[0] Arminius - DIALOGUE. INTERLOCUTEURS : Arminius, Minos, Mercure, Alexandre, Scipion Annibal, Cornélius Tacite. [1] ARMINIUS. Mais enfin, Minos, ce jugement est inique! Est-ce bien toi qui l'as rendu? MINOS. Tout beau, Arminius, quelle est cette nouvelle calomnie? Minos le très-juste aurait jugé injustement? De quoi s'agit-il? Voyons, parle. ARMINIUS. Avant tout, tu me pardonneras si mon franc parler t'offense. C'est le propre des Germains de s'exprimer sans détours, lorsqu'ils parlent librement et sérieusement. J'ai lieu de me plaindre que, dis-posant des honneurs et des récompenses à décerner aux Chefs qui furent les plus dignes en tous pays, tu m'oublies, moi, absolument comme si je n'avais pas existé. II y a longtemps, en effet, que parmi les Généraux qui vivent heureux aux Champs-Élysées, le premier rang, de par ta sentence, est assigné au Macédonien Alexandre, le second au Romain Scipion et le troisième au Carthaginois Annibal. Moi seul, je n'ai pas eu de place marquée. Cependant, si j'avais pu soupçonner qu'il y eût à choisir entre eux et moi, je n'eusse, en vérité, fait aucun doute que, t'ayant pour juge, j'eusse obtenu la première. MINOS. Oui, c'est une cause à plaider, Germain. Mais quand ils ont porté ce débat devant moi, pourquoi ne pas m'avoir averti? ARMINIUS. J'étais loin d'imaginer que personne pût y prétendre, et je ne doutais pas non plus de ta suprème équité pour faire la part de chacun, selon que, durant sa vie, il a bien ou mal mérité. MINOS. C'est notre plus grand soin. Mais la plupart du temps nous jugeons ici selon les déclarations qui nous sont faites, et chacun est libre de dire ce qu'il croit utile à sa cause. Nos occupations nous font négliger le reste et surtout les questions de préséance, à moins d'en être sollicités. Car tu vois la masse de nos affaires, quel fardeau multiple et varié de jugements nous accable et combien est court pour nous le temps du repos. Si pourtant je m'étais rappelé ce qu'à présent tu me remets en mémoire, je t'aurais convoqué spontanément et entendu avec les autres. ARMINIUS. Eh bien, ne veux-tu pas m'entendre maintenant et rappeler devant toi ceux que tu as dernièrement jugés? MINOS. Pourquoi non? Mercure, amène ici ces Généraux qui, il y a quelques jours, se sont disputé la prééminence pour faits d'armes et de guerre. MERCURE. Ils étaient trois? Je m'en souviens. Les voici. MINOS. Cet homme ici présent, illustres personnages, c'est Arminius, le vieux chef des Germains qui, jadis, combattit pour la liberté contre Rome et fut victorieux. Il apprend que vous avez concouru à qui aurait le premier rang parmi les Généraux, et que j'ai prononcé mon jugement sur ce débat. A l'entendre, il a été injustement exclus et il prétend démontrer, preuves en main, que personne, à meilleur droit que lui, ne peut remporter la palme. ALEXANDRE. Qu'il parle donc. SCIPION. Certainement. ANNIBAL. Je ne m'y oppose pas. MINOS. Parle, Arminius. ARMINIUS. Je voudrais auparavant voir comparaître ici un certain Tacite, un Italien, et lui faire répéter ce qu'il a dit de moi dans son histoire. MINOS. Mercure, appelle-le aussi. MERCURE. Hé, Tacite, hé, c'est toi que j'appelle, vas-tu répondre enfin? Voilà l'homme. ARMINIUS. Italien, j'ai un grand service à te demander : c'est de répéter ici l'éloge que tu as fait de moi dans tes histoires. TACITE. Est-ce le passage où j'ai raconté ta mort? ARMINIUS. Précisément. TACITE. Voici : "Arminius, après la retraite des Romains et l'expulsion de Maroboduus, s'empara du pouvoir. Amoureux de ses libertés, le peuple se leva contre lui. Il prit les armes et tandis qu'il combattait avec des alternatives de bonne et de mauvaise fortune, il périt victime des embûches de ses proches. Il avait été, sans nul doute, le libéraLeur de la Germanie. Contrairement aux autres Rois et Généraux, ce n'est pas à la puissance naissante du peuple Romain qu'il s'attaqua, mais à son empire en pleine prospérité. Tantôt vainqueur, tantôt vaincu, la guerre n'en vint pas à bout. Il vécut trente-sept ans et occupa le pouvoir pendant douze. Les nations Barbares chantent encore sa gloire. Ignoré dans les annales des Grecs, qui n'admirent que leurs propres exploits, il n'est pas plus célèbre chez les Romains, car si nous exaltons les hauts faits de l'antiquité, nous sommes indifférents à ceux des temps modernes." ARMINIUS. Cet homme, Minos, a-t-il été, pendant sa vie, digne de foi? Fut-il homme de bien ? MINOS. Oui certes, mais toi Mercure, tu sais mieux quelle vie il a menée, toi qu'il honorait particulièrement. MERCURE. Dis religieusement. Franc par dessus tout, personne n'a écrit l'histoire avec plus de sincérité ni moins de partialité. En outre, comme il avait vu la Germanie, il en a décrit les moeurs et raconté l'histoire en homme qui les avait étudiées à fond. [2] ARMINIUS. Eh bien, s'il a été ce que vous dites, si, connaissant mes actes, il a écrit sur mon compte dans des termes tels que je n'ai rien à y ajouter, ce témoignage d'un ennemi en ma faveur doit incontestablement peser d'un grand poids. D'abord, il m'appelle le Libérateur de la Germanie s, et c'est quelque chose, je crois, d'avoir arraché par la force des armes cette province aux Romains; d'avoir, en dépit de leur volonté, de leurs suprêmes efforts, fait libres ceux qu'ils avaient décrétés esclaves. Il ajoute, et c'est son plus bel éloge, que ce n'est pas quand cet Empire commençait seulement à grandir et à se développer, comme l'ont fait les autres Rois et Généraux, Pyrrhus, Antiochus et Annibal ici présent, mais bien quand déjà il était au comble de sa puissance et de sa grandeur, que j'ai soutenu une guerre à laquelle j'avais moi-même provoqué les Romains, guerre unique entre toutes et je n'ai jamais été vaincu. C'est pourquoi, encore, il pense que je suis tout à fait digne d'être célébré dans les annales des Grecs aussi bien que dans celles des Latins. Donc si, de l'avis de tous, il n'a pas existé de puissance supérieure à celle des Romains, ni d'empire plus immense depuis le commencement des âges, et si je les ai vaincus quand ils étaient à l'apogée de leur prospérité et de leur vigueur, je dois, si je ne me trompe, être reconnu pour le plus grand des Généraux, sans rival dans l'art de la guerre, moi qui par la guerre ai triomphé d'un empire tout puissant. Loin de moi d'ailleurs de vouloir faire tort à la gloire des autres ou amoindrir l'éclat de leurs açtions. Je supporterai toujours avec la meilleure grâce que chacun soit tenu par tous en aussi haut rang qu'il le mérite, et si je parle de moi, ce sera sans vanité. Je me suis toujours étudié à pratiquer la vertu pour elle-même. J'ai été peu soucieux de la gloire, estimant qu'il suffit d'avoir agi selon sa conscience; et, en ce moment même, je n'ai pas l'arrogance de rabaisser, à mon profit les autres Généraux; je ne veux pas décider qu'aucun d'eux ne m'est supérieur; au contraire, s'il en est un, je tiens pour équitable qu'il puisse, lui aussi, plaider sa cause devant vous; mais on m'excusera si, en conscience, je refuse de céder le pas à aucun de ceux qui jusqu'ici ont concouru pour le mérite. Et je démontrerai que mon opinion n'est pas téméraire, pour peu qu'ils veuillent bien m'écouter comme ils l'ont promis. MINOS. Ils t'écouteront, j'en réponds pour eux. [3a] ARMINIUS. A toi d'abord, Annibal, puisque, dit-on, tu t'es posé surtout en homme parvenu d'un humble commencement aux plus grandes destinées, je montrerai que si c'est là une gloire, elle m'est due plus qu'à toi ou à tout autre. Car aucun de ceux qui ont accompli des actions remarquables n'a été entravé par des difficultés plus grandes, aucun n'a eu de plus grands obstacles à surmonter. Que pouvait, en effet, un homme dont la situation était comme perdue et sans ressources ? Mon âge même ne permettait pas que j'eusse quelque autorité. Alexandre n'a donc pas été le seul qui soit arrivé au commandement dans un âge précoce. Car, moi, je n'étais pas encore entré dans ma vingt-quatrième année que je m'étais signalé comme homme de guerre en maintes occasions. J'ai commencé par être général d'une armée que je n'avais pas encore, qui n'était pas encore levée et qu'il me fallait rassembler si promptement qu'on pouvait douter, tant les éléments en étaient dispersés, si elle existerait jamais. Je ne crains pas qu'on attribue mon succès à l'argent : à cette époque les Germains n'en avaient pas. J'étais donc dans un manque absolu de ressources et d'hommes, dans un dénûment misérable, abandonné de tous, gêné de tous côtés: cependant je me suis frayé une route pour recouvrer la liberté. En dehors de toutes ressources, de tout aide et de tout secours, soutenu par le courage seul dont j'étais doué, j'ai tiré de moi-même les premiers éléments de toute chose et j'ai provoqué une guerre extrêmement périlleuse : une guerre que personne n'avait osé entreprendre, qui était considérée comme sans espoir et que tout le monde éloignait de sa pensée; je l'ai provoquée, n'attendant rien de la fortune, et préférant aller résolûment au devant du sort qui m'était destiné, plutôt que de l'attendre patiemment. Car, ainsi que je vous l'ai dit plus haut, c'est volontairement que j'ai fait la guerre, que je l'ai déclarée, ayant contre moi à l'intérieur la perfidie de Ségeste et d'Iguiomerus, desservi puissamment auprès de l'ennemi par mon frère Flavius, ne possédant que des soldats ignorants de toute discipline et sans aucune notion de l'art militaire, pourvus d'un équipement presque nul, avec un matériel de guerre si insuffisant qu'il n'y avait pas assez de fer pour fabriquer des traits. Mais j'ai suppléé et remédié à tout cela par la prévoyance, par la détermination d'esprit. Et comme je méprisais souverainement la vie, j'ai fait servir ce dédain au malheur de nos ennemis : je me suis rué sur eux avec une telle furie qu'avant même que l'on me crût décidé à entreprendre la guerre, j'avais engagé le combat, et j'avais massacré l'ennemi avant que l'on ne sût que j'avais réuni une armée. [3b] Je n'avais pas douté un seul instant, dès le début, du succès d'une si grave entreprise. Au premier choc j'ai détruit trois légions, et parmi elles la Légion de Mars; j'ai anéanti une armée que ses auxiliaires rendaient la plus puissante, celle qui, de toutes les troupes Romaines, valait le mieux pour la discipline, l'expérience de l'art militaire, la solidité et le courage; j'ai tué son chef et exterminé jusqu'au dernier de ses lieutenants. A ce moment le salut de la patrie reposa sur moi seul. Et Scipion ne saurait prétendre que, quand il l'a relevée, la situation de Rome était abattue et ruinée autant que la Germanie était foulée aux pieds et déchirée quand je l'ai si rapidement remise debout. Mais à quoi bon m'étudierais-je à vanter par mes paroles la grandeur de cet exploit? Les vieux Romains qui sont ici disent chaque jour quel fléau je fus alors pour eux, à quelle misère j'ai réduit la Cité la plus puissante, combien j'ai confondu l'Empire le plus florissant, et dans quel trouble, dans quelle consternation incomparables, ces maîtres de l'univers, cette nation vêtue de la toge, ont été plongés par moi. Oui certes, ce que tu n'as su faire, toi Annibal, qui chevauchais aux portes de Rome, moi, relégué au fond de la Germanie, à une distance énorme, séparé par quantité de fleuves, de marais et de montagnes qui m'interceptaient la route, au milieu de régions où les hommes ne s'étaient encore frayé aucun chemin, ou qui étaient ignorées, ayant le passage barré par les Alpes mêmes, les plus hautes montagnes, je l'ai fait : j'ai mis la cité Romaine dans une situation si désespérée qu'Auguste, le seul Empereur cité comme ayant été perpétuellement heureux, celui dont la puissance, chacun le sait, fut le plus incontestable, cet Empereur résolut de mourir, plutôt, je pense, que de voir Rome prise par moi. Et pourtant je n'y avais jamais songé! Et l'on rapporte qu'il se frappa la tête contre les murs, qu'il fit monter la garde dans toute la ville, mit des garnisons aux portes, disposa des postes à l'extérieur, prolongea le pouvoir des gouverneurs de province, fit voeu de donner des jeux magnifiques en l'honneur de Jupiter Tout Puissant, s'il améliorait la situation de la République ; bref, il délibéra, comme c'est l'habitude de le faire dans une suprême extrémité (et jamais dans aucun autre temps on n'avait désespéré si vite à Rome), de faire proclamer la République en danger; à tel point que tous les esprits en furent remplis de terreur et de confusion. Et en effet, cette défaite des Romains fut terrible et presque mortelle. [3c] Tout cela, je l'ai entrepris, je l'ai accompli alors que la situation de la Germanie était précaire, bouleversée et presque désespérée, tandis qu'au contraire cette République était florissante, sa fortune prospère, ses ressources immenses : et, en même temps que le pouvoir, je n'avais pas reçu comme Alexandre de son père un royaume, ou comme ceux-ci du Sénat une armée. Ensuite j'ai eu successivement à réprimer plusieurs discordes civiles. J'ai poursuivi partout ceux qui avait donné l'exemple de la défection, j'ai dû en punir quelques-uns pour donner satisfaction au peuple, mais j'ai accordé aux autres la grâce qu'ils demandaient. J'ai laissé rentrer les transfuges et accueilli ceux qui s'étaient rendus. J'ai effacé toutes les traces de la servitude, et j'ai renié pour Germains ceux qui payeraient tribut aux étrangers, ou se laisseraient imposer toutes autres conditions. Et j'ai proclamé que la pire des hontes était de voir entre l'Elbe et le Rhin, des verges, des haches ou seulement une toge Romaine. Quand, dans le peuple, les esprits furent de nouveau excités à la revendication de la liberté, je promis d'en arriver bientôt, pour qu'il ne restât pas en Germanie la moindre trace des Romains, à en abolir jusqu'à la mémoire. Et j'obtins rapidement ce résultat, malgré les efforts acharnés des ennemis. Car la conduite de cette guerre, entreprise pour venger la défaite de Varus, fut confiée à tout ce que Rome avait de plus vaillant ainsi qu'au plus bel espoir de sa jeunesse : Tibère Néron, homme de guerre redoutable, son frère Drusus, un homme comme on n'en compte guères, d'un courage éprouvé, d'autres encore, combattirent contre moi de telle sorte qu'à leur retour à Rome on leur décerna quand même les honneurs du triomphe, bien que la liberté triomphant de jour en jour, j'eusse reconquis à la Germanie tous ses droits. Vinrent ensuite Germanicus, général plein de courage et d'ardeur, et son lieutenant Cæcinna, fameux par sa longue expérience militaire : on eût dit mille vaisseaux s'avançant contre moi, comme pour le siége de Troie : j'ai soutenu leur choc et je l'ai repoussé en faisant subir au peuple Romain de rudes et terribles défaites. Entre autres auxiliaires de Rome, j'ai tué Cariovalde, chef des Bataves, et beaucoup d'autres nobles personnages, et dans une guerre vengeresse j'ai exterminé les Caftes et les Phrysiens. [3d] Pendant ce temps, tandis que mon frère Flavius conspirait au dehors, de connivence avec Iguiomerus à l'intérieur, Ségeste fit une honteuse défection. Ce criminel, ce traître n'épargna même pas sa fille, ma femme, qui était enceinte ; il l'emmena, elle et d'autres femmes de nobles familles, pour subir une captivité honteuse à Rome où elles figurèrent dans un triomphe. Après lui, Segimerus avec son fils, passa aux ennemis. Beaucoup de membres de ma famille, corrompus à prix d'argent, tendirent des embûches à ma vie. Toutes sortes d'hostilités furent machinées contre moi par quelques-uns de mes concitoyens et principalement par le Catte Adgandestrius qui osa tout jusqu'à ce crime inouï, dans la situation où était la Germanie, de demander aux Romains du poison pour me donner la mort. Mais, sans m'émouvoir de rien, je poursuivis mes entreprises avec la plus grande constance, faisant passer, avant tout, les droits de la patrie et l'antique honneur de la Germanie. J'avais alors un moyen très-efficace d'exciter le courage des Germains, quelques-uns d'entre eux ayant leurs femmes au pouvoir des ennemis. Car ils ne redoutaient rien plus que l'idée de la captivité : moi-méme j'aimais très-ardemment ma femme, je lui étais uni par une fidélité inaltérable qu'elle me rendait bien, et j'étais affligé par dessus tout de l'avoir perdue enceinte : cependant je demeurai inébranlable et ne laissai pas amoindrir en moi l'amour de la patrie par ma douleur personnelle. Mais cette douleur tournant en rage me poussa à renouveler mes efforts avec plus de résolution. Et les enfers doivent témoigner ici de la multitude de Romains que j'y précipitais chaque jour, m'acharnant à faire un carnage prodigieux et incessant de ces traitres et une guerre sans trève à mes ennemis. J'ai alors montré clairement aux Romains que je n'agissais pas par trahison, que je ne m'en prenais pas à des femmes enceintes, mais que j'attaquais en face et bien armés ceux que je voulais percer des traits d'une loyale vengeance. Aussi suis-je vite arrivé à les chasser complétement de la Germanie, et je ne crois pas que, depuis lors, ils y aient jamais remis le pied. Restait pour adversaire le Suéve Maroboduus qui s'était allié aux Romains : je reportai toute la guerre contre lui. Elle fut très-pénible et très-difficile la lutte contre ce roi tout-puissant, très expérimenté dans toutes les choses de la guerre, traînant après lui les belliqueuses peuplades des Saxons, un grand nombre d'alliés et d'immenses secours. En outre il était aidé par l'argent des Romains, et la défection d'Iguiomérus m'avait privé d'une grande partie de mes troupes. Cependant, après diverses alternatives de succès et de revers, la faveur des Dieux tournant enfin vers la cause la plus juste, je l'ai vaincu dans un combat acharné et rejeté jusque dans les dernières profondeurs de la forêt Hercynienne. De là, peu après, redoutant un nouveau danger, il s'enfuit en Italie où, bel et bien trompé par les Romains qui lui avaient si libéralement tout promis, frustré dans son espérance, il vieillit sans gloire. Moi, j'ai pacifié et unifié la Germanie, et ayant fini par atteindre l'indépendance depuis longtemps désirée, j'ai commencé à jouir de ses bienfaits. Il faut qu'il ait fait de plus grandes choses, celui qui veut que je lui cède la place ou qui me conteste le droit de cueillir la palme. Mais puisque le débat porte sur l'habileté militaire, sur la science du commandement, sur l'art de conduire les armées, en est-il un qui se préfère à moi et me refuse ces qualités, à moi qui ai tant fait contre un ennemi si puissant et qui jusqu'à la fin suis resté victorieux? Je ne suis pas jaloux de la gloire des autres, mais les autres, soit dit sans malice, ne se sont attaqués le plus souvent qu'à une puissance médiocre et à des forces dispersées. Moi, j'ai attaqué le premier empire du monde, au moment où, comme je l'ai dit plus haut, il était le plus puissant et concentrait les forces de toutes les nations : j'ai soutenu longtemps une guerre qui renaissait après chaque défaite, par ma propre audace, à travers des vicissitudes non interrompues de bonne et de mauvaise fortune : je l'ai menée à bonne fin, mes ennemis eux-mêmes ne le nient pas; j'ai triomphé, j'ai délivré ma patrie du joug étranger, et quand toutes les nations du monde s'accordaient à la tenir pour vassale comme elles, je l'ai faite indépendante et lui ai rendu la conscience de sa liberté. Alexandre perdrait son temps à vouloir te persuader, ô mon juge, qu'il eût triomphé des Romains tels qu'ils étaient alors, aussi facilement que des peuplades efféminées de l'Asie, sur lesquelles un Romain qui plus tard les vainquit sans peine, a célébré son triomphe par le mémorable "Veni, Vidi, Vici", ou encore des nations désarmées de l'Inde, inaccoutumées à la guerre, à travers lesquelles il se promena escorté d'une armée de soldats ivres et titubants; il n'eut qu'à les rencontrer pour les mettre en fuite et les réduire en sa puissance. Et les Scythes dont il fait tant de bruit, il les a vus, voilà tout. Au reste, son oncle, l'illustre roi des Épirotes, qui ne fit pas, pourtant, la guerre aux Romains, mais seulement en Italie, disait ordinairement que s'il avait eu, lui, affaire à des hommes, son neveu n'avait eu que des femmes pour adversaires. [3e] En outre, j'ai toujours été guidé par l'amour de la vertu, jamais par la soif de la gloire ou par l'avarice. Je ne me suis pas élevé de trophées chaque fois que j'ai vaincu les Romains et ce n'est ni pour les richesses, ni pour le pouvoir que j'ai combattu. Mais j'ai eu un but, vers lequel j'ai dirigé tous mes efforts, celui de rendre à ma patrie sa liberté ravie par la violence. J'ai pratiqué toute ma vie les plus grandes vertus et, malgré l'envie domestique qui m'accablait, malgré les criminelles embûches de mes proches, j'ai apporté ici une âme libre, victorieuse de tout, et la conscience d'avoir au plus haut point mérité de la patrie et d'avoir vécu en homme de bien. Maintenant c'est à toi, Minos, à voir si tu veux me préférer quelqu'un qui par son courage soit parvenu de commencements si humbles à une telle élévation, qui ait fait de plus grandes guerres, qui ait été plus versé dans la science militaire, qui ait exercé le pouvoir avec plus d'équité, pris les armes pour une cause meilleure, écrasé des forces plus grandes, dont la vie ait été moins adonnée aux passions, ou qui ait persisté avec plus de constance dans le bien. En somme, de tous ceux qui ont excellé dans ces qualités, quel est celui que tu crois le plus juste de placer au premier rang ? [4] MINOS. Voilà, certes, un généreux langage et tel qu'il convient, non seulement au plus grand des Généraux, mais encore à un homme de bien. Et je sais que tout ce qu'il a raconté est réel, qu'il n'a rien inventé. Je me rappelle très bien avoir admiré en son temps l'habileté qu'il a déployée contre l'étranger. C'est pourquoi, puisqu'il a servi la meilleure cause, puisque son mérite n'a de source que dans son ame, sa vertu et sa valeur militaire, qu'il n'a affronté le danger que dans l'intérêt de sa patrie, qu'il n'a pas fait aux vices la moindre concession, je ne vois pas, par Jupiter, quel Général devrait à bon droit lui être préféré. Et il n'est pas douteux, Alexandre, que s'il avait concouru tout d'abord avec vous, je lui eusse volontiers décerné la palme. Aujourd'hui, il ne serait pas juste de réformer un jugement déjà prononcé et de changer l'ordre précédemment établi. Il doit te suffire, Arminius, que telle soit ma pensée et que je l'eusse exprimée si tu avais voulu rivaliser avec eux. Mais puisque tu as été le libérateur de la Germanie, puisque de l'aveu de tous, tu as été invaincu dans la guerre que tu as entreprise au nom de la liberté, puisque aucun d'entre eux n'a surmonté plus de périls, ni fait davantage pour l'intérêt de son pays, il convient de te placer avec les Brutus au premier rang des héros libérateurs. Je charge, en conséquence, Mercure de proclamer sur le forum, dans les rues, en plein cirque, dans les Carrefours, partout où se réunissent les hommes et les Dieux, qu'Arminius le Chérusque est le plus libre, le plus invincible, le plus Germain des Germains, et d'ordonner qu'il soit acclamé tel par tout le monde et en tout lieu. Voilà qui est décrété et établi, voilà ce que personne à l'avenir n'aura le droit de mettre en doute. ALEXANDRE. Mais il a été en servitude pendant quelque temps. Moi je fus toujours Roi, toujours libre. ARMINIUS. Jamais, au fond du coeur, je n'ai été soumis à personne. En effet, gardant toujours le souvenir de la liberté, je ne nourrissais en mon âme qu'une ambition : celle de pouvoir, si l'occasion s'en offrait, affranchir ma patrie, même lorsque mes concitoyens se courbaient sous le joug. Tant que je n'ai pu agir, j'ai dissimulé mon projet, et tenu renfermé en moi mon souci de la liberté. ALEXANDRE. C'est-à-dire, selon eux, qu'il ne t'était pas permis de te soulever contre ceux dont tu avais un seul moment accepté le joug. ARMINIUS. C'est-à-dire, au contraire, que je n'ai ni accepté de joug, ni consenti dans mon âme à la servitude et si, contraint par la nécessité, je me suis quelque temps soumis à une injustice, rien ne m'empêchait de'saisir l'occasion de m'y soustraire. Car de quel droit un homme ravirait-il à un autre un bien de nature, et quelle injustice y a-t-il à recouvrer par la violence ce qui nous a été arraché par la violence ? ALEXANDRE. Mais tu avais donné ta foi. [5] ARMINIUS. Je ne l'avais pas donnée pour supporter un traitement indigne. J'aurais pu toutefois obéir honorablement et librement à des maîtres humains et modérés. Cette foi m'avait été extorquée par violence, par injustice, et, en bonne morale, il n'y a pas lieu de respecter des engagements forcés auxquels le vaincu se soumet facilement et dont le vainqueur doit n'avoir que faire. Celui qui impose son joug à un autre n'a-t-il pas pour ennemi naturel celui qu'il tient d'autant plus étroitement en servitude? et n'est-il pas permis, quand une chose vous a été injustement arrachée par les armes, de la reprendre, à l'occasion, par les armes? S'il est contre nature de faire un esclave d'un homme libre, est-ce un crime de revendiquer un don de la nature? La bonne foi consiste seulement à donner ce que l'on doit. Dis-moi qui pouvait être assez endurant pour supporter ce que les Romains faisaient alors en Germanie et principalement Varus, qui est bien, je pense, l'homme le plus avare et le plus inique que la terre ait produit? Après avoir dévasté et dépouillé la Syrie, il s'était mis en tête d'épuiser les Germains jusqu'à leur dernière ressource. Et tel fut son orgueil et son aberration d'esprit, qu'il s'était imaginé que les Germains étaient des bêtes, des brutes manquant de raison, et non des hommes ; qu'il n'était pas d'indignité capable de nous lasser et de nous soulever. Aussi ne mit-il aucune borne à sa démence et osa-t-il toutes les infamies et tous les crimes. C'est pourquoi, en agissant comme j'ai agi, je n'ai pas trahi ma foi envers des maîtres légitimes, mais reconquis sur les plus iniques tyrans l'honneur et le droit commun de la patrie. MINOS. Il a loyalement défendu sa cause, et j'estime que personne n'est si esclave de la paix d'autrui que, poussé par de tels motifs, il n'ait le droit de se révolter. SCIPION. Pourtant, on lui reproche chez nous sa perfidie et sa cruauté à l'égard de Varus vaincu. ARMINIUS. Dans ce cas, Scipion, perfides ont été tous ceux qui ont délivré leur patrie des tyrans, et chez vous surtout ceux qui ont, chassé les Tarquins et assassiné César : vous ne leur en avez pas moins voué une gloire éternelle. Non, la vraie perfidie réside en ceux qui, attentifs aux changements de la fortune, sont tout prets à se tourner du côté où souffle le vent. Moi, c'est la justice de ma cause qui m'a fait me jeter au travers des événements. Mais, je m'en rapporte à Minos, puisque les Dieux m'en fournissaient l'occasion, n'avais-je pas le droit de répondre, par des représailles, aux atroces procédés de Quintilius? MINOS. C'est mon avis : rien de plus légitime. ANNIBAL. Mais toi qui te vantes de n'avoir rien eu â coeur que l'amour de la patrie, tu passes pour avoir usurpé le pouvoir? toi qui te glorifies d'avoir débarrassé tes concitoyens du joug étranger, tu leur as imposé le tien? Voilà un crime dont l'idée ne m'est jamais venue, à moi, et cela seul doit me faire préférer. ARMINIUS. Tu ne tiendras aucun compte de cette accusation, Minos, si tu veux être équitable. Car le désir de m'emparer du pouvoir ne m'a jamais possédé, et c'est la jalousie de mes ennemis qui a engendré ce soupçon. L'humanité, nous le savons tous, est ainsi faite : c'est aux plus vertueux que l'envie s'attaque de préférence. Ceux-là seuls sont à l'abri de l'envie que leurs mérites n'ont pas placés en évidence. Et plus haut la vertu élève un homme, plus l'envie s'acharne après lui. Un chef d'État doit nécessairement posséder un grand pouvoir sur la foule. La liberté publique aurait été bientôt anéantie si, cédant à l'opinion malveillante que tel ou tel avait de moi, je m'étais démis de l'autorité nécessaire à la protéger. En gardant le pouvoir dans ce but, je devais me concilier les gens de bien, tandis que je me suis exposé aux calomnies des méchants qui me dénonçaient comme usurpateur de la royauté. J'ai occupé le pouvoir, soit, mais qui donc le méritait mieux que le libérateur de la patrie? La patrie n'eût pas encore été quitte envers moi si, pour lui avoir rendu la liberté et l'avoir en quelque sorte tirée de la ruine, elle m'avait spontanément donné le pouvoir. Mais, au contraire, la mémoire du service reçu ne tarda pas à s'affaiblir, et elle me laissa d'abord attaquer par la calomnie, puis anéantir par un crime. Je n'en suis pas le premier exemple, et je ne pense pas en être le dernier. Les Carthaginois ont-ils été reconnaissants de tes services, Annibal ? Au contraire, la haine de tes ennemis intimes s'acharna sur toi et finit par t'accabler. ANNIBAL. C'est vrai, je l'avoue. ARMINIUS. Et Scipion? En voilà un que sa patrie a payé de retour! Après l'avoir faite si puissante, après l'avoir illustrée par tant d'actions d'éclat, il ne lui a pas même été permis d'y mourir. Pour Alexandre, c'est, sans contredit, l'envie domestique qui a causé sa mort. MINOS. Il a répondu à tout; c'est bien vrai : tous les hommes illustres ont été victimes de leur vertu. Arminius, par la noblesse de son caractère, doit être cher à quiconque le connaît. Désormais, Germain, tu peux compter sur un surcroît d'honneurs, et c'est un devoir pour nous de ne jamais oublier tes vertus. Allons, Mercure, dis lui de te suivre et exécute promptement ma sentence. Vous autres, retirez-vous. MERCURE. Suis-moi.