[63,0] LETTRE LXIII. Ives, humble ministre de l'église de Chartres, à Leudon, son frère en sacerdoce, salut. [63,1] Après les avoir longtemps oubliées, je me suis rappelé ta demande et ma promesse. Je t'avais promis en effet d'écrire contre les inepties de quelques hommes, que je ne sais trop si l'on doit accuser de simplicité ou de duplicité, mais qui, suivant les paroles de l'Apôtre, ne savent ni ce qu'ils disent ni ce qu'ils affirment, lorsqu'ils prétendent qu'une personne quelconque, n'ayant pas reçu les ordres sacrés, mais prononçant les paroles sacramentelles, peut faire le sacrement de l'autel et les autres sacrements ecclésiastiques et les administrer à ceux qui les reçoivent saintement. La vanité de leur raisonnement peut se prouver de bien des manières, par la raison d'abord, puis par le témoignage des œuvres divines, enfin par l'autorité irréfragable des Saints Pères. D'abord si la confection et l'administration des sacrements divins pouvaient se faire par des personnes quelconques, il eût été superflu d'instituer dans l'Église l'ordre sacerdotal et lévitique ; ce qu'il est impie de supposer, car ces deux ordres, et dans l'ancienne loi ont été d'abord établis en figure par le commandement de Dieu, et dans la doctrine évangélique et apostolique ont été depuis consacrés en vérité. C'est ainsi que dans l'Exode le Seigneur dit à Moïse : "Tu prépareras des tuniques de lin pour les fils d'Aaron, des ceintures et des tiares pour la gloire et pour l'ornement de leur ministère. Tu revêtiras Aaron, ton frère, et ses fils avec lui de tous ces vêtements. Tu leur sacreras les mains à tous et tu les sanctifieras, afin qu'ils exercent les fonctions de mon sacerdoce". Et plus loin : "Cette huile qui doit servir aux onctions me sera consacrée par vous, et vous n'en ferez point d'autre de même composition". Et encore : "Ce parfum vous deviendra saint et sacré ; vous n'en composerez point de semblable. Quiconque en fera de semblable périra du milieu de son peuple". Aussi lit-on dans le Lévitique que comme Nadab et Abiu, fils d'Aaron, ayant mis dans leurs encensoirs le feu et l'encens, offraient devant Dieu un feu étranger qui n'était pas celui qui leur était prescrit, le Seigneur fit sortir un feu qui les dévora. Or apporter un feu étranger au sacrifice, qu'est-ce autre chose qu'usurper sans aucun droit et par une vaine présomption la charge du sacerdoce ? Nous voyons encore dans le Lévitique que lorsque le grand prêtre Aaron eut offert les hosties de propitiation, les holocaustes et les hosties pacifiques, un feu envoyé de Dieu dévora l'holocauste et les graisses qui étaient sur l'autel. Et au contraire on lit dans le livre des Nombres que comme Datan, Coré et Abiron, voulant usurper le sacerdoce, avaient placé des parfums sur le feu de l'encensoir, le feu divin ne consuma pas l'encens, mais ils furent eux-mêmes engloutis dans la terre, et une flamme matérielle dévora la multitude complice de leur crime et qui offrait de l'encens avec eux. De même donc que le feu divin dévorait visiblement et absorbait les semblants d'holocaustes offerts toutefois par des prêtres légitimes, et non seulement dédaignait les victimes des usurpateurs, mais encore condamnait terriblement ceux-ci, de même la vertu divine consacre invisiblement les sacrements administrés aujourd'hui par les prêtres légitimes et les transforme véritablement au corps et au sang de Jésus-Christ. [63,2] Quant à ceux qui, sans en avoir le droit, osent présenter à Dieu des hosties, non seulement il ne tient pas compte de leurs offrandes, mais encore il les frappe d'aveuglement intérieur et leur prépare pour l'avenir des supplices sans remède. Pour ces sacrifices qui étaient l'image des sacrifices futurs, non seulement Dieu assigna des paroles spéciales, mais encore il régla tous les mystères et les instruments qui devaient servir à leur accomplissement, je veux dire les autels et les vases consacrés. Il voulut aussi que les prêtres et les ministres préposés pour les offrir ou les administrer fussent revêtus d'ornements mystiques sanctifiés pour cet office, comme le témoignent ces paroles du Lévitique : "Moïse prit l'huile d'onction qu'il répandit sur le tabernacle et sur toutes les choses qui servaient à son usage. Et ayant sept fois fait les aspersions sur l'autel pour le sanctifier, il y versa l'huile ainsi que sur tous les vases et sur le grand bassin avec la base qui le soutenait. Il répandit aussi sur la tête d'Aaron l'huile dont il l'oignit et consacra. Et les fils d'Aaron lui ayant été présentés il les revêtit de tuniques de lin, les ceignit de ceintures et leur mit des mitres sur la tête comme le Seigneur l'avait ordonné". Et peu après : "Prenant l'huile d'onction et le sang qui était sur l'autel, il fit l'aspersion sur Aaron et sur ses vêtements, sur les fils d'Aaron et sur leurs vêtements et les sanctifia dans leurs vêtements". Lorsque la sanctification fut acheva, Moïse dit à Aaron : « Approche de l'autel et immole pour ton péché. Offre l'holocauste et prie pour toi et pour le peuple. » Et aussitôt Aaron immola un veau pour son péché et ses fils lui en présentèrent le sang. Considérons ici que Moïse sanctifie d'abord le tabernacle, l'autel et les vases, les prêtres et les vêtements sacerdotaux, puis il leur ordonne d'approcher de l'autel afin d'y sacrifier et d'implorer le Seigneur pour leurs péchés et pour ceux du peuple. Que les fidèles chrétiens comprennent donc que, si, dans ces sacrifices qui se faisaient seulement par l'ablution de la chair, Dieu exigeait une si grande révérence dans les rites des prêtres et des choses sacrées, à bien plus forte raison, dans la consécration du corps et du sang de Notre-Seigneur, qui a la vertu de purifier la chair et l'esprit, le premier venu n'est pas apte aux bénédictions mystiques et aux prières qui parfont cette consécration ; mais il faut que d'abord le consécrateur soit revêtu de l'ordre sacerdotal et qu'il soit entouré de tout l'ensemble des instruments nécessaires et de tout ce qui doit accompagner le divin sacrifice. Aucun autre que le prêtre ne peut s'approcher de l'autel pour faire la consécration, c'est ce que commande le Seigneur dans les Nombres en s'adressant à Aaron : Toi et tes fils, dit-il, conservez votre sacerdoce, et que tout a qui appartient au culte de l'autel et qui est au dedans du voile se fasse par le ministère des prêtres. Si quelque étranger s'en approche, il sera frappé de mort. Que représente Aaron, sinon les prélats les plus élevés ? Que représentent ses fils, sinon les prêtres d'ordre inférieur ? Ceux-ci reçoivent des prélats l'imposition des mains, et, comme légitimes héritiers de leur père, ils sont promus à la bénédiction sacerdotale. Alors ils consacrent par une bénédiction mystique et ils administrent aux peuples fidèles le gage du salut, le corps et le sang du Seigneur, cachés sous des apparences qui les dérobent à leur vue. Que faut-il entendre par cet étranger, sinon ceux qui ne sont pas revêtus du caractère de prêtre ? S'ils osent simuler les sacrements divins, ils seront justement frappés de mort, car par leur présomption, ils se sont séparés du corps des justes. On ne doit pas remplir le saint ministère sans les vêtements sacrés ; c'est ce que nous apprenons dans l'Exode. Le Seigneur en effet parlant à Moïse avait énuméré tous les vêtements sacerdotaux, puis il dit : Tu feras aussi des caleçons de lin pour couvrir ce qui est déshonnête dans le corps depuis les reins jusqu'au bas des cuisses. Aaron et ses enfants s'en serviront quand ils approcheront de l'autel pour servir dans le sanctuaire, de peur que, coupables d'iniquité, ils ne meurent. [63,3] Si maintenant nous passons aux pages évangéliques, nous lisons que le Sauveur n'a pas confié à des laïcs, mais à ses seuls disciples le soin de célébrer les sacrements de son corps et de son sang. Comme il voulait changer l'ancien sacerdoce en le nouveau, il commanda à ses disciples de lui préparer la Pâque dans le Cénacle, et là, lui-même, manifestement revêtu du nouveau sacerdoce, les institua ses successeurs dans ce sacerdoce, leur disant, après leur avoir donné l'Eucharistie : "Faites cela en mémoire de moi". Pourquoi le Sauveur voulut-il que ce sacrement fût d'abord célébré dans le Cénacle, sinon parce que le cénacle est la partie la plus élevée de la maison, comme le sacerdoce est le degré le plus élevé dans l'Église ? Puis donc que nous savons que tous les actes du Seigneur ont un sens caché et sont des figures, qu'a-t-il voulu signifier par cette position du Cénacle, sinon que personne n'osât toucher à ce mystère sans être d'abord parvenu au sacerdoce ? De là cette parole de l'Apôtre aux Hébreux : "Personne ne s'élève de soi-même à l'honneur du sacerdoce" ; il faut y avoir été appelé de Dieu comme Aaron. Ce ministère fut laissé par les Apôtres en héritage aux autres prêtres, comme le témoigne Jérôme dans une lettre au moine Héliodore : "Loin de moi de rien dire de fâcheux contre ces hommes qui, successeurs des Apôtres, de leur bouche sacrée font descendre le corps du Christ sur l'autel, contre ces hommes qui nous font tous chrétiens, qui possèdent les clefs du royaume des deux". Les sacrements divins ne se font pas seulement par les paroles consacrées ; c'est ce que témoigne le même Jérôme, dans son commentaire sur Sophonie : "Les prêtres qui distribuent la sainte Eucharistie et qui partagent aux peuples le sang du Seigneur commettent une impiété contre la loi du Christ s'ils pensent que l'eucharistie est faite par les paroles, et non par la pureté du célébrant". Non seulement les prières sacramentelles sont nécessaires, mais aussi la sainteté des prêtres, car il est dit : « Le prêtre, si légère faute qu'il ait commise, ne doit pas approcher pour offrir des sacrifices au Seigneur. » Notre père saint Augustin confirme aussi cette vérité que personne ne peut bénir s'il n'a été ordonné, car il parle ainsi dans ses questions sur l'Ancien Testament : Dans les Nombres, le Seigneur a dit à Aaron : « Vous placerez mon nom sur les fils d'Israël, et moi, le Seigneur, je les bénirai, » afin que la grâce ne parvienne aux hommes que par le ministère de celui qui aura été ordonné. Voyons par là la dignité de l'ordre sacerdotal. Entre autres choses, il a été dit ceci de Caïphe, l'infâme meurtrier du Sauveur : « Ce n'est pas de lui-même qu'il a dit cela, mais comme en cette année il était prince des prêtres, il a prophétisé. » D'où l'on voit que l'Esprit-Saint ne répand pas ses grâces suivant qu'on est digne ou indigne, mais qu'il suit l'ordre de la tradition. Aussi, quels que soient ses mérites, un homme ne peut bénir s'il n'a été ordonné pour remplir l'office du saint ministère. A Dieu appartient d'accorder l'effet de la bénédiction. De tout cela il résulte clairement que la plénitude des sacrements divins ne consiste pas seulement dans les prières mystiques et dans les paroles sacramentelles, mais dans l'accomplissement parfait de tout ce que nous venons d'indiquer. Car celui qui a prescrit l'ordre qui doit être observé a refusé à ceux qui négligeraient cet ordre le pouvoir d'atteindre la vérité qui est nécessaire pour les sacrements. Aussi les Apôtres qui avaient reçu la puissance sur tous les démons, voulant un jour guérir par leur seule parole un lunatique, et n'ayant pu y réussir, à leur grand étonnement, se retournèrent vers le Seigneur et apprirent de lui qu'ils avaient omis certaines pratiques nécessaires sans lesquelles ils ne pouvaient opérer la cure de ce lunatique. Dieu leur dit en effet : Ce genre de démon n'est chassé que par la prière et par le jeûne. Si donc ceux qui avaient reçu la puissance ne purent accomplir ce qu'ils se proposaient sans suivre l'ordre nécessaire, que pourront faire de mystique ou de divin ceux qui n'ont reçu nul pouvoir d'accomplir les mystères divins ? Que cela te suffise en ce moment, mon très cher frère ; à ce que nous venons de te dire ta diligence ajoutera bien d'autres renseignements tirés de tes lectures, à l'aide desquels tu confondras facilement la sottise de ces vains parleurs qui ne s'appuient sur aucune raison et sur aucune autorité. Que Dieu détourne cette erreur de son église, qu'il a purifiée dans le bain de sa parole afin de l'avoir pour épouse sans tache et sans ride. Adieu.