[32,0] LETTRE XXXII. Ives, par la grâce de Dieu, serviteur de l'église de Chartres, frère fidèle de votre société, à ses confrères les chanoines de Saint-Quentin de Beauvais, hommage dévoué de fraternité. [32,1] Comme un navire privé de la présence de son pilote, bien qu'il ait de bons matelots et de zélés serviteurs, bien même qu'il soit servi par un vent favorable, flotte au hasard ou est submergé par les flots ou brisé sur les écueils, et trouve ainsi la ruine plutôt que le port : de même une église de Dieu, veuve de la présence de son chef, court toutes sortes de dangers dans ce monde comme sur une mer orageuse, et est longtemps éloignée ou pour toujours privée de l'entrée du repos éternel comme de l'accès du port. Dans cette pensée, je vous renouvelle le conseil que je vous ai si souvent adressé, et je vous donne pleine liberté de vous élire régulièrement un chef, que vous honorerez de tout votre pouvoir comme le père de vos âmes, et dont vous suivrez toujours en toute humilité les avis salutaires. Car je ne veux pas, au péril de mon âme et des vôtres, vous commander sans vous servir, occuper la terre et étouffer de mon ombre la moisson que la culture lui fera rapporter. J'aime mieux vous voir vivants sous la direction d'un autre, que de vous pleurer morts sous le couvert de mon administration ; j'aime mieux avoir en vous des frères bien ordonnés que des fils indisciplinés. Je ne veux pas avoir travaillé en vain pour vous, que, d'une affection maternelle, avec l'aide de la crainte de Dieu, j'ai engendrés du vieil homme dans le nouveau, que j'ai nourris du lait de mes mamelles jusqu'au jour où vous avez pu prendre des aliments solides, que j'ai chéris si singulièrement que je jouissais de votre joie, je pleurais de vos pleurs, je souffrais de vos souffrances, dont j'ai supporté les défauts avec une mansuétude telle que les parents eux-mêmes l'ont à peine pour les fils de leur chair. [32,2] Puis donc que, par je ne sais quelle volonté de Dieu, vous ne pouvez plus sucer le lait des mamelles maternelles, cherchez-vous une mère adoptive qui vous allaite, de peur que quelques-uns de vous, sevrés avant le temps, ne trouvent pas la mère qu'ils attendent et ne puissent ainsi arriver à l'usage des aliments solides. Ne consultez que l'intérêt de tous pour le choix de votre chef : que personne ne cherche son avantage privé ; que personne ne se prévale de sa soi-disant excellence ; que personne n'élève de prétention et ne refuse de se montrer humblement soumis à celui que, pour l'utilité commune, la concorde de tous aura élu comme chef. Mettez dès maintenant d'autant plus de soin à arrêter votre choix qu'il vous faut éviter d'avoir à le discuter plus tard, et que tous vous devrez l'accepter sans récriminations. Je ne veux vous désigner personne ; je vous laisse la liberté complète de l'élection, afin que vous obéissiez d'autant plus facilement à celui que vous aurez choisi que vous l'aurez mis volontairement à votre tête. La seule chose que je réclame de votre fraternité est que vous m'envoyiez, comme un fils vers son père, celui de vos frères que je voudrai avoir près de moi, et que vous lui permettiez de rester avec moi tout le temps qu'il me plaira sans vous en scandaliser ; du reste, ne craignez rien, je saurai en cela user de modération. [32,3] Il est encore un privilège que je désire garder près de vous : si, ce qu'à Dieu ne plaise, quelque difficulté survient entre votre chef et quelqu'un des frères, ou si, par quelque excès de zèle, l'un est enflammé contre l'autre, si vous ne pouvez par vous-mêmes apaiser le différend, que la discussion n'en vienne pas aux oreilles du public avant qu'il ne me soit déféré : je ferai tous mes efforts, ou pour tempérer ce zèle immodéré, ou pour confirmer de mon autorité la sévérité canonique. Un cocher inexpérimenté qui ne sait modérer le frein, dès la première course, fatigue son cheval en le pressant trop vivement. Le gouvernement des âmes est l'art des arts, le fardeau des fardeaux : lorsque votre chef aura appris, par l'expérience de cet art, ce qu'il doit dissimuler, ce qu'il doit au contraire corriger aussitôt, alors, vous contentant de son jugement et du vôtre, vous pourrez facilement régler vous-mêmes toutes vos affaires. Quel qu'il soit du reste, que celui-là soit choisi par votre fraternité qui sache de son propre fonds tirer de nouveaux et d'anciens enseignements : qu'il connaisse vos caractères, et que son caractère à lui ne vous soit pas inconnu. Les pierres en effet ont plus de cohésion entre elles quand, fréquemment frottées l'une contre l'autre, elles ont perdu leurs inégalités par le frottement continuel. Que si par hasard il arrive que dans les affaires extérieures il soit moins habitué à défendre tous les intérêts qui lui sont confiés, il sera aidé par sa bonne conscience et par votre appui. Qu'il se choisisse un prévôt pour veiller aux choses du dehors, sous votre surveillance et la sienne. Que lui-même, à l'intérieur, selon la tradition des Saints Pères, se consacre à la prière et à la lecture et à l'entretien de l'affection fraternelle entre vous. [32,4] Je vous parle longuement, mais c'est comme la dernière fois que je vous donne la nourriture, et je voudrais vous laisser fortifiés en toutes choses, afin que vous compreniez ce qui est bien, et qu'après l'avoir compris vous l'accomplissiez fidèlement. Mais comme, par vous-mêmes, vous n'avez pas la force suffisante, invoquez l'ange du grand conseil, afin qu'il vous inspire et vous mène à une bonne fin. Que le Dieu de patience et de consolation soit avec vous. Adieu.