[73,0] LETTRE LXXIII. Ives, humble ministre de l'église de Chartres, à Bernard, abbé de Marmoutier, récompense du bon serviteur. [73,1] Une nouvelle qui court de bouche en bouche a affecté désagréablement mes oreilles, car j'ai vu le dommage qui en résulterait pour l'ordre monastique en général, et spécialement l'ennui qui en découlerait pour votre propre personne. On m'a rapporté que quelques-uns de vos frères s'étaient révoltés contre votre fraternité, sous prétexte que le gouvernement qui vous est confié n'a pas eu un principe légitime ; car, suivant eux, vous auriez reçu la bénédiction d'un évêque excommunié et avant d'être bénit vous auriez promis au siège métropolitain la soumission qui lui est due. Ces frères ont peut-être le zèle de Dieu, mais ils n'ont pas la science, puisqu'ils s'imaginent que ce qui fait la promotion d'un abbé c'est la bénédiction épiscopale et non l'élection faite en commun par les frères. Le Seigneur confère cette bénédiction, non selon le mérite de celui qui la donne, mais selon la foi et la pureté de celui qui la reçoit. Saint Augustin dit à ce sujet dans le livre des Questions de l'Ancien Testament : Dans les Nombres, il est dit par le Seigneur à Aaron : « Placez mon nom sur les fils d'Israël, et moi votre Dieu je les bénirai », c'est-à-dire par le ministère de celui qui sera ordonné la grâce passera dans le cœur des hommes, et la volonté du prêtre ne pourra nuire ou servir à cet effet, mais seulement le mérite de celui qui demande la bénédiction. Le même Augustin, dans le 3e livre sur le Baptême unique : "Autre chose dit-il, est de ne pas posséder, autre chose de posséder sans droit et d'usurper par violence. On ne doit donc pas dire que les sacrements ne sont pas les sacrements du Christ et de l'Eglise parce qu'on voit non seulement les hérétiques, mais encore les méchants et les impies en abuser : ceux-ci doivent être corrigés et punis tandis que les sacrements doivent être reconnus et respectés". Et dans le livre contre Parménien : "On ne doit pas donner de nouveau à celui qui rentre dans l'unité ce qu'il a déjà reçu du dehors, de même on ne doit pas renouveler à celui qui se convertit ce qu'il a déjà reçu auparavant". [73,2] D'où l'on peut conclure que la perversité des hommes doit être corrigée, mais que la sainteté des sacrements ne peut être violée même chez ces pervers. Car il est certain que chez les hommes pervers et scélérats, qu'ils le soient dans leur cœur ou dans leurs actions, cette sainteté demeure sans tache et sans atteinte ; mais aux bons elle est un gage de récompense, aux mauvais un gage de punition. Aussi le pape Anastase déclare valables les sacrements qu'avait célébrés Achate après sa condamnation et il écrit à l'empereur Anastase : "Que ta sérénité avide de la vérité sache bien que, selon la coutume de l'Eglise, aucun de ceux qu'Achate a baptisés ou que, selon les canons, il a ordonnés prêtres ou lévites, n'est en quoi que ce soit atteint par l'indignité d'Achate, en sorte que les sacrements donnés par un homme dans l'iniquité ne doivent pas paraître moins valables". Et plus bas : "C'est pourquoi celui-ci, que nous ne voulons pas nommer, en administrant mal ce qui était bon a fait tort à lui seul. Le sacrement inviolable qu'il a donné aux autres a obtenu la vertu de son accomplissement". De même Augustin, dans le livre contre les écrits de Pétilien : "Pour être un vrai prêtre, dit-il, il faut non seulement être décoré du sacrement, mais aussi de la justice ; car il est écrit : « Que tes prêtres soient décorés de la justice. » Celui qui n'est prêtre que par le sacrement comme fut le grand-prêtre Caïphe, persécuteur du seul et vrai prêtre, celui-là, bien qu'il ne soit pas vraiment prêtre, donne cependant quelque chose de valable ; car il ne donne pas ce qui est de lui, mais ce qui est de Dieu : Comme le dit encore, le même Augustin dans son livre du Bien conjugal, celui qui une fois a reçu l'ordre du sacerdoce ne peut le perdre, à moins que pour quelques fautes il ne soit rejeté de son office. En un mot, les sacrements de Dieu ont pour chacun une vertu conforme aux dispositions qu'il y apporte, comme le dit Augustin dans son dialogue contre Pétilien. Tout cela a trait aux sacrements ecclésiastiques, sans lesquels on ne peut être chrétien et acquérir du Seigneur la récompense du salut éternel. [73,3] Comment donc alors contester la bénédiction d'un abbé, quel que soit l'évêque de qui elle a été reçue, puisque dans cette bénédiction il n'y a ni imposition des mains ni consécration, mais une simple prière par laquelle la grâce de bien diriger ceux qui sont soumis à son administration, qu'elle ait été reçue ou non reçue, n'est ni augmentée ni diminuée. Votre fraternité sait combien, en Egypte, en Palestine et dans les autres provinces, il a existé de serviteurs de Dieu, pères de monastères, qui jamais ne reçurent d'aucun homme une bénédiction de cette sorte, et cependant ceux qui leur étaient soumis ne manquèrent jamais à l'obéissance envers eux, et jamais de là ne conçurent de craintes pour leur salut. D'un autre côté, quand on vous accuse d'avoir mal agi en promettant avant votre bénédiction obéissance au siège métropolitain, c'est là un reproche sans fondement, ou plutôt ce n'est pas un reproche. Comment, en effet, les membres du corps du Christ pourront-ils être unis ensemble, si les chefs des congrégations canoniques ou monastiques ne montrent pas envers leurs prélats cette obéissance qu'ils veulent obtenir de leurs inférieurs ? Quelle faute y a-t-il à demander ce qui est dû ; quelle faute y a-t-il à rendre ce qui est dû ? Augustin, dans le Ier livre à Simplicien, s'exprime ainsi : "Qui ne convient qu'on ne peut accuser ni celui qui exige ce qui lui est dû, ni celui qui refuse d'abandonner ce qui lui est dû. Et le paiement ne peut être à la discrétion des débiteurs, mais à celle des créanciers". Or, ceux qui sont élevés aux dignités ecclésiastiques sont débiteurs de promesses d'obéissance ; c'est ce que témoigne le onzième concile de Tolède, chap. 11 : "Quiconque est sur le point de gravir les degrés ecclésiastiques ne doit pas recevoir la consécration de sa charge avant de s'être engagé par une libre promesse à garder dans toute la sincérité de son cœur la foi catholique, à vivre justement et pieusement, à ne contrevenir dans aucune de ses actions aux règles canoniques et à rendre en toutes choses l'honneur et la révérence qui sont dus à ceux placés au-dessus de lui". [73,4] Le souverain pontife lui-même, avant de recevoir la grâce de la consécration, jure d'observer inviolablement les coutumes de l'Eglise Romaine et les décrets de ses prédécesseurs. De même les autres prélats, avant leur consécration, promettent de conserver toute l'honnêteté des mœurs anciennes, et de prêter l'obéissance qui est due à ceux qui les ordonnent. Comme l'humilité, qui est la compagne de l'obéissance, mérite seule d'être élevée, tandis que l'orgueil doit être abaissé, un abbé ne pèche pas assurément s'il professe de vive voix ce qu'il doit toujours avoir au fond du cœur et ce qu'il doit, quand il en est besoin, témoigner par ses œuvres. Que ces perturbateurs, que ces hommes que l'oisiveté et la vaine curiosité jettent dans le trouble, qui ne savent ni ce qu'ils disent ni ce qu'ils affirment, par leurs vaines insinuations, par leurs frivoles murmures, ne chassent pas le repos de votre cœur. Quelle que soit la tempête qu'ils soulèvent, ne renoncez pas à l'obédience que vous avez promise, afin de ne pas vous exposer à cette moquerie de vos ennemis : Cet homme avait commencé à bâtir, mais il n'a pas achevé son édifice. Votre diligence sait en effet que l'antique ennemi veille surtout à interrompre le repos des serviteurs de Dieu, dans l'espoir, s'il y arrive, de reprendre possession des vases qu'on lui a enlevés, et lorsqu'il les aura repris de les souiller plus misérablement des impuretés nouvelles qu'il ajoute à celles qui y étaient auparavant. Usez donc de la ruse du serpent pour déjouer ses embûches aux mille formes, prenez la simplicité de la colombe pour supporter les murmures des mécontents, et cependant, autant qu'il est en vous, enlevez-leur tout juste motif de murmurer. Que, comme ils le prétendent, les biens du monastère ne dépérissent pas par votre incurie ; que vos frères ne voient pas diminuer leurs ressources. S'il arrive que, par quelque faiblesse corporelle ou par quelque désir de jouir de la contemplation céleste, vous suffisiez moins à la tâche, il y a avec vous des hommes prudents, marchant d'un même esprit avec vous, auxquels vous pouvez imposer une partie de votre fardeau. Vous alors, vous pourrez goûter plus librement, et par là même plus abondamment, la douceur de la contemplation céleste, et en temps opportun distribuer à vos confrères la manne de la parole. [73,5] Si je vous écris toutes ces choses, ce n'est pas que vous les ignoriez, mais je veux prévenir votre charité, afin que la tempête qui s'est élevée dans votre monastère ne devienne pas pour les faibles un obstacle et un scandale : car, toujours prêts à épier le danger, ils semblent réaliser en eux cette parole de Salomon : Celui qui craint le vent ne sème jamais, et celui qui considère les nuages ne fait jamais la moisson. Enlevez à tous les infirmes et à tous les envieux l'occasion de blasphémer contre votre saint propos, ou d'attaquer la règle étroite de votre vie : car le Seigneur pourrait vous adresser ce reproche par son Prophète : Tu n'as pas recherché ce qui était perdu ; tu n'as pas fortifié ce qui était débile ; tu n'as pas soutenu ce qui était ébranlé. Qu'il éloigne ce malheur de votre sainteté celui qui a donné son âme pour nous, et qui par ses paroles nous a enseigné, par son exemple nous a appris à donner nos âmes pour nos frères. Adieu.