'accorderaient-elles! (PHÈDRE) : Quel est donc ce privilège qui leur a été donné? Il me semble bien en effet que jamais je ne me suis trouvé à en entendre parler! — (SOCRATE) : Voilà qui, assurément, ne convient pas à un homme ami des Muses, de n'avoir point entendu parler de telles choses! Jadis les cigales étaient, dit-on, certains hommes de l'humanité antérieure à la naissance des Muses. Puis, quand furent nées les Muses, et que l'on connut le chant, dans cette humanité d'alors il y eut, à ce qu'on raconte en effet, des individus que la jouissance éprouvée mit à ce point hors d'eux-mêmes que, se mettant à chanter, (c) ils ne songèrent plus à manger ni à boire, et qu'ils cessèrent de vivre sans s'en être eux-mêmes aperçus! C'est de ces individus, une fois morts, qu'est né le peuple des cigales, doté par les Muses de ce privilège de n'avoir, après avoir vu le jour, nul besoin de nourriture, mais tout de suite, sans manger ni boire, de se mettre cependant à chanter jusqu'au terme de la vie; puis, ce terme venu, de se rendre auprès des Muses pour leur faire connaître quelle est celle d'entre elles qui est honorée ici-bas par tel ou tel. A Terpsichore donc, faisant connaître ceux qui l'ont honorée par des choeurs de danse, elles rendent plus particulièrement chers ces gens-là; (d) à Érato, ceux qui l'ont honorée dans les choses d'amour; et de même pour les autres Muses, selon la nature de culte dont chacune est honorée : à l'aînée, Calliope, et à sa cadette, Uranie, elles font connaître ceux qui passent leur vie à philosopher et qui cultivent la musique propre aux Muses en question; elles qui, ayant, plus que toutes les autres, rapport aux choses du Ciel et aux propos qui concernent aussi bien les Dieux que les hommes, font entendre des accents d'une supérieure beauté. Multiples sont donc, tu le vois, nos raisons de parler et de ne point, à l'heure de midi, nous abandonner au sommeil! — (PHÈDRE) : C'est cela! Parlons donc. (e) — (SOCRATE) : Alors, c'est là précisément ce qu'à cette heure nous proposions à notre examen, il s'agit d'examiner dans quelles conditions c'est une belle chose de parler et d'écrire, dans lesquelles cela n'est pas. — (PHÈDRE) : Manifestement! — (SOCRATE) : Eh bien! n'est-ce pas, pour ceux qui du moins espèrent bien parler et de la belle façon, une exigence réelle, que la pensée de celui qui parle soit instruite de ce qui est la vérité quant au sujet qu'il veut traiter? — (PHÈDRE) : Sur cette question, voici, mon cher Socrate, en quel sens j'ai entendu parler : [260] il n'y a point de nécessité, (260a) pour qui veut devenir un orateur, de s'instruire de ce qui est réellement la justice, mais plutôt de ce que peut bien penser là-dessus la foule, puisque c'est justement elle qui jugera; pas davantage, de ce qui est réellement bon ou beau, mais de tout ce qui sera pris pour tel; car c'est de là que procède la persuasion, mais non point de la vérité. — (SOCRATE) : Avis qui, certes, n'est pas à rejeter; que nous devons, Phèdre, ne pas rejeter s'il est celui de doctes personnages, mais examiner au contraire s'il n'y a pas du bon en ce qu'ils disent. Et, naturellement aussi, le présent propos n'est pas à négliger! — (PHÈDRE) : Tu as raison de le dire! — (SOCRATE) : Eh bien! voici comment il nous faut procéder à cet examen... — (PHÈDRE) : Comment? (b) — (SOCRATE) : Une supposition : je veux, moi, te persuader, à toi, de repousser l'ennemi quand tu posséderas un cheval; mais, ni l'un ni l'autre, nous ne savons ce que c'est qu'un cheval; tout ce que pourtant je me trouve savoir, te concernant, c'est que, de tous les animaux domestiques, le cheval est, selon Phèdre, celui qui a les plus longues oreilles. — (PHÈDRE) : Supposition risible en vérité, Socrate! — (SOCRATE) : Eh! non, pas encore! mais qui le deviendrait lorsque je voudrais sérieusement te persuader, en composant un discours, dont l'éloge de l'âme serait le sujet sous le nom du cheval, et où je dirais qu'il n'y a pas de créature dont la possession ait plus de prix, aussi bien chez soi que dans une expédition militaire, étant, à la fois, utile pour combattre monté et très capable, en vérité, (c) pour porter des bagages, avantageuse enfin pour quantité d'autres usages. — (PHÈDRE) : Ah! ce serait cette fois le comble du risible! — (SOCRATE) : Mais n'est-il pas préférable d'avoir un homme ridicule pour ami que d'avoir pour ennemi quelqu'un de capacité formidable? (PHÈDRE) : Évidemment! — (SOCRATE) : Quand donc l'habile orateur, qui, ignorant du bien et du mal, a devant lui une Cité qui est dans la même ignorance, entreprend de persuader, non point, au sujet de l'ombre de l'âne, que c'est d'un cheval qu'il compose l'éloge, mais, au sujet du mal, que c'est le bien; quand, après avoir fait des opinions de la multitude un apprentissage suivi, il lui aura persuadé de faire le mal au lieu du bien, quelle sorte de moisson, après cela, penses-tu que doive récolter l'art oratoire, (d) pour fruit de ce qu'il a semé? — (PHÈDRE) : Un fruit qui n'est pas de bien belle qualité! — (SOCRATE) : Mais n'y avait-il pas, mon bon, plus de brutalité qu'il ne fallait dans les reproches dont nous chargions l'art de parler? Peut-être nous tiendrait-il ce langage : « Que signifient, hommes extraordinaires, vos insanités? Je ne force en effet personne à apprendre à parler, quand il ignore la vérité! Mais mon conseil, si on veut bien le suivre, est de ne me prendre en main qu'après avoir fait l'acquisition dont il s'agit. Ce qu'en tout cas j'affirme hautement, c'est que, sans moi, celui qui connaîtra les réalités ne gagnera absolument rien à cette connaissance pour se rendre habile à persuader! » (e) — (PHÈDRE) : Mais n'aura-t-il donc pas raison de tenir ce langage? — (SOCRATE) : Oui; à condition du moins que les discours qui, en sa faveur, se présenteront à la barre, témoignent qu'il est un art! J'ai en effet comme une impression que j'entends d'autres discours qui se présentent et qui, en sens contraire, témoignent qu'il ment et n'est point un art, mais une routine dépourvue d'art! « Sans attache à la vérité, dit le Laconien, il n'y a pas, il ne pourra jamais y avoir un art de parler authentique! » [261] (261a) — (PHÈDRE) : Il nous les faut, Socrate, ces discours! A toi de les amener à la barre! Soumets à ton interrogatoire ce qu'ils disent et la façon dont ils le disent! — (SOCRATE) : Comparaissez donc, nobles créatures! Persuadez à Phèdre, père de beaux enfants, que, s'il ne philosophe pas comme il convient, il ne parlera non plus comme il convient sur aucun sujet! A Phèdre maintenant de répondre. — (PHÈDRE) : Posez vos questions! — (SOCRATE) : Eh bien! est-ce que l'art de parler, dans son ensemble, ne serait pas une psychologie par le moyen de discours, qui ne se tiennent pas seulement dans les tribunaux et autres lieux publics de réunion, mais aussi dans des réunions privées? (b) indifféremment la même, pour les petits et pour les grands sujets? dont la pratique, la pratique correcte du moins, n'a rien de plus estimable quand elle est appliquée à des questions sérieuses, ou à des questions insignifiantes? Est-ce en ces termes que tu as entendu parler de cela? — (PHÈDRE) : Non, par Zeus! pas du tout en ces termes; mais c'est principalement à propos des procès, si l'on peut dire, que l'on parle ou qu'on écrit selon l'art, cependant aussi dans les délibérations de l'Assemblée du Peuple. Quant à une plus grande extension du genre, je n'en ai point entendu parler! — (SOCRATE) : Les arts oratoires de Nestor et d'Ulysse, (c) qu'ils ont, à Troie, composés dans leurs heures de loisir, sont-ils toutefois les seuls dont tu aies entendu parler? Personne ne t'a-t-il jamais parlé de ceux de Palamède? — (PHÈDRE) : Parbleu oui! on ne m'a même pas parlé de ceux de Nestor, à moins que tu ne fasses de Gorgias une sorte de Nestor? ou bien de Thrasymaque et de Théodore des espèces d'Ulysses? — (SOCRATE) : Peut-être bien! Mais laissons ces gens-là! Dis-moi : dans les tribunaux, que font les parties? Ne se livrent-elles pas incontestablement à une controverse? Quel autre nom donner à cela? — (PHÈDRE) : Celui-là même! — (SOCRATE) : Dont le sujet est le juste aussi bien que l'injuste? — (PHÈDRE) : Oui. — (SOCRATE) : Mais celui qui pratique cela avec art ne fera-t-il pas (d) que, aux yeux des mêmes personnes, la même chose apparaisse juste, ou injuste, à son gré? — (PHÈDRE) : Sans conteste! — (SOCRATE) Et encore, dans les délibérations de l'Assemblée du Peuple, que les mêmes choses, la Cité les juge tantôt bonnes, et tantôt, inversement, le contraire? — (PHÈDRE) : C'est cela même! — (SOCRATE) : Or, le Palamède d'Élée ne savons-nous pas qu'il parlait avec un art capable de faire apparaître les mêmes choses, à ceux qui l'écoutaient, semblables et dissemblables, unes et multiples, ou encore aussi bien en repos qu'en mouvement? — (PHÈDRE) : Ah! je crois bien! — (SOCRATE) : Concluons donc que ce n'est pas uniquement par rapport aux débats judiciaires, ni par rapport à ceux de l'Assemblée du Peuple, (e) qu'il y a place pour l'art de la controverse; mais que, par rapport à tout usage de la parole, ce serait grâce à un art unique, à supposer qu'il existât, que l'on sera à même de rendre n'importe quoi semblable à n'importe quoi, tout ce qui permet cette assimilation à l'égard de tout ce qui la comporte; à même aussi, quand un autre fait ces assimilations et se cache de les faire, d'amener celles-ci au grand jour. — (PHÈDRE) : A quoi, dis-moi, rime un tel langage? — (SOCRATE) : En cherchant dans le sens que voici, nous le verrons, je crois... L'illusion se produit-elle dans les choses qui diffèrent beaucoup, plutôt que dans celles qui diffèrent peu? [262] (262a) — (PHÈDRE) : Plutôt dans celles qui diffèrent peu. — (SOCRATE) : C'est au moins un fait certain que, en te déplaçant petit à petit, tu auras plus de chances que ton passage au sens opposé soit inaperçu, que si tu te déplaçais d'un grand mouvement! — (PHÈDRE) : Comment le nier? — (SOCRATE) : De sorte que celui qui veut faire illusion à un autre, mais qui ne veut pas être lui-même dupe de cette illusion, doit connaître à fond, d'une manière exacte, les similitudes et les dissimilitudes des réalités. (PHÈDRE) : Disons mieux, c'est forcé! — (SOCRATE) : Et maintenant, si on ignore la vérité de chaque chose, sera-t-on à même, dans les autres choses, de discerner, grande aussi bien que petite, la similitude de la chose qu'on ignore? (b) — (PHÈDRE) : Impossible! — (SOCRATE) : Donc, chez les gens dont les jugements ne sont pas d'accord avec la réalité et qui sont dupes d'une illusion, manifestement, c'est un mal qui s'est glissé en eux par l'action de certaines similitudes? — (PHÈDRE) : Au moins est-ce ainsi que cela arrive. — (SOCRATE) : Mais est-il possible, quand on n'a pas appris à connaître l'essence de chaque réalité, que l'on devienne habile en l'art de réaliser petit à petit en autrui un changement, utilisant les similitudes à détourner son esprit de ce qui est chaque fois réel pour le faire passer à son contraire, et que néanmoins, soi-même, on réussisse à éviter ce mal? — (PHÈDRE) : Non, jamais ! (c) — (SOCRATE) En conséquence, camarade, un art oratoire oeuvre de celui qui, ignorant de la vérité, n'aura été à la chasse que des opinions, ce sera, semble-t-il bien, un art risible et dépourvu d'art! — (PHÈDRE) : C'est possible! — (SOCRATE) : Et maintenant, veux-tu que, dans ce discours de Lysias que tu as en main et dans ceux que nous avons prononcés, nous envisagions quelque exemple de ce que nous déclarons être dépourvu d'art ou conforme à l'art? — (PHÈDRE) : En vérité, il n'y a rien que je souhaite davantage, et surtout qu'à présent nous parlons un peu à vide, faute d'exemples appropriés. — (SOCRATE) : Oui certes, c'est par une heureuse fortune, autant qu'il semble, (d) que deux discours ont été prononcés, dans lesquels il y a un exemple de la façon dont celui qui connaît la vérité peut, employant l'éloquence à un badinage, détourner l'esprit de ses auditeurs : en ce qui me concerne, Phèdre, j'en rends responsables les Divinités locales! Peut-être bien aussi seraient-ce les interprètes des Muses, ces chanteuses au-dessus de notre tête, qui nous ont insufflé ce privilège! Pour ma part, en effet, je ne crois posséder aucun art de parole... — (PHÈDRE) : Mettons qu'il en soit comme tu dis, pourvu que tu fasses voir ce que tu annonces ! — (SOCRATE) : Allons-y donc! lis-moi le début du discours de Lysias. (e) — (PHÈDRE) : « De mes desseins tu es informé, et ce que je tiens pour être notre intérêt quand ils auront été réalisés, tu l'as entendu; d'autre part, j'estime que ce n'est pas une raison, parce que je ne suis pas amoureux de toi, pour que justement je ne doive pas avoir de succès dans ce que je te demande. La preuve en est que, au contraire de ces gens-là, qui regrettent... » — (SOCRATE) : Arrête! Ce qu'il faut dire maintenant, c'est en quoi Lysias manque son affaire et sa composition, dépourvue d'art. (263a) N'est-ce pas cela, en effet? [263] — (PHÈDRE) Oui. — (SOCRATE) : Or, n'est-ce pas au moins une vérité manifeste pour tout le monde que, sur quelques points dans ce genre de questions, il y a accord entre nous, tandis que, sur quelques autres, il y a discord? — (PHÈDRE) Il me semble que je comprends ce que tu veux dire, mais explique-toi plus clairement encore. — (SOCRATE) : Quand on prononce les mots fer ou argent, n'avons-nous pas tous la même idée? — (PHÈDRE) : Ah! je crois bien! — (SOCRATE) Et dans le cas des mots juste ou injuste? Ne nous portons-nous pas alors, l'un l'autre, dans des directions différentes? ne donnent-ils pas lieu à contestation entre nous, aussi bien que de nous-mêmes avec nous-mêmes? — (PHÈDRE) : Eh! absolument! (b) — (SOCRATE) : Par conséquent, il y a des cas où nos voix sont concertantes, et des cas où elles ne le sont pas. — (PHÈDRE) : C'est cela même. — (SOCRATE) : Et maintenant, duquel de ces deux côtés avons-nous le plus de chances d'être dupes de l'illusion, et dans lequel des deux cas l'art oratoire a-t-il le plus de pouvoir? — (PHÈDRE) : Manifestement, dans les cas où la pensée est hésitante. — (SOCRATE) : C'est donc que l'homme qui veut se consacrer à l'art oratoire doit avoir commencé par distinguer méthodiquement ces cas et par saisir quelle est la caractéristique de chacune des deux espèces, celle dans laquelle la pensée du plus grand nombre est forcément hésitante et celle dans laquelle elle ne l'est pas. (c) — (PHÈDRE) : Au moins serait-elle une belle chose, Socrate, l'espèce à laquelle aurait pensé celui qui aurait mis la main sur ce procédé! — (SOCRATE) Et ensuite, il doit bien, je pense, quel que soit l'objet auquel il s'applique, ne pas ignorer sans s'en apercevoir, mais avoir de cela, au contraire, une conscience aiguë, auquel des deux genres appartient la question sur laquelle il pourra avoir à parler. — (PHÈDRE) : Sans conteste! — (SOCRATE) : Mais quoi! l'amour, faut-il que nous le déclarions être du nombre des choses sujettes à contestation, ou du nombre de celles qui ne le sont pas? — (PHÈDRE) : Du nombre de celles qui sont sujettes à contestation, sans aucun doute! Sans cela, penses-tu qu'il eût été possible pour toi d'en parler comme tu viens d'en parler, à la fois comme dommageable à celui qui est aimé comme à celui qui aime, et, inversement, comme pouvant être le plus grand des biens? (d) — (SOCRATE) : On ne peut mieux dire! Mais réponds-moi encore sur ce point, car l'état de possession dans lequel je me trouvais m'empêche de me le rappeler : ai-je défini l'amour quand j'ai commencé mon discours? — (PHÈDRE) : Oui, par Zeus! et même avec toute la précision imaginable» ! — (SOCRATE) : Peste! voilà donc que, d'après toi, les Nymphes, filles d'Achéloos, et Pan, fils d'Hermès, l'emportent, dans l'art de parler, sur Lysias, fils de Céphale! Ou bien je parle pour ne rien dire, ou bien, au contraire, Lysias, en commençant son discours sur l'amour, ne nous a-t-il pas imposé (e) sur l'individualité de l'être qu'est Amour l'idée que, personnellement, il s'en faisait? et est-ce après avoir tout arrangé dorénavant par rapport à cette idée, qu'il a mené à bonne fin la suite de ce discours? Veux-tu qu'une fois de plus nous en lisions le commencement? — (PHÈDRE) : Oui, si tu le juges bon... Ce n'est pas à cet endroit, pourtant, que se trouve ce dont tu es en quête! — (SOCRATE) : Parle, que j'entende les propres paroles de notre homme! — (PHÈDRE) : « De mes desseins tu es informé, et ce que je tiens pour être notre intérêt quand ils auront été réalisés, tu l'as entendu; [264] d'autre part, j'estime que ce n'est pas une raison, (a) parce que je ne suis pas amoureux de toi, pour que justement je ne doive pas avoir de succès dans ce que je te demande. La preuve en est que, au contraire de ces gens-là, qui regrettent leurs éventuels bienfaits alors qu'a pris fin leur désir... » — (SOCRATE) : Ce n'est pas douteux, il a bien l'air de ne pas faire ce dont nous sommes en quête, l'écrivain qui, sans même partir du commencement, mais plutôt de la fin, entreprend la traversée du sujet dont il discourt, en nageant sur le dos à reculons! qui commence par ce que l'amant, qui a cessé d'aimer, dirait dès lors à son bien-aimé! Ai-je parlé pour ne rien dire, Phèdre, tête chérie? (b) — (PHÈDRE) : C'est bien vrai, assurément, que ce sur quoi, Socrate, il édifie son discours est une fin! — (SOCRATE) : Et le reste? Ne semble-t-il pas avoir jeté pêle-mêle les éléments du discours? Ou bien apparaissait-il qu'il y eût quelque nécessité, obligeant à mettre à la deuxième place ce qu'il a dit le deuxième, plutôt que n'importe quelle autre des propositions énoncées? Mon avis est en effet (avis de quelqu'un qui ne sait pas!) que tout ce qui lui venait, l'écrivain, non sans intrépidité, l'a exprimé... Tiens-tu, de ton côté, quelque nécessité logographique, en vertu de laquelle l'auteur en question a, de la sorte, mis ces choses bout à bout, les unes à côté des autres? — (PHÈDRE) : Tu es bien bon (c) de me croire capable de discerner aussi rigoureusement les motifs d'un pareil homme! — (SOCRATE) : Cependant, voici du moins quelque chose que tu assurerais, je crois : c'est que tout discours doit être organisé à la façon d'un être vivant; avoir lui-même un corps à lui, de façon à n'être ni sans tête ni sans pieds; mais à avoir un milieu aussi bien que des extrémités, tout cela ayant, dans l'écrit, convenance mutuelle et convenance avec l'ensemble. — (PHÈDRE) : Comment en effet le nier? — (SOCRATE) : Eh bien! examine maintenant si le discours de ton ami répond à cette exigence ou bien s'il n'en est pas ainsi. Dans ce dernier cas, tu n'y verras nulle différence avec l'inscription gravée, dit-on, sur la tombe de Midas le Phrygien. (d) — (PHÈDRE) : Quelle est cette inscription et quelle particularité présente-t-elle? — (SOCRATE) : Voici ce qu'elle dit : Je suis vierge de bronze, au tombeau de Midas posée ; tant que coulera l'eau, seront verts les grands arbres, restant en ce lieu même, tertre inondé de larmes, aux passants j'apprendrai qu'ici est enterré Midas. (e) Or il est tout à fait indifférent (sans doute n'es-tu pas, je pense, sans t'en rendre compte) qu'on en dise tel ou tel vers, le premier ou bien le dernier. — (PHÈDRE) : Tu te moques, Socrate, de notre discours ! — (SOCRATE) : Alors, pour ne pas te contrister, laissons-le donc en paix! Et pourtant il contenait, à mon avis, nombre d'exemples qu'il y aurait profit à envisager, en tâchant de ne pas beaucoup les imiter! Mais passons aux deux autres discours. En eux il y avait, en effet, si je ne me trompe, quelque chose qu'il convient de considérer quand on veut (a) examiner la question de l'art oratoire. [265] — (PHÈDRE) : Qu'entends-tu donc par là? — (SOCRATE) : Que ces deux discours se contredisaient en quelque sorte, puisqu'ils disaient, l'un, que l'on doit céder aux voeux de celui qui aime, l'autre, aux voeux de celui qui n'aime pas. — (PHÈDRE) : Et ils le disaient avec grande énergie! — (SOCRATE) : Je pensais que tu allais dire le mot vrai : avec délire! En tout cas, c'est précisément celui que je cherchais, car nous avons dit, n'est-ce pas? que l'amour est un délire. — (PHÈDRE) : Oui. — (SOCRATE) : Mais, à la vérité, il y a deux espèces de délire, l'une, qui est le résultat d'humaines maladies, l'autre, celui d'une rupture, d'essence divine, avec la coutume et ses règles. (b) (PHÈDRE) : Hé! absolument! — (SOCRATE) : Or, le délire divin, nous l'avons divisé en quatre sections, qui dépendent de quatre Divinités, attribuant l'inspiration divinatoire à Apollon, l'inspiration mystique à Dionysos, l'inspiration poétique, de son côté, aux Muses, la quatrième enfin à Aphrodite et à Amour; déclarant aussi que le délire d'amour est, de tous, le plus beau. Puis (comment est-ce arrivé? je ne sais!), en faisant de l'émotion amoureuse une peinture, où sans doute nous atteignions quelque vérité tandis que, d'autre part, nous avions chance aussi de peut-être nous égarer dans une autre direction, (c) ayant de la sorte combiné en paroles un mélange qui n'était pas totalement dénué de vertu persuasive, nous avons, en manière de badinage, composé avec autant de convenance que de piété une sorte d'hymne mythique en l'honneur d'Amour, ton maître, Phèdre, comme le mien, à la garde de qui sont confiés les beaux garçons! — (PHÈDRE) : C'est sans déplaisir, ma foi! que, pour ma part, j'en ai été l'auditeur! — (SOCRATE) : Eh bien! que cet hymne nous serve donc justement à comprendre comment le discours fut à même de passer du blâme à l'éloge. — (PHÈDRE) : Comment donc, enfin, l'entends-tu? — (SOCRATE) : Un point évident à mes yeux, c'est que, pour tout le reste, on n'a fait réellement que jouer un jeu, mais que, d'autre part, dans certaines de ces choses que nous a fait dire une heureuse fortune, (d) il y a deux procédés, dont l'étude ne serait pas sans profit pour qui serait capable d'en utiliser la nature avec art... — (PHÈDRE) : Et quels sont-ils? — (SOCRATE) : L'un est, prenant une vue d'ensemble de ce qui est disséminé en une foule d'endroits, de le mener à une essence unique, afin de manifester, par une définition de chacun, l'objet sur lequel, en chaque cas, on voudra donner enseignement. C'est ce que nous fîmes tout à l'heure pour l'amour; et, que notre définition de sa nature fût bien ou mal énoncée, tout au moins la clarté et l'accord avec soi-même ont-ils été, par ce moyen, rendus possibles pour celui qui fait le discours. — (PHÈDRE) : Et l'autre procédé dont tu parles, quel est-il, Socrate? (e) — (SOCRATE) : C'est, au rebours, d'être capable de fendre l'essence unique en deux selon les espèces, en suivant les articulations naturelles et en tâchant de ne rompre aucune partie, comme ferait un cuisinier maladroit; bien plutôt, de même que, tout à l'heure, deux discours comprenaient en commun dans l'unité d'une essence tout ce qui est désordre de la pensée, [266] (266a) de même qu'un unique corps est la souche naturelle d'où partent des membres doubles et de nom identique, mais qu'on appelle gauches et droits; de même aussi, après que les deux discours eurent considéré l'égarement de l'esprit comme étant dans notre nature une essence unique, l'un des deux, coupant du côté gauche une portion, puis coupant de nouveau celle-ci, ne s'est pas relâché avant d'avoir à la fin découvert de ce côté une sorte d'amour, que, sous le nom de gauche, il a flétri et tout à fait à bon droit; l'autre, de son côté, nous ayant menés vers le côté droit du délire et ayant découvert un amour dont le nom est identique à celui du premier, mais dont la nature est divine, (b) il nous l'a présenté et il en a fait l'éloge comme de ce qui est pour nous la cause des biens les plus grands. — (PHÈDRE) : C'est tout ce qu'il y a de plus vrai! — (SOCRATE) : De ces divisions et de ces rassemblements, Phèdre, je suis, pour mon propre compte, grand amoureux, dans l'intention de me rendre ainsi capable de parler aussi bien que de penser! Et si, chez quelqu'un d'autre, je crois trouver la capacité de porter son regard vers une unité, et qui soit l'unité naturelle dominant une multiplicité, cet homme-là, je me mets à sa poursuite, marchant derrie're lui, sur ses traces, comme sur celles d'un Dieu! Non moins certainement, les hommes qui sont capables d'agir ainsi (est-ce ou non à bon droit que je leur donne ce titre, Dieu le sait!), (c) jusqu'à présent au moins, je les nomme « dialecticiens ». Pour l'instant, dis-moi comment il faut appeler ceux dont l'instruction s'est faite près de Lysias et de toi. Cette éminente instruction est-elle constituée par cet art oratoire, dont la pratique a permis à Thrasymaque, aussi bien qu'aux autres, de se rendre eux-mêmes habiles à parler, comme de rendre pareillement habiles ceux qui voudront bien, ainsi qu'à des rois, leur apporter des présents? — (PHÈDRE) : Des personnages royaux? Non pas au moins, bien sûr, des personnages informés de ce sur quoi portent tes questions! Au surplus, je suis, quant à moi, d'avis qu'en nommant « dialectique » le genre d'étude dont tu as parlé, tu lui as donné son vrai nom. Mais le genre « rhétorique », je crois qu'il nous échappe encore. (d) — (SOCRATE) : Que dis-tu là? Y aurait-il donc, par hasard, quelque belle connaissance qui, sans contact avec l'autre, s'acquiert néanmoins d'une façon méthodique? Il est absolument indispensable que nous ne la dédaignions pas, mais que nous disions au contraire en quoi aussi consiste cette « rhétorique », dont il nous reste à parler. — (PHÈDRE) : En une masse énorme de choses, je pense; à n'envisager même que celles dont parlent les livres écrits sur l'art oratoire! — (SOCRATE) : Comme tu as bien fait de me les rappeler! Il y a d'abord, si je ne me trompe, le "préambule", ce qui doit en effet se prononcer au début du discours. Voilà bien, n'est-il pas vrai, ce que tu dis être les finesses de l'art? — (PHÈDRE) : Oui. (e) — (SOCRATE) : Et puis, en second lieu, vient une « exposition », avec des « témoignages à l'appui »; en troisième lieu, les « preuves »; en quatrième lieu, les « présomptions ». Il y a aussi, je crois, la « confirmation » et la « confirmation de la confirmation », au dire du moins de cet homme de Byzance qui est un prestigieux artiste de la parole. — (PHÈDRE) : C'est de l'admirable Théodore que tu veux parler? [267] — (SOCRATE) : Bien sûr! Il parle en outre de la « réfutation » (267a) et de la « réfutation de la réfutation », et dit comment il faut y procéder dans l'accusation ou dans la défense. Et le très distingué Evènos, de Paros, ne l'amenons-nous pas sur la scène? lui qui a, le premier, découvert l' « insinuation» et l' « éloge détourné »? lui qui encore a, dit-on, mis en vers mnémoniques les « blâmes détournés »? Habile homme, en effet! Et Tisias et Gorgias, les laisserons-nous dormir? eux qui ont vu que les vraisemblances méritent plus de considération que la vérité? eux qui, par la force de leur parole, font apparaître grandes les choses qui sont, au contraire, petites, et petites, celles qui sont grandes? (b) qui ont trouvé à dire des nouveautés d'une antique façon, et, d'une façon neuve, d'antiques choses? qui, sur tout sujet, ont trouvé aussi bien la concision que l'amplification sans limite? Un jour, pourtant, en m'entendant lui parler de tout cela, Prodicos se mit à rire : « Moi seul, dit-il, ai découvert quels discours exige l'Art : il n'en exige ni de longs, ni de courts, mais qui soient d'une juste mesure! » — (PHÈDRE) : Oui, Prodicos, ta parole est d'or! — (SOCRATE) : Et Hippias, nous n'en parlons pas? Notre homme, je crois bien, verrait aussi venir à lui le suffrage de l'étranger d'Élis! — (PHÈDRE) : Et pourquoi pas? — (SOCRATE) : Quant à Pôlos, comment encore nous sera-t-il possible de donner une idée de son « Musée du style »? (c) ainsi, de ses « style redoublé », « style sentencieux », « style imagé »? de son « Musée des termes licymniens », un présent à lui fait pour la composition de sa « Beauté de l'expression »? — (PHÈDRE) : Mais, Socrate, n'y avait-il pas cependant chez Protagoras des choses de ce genre? — (SOCRATE) : Oui, mon enfant, une « Propriété de l'expression », sans parler de quantité d'autres belles choses! A la vérité, pour ce qui est des discours à lamentations, où l'on s'étend sur la vieillesse et la pauvreté, il m'apparaît que celui dont l'art a eu le dessus en ce genre, c'est le puissant seigneur de Chalcédoine! lui qui, d'un autre côté, s'est révélé habile, comme il le dit lui-même, (d) en même temps à mettre une foule en fureur et, en retour, à apaiser cette fureur au moyen de ses enchantements! d'une égale et incomparable maîtrise pour saisir un motif quelconque à susciter la calomnie, aussi bien qu'à la dissiper!... Quant à la terminaison des discours, maintenant, la conception en a bien l'air d'être commune à tous, les uns, il est vrai, l'appelant « retour en arrière », les autres lui donnant un autre nom. — (PHÈDRE) : Est-ce la « récapitulation » que tu veux dire, consistant à rappeler, en finissant, aux auditeurs chacun des points de la question sur laquelle portait le discours? — (SOCRATE) : C'est là tout ce que je voulais dire. Mais il se peut que tu aies, toi, autre chose à exposer concernant l'art oratoire... — (PHÈDRE) : De petites choses, à la vérité, et qui ne valent pas qu'on les dise! [268] — (SOCRATE) : Alors, les petites choses au moins, laissons-les! (268a) Ce sont les précédentes qu'il nous faut plutôt regarder bien au jour pour voir quelle en est, et dans quels cas, la vertu, j'entends la vertu qui est celle que possède l'art! — (PHÈDRE) : Une vertu tout à fait puissante, Socrate, au moins assurément dans les assemblées nombreuses. — (SOCRATE) : C'est bien vrai! Vois cependant par toi-même, homme divin, si par hasard le tissu, à toi, ne t'en apparaît pas, comme à moi, bien lâche. — (PHÈDRE) : Ce tissu, tu n'as qu'à me le faire voir! — (SOCRATE) : Sur ce, dis-moi, suppose qu'on vienne trouver ton ami Éryximaque ou son père, Acoumène, et qu'on leur tienne ce langage : « Moi, je possède une science qui est d'administrer au corps un traitement (b) aussi propre, à mon gré, à l'échauffer qu'à le refroidir; aussi propre, selon ma fantaisie, à le faire vomir qu'à le faire au contraire aller du bas; sans parler d'une quantité innombrable d'effets analogues. Possédant ladite connaissance, je m'estime capable d'exercer la médecine et d'en rendre un autre capable, quand je lui aurai communiqué la connaissance de ces procédés! » Que diraient-ils, selon toi, en entendant ce langage? — (PHÈDRE) : Eh! rien d'autre que de lui demander s'il possède en outre la connaissance, et des gens qu'il faut traiter ainsi, et quand il faut pratiquer chacun de ces traitements, et dans quelle mesure à ne point dépasser. — (SOCRATE) : Mais suppose qu'il leur réponde : « Je ne possède en aucune façon cette connaissance; j'estime cependant (c) que celui qui, auprès de moi, a acquis le savoir dont j'ai parlé est capable de faire ce que tu demandes.» — (PHÈDRE) : Ils diraient, je pense, que cet homme est fou, si, parce qu'il a, soit appris d'un livre quelques médicaments venant on ne sait d'où, soit rencontré ceux-ci par hasard, il s'imagine être médecin, lui qui n'entend rien à cet art! — (SOCRATE) : Mais quoi? suppose à présent qu'on vienne trouver Sophocle et Euripide, et qu'on leur tienne ce langage : « Je possède une science qui est, sur un mince sujet, de composer des tirades qui n'en finissent plus, aussi bien que de toutes petites sur un grand sujet; d'en composer, quand cela me plaît, qui excitent la compassion ou d'autres qui, au contraire, provoquent la peur (d) et sont des menaces... » Et tout ce que peut dire de ce genre un homme convaincu que, en enseignant cela, il communique à autrui la confection d'une tragédie. — (PHÈDRE) : Ceux-ci à leur tour, Socrate, riraient qu'on pût s'imaginer une tragédie autrement que comme une oeuvre qui s'est organisée avec ces éléments-là, mais de telle sorte qu'il y ait entre eux convenance mutuelle et convenance avec l'ensemble! — (SOCRATE) : Cependant ils ne l'insulteraient pas, je pense, avec brutalité; mais leur attitude serait, plutôt, celle d'un musicien ayant rencontré quelqu'un qui croit être compétent en harmonie, pour la bonne raison qu'il se trouve à connaître comment on peut tirer d'une corde le son le plus aigu ou le son le plus grave; (e) au lieu de lui dire avec violence : « Tu divagues, misérable! », au contraire, en sa qualité de musicien, il lui parlerait plus poliment : « Il est nécessaire, c'est vrai, excellent homme, de connaître aussi cette chose que tu sais, quand on veut être compétent en harmonie; rien n'empêche cependant que, avec la capacité que tu possèdes, on s'entende aussi peu que possible à l'harmonie! Tu possèdes des notions qui sont préalables et nécessaires à l'harmonie, mais qui ne sont pas la connaissance de l'harmonie.»—(PHÈDRE) : Oui, c'est très juste! [269] (a)—(SOCRATE) : Et de même Sophocle, à celui qui, devant Euripide et devant lui, fait valoir ses talents : « Notions préalables à l'art tragique, lui dirait-il, mais non connaissance de cet art! » Et Acoumène, de son côté : « Notions préalables à la médecine, mais non connaissance de la médecine! » — (PHÈDRE) : Hé oui! parfaitement! — (SOCRATE) : Et encore, nous imaginons-nous Adraste au langage de miel ou bien aussi Périclès, si on leur parlait de ces magnifiques artifices que nous analysions tout à l'heure, de ces styles concis, de ces styles imagés, et de toutes les autres choses dont nous avons dit, après les avoir passées en revue, qu'il fallait les examiner bien au jour, (b) les imaginons-nous adressant avec mauvaise humeur, par l'effet d'une brutalité semblable à la mienne ou à la tienne, quelque parole incivile à ces gens qui, par écrit ou oralement, enseignent ces choses-là sous le nom d'art de la parole? Ne les imaginons-nous pas plutôt, en leur qualité de gens qui sont plus savants que nous ne sommes, nous grondant tous deux, avec ces paroles : « Il ne faut pas, Phèdre et Socrate, avoir de la mauvaise humeur, mais de l'indulgence, à l'égard de gens que leur ignorance de la méthode dialectique a rendus incapables de déterminer en quoi consiste l'art de la parole. En raison de cette ignorance ils ont cru, parce qu'ils possédaient les notions préalables et nécessaires à cet art, avoir découvert un art de la rhétorique! (c) Et, justement parce qu'en fait ils enseignent ces choses à autrui, ils estiment que c'est en perfection un art de parler qu'ils leur ont enseigné. Quant à dire chacune de ces choses de façon plausible et à en organiser l'ensemble, ceci n'étant pas du tout leur affaire, c'est à leurs élèves, dans leurs discours, de trouver cela tout seuls, en le tirant de leur propre fonds ! » — (PHÈDRE) : Assurément, Socrate, la nature de l'art qu'enseignent ces gens-là, oralement comme par écrit, risque bien d'être quelque chose de ce genre, et, à mon avis, ce que tu as dit est vrai. Mais alors, l'art de celui qui est, réellement, aussi habile à parler qu'est plausible son discours, cet art, comment et à quelle source serait-on capable de l'acquérir? (d) — (SOCRATE) : La capacité grâce à laquelle, Phèdre, on peut devenir dans la discussion un parfait orateur, c'est vraisemblablement, peut-être même nécessairement, ne diffère pas de ce qu'elle est ailleurs : s'il t'appartient par nature d'avoir le don oratoire, tu seras un orateur dont on fera grand cas, à condition qu'au don naturel tu joignes le savoir et la pratique; l'absence de l'une quelconque de ces conditions fera au contraire de toi un orateur imparfait. D'un autre côté, pour ce qui là-dedans est du domaine technique, ce n'est pas, à mon avis, sur le chemin que prennent Lysias et Thrasymaque, que se manifeste la méthode pour y parvenir. — (PHÈDRE) : Mais alors, sur quel chemin? (e) — (SOCRATE) : Il y a des chances sérieuses, excellent ami, que Périclès soit, entre tous, parvenu au plus haut degré du talent oratoire... — (PHÈDRE) : Pourquoi donc? [270] — (SOCRATE) : Tous ceux des arts qui ont du prix réclament un complément de bavardage (270a) et de rêverie spéculative concernant la Nature, car c'est bien de là que s'introduisent en eux la sublimité de pensée qui les caractérise et la perfection de leurs oeuvres à tous égards. C'est même de ce complément que Périclès a joint la possession à ses qualités naturelles. La raison en est, je crois, que, étant tombé sur Anaxagore, lequel était un homme de l'espèce en question, il se gorgea de rêveries spéculatives et en vint à considérer, sujet duquel Anaxagore avait abondamment parlé, la nature de l'intelligence, comme de l'absence d'intelligence; d'où il tira, en vue de l'art de la parole, ce qui s'y appliquait. — (PHÈDRE) : Que veux-tu dire par là? (b) — (SOCRATE) : Que sans doute le cas de l'art médical est exactement le même que celui de l'art oratoire. — (PHÈDRE) : Mais encore? — (SOCRATE) : Dans tous les deux, on a une nature à analyser : le corps dans le premier, et l'âme dans le second; sans quoi, c'est sur la routine et sur l'expérience seules, mais non pas sur l'art, qu'on devra se fonder, en appliquant à l'un remèdes et régime, pour produire en lui bonne santé et vigueur, pour conférer à l'autre, en lui appliquant propos et pratiques en accord avec la règle, telle conviction qu'on voudra, je veux dire telle excellence. — (PHÈDRE) : Il y a apparence au moins, Socrate, qu'il devra en être ainsi. (c) — (SOCRATE) : Or, la nature de l'âme, crois-tu possible d'en avoir une conception méritant qu'on en parle, si c'est indépendamment de la nature du tout? — (PHÈDRE) : Eh! s'il faut avoir quelque confiance en Hippocrate, lui qui est un Asclépiade, il n'est même pas possible de se passer de cette méthode quand c'est du corps que l'on s'occupe! — (SOCRATE) : Il a en effet, camarade, parfaitement raison de le dire. Il faut cependant, en plus d'Hippocrate, consulter la raison et examiner si la voix de celle-ci est à l'unisson. — (PHÈDRE) : D'accord! — (SOCRATE) : Eh bien! examine alors ce que peuvent bien dire, concernant la nature, Hippocrate aussi bien que le raisonnement vrai. (d) N'est-ce pas de la façon que voici qu'on doit se faire une représentation, relative à quelque nature que ce soit? En premier lieu, est-il simple, ou bien complexe, l'objet relativement auquel nous souhaiterons être nous-mêmes des techniciens, capables aussi de rendre autrui pareil à nous? En second lieu, dans le cas où l'objet est simple, ne doit-on pas examiner quelle en est la propriété : quelle propriété il possède naturellement, et par rapport à quoi, dans le sens de l'agir; quelle, dans le sens du pâtir, et de la part de quoi? Si au contraire l'objet possède une pluralité de formes, ne doit-on pas, après avoir fait le dénombrement de celles-ci, considérer, à l'égard de chacune d'elles, précisément ce qu'on a considéré à l'égard de la forme ionique : sur quoi, et par laquelle de ces diverses formes, l'objet est-il fait pour agir? sous l'action de quoi est-il fait pour pâtir, et dans laquelle de ces formes? — (PHÈDRE) : Cela se peut, Socrate... — (SOCRATE) : En tout cas, faute de cet examen, la méthode aurait l'air (e) d'une démarche d'aveugle. Ce n'est pas toutefois à un aveugle, non plus qu'à un sourd, qu'on devra, à coup sûr, comparer l'homme qui se met, avec méthode et techniquement, en quête de n'importe quoi! Bien au contraire, manifestement, on devra, pour doter autrui techniquement d'un art de parler, montrer avec exactitude quelle est, dans sa réalité essentielle, la nature de l'objet auquel cet autre appliquera son discours. Or cet objet sera, je pense, une âme. — (PHÈDRE) : Sans conteste! [271] (a) —(SOCRATE) : Aussi bien est-ce vers cet objet qu'est, tout entier, tendu son effort, car la persuasion, c'est en lui qu'il s'efforce de la produire, n'est-ce pas? — (PHÈDRE): Oui. — (SOCRATE) : Par conséquent, il est clair que Thrasymaque, aussi bien que tout autre qui voudra sérieusement doter autrui de l'art de parler, devra premièrement, peindre l'âme avec une entière exactitude, devra faire voir si c'est sa nature d'être une chose une et sans diversité, ou bien si, comme on le voit pour le corps, elle comporte une pluralité de formes. Car voilà ce que nous appelons mettre en évidence une nature. — (PHÈDRE) : Hé! oui, parfaitement! — (SOCRATE) : Deuxièmement, il devra faire voir alors par laquelle de ces formes elle est faite pour produire un effet, et lequel? ou bien de pâtir, et sous l'action de quoi? — (PHÈDRE) : Incontestablement! (b) — (SOCRATE) : Troisièmement, enfin, après avoir fait une classification des espèces de discours aussi bien que des espèces d'âmes et de leurs caractéristiques respectives, il fera une revue des actions causales, adaptant chaque espèce de discours à chaque espèce d'âme et enseignant en vertu de quelle cause une âme qui est de telle sorte est forcément persuadée par des discours qui sont de telle sorte, tandis qu'une autre ne se laisse pas persuader. — (PHÈDRE) : En tout cas, s'il en était ainsi, le résultat serait, semble-t-il bien, tout ce qu'il y a de plus beau! — (SOCRATE) : Dis plutôt, mon cher, que sans cela, jamais, bien certainement, on ne prononcera ou n'écrira techniquement un exposé ou un discours, ni dans un autre domaine, ni dans celui-ci. (c) Mais les gens qui écrivent de nos jours des traités de l'art oratoire, et que tu as entendu parler, sont des malins qui, possédant sur l'âme humaine des connaissances magnifiques, les tiennent secrètes! Aussi, jusqu'à ce qu'ils parlent, jusqu'à ce qu'ils écrivent de la façon que je vais dire, ne nous laissons pas persuader que les traités écrits par eux aient une valeur technique. — (PHÈDRE) : Quelle est cette façon de procéder. — (SOCRATE) : Dire les phrases mêmes n'est pas bien aisé! Mais s'il s'agit de dire comment on doit écrire pour que ce soit, dans la plus large mesure possible, de façon technique, cela, j'accepte de l'expliquer. — (PHÈDRE) : Allons! explique. — (SOCRATE) : Puisque la parole a précisément pour fonction de mener les âmes, d'être une psychagogie, (d) celui qui veut être un jour habile à parler doit nécessairement savoir combien d'espèces comporte l'âme : il y en a tant et tant, dira-t-il donc, et de telle et telle sorte, ce qui rend ceux-ci de telle sorte, ceux-là d'une autre sorte. Puis, une fois ces distinctions ainsi faites, il passera aux discours : il y en a, dira-t-il, tant et tant d'espèces, et chacune est de telle sorte. Cela étant, les hommes qui sont de telle sorte, sous l'action de discours qui sont de telle sorte, se laissent, pour la raison que voici, facilement persuader de se conduire de telle façon; tandis que ceux qui sont de telle sorte, pour les raisons que voici, se laissent difficilement persuader. Après quoi, et quand on a suffisamment réfléchi là-dessus, alors, ayant considéré tout cela dans les actions (e) qui en sont la réalisation par l'activité, il faut être capable de l'atteindre par une vive intuition. Autrement, on n'aura, en savoir, fait encore aucun progrès sur ce qu'on apprenait, en écoutant parler les maîtres, du temps qu'on fréquentait chez eux. Mais, lorsqu'on est en état d'expliquer comme il faut de quelle sorte est un homme pour qu'il soit convaincu par un langage de telle sorte; lorsqu'on est capable, lui présent, en l'observant bien distinctement, de se démontrer ceci à soi-même : [272] « C'est lui, l'homme; (272a) ce naturel en face duquel, à cette heure, je suis effectivement, c'est le naturel dont il était jadis question, et c'est à lui que je dois appliquer de la façon que voici le langage que voici en vue de lui persuader les choses que voici... »; lorsqu'on a déjà réalisé en soi toutes ces conditions; lorsqu'on s'est en outre rendu compte des occasions, tantôt de parler, ou bien de s'en abstenir, et que, en ce qui concerne maintenant « style concis », style apitoyant », «ardente indignation », avec toutes les espèces de chacune de ces figures de discours qu'on aura pu apprendre, on en aura discerné l'opportunité ou l'inopportunité, à ce moment l'art atteint avec beauté, avec perfection, l'achèvement de son oeuvre; (b) auparavant, non. Au contraire, quelle que soit, parmi ces conditions, celle qui fait défaut quand on parle, quand on enseigne, quand on écrit, on aura beau prétendre le faire techniquement, la partie est surtout belle pour qui se refuse à y croire! « Enfin quoi? dira peut-être l'auteur à qui nous avons affaire, est-ce de cette façon, à votre avis, Phèdre et toi Socrate, ou bien de quelque autre, que l'on doit approuver qu'il soit parlé de l'art oratoire? » — (PHÈDRE) : Impossible sans doute, Socrate, que ce soit d'une autre façon. Et pourtant, en parler selon celle-ci n'apparaît pas comme une mince besogne! — (SOCRATE) : Tu dis vrai : pour ce motif précisément, il faut, tournant et retournant toutes les conceptions, examiner (c) si, de quelque côté, on n'aperçoit pas une voie plus facile et plus courte, qui conduirait à l'art sans nous obliger à partir, pour rien, sur une voie longue et rude, alors qu'il nous est possible d'en prendre une qui n'est pas longue et qui est tout unie. Allons! si tu es, pour en avoir entendu parler par Lysias ou par un autre, à même de nous donner de quelque façon ton assistance, essaie de rappeler tes souvenirs et de nous renseigner. — (PHÈDRE) : Pour ce qui est de l'essayer, j'en serais sans doute à même; mais, comme cela et sur-le-champ, je ne le suis en vérité pas du tout! — (SOCRATE) : Veux-tu alors que je te rapporte un propos que j'ai entendu tenir à certains parmi les gens qui s'occupent de ces questions? — (PHÈDRE) : Bien sûr! — (SOCRATE) : En tout cas, il est juste, à ce qu'on dit, de plaider même la cause du loup. (d) — (PHÈDRE) : Soit! à toi du moins de t'en charger! — (SOCRATE) : Eh bien! donc, ils disent qu'il ne faut pas du tout donner à ces considérations une pareille importance; pas davantage mener les gens au sommet par les détours d'une si longue route. De fait (et c'est même ce que nous avons remarqué au commencement de la présente discussion), il ne faut nullement, disent-ils d'une façon générale, être en possession de la vérité concernant le juste et le bon, tant pour les choses que, bien entendu, pour les hommes, puisque ce sont des effets de leur nature ou de leur éducation, il ne le faut pas si l'on veut devenir capable de parler comme il convient. Personne en effet, dans les tribunaux, n'a absolument aucun souci de la vérité à cet égard; (e) on ne s'y soucie que du persuasif. Or, le persuasif, c'est le vraisemblable; à lui doit s'attacher celui qui voudra parler avec art. Car il y a des cas, d'autre part, où les actes ne doivent pas même être racontés, s'il arrive que dans leur accomplissement ces actes aient été sans vraisemblance; mais c'est aux actes vraisemblables qu'on fera place, tant dans l'accusation que dans la défense. Bien plus, en tout discours, c'est justement le vraisemblable qu'il faut poursuivre, et donner largement au vrai son congé. [273] (273a) Le vraisemblable en effet, quand il règne d'un bout à l'autre du discours, lui procure la plénitude de l'art. — (PHÈDRE) : Ce sont, Socrate, les propos mêmes de ceux qui se flattent d'être des techniciens de la parole, que tu viens d'exposer. Tu m'as fait souvenir en effet que, antérieurement, nous nous sommes attaqués brièvement à ce genre de question. Or il y a là, selon moi, quelque chose qui est de première importance pour les gens qui s'y intéressent. — (SOCRATE) : Il est sûr pourtant que Tisias, lui, tu l'as travaillé à fond! Eh bien! que Tisias nous renseigne encore sur ce point, de savoir si le vraisemblable, (b) pour lui, n'est pas rien d'autre que l'opinion de la multitude. — (PHÈDRE) : Et que serait-ce d'autre en effet? — (SOCRATE) : C'est, à ce qu'il semble, pour avoir fait cette belle trouvaille, en même temps aussi règle de l'art, qu'il a écrit ceci : « S'il arrive qu'un homme faible, mais hardi, en ayant roué de coups un autre, qui est fort, mais lâche, et lui ayant enlevé son manteau ou quelque chose d'autre, soit conduit au tribunal, il faut assurément qu'ils ne disent, ni l'un ni l'autre, la vérité; mais que le lâche déclare n'avoir pas été roué de coups par le hardi tout seul, et que la riposte de ce dernier soit au contraire qu'ils étaient seul à seul, le grand argument auquel il devra recourir (c) étant d'autre part : « Comment un homme comme moi aurait-il attaqué un homme comme lui? » De son côté, l'autre ne confessera naturellement pas sa lâcheté à lui. Mais, à quelque autre fausseté qu'il tente de recourir, vraisemblablement fournira-t-il ainsi, de quelque manière, une réplique à la partie adverse. » Et, par rapport à d'autres sujets, ce sont des procédés analogues que l'on met en oeuvre quand c'est avec art que l'on parle : n'est-ce pas exact, Phèdre? — (PHÈDRE) : Sans conteste! — (SOCRATE) : Peste! c'est, semble-t-il, d'un art bien adroitement caché que la trouvaille a été faite par Tisias, ou, bien entendu, par qui que ce puisse être encore et de quelque nom qu'il lui plaise d'être appelé! Or donc, camarade, à cet homme-là, faut-il, ou non, que nous disions...? (d) — (PHÈDRE) : Et quoi? — (SOCRATE) : Ceci : « Il y a longtemps, Tisias, que nous, sans même avoir attendu ton intervention, nous avons eu l'occasion de le dire: cette vraisemblance, en fin de compte, se trouve produite dans l'esprit de la multitude en raison d'une similitude avec la vérité, et les similitudes, nous l'avons exposé tout à l'heure, celui qui est partout le plus habile à les découvrir, c'est celui qui connaît la vérité; de sorte que, si tu avais quelque autre chose à dire concernant l'art de la parole, volontiers l'entendrions-nous; mais que, s'il n'en est pas ainsi, nous nous en fierons à ce que nous avons exposé tout à l'heure. (e) Dans le cas, disions-nous, où l'on n'aura pas fait un dénombrement de diverses natures parmi ceux qui doivent composer l'auditoire, dans le cas où on n'est pas capable de diviser les réalités selon leurs espèces et de les embrasser au moyen d'une nature unique selon l'unité de chaque sorte de réalité, dans ce cas, dis-je, jamais il n'y aura, dans la mesure où cela est possible à un homme, de technicien de l'art de parler. Or, ce résultat, jamais on ne l'obtiendra sans beaucoup de travail, travail dont on ne doit pas, quand on est sage, se donner toute la peine en vue des paroles et des actions qui s'adressent aux hommes, mais en vue d'être capable de tenir des propos auxquels se complaisent les Dieux, d'avoir aussi, en toute chose, une conduite faite pour leur complaire. Car, Tisias, ce n'est point décidément le dire de gens qui nous surpassent en sagesse, [274] que ses compagnons d'esclavage (274a) soient ceux auxquels l'homme intelligent doit s'exercer à complaire, sinon accessoirement, mais au contraire des maîtres bons et en qui il n'y a rien qui ne soit bon. Par conséquent, si le circuit est long, il ne faut pas que tu t'en étonnes; car la grandeur du but visé exige les circuits; ce qui n'est pas le cas avec ta conception. A la vérité, c'est ce que déclare la thèse, ces objets sublimes seront, quand on voudra, le principe d'une beauté supérieure pour ceux-là même qui nous occupent. » — (PHÈDRE) : Tout cela, Socrate, est, à mon sens, fort bien dit, à condition qu'on soit capable de le réaliser! — (SOCRATE) : Disons-le plutôt, il est beau aussi, pour qui tente une vraiment belle entreprise, d'encourir (b) les risques qu'elle peut donner lieu d'encourir. — (PHÈDRE) : Ah! je crois bien! — (SOCRATE) : Alors, tenons-nous donc pour satisfaits en ce qui concerne, dans les discours, la présence ou l'absence d'art. — (PHÈDRE) : Sans aucun doute! (SOCRATE) : Ce qui nous reste maintenant, n'est-il pas vrai? c'est, concernant la convenance ou la non-convenance de l'oeuvre écrite, d'examiner dans quelles conditions il serait beau que se produisît une telle oeuvre et dans quelles conditions cela ne siérait pas. — (PHÈDRE) : Oui. — (SOCRATE) : Eh bien! sais-tu, concernant les discours, quelles seront, en action ou en parole, les conditions les meilleures pour plaire à la Divinité? — (PHÈDRE) : Pas du tout! Et toi? (c) — (SOCRATE) : Je suis à même, du moins, de dire une tradition orale de l'Antiquité. Or, le vrai, ce sont les Anciens qui le savent : si c'était quelque chose que nous fussions capables de trouver par nous-mêmes, aurions-nous encore, en vérité, quelque souci des croyances passées de l'humanité? — (PHÈDRE) : Risible question! Mais dis-moi ce que tu prétends avoir entendu raconter. — (SOCRATE) : Ce qu'on m'a donc conté, c'est que, dans la région de Naucratis en Égypte, a vécu un des antiques Dieux de ce pays-là, celui dont l'emblème consacré est cet oiseau qu'ils nomment l'ibis, et que Theuth est le nom de ce Dieu; c'est lui, me disait-on, qui le premier inventa le nombre et le calcul, la géométrie et l'astronomie, (d) sans parler du trictrac et des dés, enfin précisément les lettres de l'écriture. Or, d'autre part, l'Egypte entière avait pour roi en ce même temps Thamous, qui résidait dans la région de cette grande ville du haut pays que les Grecs appellent Thèbes d'Égypte, comme Thamous est pour eux le Dieu Ammon. Theuth, s'étant rendu près du roi, lui présenta ses inventions, en lui disant que le reste des Égyptiens devrait en bénéficier. Quant au roi, il l'interrogea sur l'utilité que chacune d'elles pouvait bien avoir, et, selon que les explications de l'autre lui paraissaient satisfaisantes ou non, (e) il blâmait ceci ou louait cela. Nombreuses furent assurément, à ce qu'on rapporte, les observations que fit Thamous à Theuth, dans l'un et l'autre sens, au sujet de chaque art, et dont une relation détaillée serait bien longue. Mais, quand on en fut aux lettres de l'écriture : « Voilà, dit Theuth, la connaissance, ô Roi, qui procurera aux Égyptiens plus de science et plus de souvenirs; car le défaut de mémoire et le manque de science ont trouvé leur remède! A quoi le roi répondit : « O Theuth, découvreur d'arts sans rival, autre est celui qui est capable de mettre au jour les procédés d'un art, autre celui qui l'est, d'apprécier quel en est le lot de dommage ou d'utilité pour les hommes appelés à s'en servir! [275] (275a) Et voilà maintenant que toi, en ta qualité de père des lettres de l'écriture, tu te plais à doter ton enfant d'un pouvoir contraire de celui qu'il possède. Car cette invention, en dispensant les hommes d'exercer leur mémoire, produira l'oubli dans l'âme de ceux qui en auront acquis la connaissance; en tant que, confiants dans l'écriture, ils chercheront au dehors, grâce à des caractères étrangers, non point au-dedans et grâce à eux-mêmes, le moyen de se ressouvenir; en conséquence, ce n'est pas pour la mémoire, c'est plutôt pour la procédure du ressouvenir que tu as trouvé un remède. Quant à la science, c'en est l'illusion, non la réalité, que tu procures à tes élèves : lorsqu'en effet, avec toi, ils auront réussi, sans enseignement, à se pourvoir d'une information abondante, ils se croiront compétents en une quantité de choses, (b) alors qu'ils sont, dans la plupart, incompétents; insupportables en outre dans leur commerce, parce que, au lieu d'être savants, c'est savants d'illusion qu'ils seront devenus!" — (PHÈDRE) : Il ne te coûte guère, Socrate, de composer des discours égyptiens, comme de tout autre pays qu'il te plairait! —(SOCRATE) : Les prêtres du temple de Zeus à Dodone ont bien assuré que c'est d'un chêne que sont sorties les premières prophéties! Ainsi, les gens de ce temps-là, parce qu'ils n'étaient pas des savants comme vous autres, les modernes, se contentaient, dans leur naïveté, d'écouter la voix d'un chêne ou d'une pierre, pourvu seulement que cette voix fût véridique; (c) mais, pour toi, l'important, probablement, c'est qui est celui qui parle, de quel pays est-il! Car ce que tu envisages, ce n'est pas uniquement de savoir si les choses sont comme cela, ou bien autrement. — (PHÈDRE) : Tu as bien fait de me gronder, et, sur la question de l'écriture, les choses sont, à mon avis, exactement comme le dit ton roi de Thèbes! — (SOCRATE) : C'est donc que s'imaginer avoir, dans des lettres d'écriture, laissé derrière soi une connaissance technique, recevoir à son tour cela comme si, de ces lettres, il devait sortir quelque chose de clair et de solide, c'est avoir plus que son plein de naïveté, c'est véritablement méconnaître l'oracle d'Ammon, (d) d'aller croire que des paroles écrites ont plus de prix que l'acte, pour celui qui connaît la question dont traite l'écrit, de se ressouvenir de ce qu'il sait. — (PHÈDRE) : Rien de plus juste! — (SOCRATE) : Ce qu'il y a même en effet, sans doute, de terrible dans l'écriture, c'est, Phèdre, sa ressemblance avec la peinture : les rejetons de celle-ci ne se présentent-ils pas comme des êtres vivants, mais ne se taisent-ils pas majestueusement quand on les interroge? Il en est de même aussi pour les discours écrits : on croirait que ce qu'ils disent, ils y pensent; mais, si on les interroge sur tel point de ce qu'ils disent, avec l'intention de s'instruire, c'est une chose unique qu'ils donnent à comprendre, une seule, toujours la même! D'autre part, une fois écrit, chaque discours s'en va rouler de tous côtés, (e) pareillement auprès des gens qui s'y connaissent, comme, aussi bien, près de ceux auxquels il ne convient nullement; il ignore à quelles gens il doit ou ne doit pas s'adresser. Mais, quand il est aigrement critiqué, injustement vilipendé, il a toujours besoin du secours de son père, car il est incapable, tout seul, et de se défendre et de se porter secours à lui-même. — (PHÈDRE) : Voilà qui, encore, ne peut être plus justement dit! [276] — (SOCRATE) : Mais quoi? y a-t-il lieu pour nous de jeter les yeux (276a) sur un autre discours, frère légitime du précédent, pour voir dans quelles conditions il se produit, et de combien, en grandissant, il est meilleur que l'autre et a plus de pouvoir? — (PHÈDRE) : De quel discours veux-tu parler, et se produisant dans quelles conditions? — (SOCRATE): De celui qui, accompagné de savoir, s'inscrit dans l'âme de celui qui s'instruit, du discours qui est capable de se défendre lui-même et qui, d'autre part, a connaissance de ceux auxquels il doit s'adresser ou devant qui il doit se taire. — (PHÈDRE) : Tu veux dire le discours de celui qui sait, un discours vivant et animé, dont le discours écrit serait, à bon droit, appelé un simulacre? — (SOCRATE) : Hé! oui, parfaitement! (b) Réponds-moi maintenant sur le point que voici : le cultivateur intelligent, qui aurait des semences auxquelles il s'intéresse et qu'il souhaite voir fructifier, se réjouirait-il sérieusement de les voir, mises en terre en plein été dans un jardin d'Adônis, rendre celui-ci magnifique en huit jours? Ou bien ne serait-ce pas justement dans l'intention de s'amuser aussi bien que de participer aux Fêtes, qu'il le ferait, aussi souvent qu'il s'y déciderait? S'il y en avait au contraire dont il eût sérieusement souci, alors, après les avoir semées, conformément à l'art de la culture, dans un terrain approprié, ne se féliciterait-il pas qu'au bout de huit mois tous ses semis eussent atteint leur terme? (c) — (PHÈDRE) : C'est bien ainsi, je pense, qu'il ferait, Socrate, pour les semences dont il se soucie, et, pour les autres, d'une façon différente, celle que tu dis. (SOCRATE) : Or, de l'homme qui possède la science de ce qui est juste, celle de ce qui est beau, celle de ce qui est bon, devons-nous dire que, eu égard aux semences qui sont les siennes, il a moins d'intelligence que n'en a le cultivateur? — (PHÈDRE) : Pas le moins du monde, en vérité! — (SOCRATE) : Ce n'est donc pas sérieusement qu'il ira les écrire sur de l'eau, en les semant dans une eau noire, au moyen d'un roseau, avec des discours qui, impuissants, par le discours, à se porter secours à eux-mêmes, sont d'autre part impuissants à enseigner comme il faut la vérité. — (PHÈDRE) : Il n'est du moins certes pas vraisemblable qu'il le fasse! (d) — (SOCRATE) : Non, effectivement! Ces jardins en lettres d'écriture, il les ensemencera, il les écrira, en vue, bien plutôt, de se divertir. Quand, d'ailleurs, il lui arrive d'écrire, c'est que, en constituant ainsi une réserve de remémoration, pour lui-même s'il parvient jusqu'à la vieillesse qui oublie, comme pour quiconque s'engage à sa suite dans la même voie, il trouvera de l'agrément à regarder croître ces fragiles jardins. Quand d'autres usent d'autres divertissements, s'inondant de beuveries, comme de tous les plaisirs qui sont frères de ceux-là, lui, pendant ce temps, il cherchera, à leur place, le divertissement de sa vie dans ceux dont j'ai parlé! (e) —(PHÈDRE) : Tu parles là, Socrate, d'un divertissement splendide, en comparaison d'autres, qui sont misérables : celui de l'homme capable de se divertir à parler, en imaginant de belles histoires, concernant la justice aussi bien que les autres choses dont tu as parlé. — (SOCRATE) : Divertissement splendide en effet, mon cher Phèdre! Mais on fait preuve à l'égard de ces choses d'un zèle beaucoup plus beau, quand, pratiquant l'art dialectique et une fois qu'on aura mis la main sur une âme appropriée à cette pratique, on y plante ou sème des discours qu'un savoir accompagne, [277] discours qui ont ce qu'il faut pour se porter secours à eux-mêmes, ainsi qu'à celui qui les a plantés, (a) et qui, au lieu d'être infructueux, ont en eux une semence de laquelle pousseront, en d'autres naturels, d'autres discours ayant ce qu'il faut pour procurer ce résultat en chaque occasion, impérissablement, et pour donner à qui a obtenu ce résultat la plus grande somme de bonheur qui puisse appartenir à un homme! — (PHÈDRE) : Ce dont tu parles est en effet beaucoup plus beau encore! — (SOCRATE) : Nous voilà donc, à cette heure, Phèdre, et une fois d'accord sur ces points, en mesure désormais de décider en ce qui concerne les premiers... — (PHÈDRE) : Et lesquels? — (SOCRATE) : Ceux en partant desquels, avec le désir de voir ce qui en est à leur sujet, nous sommes parvenus jusqu'à ce point-ci, notre but étant d'examiner ce que vaut le reproche adressé à Lysias touchant la rédaction écrite de discours, (b) et, sur les discours mêmes, lesquels sont écrits avec art et sans art. Or, pour ce qui est de la présence, ou non, de l'art, m'est avis que nous avons mis ce point suffisamment en lumière. — (PHÈDRE) : Oui, tel fut bien notre avis. Mais rappelle-moi encore à quelles conditions. — (SOCRATE) : Jusqu'à ce que l'on sache la vérité sur chacun des objets dont on parle et dont on écrit; jusqu'à ce qu'on soit devenu capable de définir selon ce qu'il est en lui-même chacun de ces objets, quel qu'il soit, et que, après l'avoir défini, on sache inversement le sectionner selon ses espèces, en ne s'arrêtant qu'à celle qui ne se sectionne plus; jusqu'à ce que, ayant opéré eu égard à la nature de l'âme un discernement analogue et découvrant quelle espèce s'adapte à chaque nature d'âme, (c) ainsi l'on compose et ordonne le discours : discours bariolés et où s'unissent tous les genres offerts à une âme où il y a du bariolage, discours sans diversité, à une âme exempte de diversité; jusque-là, dis-je, il ne sera pas possible que l'on manie le genre oratoire, dans la mesure qu'en comporte la nature, ni en rien pour enseigner, ni en rien pour persuader, comme nous l'a révélé, en son entier, l'entretien qui précédait. — (PHÈDRE) : Hé! oui, c'est bien absolument comme cela que la chose s'est présentée à nos yeux! — (SOCRATE) : Et maintenant, (d) sur la question de savoir s'il est beau ou vilain de prononcer ou d'écrire des discours, et dans quelles conditions cela pourrait être, ou non, matière à reproche, est-ce que ce qui a été dit un peu auparavant n'a pas mis en lumière... — (PHÈDRE) : Quoi? — (SOCRATE) :... que, si Lysias, si tout autre a écrit jamais ou doive jamais écrire, soit à titre privé, soit en qualité d'homme public qui établit des lois, qui écrit ainsi une oeuvre politique, s'ils le font, dis-je, en s'imaginant qu'il y a là-dedans une grande solidité et de grandes clartés, voilà dans quelle condition il y a lieu d'adresser expressément à l'écrivain des reproches, soit qu'on les lui fasse ou non : (e) c'est que l'ignorance, dans la veille ou le rêve, à l'égard du juste et de l'injuste, du mauvais et du bon, n'évitera pas d'encourir des reproches vraiment fondés, quand bien même elle obtiendrait de la masse une louange unanime. — (PHÈDRE) : Elle n'y échapperait pas en effet! — (SOCRATE) : Au contraire, celui aux yeux de qui, dans le discours écrit, il doit forcément y avoir, sur toute matière, une forte dose de divertissement; qui ne juge aucun discours, en vers aussi bien qu'en prose, digne qu'on mette à l'écrire ou à le prononcer une grande application, image de ceux qui sont prononcés par les rhapsodes, sans examen critique, sans intention d'instruire, en vue de produire la persuasion; [278] (278a) pour qui, bien plutôt, les meilleurs des discours sont ceux qui constituent réellement, à l'usage de gens qui savent, un moyen de se ressouvenir; celui qui, dans les discours où se donne un enseignement et dont le but est l'instruction, discours qui réellement s'inscrivent dans l'âme au sujet du juste, du beau et du bien, voit les seuls discours auxquels il appartienne d'être clairs, complets, dignes qu'il s'y applique; c'est de tels discours qu'il doit parler comme de ses fils légitimes : celui, d'abord, qui lui est intérieur, quand cette présence en lui est la trouvaille de son génie; (b) ceux, ensuite, qui peuvent être la progéniture de celui-là, et ses frères à la fois, qui, selon qu'elles l'auront mérité, auront poussé en d'autres âmes d'autres hommes, tandis qu'aux autres discours il donne leur congé..., voilà, dis-je, l'homme qui, étant ainsi fait, a chance d'être celui-là même, Phèdre, que mes voeux comme les tiens seraient que, toi comme moi, nous fussions devenus! — (PHÈDRE) : Hé! oui, parfaitement! pour moi aussi, l'objet de mon désir et de mes voeux est ce que tu viens de dire. — (SOCRATE) : Tenons-nous donc désormais, veux-tu? pour satisfaits de nous être ainsi divertis avec les problèmes relatifs aux discours. Toi, en tout cas, va-t-en raconter à Lysias que, étant tous deux descendus au ruisseau des Muses, à leur sanctuaire, (c) nous avons entendu des paroles nous donnant mission de dire à Lysias et à tout autre qui compose des discours; à Homère, et à tout autre encore qui aura composé de la poésie, ou sans, ou avec accompagnement de chant; à Solon, et à quiconque, en des discours politiques auxquels il donne le nom de lois, a écrit un ouvrage; mission de leur dire : « Si l'on a fait ces compositions sachant en quoi consiste la vérité, étant en outre en mesure de leur porter secours quand on devra en venir à justifier ce qu'on a écrit sur le sujet dont on traite; capable enfin, par la façon dont on use de la parole, de mettre en évidence l'infériorité des écrits : de l'homme qui est tel, on doit dire que les objets d'ici-bas ne fondent en quoi que ce soit la dénomination qu'il possède, (d) mais bien les objets supérieurs auxquels s'est attaché son zèle! » — (PHÈDRE) : Quelles sont alors les dénominations que tu lui attribues? — (SOCRATE) : L'appeler « sage », c'est, selon moi du moins, employer une expression ambitieuse et qui ne convient qu'à la Divinité. Mais l'appeler ami de la sagesse, «philosophe », ou d'un nom analogue, à la fois lui irait davantage et serait mieux dans la note. — (PHÈDRE) : Oui, il n'y aurait aucune impropriété à l'appeler ainsi. — (SOCRATE) : Mais, en revanche, celui qui n'a rien de plus précieux que ce qu'il a composé ou écrit en passant des heures à le tourner et le retourner en tous sens, (e) à coller des pièces les unes aux autres ou à faire des coupures, ne sera-ce pas, sans doute, à juste titre que tu l'appelleras poète, auteur littéraire, écrivain législatif? — (PHÈDRE) : Sans contredit! — (SOCRATE) : Allons! voilà ce qu'il te faut raconter à ton ami... — (PHÈDRE): Et toi, de ton côté, que vas-tu faire? car ton ami non plus, il ne faut pas davantage le laisser de côté? — (SOCRATE) : Qui est cet ami? — (PHÈDRE) Le bel Isocrate! Pour lui, Socrate, quel sera ton message? Comment l'apprécierons-nous? [279] — (SOCRATE) : Isocrate est encore jeune, Phèdre. Ce que pourtant j'augure (a) de lui, je consens à te le dire... — (PHÈDRE) : Quoi, au juste? — (SOCRATE) : A mon avis, ses dons naturels lui donnent trop de supériorité pour que, en parallèle avec eux, on mette les discours de Lysias, et, de plus, son caractère est d'une plus noble trempe. Par suite, il n'y aurait rien de surprenant que, en avançant en âge, il ne l'emportât, et plus que sur des enfants, dans le genre même de discours auquel il s'attache présentement, sur tous ceux qui jamais se sont appliqués à l'éloquence, et que, si cela, ajoutons-le, ne devait pas lui suffire, c'est à de plus grandes choses que le conduirait un plus divin élan; (b) car, mon cher, dans l'esprit de cet homme-là, il y a, de nature, une certaine philosophie. Voilà donc quel est le message que moi, de la part des divinités d'ici, j'adresse à Isocrate, mon bien-aimé; à Lysias, comme à ton bien-aimé à toi, ce sont nos précédents propos que tu transmettras. — (PHÈDRE) : C'est ce qui sera fait! Mais allons! mettons-nous à marcher, puisqu'aussi bien la forte chaleur est maintenant apaisée! — (SOCRATE) : N'est-il pas bienséant de ne pas se mettre en route sans avoir fait une prière aux divinités que voici? — (PHÈDRE) : Sans contredit! — (SOCRATE) : « O mon cher Pan et vous toutes, autres Divinités de ces lieux! Accordez-moi d'acquérir la beauté intérieure, et, dans les choses du dehors qui sont à moi, de trouver de l'amitié pour celles du dedans! Puissé-je tenir pour riche l'homme sage! Puisse l'abondance de mes biens être de la mesure voulue pour que nul autre homme , sinon le tempérant, ne soit capable ni de les emporter ni de les emmener! Avons-nous, Phèdre, autre chose encore à demander? Pour moi, en effet, j'ai exprimé les souhaits qu'il fallait. — (PHÈDRE) : Fais-les aussi en même temps pour moi, puisqu'entre amis tout est commun! — (SOCRATE) : Allons! en marche!