[3,0] LIVRE TROISIÈME. [3,1] Le dessein d'Hipotoùs était d'aller à Massaque pour y recruter un certain nombre de jeunes gens et former de nouveau sa compagnie ; comme ils passaient dans les endraits les plus habités, ils trouvaient de tout en abondance ; Hipotoùs savait si bien la langue du pays que tout le monde traitait avec lui comme s'il y fût né. Au bout de dix jours de marche, ils arrivèrent à Massaque, où ils comptaient séjourner quelque tems pour se rétablir de leurs fatigues ; ils eurent seulement la précaution de se loger proche de la porte de la ville. Un jour qu'ils étaient à diner tête à tête, Hypotoûs jeta le plus tendre soupir, et ce soupir fut bientôt accompagné de larmes; Abrocome voulut savoir le sujet qui les faisait couler. Hélas ! lui répondit Hypotoûs, je ne finirais pas sitôt à te raconter ce qui me rend malheureux ; les événemens les plus tristes composent l'histoire de ma vie. Abrocome le pressa de les lui apprendre, et promit de l'instruire à son tour de ses aventures ; de sorte qu'après un court silence, Hipotoûs commença son récit de cette manière. [3,2] J'ai reçu le jour à Perinte, mes parents étaient des plus considérables de cette ville, qui n'est pas éloignée de la Thrace : tu sais sans doute que Perinte est fameuse entre toutes les villes d'Asie, et combien ses habitants possèdent de richesses : envoyé dès ma jeunesse aux écoles publiques, j'y pris un attachement insurmontable pour un jeune garçon qui faisait ses exercices en même temps que moi. Hyperante ne paraissait pas répondre à mon amitié ; j'avais beau la faire éclater à ses yeux, et par la douceur de mes regards, et par des attentions et par des louanges, il semblait ignorer que je l'aimais; cependant, comme nous étions à célébrer la veille d'une fête qu'il devait y avoir à Perinte, je m'approchai du bel Hyperante, et le priai d'avoir pitié de ma langueur d'une manière si touchante, qu'il en fut attendri ; il me permit de l'embrasser, et, de joie, j'arrosai son visage de mes larmes. Ce fut là le commencement de mon bonheur ; nous eûmes par la suite occasion de nous trouver seuls, parce que la conformité d'âge écartait tout soupçon : débarrassés alors des importuns, nous goûtions la plus charmante félicité dans les caresses réciproques d'une innnocente amitié; c'était à qui s'en donnerait des gages plus certains et plus souvent réitérés. Hélas! il ne manquait à nos plaisirs, pour être parfaits, que d'être durables; mais la fortune ne les vit point sans jalousie, et se plut à nous traverser. Il arriva de Bysance (Perinte n'en est pas loin) un homme opulent et des plus renommés, lequel, enorgueilli de ses richesses, se faisait appeler Aristomachus. Assurément quelque dieu courroucé l'envoya tout exprès pour me nuire. J'étais avec Hyperante. Cet Aristomachus l'aperçut, et, du premier coup-d'œil, en fut épris. Telle était l'impression que faisait sa beauté; nul mortel, en le voyant, ne pouvait se garantir de l'aimer. Aristomachus commença par garder quelques mesures : il se contentait d'envoyer des gens adroits auprès d'Hyperante pour le disposer en sa faveur ; mais Hyperante m'était trop attaché pour me préférer qui que ce soit. Aristomachus impatienté de ses refus, aima mieux s'adresser à son père. Ce père. était un homme sans mœurs, esclave de l'intérêt ; il lui vendit Hyperante, et fit accroire à ce malheureux fils, en le livrant, que c'était pour étudier sous Aristomachus, qui se vantait de professer la rhétorique. Hyperante ne fut pas si-tôt au pouvoir de ce tyran, qu'Aristomachus l'enferma dans un endroit dont lui seul avait la clef, et peu de jours ensuite il s'embarqua pour l'emmener à Bysance. Toutes les considérations du monde n'auraient pu me séparer de lui; aussi le suivis-je à Bysance, où je cherchais avec empressement les occasions de le voir ; mais que ces occasions étaient rares! je n'en trouvois presque jamais pour l'embrasser ; à peine même pouvais-je m'entretenir avec lui ; il était toujours gardé à vue par une infinité d'esclaves. Cette contrainte et l'injustice du père d'Hyperante me mirent enfin au désespoir. Je pris une dernière résolution, et m'en retournai tout seul à Perinte. Là, je vendis tout ce qui m'appartenait, et je repris aussitôt le chemin de Bysance. Arrivé dans cette ville, je ne laisse point échapper le premier moment favorable pour faire part à Hyperante de mon dessein. Il l'applaudit ; il s'offre même de me servir et de partager le péril. Que n'est-on pas capable d'entreprendre avec les secours de quelqu'un qu'on aime! Hyperante m'avait donné le moyen d'entrer dans la maison d'Aristomachus : je veux sur le soir m'introduire dans sa chambre ; mais que vois-je ! le traître Aristomachus entraînait de force mon cher Hyperante dans le lit. A cet aspect, la fureur m'emporte ; je vole comme un éclair sur cet infâme, et je le perce de mille coups de poignard. Aristomachus tombe noyé dans son sang ; il rend le dernier soupir, les yeux attachés sur le bel Hyperante. Mais, sans perdre de temps, nous profitons du silence de la nuit; chacun reposait : nous nous sauvons à travers les ténèbres, et nous arrivons le lendemain à Perinte. Notre projet n'était pas de nous y montrer : en effet, trouvant un vaisseau tout prêt, nous nous embarquâmes pour yoyager en Asie. Notre navigation fut assez douce jusqu'à la vue de Lesbos ; mais, un orage des plus violents s'étant élevé tout-à-coup, l'adresse des matelots devint inutile ; notre navire se renversa sur les vagues. Le premier mouvement de crainte qui me saisit eut pour objet mon cher Hyperante. Je fis des efforts incroyables pour le sauver ; je nageois d'abord sous lui, et le soulevois de mon mieux, afin qu'il eût moins de peine ; mais vers la nuit Hyperante ne put se soutenir contre l'impétuosité des flots, et je le sentis expirer, sans qu'il me fût possible de lui prêter du secours. J'employai tout ce qui me restait de forces pour conduire son corps jusqu'au rivage, et lui rendre les derniers devoirs. Triste et malheureuse consolation pour un si grand malheur. Je l'ensevelis donc, pour tout parfum l'arrosant de mes pleurs, et faisant retentir les rochers de mes gémissements : après quoi le hasard m'ayant offert une espèce de colonne, je la plantai sur son sépulcre, et je me servis d'une petite pierre aiguë avec laquelle je traçai l'épitaphe suivante en mémoire de cet infortuné : "Hippotoiïs d'une main impuissante, Dressa ce monument à son cher Hyperante, Qu'on ne s'étonne point de sa simplicité ; II renferme en son sein une fleur des plus belles, Que le sort a ravi sur des vagues cruelles Par le soufle mortel d'un vent trop irrité". Après cette disgrâce, je ne fus pas tenté de retournera Perinte; j'allai parcourir la grande Phrygie; je descendis ensuite vers la Pamphilie, et là manquant de choses les plus nécessaires à la vie, courroucé contre les dieux de m'avoir enlevé mon cher Hyperante, ennemi déclaré des hommes d'y avoir aussi contribué en partie, je me mis à venger sur eux la perte qui faisait mon supplice. Associé d'abord dans une compagnie assez fameuse, dont le chef vint à manquer, je fus élu tout d'une voix à sa place. Ma conduite répondit à l'idée qu'on avait eue de moi; toute la Cilicie se ressentit de mes ravages jusqu'au moment où mes compagnons furent tous pris ou massacrés par un accident imprévu. Je suis le seul qui ai pu en échapper quelques jours avant de te rencontrer. Tu viens d'entendre mes aventures, ajouta Hypotoùs : mais toi, cher ami, dis-moi de quelle espèce sont les tiennes ; je te vois abattu ; il semble même que tu aies éprouvé de grandes misères pendant ton voyage. [3,3] Abrocome en peu de mots, contenta la curiosité d'Hyppotoùs. Il lui dit qu'il était d'Éphèse, et qu'il y avait epousé une jeune fille dont il était passionnément amoureux. Il lui raconta les prédictions de l'oracle, son voyage à Rhodes, la rencontre des corsaires, ce qui lui était arrivé à Tyr, sa fuite en Syrie, et enfin le motif qui l'avait conduit en CiIicie. Pendant ce récit, Hyppotoùs soupirait avec Abrocome, en s'écriant: Chers auteurs de mes jours, ô ma chère patrie ! je ne vous verrai plus ; ni toi, bel Hyperante, qui me serois plus cher encore que tout ce que je pourrais imaginer ! Hélas, Abrocome, il te reste du moins le doux espoir de posséder l'objet de ton amour ! Mais pour moi, cette consolation m'est défendue; je ne verrai plus Hyperante. En achevant ces mots, il montra la chevelure d'Hyperante, qu'il arrosa de pleurs. Hyppotoùs reprit ensuite une aventure qu'il avait oubliée. Peu de temps avant que ma compagnie fût détruite, dit-il, une jeune vierge qui s'était égarée, se laissa surprendre dans la grotte. Elle avait à-peu-près ton âge, et se disait de ta patrie. Je n'en pus savoir davantage. Nous devions l'immoler au dieu Mars. Tout était préparé pour le sacrifice, lorsqu'une troupe nombreuse de gens qui la poursuivaient sans doute, interrompirent la cérémonie. Je me sauvai, comme je t'ai dit, et j'ignore ce qu'elle est devenue. Sa beauté pouvait être comparée à celle de Venus; ses habits étaient simples, ses cheveux blonds, et le charme de ses regards peignait admirablement la douceur de son ame. Comme Hyppotoùs allait continuer, Abrocome s'écria : O trop heureux Hyppotoùs ! tes yeux ont vu ma chère Anthia ! Mais où est-elle ? où fuit-elle ? quelle heureuse contrée la possède à présent ? Courons-y, retournons en Cilicie, cherchons-la ; elle ne doit pas être encore éloignée de l'antre des brigands. Cher Hypotoùs, partons, je t'en conjure par l'ame du bel Hyperante, qui est la même que la tienne, ne me refuse pas ; allons parcourir au plus vite tous les lieux où tu crois que je puisse retrouver Anthia. Hyppotoùs souscrivit aux desirs d'Abrocome : il lui représenta seulement qu'il était à propos de faire une levée d'hommes qui les accompagneraient, pour rendre leur entreprise plus sûre. Pendant qu'ils se disposaient à retourner en Cilicie, le terme qu'Anthia avait obtenu pour son mariage, les trente jours étaient expirés. Périlas avait déjà fait orner les victimes de fleurs ; on les menait en pompe, suivies de tout ce qui était nécessaire à la cérémonie. Il y avait chez Périlas un concours prodigieux de monde ; ses parents, ses amis et grand nombre de citoyens étaient venus prendre part à sa joie, et devaient célébrer avec lui la fête de ses noces. [3,4] Quelque temps avant qu'Anthia eût été délivrée des mains des brigands, un vieux medecin d'Ephèse avait fait naufrage en allant en Egypte, et le besoin l'avait conduit à Tarse. Eudoxe (c'était son nom ) s'adressait aux plus considérables de la ville, demandait aux uns de l'argent, aux autres des habits pour continuer son voyage ; s'étant un jour approché de Périlas, il lui dit, ainsi qu'il le racontait à tous, quelle était sa disgrâce, son pays et sa profession. Périlas s'imagina que la belle Anthia serait charmée de voir un homme d'Ephèse, et le lui présenta. Anthia l'accueillit en effet avec de grandes caresses, lui demandant précipitamment des nouvelles de sa famille. Eudoxe ne put lui en donner ; il était absent d'Ephèse depuis plusieurs années. Cependant sa vue ne laissa pas d'être agréable à la jeune Anthia, qui faisait prendre soin de sa subsistance. Eudoxe aurait voulu rejoindre sa femme et ses enfants, il suppliait sans cesse sa bienfaitrice de lui procurer les moyens de s'en retourner à Éphèse. [3,5] Lors donc que l'appareil des noces fut achevé, que toutes les invitations furent faites et qu'on eut paré la nouvelle épouse des habits les plus somptueux, il n'y eut plus de prétexte qui pût reculer cette fatale cérémonie ; Anthia inconsolable, fondait en larmes ; ses yeux ne tarissaient point ; le bel Abrocome demeurait gravé dans sa pensée, elle n'avait pas oublié l'amour de ce cher époux, les serments qu'ils s'étaient faits l'un à l'autre, les plaisirs qu'ils avaient goûtés dans leur patrie, et la tendresse de ses parents; mais elle avait aussi devant les yeux, pour combattre toutes ces idées, la circonstance pressante qui l'obligeait presque de céder, et les noces toutes prêtes à se conclure, qui l'allaient engager dans de nouveaux liens. Toutes ces réflexions déchiraient son ame ; mais l'infidélité qu'elle commettait envers Abrocome, semblait la toucher plus que tout le reste. Que je suis injuste, disait-elle, est-ce ainsi que je traite mon cher Abrocome? est-ce ainsi que j'imite sa générosité ! Ce tendre époux s'est vu mener dans un noir cachot ; il a souffert constamment les plus affreux supplices plutôt que de manquer à son amour : hélas ! que sais je, peut-être est-il mort à présent ? et moi, malheureuse, oubliant tout ce qu'il a fait pour moi, je vais à l'autel pour être unie avec un autre ! on chantera de nouveau l'hymenée en mon honneur ! Quoi ! j'aurai la perfidie de coucher avec Périlas.... O chère ame d'Abrocome, reprenait-elle ensuite tendrement, plus sacrée pour moi que tout ce qui respire ! ne vous affligez pas encore, Anthia ne vous fera point cet outrage ; l'appareil le plus terrible d'une mort prochaine ne saurait l'y forcer; elle se conservera toujours votre chaste et fidèle épouse. Elle dit : et le médecin d'Ephèse étant venu la voir, ils se retirèrent ensemble dans un cabinet où la belle Anthia se jete aux pieds d'Eudoxe; elle le supplie avec toutes les instances que la douleur suggère aux malheureux, de lui garder le secret sur ce qu'elle va lui réveler ; eu même-temps elle prend Diane à témoin, et conjure cette déesse, protectrice des Ephésiens, d'accomplir ce qu'elle souhaite d'Eudoxe ; celui-ci la relève de terre, et lui proteste avec serment qu'il est prêt à remplir tous ses vœux. Alors Anthia, rassurée par ce discours, lui fit un détail abrégé de ses aventures, et rappela principalement la promesse qu'elle et Abrocome s'étaient faite de se garder une fidélité réciproque. Si j'espérais, poursuivit-elle, de rejoindre mon époux vivant, ou que je pusse secrètement m'échapper d'ici pour l'aller chercher, c'est sur quoi je te demanderais conseil ; mais puisqu'il est mort sans doute, que la fuite m'est impossible, que je ne puis sans être parjure envers mon cher Abrocome, transgresser le pacte que j'ai fait avec lui, et que certainement je ne manquerai point à mes serments, c'est à toi que j'ai recours; invente, par les secrets de ton art, quelque breuvage qui termine mes maux ; ensuite apporte-le moi, les dieux auront soin de te récompenser ; mes derniers instants seront employés à les prier pour toi; je te donnerai plus d'or qu'il n'en faut pour te conduire dans notre patrie, et tu pourras, avant que ma mort soit découverte, t'embarquer pour Ephèse : à ton arrivée, informe-toi de Megaméde et de ma mère Euripe, cours chez eux, apprends-leur toutes les particularités de mes infortunes; apprends leur aussi que la mort a tranché mes jours et ceux d'Abrocome. Après ces paroles, Anthia se remit aux pieds d'Eudoxe, pour le supplier d'accorder à ses desirs ce qu'elle lui demandait ; elle présente ses brasselets, ses perles, les chaînes qu'elle avait à son cou, garnies de pierres précieuses, et une somme considérable d'argent. Les richesses de Périlas qu'elle avait en son pouvoir, la mettaient en état de faire toutes ces générosités. Eudoxe, malgré sa compassion, est ébranlé ; l'appas d'une si grande fortune éblouit ce médecin. Quelle voie plus sûre en effet, pour retourner à Ephèse, et pour y vivre dans l'abondance ? C'est en vain qu'il hésite ; plus il se consulte et plus l'intérêt triomphe dans son cœur ; Eudoxe consent donc de composer un poison, et sort à l'instant pour l'aller préparer. [3,6] Anthia, pendant l'absence d'Eudoxe, continue ses plaintes; elle a quelque regret de finir si jeune une carrière à peine commencée ; tous ses discours sont entremêlés du nom d'Abrocome; elle l'appelle et lui parle comme s'il était présent ; c'est dans de pareilles agitations qu'elle attend son libérateur ; ses vœux sont satisfaits ; il arrive enfin, portant avec lui ce qu'il avait promis. La jeune Ephésienne s'en empare avec joie, et congédie le médecin après les témoignages d'une reconnoissance peu commune. Eudoxe disparoît aussitôt, et les rivages de Cilicie le voient déjà bien loin ; cependant elle cherchait le moment favorable pour avaler ce poison. Déjà la nuit était venue ; déjà l'on préparait la chambre des nouveaux époux ; ceux qui étaient préposés pour cet office vinrent chercher Anthia. Absorbée de son état, elle se laisse entraîner toute mourante, et cachant dans sa main le dernier remède qu'elle préparait à ses maux ; comme elle avançait vers le lit nuptial, et que chacun appelait l'hymenée par les chants accoutumés, son esprit se livrait aux idées les plus tristes. Quelle différence, disait-elle en elle-même ; je fus autrefois menée au bel Abrocome mon époux, et c'était le flambeau du tendre Amour qui m'éclairait sur mon passage ; l'hymenée descendit sur le lit de deux amants qui goûtaient un bonheur mutuel ; quelle différence, dieux immortels ! ... Cependant, poursuivait-elle, Anthia, que vas-tu faire ? outrageras-tu de la sorte Abrocome, ce cher époux, ce fidèle amant dont ton cœur était si charmé, et qui, plutôt que de te trahir, a préféré la mort ? Non,il ne sera pas dit que j'aie cette faiblesse, et que je m'abandonne ainsi dans l'adversité ! Abrocome seul doit être mon époux, et, tout mort qu'il est, son ombre même m'est plus chère que tous les mortels ensemble. Etant arrivée auprès du lit, et s'y trouvant presque seule pendant qu'on était allé chercher Périlas dans l'endroit où se passait le festin, Anthia feignit d'être altérée et demanda de l'eau ; un esclave accourut à l'instant pour lui en donner; elle prit la coupe et glissa dedans le poison avec subtilité; proférant ensuite ces mots tout bas : O chère âme, dit-elle, de mon cher Abrocome, que la mienne adorait uniquement, me voilà prête à te tenir parole ! je m'achemine enfin vers la seule route qui mene à toi; triste résolution à la vérité, mais indispensable ! reçois ton épouse avec la même ardeur que tu lui jurais autrefois ; invite-la toi-même à t'aller rejoindre. A peine a -t- elle achevé ces mots, qu'elle avale le breuvage. Le plus prompt sommeil ferme ses paupières, et dans le même instant elle tombe sans mouvement et sans connoissance. [3,7] Quelle fut la surprise de Périlas en arrivant ! Il voit Anthia étendue par terre, qu'on s'efforçait en vain de rappeler à la vie. La douleur la plus amère succède à la plus grande joie; un murmure de plaintes se fait entendre dans toute la maison ; ce n'est plus que confusion et que tumulte, que cris, qu'exclamations de toutes parts ; on est surpris, consterné. Les uns plaignent l'égarement de l'esprit de cette jeune personne ; les autres cherchent à consoler Pêrilas, et tous sont également fâchés de l'accident qui vient d'arriver : mais Périlas surtout ne sort de son saisissement que pour se livrer au désespoir ; il déchire ses habits et se jete tout éperdu sur le corps d'Anthia : O chère personne, s'écrie-t-il ! quoi, tu quittes l'époux avant la noce ? A peine fus-tu quelques jours l'épouse de Périlas, et au lieu du lit conjugal, c'est au sepulcre qu'on va te placer ! O trop heureux cet Abrocome, qui que ce pût être, véritablement fortuné d'avoir goûté les plaisirs de l'hymen avec toi ! Périlas donnait ainsi des marques de sa tristesse ; il se roulait auprès du corps d'Anthia : tantôt il lui baisait les jambes, tantôt les mains : saisi tout d'un coup du transport le plus tendre, il l'embrassait avec la même ardeur que si elle eût été vivante, répétant sans cesse : O jeune épouse infortunée ! ô femme encore plus malheureuse ! Cependant il l'adopta de la même même manière que si la noce eût été consommée ; Périlas l'habilla lui-même de plusieurs vêtements très riches; il attacha des pièces d'or autour d'elle : vers le retour de l'aurore, ne pouvant plus en soutenir la vue, il mit le corps sur un brancard doré, pour être transporté dans les sépulcres les plus proches de la ville, en pompe funèbre; ill'accompagna tout en pleurs, suivi d'une infinité de peuple. Périlas choisit un tombeau particulier pour y placer Anthia ; il fit tomber sous le couteau grand nombre de victimes, brûla quantité de belles robes et d'autres ajustements à l'usage des femmes. [3,8] Ensuite de quoi, les devoirs qu'on est obligé de se rendre entre époux après la mort, étant remplis, il s'en retourna, pénétré de douleur, à la ville de Tarse. Le médecin Eudoxe avait trompé la malheureuse Anthia ; sans doute qu'il n'avait pu se résoudre à devenir le ministre d'un si fatal projet ; au lieu d'une drogue empoisonnée, il avait substitué quelque somnifère qui pût produire le même effet que le sommeil de la mort ; au bout de vingt-quatre heures Anthia revint de sa léthargie. Lorsque tous ses esprits furent sortis de leur assoupissement, elle comprit bien qu'Eudoxe s'était joué de sa crédulité, qu'il avait eu pour ses jours une cruelle compassion, qui ne faisait que prolonger ses maux. O poison trompeur, qui remplis si mal mon attente, dit-elle tout bas, c'est toi qui m'as empêché de suivre la voie fortunée qui s'ouvrait à mon ame pour aller rejoindre Abrocome ! je me trouve déçue d'un si doux espoir ; faut-il que tous mes desirs aient si peu de succès? Mais pourquoi ces regrets, ajoutait-elle ? ce sépulcre n'a-t-il pas de quoi satisfaire mon envie ? La faim prendra la place du poison, puisqu'il n'y a pas lieu de croire que personne vienne m'enlever d'ici. Non, je ne lèverai plus mes yeux sur l'astre du jour ; que sa divine lumière me sait interdite pour jamais ! Anthia attendait donc genéreusement la mort : mais le Destin en voulait ordonner autrement ; car cette même nuit des corsaires ayant appris qu'outre bien des ornemens précieux, son cercueil contenait beaucoup d'or et d'argent qu'on y avait laissé, ces corsaires brisèrent la porte du monument, et pillèrent tout le butin. Ils voient aussi cette jeune personne encore vivante, et sa beauté leur fait espérer de la vendre à haut prix. On la relève pour l'emmener. O vous, dit-elle alors en tombant aux pieds des pirates, qui que vous soyez, emportez ces ajustements et tout ce que vous trouverez d'enseveli avec moi ; mais du moins épargnez mon corps. Je suis consacrée à deux divinités, la mort et l'amour ; laissez-les-moi satisfaire; je vous en conjure par les dieux de votre patrie. Daignez ne pas montrer au jour une mortelle qui s'est condamnée elle-même aux ténèbres de la nuit Elle s'epuisa vainement en tristes lamentations ; les pirates demeurèrent inflexibles : Anthia fut traînée hors du sépulcre, et conduite sur le bord de la mer dans un esquif avec lequel ces corsaires tinrent la route d'Alexandrie. Pendant tout le voyage, ils l'exhortaient à se soumettre à la volonté du Destin : mais elle ne répondait point, et renfermait ses plaintes dans son cœur; elle pensait quelquefois en elle-même : Quoi, toujours des corsaires et la mer ! de nouveau faite esclave .' mais combien plus malheureusement, puisque je ne la suis point avec Abrocome ! En quelle terre vais-je aborder à présent ! à quelle sorte de maîtres suis-je réservée ! Ce ne sera plus Méris, ni Manto, ni Périlas, ni la Cilicie. Ah ! plût aux dieux que le sort me conduisît où le bel Abrocome a fini ses jours, quand je n'y devrais voir que sa sépulture ! Ces pensées étaient accompagnées de soupirs qu'Anthia poussait à tous moments, et les corsaires étaient obligés de recourir à la violence pour lui faire prendre quelque nourriture. [3,9] En peu de jours ils arrivèrent au port d'Alexandrie, où Anthia fut mise à terre, pour être vendue aux premiers marchands qui se présenteraient. Périlas, ayant appris l'enlèvement du corps de sa chère Anthia, s'abandonnait à l'affliction la plus vive, et son désespoir tenait de l'égarement. Abrocome s'informait de tous côtés avec soin, si l'on n'avait aucune connaissance d'une jeune étrangère, vendue à des marchands d'esclaves; et lorsqu'il n'en apprenait point de nouvelles, il s'en retournait, las et consterné, auprès de ses compagnons de voyage. Depuis son départ de Massaque avec Hyppotoùs, tous ses mouvements n'avaient rien produit de satisfaisant pour son amour. Ils étaient venus jusqu'à Tarse. Un soir qu'Hyppotoùs avait fait apprêter à souper, chacun de ses compagnons se livrait à la joie ; le seul Abrocome restait couché à l'écart, et soupirait ; sa mélancholie ne lui laissait pas même la force de manger. Vers la fin du repas, une vieille femme de l'auberge (elle se nommait Chrysion) entra, et se mit à faire des contes. O vous étrangers, dit-elle, apprenez un accident arrivé, depuis peu, dans cette ville! Périlas, homme puissant, avait été nommé préfet de la paix, en Cilicie ; dans une tournée qu'il fit, à la tète d'un corps de troupe, il ramena plusieurs brigands, et, avec eux, une jeune fille d'une beauté sans égale. Périlas en devint amoureux, et, pour contenter sa passion, il voulut en faire sa femme : tout était disposé pour les noces; l'épouse ne fut pas si-tôt près du lit conjugal, que, soit par folie, soit qu'elle fût éprise d'amour pour quelqu'autre, elle avala, je ne sais de quelle manière, un poison subtil qui la fit expirer sur-le-champ ; voilà ce qu'on publie. A ce récit, Hyppotoûs s'écria : c'est là sûrement la personne qu'Abrocome cherche depuis si longtemps. Abrocorne avait aussi entendu le récit de la vieille, et la terrible impression qu'il fit sur son âme, en suspendit tous les ressorts; l'exclamation d'Hyppotoûs le tira de cet assoupissement : il n'en faut plus douter, s'écria-t-il, Anthia est morte ; sa sépulture ne doit pas être éloignée d'ici, et sans doute qu'on y conserve son corps. En même-temps il supplia Chrysion de le conduire au sépulchre et de lui montrer Anthia ; mais cette bonne vieille, arrachant un soupir du fond de son coeur : infortuné, lui répondit-elle, ah ! c'est justement ce qu'il y a de plus fâcheux dans la sinistre aventure de cette fille pour qui tu t'intéresses ! Périlas l'ensevelit lui-même, et la revêtit d'habits magnifiques; mais certains pirates, en ayant eu connaissance, sont venus de nuit, et, non contents de piller sa sépulture, ont fait disparaître le corps. Périlas en est si désespèré qu'il envoie à leur poursuite, on fait des perquisitions en tous lieux. [3,10] Cette dernière circonstance acheva l'infortuné d'Abrocome ; il met sa tunique en lambeaux, et paraît désolé de la funeste et sage résolution de sa chère Anthia et de la perte de son corps. Quel est le mortel, s'écrie-t-il, assez porté aux feux de l'amour, pour avoir été touché de ta beauté, même après ta mort, et m'enlever les précieux restes d'une épouse chérie ? On m'a donc ravi cette dernière consolation! Malheureux, qu'attends-tu pour renoncer à la lumière ? Ah ! que je découvre au moins auparavant le corps de cette chère compagne, et que, l'embrassant étroitement, je puisse m'ensevelir moi-même avec lui. Hyppotoûs espérait vainement que le repos calmerait l'agitation qui tourmentait Abrocome ; le sommeil fut banni de ses yeux le reste de la nuit, el le souvenir de tout ce qu'il avait appris ce jour-là même, entretint dans son cœur de si cruelles résolutions, qu'enfin il lui fut impossible d'y resister : il se lève et sort de la maison sans que personne s'en aperçoive, avec d'autant plus de facilité, que chacun était plongé dans le vin, court au rivage, et, trouvant un bâtiment prêt à faire voile vers Alexandrie, il s'embarque pour passer en Egypte, où il se flattait de rencontrer les ravisseurs d'Anthia ; vaine et trompeuse espérance qui devait le précipiter dans de nouveaux malheurs ! Dès que le jour vint éclairer la terre, Hypotoùs accourut auprès de son cher Abrocome, qu'il fut au désespoir de ne pas trouver ; il partit quelques jours après, suivi de sa troupe, et s'en alla parcourir la Syrie et la Phénicie. [3,11] Les pirates qui s'étaient rendus maîtres d'Anthia l'avaient cédée à de riches marchands d'Alexandrie pour une très grosse somme. Ceux-ci, qui voulaient encore y gagner, en prenaient grand soin, afin que le chagrin ne flétrît pas sa beauté; ils attendaient toujours quelqu'acheteur assez opulent pour bien payer une telle esclave ; il s'en présenta un à la fin. La curiosité de voir Alexandrie avait attiré depuis peu dans cette ville, Psammis, un des rois de l'Inde. Ce prince trouve les charmes d'Anthia au-dessus de tout ce que la nature avait offert à ses yeux de plus beau ; il n'épargna rien pour posséder un si rare trésor, et les marchands s'en démirent en sa faveur ; mais ce Barbare n'en est pas sitôt le maître qu'il veut la séduire ; il emploie même la force. Anthia cherche à combattre ses desirs par la douceur de ses raisonnements; mais, voyant enfin qu'elle allait succomber sous sa brutalité, elle imagine un moyen pour sortir d'embarras. Les Barbares sont naturellement superstitieux. Anthia dit à ce roi que son père, au moment de sa naissance, l'avait vouée à la déesse Isis jusqu'au temps de ses noces, et que le temps n'en devait être expiré que dans un an : tu vois bien, ajouta-t-elle, que cette déesse s'irritera si tu veux commettre quelque violence contre une fille qui lui est consacrée; sa colère est souvent très cruelle. Psammis crut ce discours de bonne foi, et, se prosternant jusqu'à terre, il adora la Déesse avec serment de respecter Anthia. [3,12] En effet, il la gardait auprès de lui; mais elle y était considérée comme une personne sacrée. Le vaisseau sur lequel voyageait Abrocome manqua le but de sa navigation; au lieu de voguer droit à la ville d'Alexandrie, il fut entraîné, par les courants sans doute, dans une des bouches du Nil appelée Parœtios, laquelle se répand tout le long de la côte de Phénicie; là, ne sachant plus quel chemin prendre, les matelots avec les passagers, de concert, descendirent à terre pour se faire enseigner la véritable route ; une troupe de pasteurs les voyant égarés, accourent au-devant d'eux; les uns entrent dans le bâtiment, et volent toutes les marchandises; les autres se saisissent des hommes, et les emmènent par un grand désert à Peluse, où ils furent vendus. Le maître au pouvoir de qui tomba le bel Abrocome se nommait Araxus. C'était un vieux soldat retiré du service, qui l'adopta pour son fils. Cet Araxus avait une femme d'une laideur effroyable, d'une conversation encore pire, et qui avait outré toutes sortes de débauches. A peine Abrocome eut paru devant ses yeux, qu'elle se sentit brûler d'un feu dévorant. Peu faite à le dissimuler, elle ne garda pas la moindre bienséance. Cyno (c'est ainsi qu'elle s'appelait) lui proposa de satisfaire ses désirs ; elle lui promit même qu'elle l'épouserait. Abrocome se rappelait Anthia et ses serments; mais, redoutant la violence de cette femme, il feignit pour le moment d'y consentir. Cyno vole auprès d'Araxus, et, le trouvant tout seul, lui plonge un poignard dans le cœur. Elle retourne ensuite vers Abrocome, a qui elle apprend que son mari vient d'expirer par ses mains. Abrocome, ne pouvant supporter son impudence, la quitte et s'éloigne en jurant qu'il ne veut point habiter avec une femme souillée du sang de son mari. Cyno, furieuse de ce mépris, médita la plus noire vengeance. Cette mégère courut dans le même instant sur la place publique de Peluse, et affecta les regrets les plus vifs de la mort d'Araxus. Elle accusa de ce meurtre l'esclave nouvellement acheté. Le peuple est trompé par ces feints emportements; on arrête aussitôt Abrocome, et on le fait conduire à la ville d'Alexandrie pour être jugé par le gouverneur d'Egypte.