[17,0] LIVRE XVII. Histoire de Lysimaque. Digression sur l'Épire avant Pyrrhus. [17,1] I. Le tremblement de terre agita, vers cette époque, la Chersornèse et l'Hellespont : il se fit surtout sentir à Lysimachie ; cette ville, fondée depuis vingt-deux ans par Lysimaque, fut détruite. Un tel prodige annonçait d'affreux malheurs à ce prince, à sa famille ; ils présageaient la fin de leur empire et la ruine des provinces qu'ils avaient désolées. Ces augures menaçants furent accomplis. Bientôt le roi devient l'ennemi de son fils Agathocle, qu'il avait déclaré son successeur au trône, et dont le courage l'avait heureusement servi dans plusieurs guerres : oubliant les sentiments d'un père et les devoirs même d'un homme, il le fait empoisonner par Arsinoé, sa marâtre. Telle fut l'origine de ses maux, le signal de ses désastres. Au meurtre de son fils, il joignit d'autres forfaits : les courtisans payèrent de leur tête les pleurs qu'ils donnaient à la mort du jeune prince. Ceux qui avaient échappé aux massacres, ceux qui commandaient les armées, passent à l'envi du côté de Seleucus, et l'excitent à une guerre qui lui plaisait d'ailleurs contre un rival de gloire. Cette lutte fut la dernière entre les compagnons d'Alexandre, et l'on eût dit que la fortune avait réservé l'un pour l'autre ces illustres ennemis. Lysimaque avait atteint sn soixante-quatorzième année, et Seleucus sa soixante-dix-septième : mais tous deux, à cet âge, conservaient encore l'ardeur de la jeunesse et une insatiable ambition. Le monde, qu'ils se partageaient, leur paraissait trop étroit, et ils semblaient mesurer leur vie, non par le nombre de leurs années, mais par l'étendue de leur empire. [17,2] II. Lysimaque, qui avait perdu quinze enfants par des accidents divers, mourut lui-même dans cette guerre d'une mort glorieuse, et consomma la ruine de sa maison. Fier d'un si beau triomphe, plus fier encore de rester seul entre les généraux d'Alexandre, et d'avoir vaincu les vainqueurs même, Seleucus voyait dans son bonheur, non plus l'ouvrage d'un homme, mais un bienfait des dieux : il ignorait qu'il allait bientôt attester par son propre exemple la fragilité de la puissance humaine. Sept mois après, Ptolémée, doit Lysimaque avait épousé la soeur, le fait assassiner ; et Seleucus perd, avec la vie, cette couronne de Macédoine, qu'il venait d'enlever à son rival. Alors, Ptolémée, que le souvenir du grand Ptolémée son père et les mânes de Lysimaque vengés avaient rendu cher à ses peuples, sentit s'éveiller son ambition : il voulut d'abord s'attacher les fils de Lysimaque, et demanda la main de sa soeur Arsinoe, leur mère, promettant d'adopter ses enfants ; il pensait qu'en prenant la place et le nom de leur père, il trouverait dans ce titre sacré, et dans leur respect pour leur mère, une garantie contre leurs attaques. II écrit aussi au roi d'Égypte, son frère, pour lui demander son amitié. II lui pardonne, dit-il, de l'avoir dépouillé de son trône : il ne songe plus à ravir à un frère ce qu'il a conquis sur l'ennemi de son père. Il le comble de flatteries et de caresses, de peur qu'il ne vienne s'unir à Antigone, fils de Demetrius, et à Antiochus, fils de Seleucus, contre lesquels lui-même allait combattre. Pyrrhus, roi d'Epire, ne fut pas oublié : il devait être, pour l'un et l'autre parti, ou un puissant allié, ou un ennemi redoutable ; il vendait son appui à ces rivaux qu'il'voulait dépouiller tour- à-tour. Pour aller au secours de Tarente, menacée par les armes romaines, il emprunte à Antigone une flotte destinée à transporter son armée en Italie : il demande de l'argent à Antiochus, qui avait plus de trésors que de soldats, et à Ptolémée un renfort de troupes macédoniennes. Celui-ci, à qui sa faiblesse ne permettait pas de résister, lui confie, seulement pour deux années, cinq mille fantassins, quatre mille cavaliers, cinquante éléphants. Pyrrhus épouse la fille de ce prince, et lui laisse la garde de ses états, que le départ de son armée pour l’Italie exposait aux invasions étrangères. [17,3] III. Puisque j'ai été conduit à parler de l'Épire, je dois présenter quelques détails sur l'origine de ce royaume. Les premiers maîtres du pays furent les Molosses. Plus tard, Pyrrhus, fils d 'Achille, qui, retenu au siège de Troie, avait perdu le trône de son père, s'établit en ces lieux : ses peuples prirent le nom de Pyrrhides, et ensuite celui d'Epirotes. Pyrrhus état venu au temple de Dodone pour y consulter Jupiter : il y enleva la petite-fille d'Hercule, Lanassa, et de son mariage avec elle naquirent huit enfants. Plusieurs de ses filles s 'unirent aux rois voisins, dont l'alliance augmenta ses forces. Alors, voulant récompenser les rares qualités d'Helenus, fils de Priam, il lui céda le royaume de Chaonie, et lui donna pour femme Andromaque, veuve d'Hector, qu'il avait lui-même épousée lorsqu'elle lui échut en partage après la ruine de Troie. Mais bientôt il mourut à Delphes, assassiné au pied des autels par Oreste, fils d'Agamemnon. Son fils Pielus lui succéda. Plus tard, les droits du sang appelèrent au trône Arryba, encore en bas âge, et seul rejeton de cette illustre famille : on veilla avec soin sur son enfance, le peuple lui choisit des tuteurs ; on l'envoya étudier à Athènes, et, plus éclairé que ses aïeux, il sut mieux qu'eux aussi gagner l'amour de ses peuples. Le premier, il donna à l'Épire des lois, un sénat, des magistrats annuels, un gouvernement régulier ; et si ces peuples avaient reçu de Pyrrhus le sol qu'ils habitaient, ce fut à Arryha qu'ils dûrent le bienfait de la civilisation. De Néoptolèrne, son fils, naquirent Olympias, mère d'Alexandre-le-Grand, et Alexandre, qui porta après lui la couronne d'Épire, et qui alla combattre et mourir dans le Brutium, en Italie. A ce prince succéda son frère Éacide : ces guerres continuelles contre la Macédoine soulevèrent contre lui ses peuples fatigués : forcé de quitter l'Épice, il y laissa son fils Pyrrhus, âgé de deux ans. Le peuple, irrité contre le père, voulait égorger le fils : on le déroba à sa fureur ; on le porta dans l'Illyrie, pour le confier à Béroa, femme du roi Glaucias, issue elle-même du sang des Eacides. Le roi, touché de pitié pour ses malheurs, séduit peut-être par ses caresses enfantines, le protégea longtemps contre Cassandre, roi de Macédoine, qui le redemandait en menaçant Glaucias de ses armes : celui-ci, pour mieux défendre le jeune prince, alla jusqu'à l'adopter. Enfin, les Épirotes, passant de la haine à la pitié, le rappelèrent sur le trône, après onze années d'exil, et lui nommèrent des tuteurs pour veiller sur le royaume pendant sa jeunesse. Parvenu à l'âge d'homme, Pyrrhus entreprit beaucoup de guerres, et s'illustra tellement par ses exploits, qu'il parut seul capable de soutenir Tarente contre les efforts des Romains.