[188,0] LETTRE CLXXXVIII. Ives, par la grâce de Dieu, ministre de l'église de Chartres, à Laurent, moine du monastère de la Charité, salut. [188,1] Tes demandes ont besoin de réponses détaillées et longues qui ne peuvent facilement se resserrer dans la brièveté d'une lettre : elles exigeraient plutôt le développement d'une discussion approfondie dans un livre, et l'appui de l'autorité de textes nombreux. En outre, si sur certaines de ces questions je voulais invoquer l'indulgence des canons, à quelques gens simples, trop grands zélateurs de la loi, je paraîtrais parler contre les canons, ou avoir préparé des arguments pour la défense de certaines prétentions. Je crois donc qu'on ne doit point se livrer par écrit à des discussions de ce genre, de peur que, tombant dans un trop grand nombre de mains, elles ne soient plutôt un objet de scandale pour ceux qui manquent de discrétion que d'utilité pour les plus sages. Cependant il est des règles imposées par les Pères, qui, sagement étudiées, suffiront pour résoudre beaucoup de tes propositions ; par exemple celle-ci : Le crime n'est pas de vivre en communion avec les méchants, mais de consentir à leurs actes. Et aussi : Le crime d'autrui n'atteint pas celui qui l'ignore. Et encore : Celui qui n'a pas le droit de condamner un coupable ou qui ne peut prouver la culpabilité, est innocent de l'impunité. D'où Augustin dit dans son 2e livre sur le Baptême unique : Peut-être, au milieu du peuple de Dieu, tu trouves à côté de toi un avare, un ravisseur, un envieux du bien d'autrui ; tu le connais tel, et cependant il est fidèle ou du moins il est appelé fidèle ; tu ne peux le chasser de l'église, tu n'as aucun moyen pour cela : corrige-le en le reprenant et en le châtiant. Il doit s'approcher avec toi de l'autel, ne crains rien ; car chacun porte son propre fardeau. Comment, diras-tu, puis-je supporter celui que je sais mauvais ? Ne vaut-il pas mieux le supporter que de te condamner toi-même à rester dehors ? Pour le supporter, rappelle-toi cette parole de l’Apôtre : « Chacun portera son propre fardeau ; » ces mots te rassureraient. Car tu ne vivras pas en communion de son avarice, mais tu seras en communion avec lui à la table du Christ. Et quel inconvénient vois-tu à être en communion avec lui à la table du Christ ? L'Apôtre dit : « Celui qui mange et qui boit indignement mange et boit son jugement, son jugement et non le tien. Mais si tu es juge, si tu as reçu le pouvoir de juger, d'après les règles ecclésiastiques, quand quelqu'un est accusé devant toi et qu'il est convaincu par des preuves et des témoignages certains, oh ! alors réprime, frappe, excommunie, dégrade. Et dans l'épître contre Parménien : Lorsque la contagion du péché aura envahi la multitude, alors il faudra user, dans la discipline divine, d'une miséricorde qui n'exclut pas la sévérité. Avoir recours à la séparation est inutile, pernicieux et sacrilège, car c'est faire preuve d'impiété et d'orgueil, et l'on trouble ainsi la faiblesse des bons plus que l'on ne corrige l'animosité des méchants. Enfin, dans l'épître à Vincent : Nous ne devons pas abandonner les bons à cause des méchants, mais nous devons tolérer les méchants à cause des bons : c'est ainsi que les Prophètes ont toléré ceux qu'ils accusaient si vivement et n'ont pas abandonné la communion des sacrements de ce peuple ; c'est ainsi que le Seigneur a toléré jusqu'à sa mort le coupable Judas et lui a permis de prendre la sainte cène en communion avec les innocents ; c'est ainsi que les Apôtres ont toléré ceux qui par envie, ce qui est le crime même du diable, annonçaient la religion du Christ. Que les paroles de ce saint docteur te suffisent pour te prouver qu'on ne doit pas éviter la communion des méchants. Mais si quelqu'un, s'endurcissant dans son impiété, est désigné nominativement par l'Église et mis hors la communion par le jugement de l'Église, son commerce doit être évité par tous ceux à l'oreille desquels son excommunication sera parvenue, comme le dit l'Apôtre : Si l'un de tes frères est déclaré fornicateur, ou avare, ou serviteur des idoles, ne prends point de nourriture avec lui. [188,2] Quant à recevoir des présents de semblables personnes ou à leur en donner, voici la règle qui me semble devoir être suivie : ne rien leur donner qu'en vue et par compassion de l'indigence humaine ; ne rien en recevoir que par une absolue nécessité, non pas pour augmenter son propre bien, mais lorsqu'on ne peut faire autrement. C'est ainsi que les Israélites reçurent des biens dans la terre d'Egypte ; c'est ainsi que sur la terre de Madian ils acceptèrent pour leurs besoins les présents des Madianites. Consulté à ce sujet, le pape Grégoire VII écrit ce qui suit : "La multitude de nos péchés est telle que nous voyons chaque jour un grand nombre d'hommes périr des suites de l'excommunication, les uns par ignorance, les autres par trop grande simplicité, les autres par crainte, les autres même par nécessité : vaincu donc par la miséricorde, nous adoucissons, autant que nous le pouvons, la sentence d'anathème. Ainsi, de notre autorité pontificale, nous absolvons de l'anathème les épouses, les fils, les serfs, les servantes, les esclaves, les colons et les sergents, tous ceux en un mot qui n'ont pas une position telle que leur conseil puisse entraîner au mal. Nous absolvons encore ceux qui, sans le savoir, ont des rapports avec des excommuniés, ou ceux qui fréquentent ceux qui fréquentent des excommuniés. Tout cultivateur ou étranger ou voyageur qui, arrivé sur la terre d'un excommunié, ne pourra y acheter ou n'aura pas de quoi y acheter, nous lui donnons la permission de recevoir des mains de l'excommunié, et si quelqu'un, non pour alimenter l'orgueil, mais par humanité, veut donner quelque chose à un excommunié, nous ne l'interdisons nullement". [188,3] Pour ce qui regarde les achats de biens ecclésiastiques faits par des moines à des laïcs, nous répondrons comme il suit à ta fraternité. Si les moines, moyennant un certain prix, retiraient les biens ecclésiastiques des mains des laïcs et les restituaient à l'Église en les mettant à la disposition de l'évêque, non seulement ils ne seraient pas à condamner, mais à louer grandement, car ce ne serait pas à proprement parler un achat, mais une sorte de rachat que tous les fidèles ne sauraient trop approuver. C'est ainsi que les captifs sont rachetés par la piété des fidèles, lorsque ceux qui les rachètent n'en font pas leurs propres esclaves, mais les rendent à leur ancienne liberté. Mais comme il est rare ou plutôt impossible de trouver un acheteur qui n'acquière les biens ecclésiastiques pour lui ou pour les siens, il ne faut pas appeler cela un pieux rachat, mais un échange cupide et dangereux entre les acheteurs et les vendeurs. [188,4] Nous recevons dans l'église les oblations des méchants, et voici que je pense à ce sujet. Tant que l'indulgence de l'Église admet les méchants dans la communion, ce serait un zèle inutile et indiscret de refuser leurs offrandes. Zachée le publicain invita Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont la vie doit être notre modèle, à entrer dans sa maison, et le servit de ce qu'il possédait. La religion chrétienne est dans la bonne voie quand elle fait ce que le Christ a fait ou qu'elle évite ce qu'elle sait que le Christ a évité. Cependant, à cause des faibles d'esprit, nous conseillons d'éviter les concessions et les dons faits par les excommuniés, qu'il n'est même pas permis de saluer. Car bien que l'Apôtre dise : Tout est pur pour les purs, il ajoute cependant : mais on fait mal de manger quand en mangeant on scandalise les autres. D'où il dit dans l'épître aux Corinthiens (I Cor. X) : "Si un infidèle vous invite à manger chez lui et que vous vouliez y aller, mangez tout ce qui vous sera présenté, sans vous enquérir, par un scrupule de conscience, d'où provient ce qu'on vous offre. Soit que vous mangiez ou que vous buviez, faites tout pour la gloire de Dieu. Ne donnez occasion de scandale ni aux Juifs ni aux Gentils ni à l'Église de Dieu, comme je tâche moi-même de plaire à tous en toutes choses, ne cherchant point ce qui m'est avantageux, mais ce qui est avantageux à plusieurs pour être sauvés". Telle est la saine doctrine apostolique. Il faut donc éviter les dons et les concessions de ces hommes, non pas parce qu'ils pourraient souiller la créature de Dieu puisqu'au Seigneur appartient la terre et tout ce qu'elle renferme, mais de peur de troubler la conscience des simples, qui s'imagineraient peut-être que les biens des excommuniés ne peuvent amener que des malheurs, ou qui s'habitueraient à ne plus considérer comme mal ce qu'ils détestaient. C'est pour la même cause que les lois divines et humaines refusent d'admettre le témoignage et les sentences de ces hommes, non pas qu'ils ne puissent rendre un vrai témoignage et juger sainement, mais pour que, rebutés par un tel affront, ils abandonnent leur erreur. [188,5] Au sujet de ceux qui confessent secrètement leurs crimes, je ne puis rien te répondre de mieux que ce que saint Augustin écrit dans une de ses lettres : Nous ne séparons personne de la communion, à moins qu'il n'ait été publiquement accusé et convaincu, ou qu'il n'ait spontanément reconnu sa faute en public. Pour ceux dont le crime est manifeste, la sentence est manifeste : puisque leur faute est évidente, ils doivent être condamnés devant tous et soumis à une pénitence publique. Cependant on ne doit pas leur commander, mais leur conseiller de s'abstenir des offices ecclésiastiques et de la communion des sacrements : une semblable humilité et une telle pénitence sont plus vraies, et l'on arrive plus sûrement à consolider ainsi le salut qu'on aura recouvré. Néanmoins les divins sacrements administrés par ces hommes coupables ne sont pas mauvais à cause de leur indignité, pas plus qu'ils ne sont meilleurs à cause des mérites des bons ; mais, comme le dit saint Augustin, ils sont eux-mêmes, quels que soient ceux qui les administrent. [188,6] En ce qui concerne les excommuniés qui cependant n'ont pas été condamnés par une sentence générale, soit que leur excommunication ait eu lieu dans un chapitre ou dans un concile, qu'ils soient simoniaques ou prêtres mariés, nous croyons qu'on doit agir envers eux comme envers les autres criminels, c'est-à-dire qu'on ne doit point les séparer de la communion, à moins que leur faute n'ait été publiquement prouvée ou qu'ils ne l'aient avouée publiquement. Le Seigneur savait que Judas était voleur et il l'excommuniait si bien qu'il l'appelait même diable : cependant comme il ne fut pas accusé, Dieu ne le rejeta pas jusqu'au jour où son crime devint manifeste par la trahison qu'il fit de son Dieu. Nous pensons de même au sujet des inférieurs ; ils ne doivent pas abandonner ceux qui leur sont préposés, s'ils ne les ont vus d'abord publiquement condamnés et nommément excommuniés. Quant à la confession mutuelle, à propos de laquelle l'Apôtre Jacques s'exprime ainsi : Confessez vos péchés l'un à l’autre, je réponds qu'elle suffit pour les péchés légers et quotidiens, pourvu qu'elle soit accompagnée d'une satisfaction convenable. Mais si les fautes sont graves, on doit demander l'absolution à celui qui a le pouvoir de lier et de délier. Avoir reçu comme hôte un excommunié ne me paraît pas condamnable si celui qui a reçu cet hôte s'abstient de manger avec lui et de lui donner un baiser. [188,7] Je crois que j'ai répondu rapidement à presque toutes tes demandes, sinon à toutes, au moins aux plus importantes : je laisse à ta discrétion le soin d'appliquer à chacune des questions que tu m'as posées des réponses générales. Si tu le fais avec attention, presque chacune de mes réponses s'accommodera, je ne dis pas à toutes tes questions, mais à plusieurs à la fois. Lorsque Dieu permettra que nous puissions avoir ensemble un entretien, s'il te reste quelque doute, ou sur ce que tu m'as écrit, ou sur d'autres affaires que Dieu te suggérera, nous te répondrons avec plaisir. Adieu.