[1,0] De la fortune ou vertu d'Alexandre, TRAITÉ PREMIER. [1,1] CE DISCOURS est à la Fortune, laquelle s'attribue et s'approprie Alexandre comme son oeuvre propre à elle seule: mais il luy faut contredire au nom de la philosophie, ou bien pour Alexandre mesme, lequel trouve mauvais, et se courrouce de ce que lon pense que la Fortune luy ait baillé son Empire, qu'il a achetté et conquis avec son propre sang espandu, et avec force blesseures qu'il a receuës les unes sur les autres, "Aiant passé tant de nuicts à veiller, "Et tant de jours sanglans à travailler, En combattant" contre des forces invincibles, des nations innumerables, des rivieres presque impossibles à passer, des rochers que lon n'eust sçeu surmonter à coups de traict, tousjours accompagné de prudence, de patience, de vaillance et de temperance. [1,2] Et croy que luy-mesme diroit à la Fortune qui se voudroit vendiquer la gloire de ses haults faicts, Ne viens point calomnier ma vertu, et ne me viens point oster ma gloire, pour te l'attribuer. Darius estoit ton ouvrage, que tu as faict de serviteur et courrier du Roy, seigneur et maistre de tous les Perses: aussi estoit un Sardanapalus, auquel filant la laine parmy des femmes, tu as attaché le diadéme royal, et baillé le manteau de pourpre. Mais moy je suis monté jusques à Suse, en gaignant la battaille d'Arbeles, et la Cilicie subjuguee m'ouvrit le chemin tout plain en Aegypte: et la battaille que je gaignay sur la riviere du Granique, en la passant par dessus les corps morts de Mithridates et de Spithridates Lieutenans du Roy de Perse, fut ce qui me donna l'entree en la Cilicie. Glorifie toy et te pare tant que tu voudras de ces Roys qui ne furent jamais blessez en guerre, et ne respandirent oncques goutte de leur sang: ce sont ceux-là qui ont esté bien fortunez, comme un Ochus et un Artaxerxes que tu as assis et colloques dés le jour de leur naissance dedans le throsne de Cyrus. Mais mon corps porte plusieurs marques et signes de Fortune non favorable, ains opposite et contraire. Premierement contre les Illyriens j'eus la teste brisee d'un coup de pierre, et le col moulu et froissé d'un coup de pilon: depuis en la journee du Granique j'eus la teste fenduë d'un coup de cimeterre barbaresque: en celle d'Issus j'eus la cuisse percee d'un coup de traict: devant la ville de Gaza j'eus une fleschade dedans la cheville du pied, et une autre dedans l'espaule, dont je tombay par terre tout pasmé: une autre fois contre les Gandrides j'eus l'os de la jambe fendu en deux d'un autre coup de traict: et contre les Malliens j'en receu un autre dedans l'estomac, qui entra si avant que le fer y demeura: et d'un coup de pilon j'eus aussi le chignon du col tout brisé, quand les eschelles apposees contre les murailles y rompirent, et la fortune m'enferma tout seul au combat, non contre nobles et illustres adversaires, mais contre simples soudards barbares, ausquels elle gratifioit d'un si grand effect, que peu s'en fallut qu'ils ne me feissent mourir: car si Ptolomeus n'eust mis au devant sa targue pour me couvrir, et Limneus se jettant au devant de moy n'eust receu en son corps infinis coups de traict, dont il mourut sur la place, et que les Macedoniens de courrous et de furie n'eussent rompu la muraille, celle bourgade barbare, et de nul renom, seroit aujourd'huy la sepulture d'Alexandre. [1,3] Au demourant tout le voyage de ceste miene expedition, que fut-ce autres chose sinon tempestes, chaleurs extremes, rivieres profondes infiniement, des hauteurs de montagnes si excessives, que les oyseaux ne pouvoient voler par dessus, des bestes de grandeur espouventable à veoir, des façons de vivre sauvages, des changemens de gouverneurs à tout propos, trahisons et rebellions d'aucuns, et quant au preambule de mon voyage, la Grece se demenoit et se debattoit encore pour la souvenance des guerres qu'elle avoit endurees soubs mon pere Philippus: la ville d'Athenes secouoit de dessus ses armes la poussiere de la battaille de Cheronee, commanceant à se relever et resourdre de celle cheute: à elle se conjoignoit celle de Thebes, luy tendant les mains: toute la Macedoine estoit suspecte et doubteuse, par ce qu'elle inclinoit à Amyntas et aux enfans d'Aeropus: les Esclavons avoient ouvertement rompu la guerre: les Scythes estoient en branle, attendans que feroient leurs voisins qui se remuoient: et l'or et l'argent de la Perse coulant és bourses des orateurs et gouverneurs du peuple en chasque ville, suscitoit le Peloponese: les tresors et coffres de Philippus estoient vuides de deniers, et si y avoit des debtes avec interests jusques à la somme de douze cens mille escus, ainsi comme escrit Onesicritus. En une si grande pauvreté et affaires ainsi troublez, un jeune adolescent, qui ne faisoit que sortir de l'enfance, oza bien esperer et se promettre les royaumes de Babylone, et de Suse, ou pour plus briefvement dire, mettre en son entendement la conqueste de l'Empire de tout le monde, avec trente mille hommes de pied, et quatre mille chevaux. Car il n'avoit pas plus de gens de guerre, ce dit Aristobulus: ou, comme dit le Roy Ptolomeus, quarante et cinq mille hommes de pied, et cinq mil cinq cens de cheval: et tout le grand et plantureux moyen d'entretenir ceste puissance-là, que la fortune luy avoit preparé, c'estoient quarante et deux mille escus comptant, ainsi que dit Aristobulus, ou comme escrit Duris, provision de vivres et d'argent pour trente jours seulement. [1,4] Comment, Alexandre doncques estoit-il insensé, temeraire et mal conseillé, d'entreprendre la guerre avec si peu de moyen, contre une si grosse puissance que celle des Perses? Nenny certes: car il n'y eut oncques capitaine qui partist pour aller à la guerre avec plus grands et plus suffisans moyens que luy, à sçavoir magnanimité, prudence, temperance, vaillance, dont la philosophie luy avoit fait munition pour son voyage, estant plus secouru à ceste entreprise contre les Perses de ce qu'il avoit appris de son precepteur Aristote, que de ce que luy avoit laissé son pere Philippus. Il est bien vray que nous ne voulons pas desdire ny descroire ceux qui escrivent, que luy-mesme Alexandre dit quelquefois, que l'Iliade et l'Odyssee d'Homere l'accompaignoient tousjours pour un viatique ou entretien de la guerre, concedans cela à l'honneur et à la reverence d'Homere: mais toutefois si lon disoit, que l'Iliade et l'Odyssee d'Homere luy estoient un soulagement de ses travaux, et un honneste passetemps pour son loisir, mais que sa vraye munition et son entretien pour la guerre estoient les discours qu'il avoit appris de la philosophie, et les recors et preceptes touchant l'asseurance de ne rien craindre, la prouësse et vaillance, et de la magnanimité et temperance, nous nous en mocquerions, pour autant qu'il n'a rien escrit de l'artifice de composer syllogismes, ou des elemens et principes de Geometrie, et n'a pas tenu le proumenoir en l'eschole du Lycium, ny n'a pas tenu positions en l'Academie: car c'est ce en quoy terminent et definissent la philosophie ceux qui cuident que ce soient seulement paroles, et non pas effects, combien que Pythagoras n'ait jamais rien escrit, ny Socrates, ny Arcesilaus, ne Carneades, qui ont tout esté philosophes tres-renommez, et si n'estoient pas occupez en si grandes guerres, ny à cultiver et civiliser des Roys barbares, ny à fonder des villes Grecques pour vivre civilement entre des nations farouches et sauvages, ny n'alloient point par le monde enseignant les loix et le vivre pacifique à des peuples effrenez, qui n'avoient jamais ouy parler ny de paix, ny de loix: mais ces grands hommes-là, combien qu'ils eussent tout loisir, si laisserent-ils ceste partie-là de coucher par escript, aux Sophistes. D'où vient doncques que lon les a tenus pour philosophes? Il vient de ce qu'ils ont dit, de leur façon de vivre, de ce qu'ils ont fait, et de ce qu'ils ont enseigné. Jugeons doncques aussi par ces mesmes choses qu'Alexandre semblablement l'a esté: car on trouvera par les choses qu'il a dittes, qu'il a faittes, et qu'il a enseignees, qu'il a esté un grand philosophe. [1,5] En premier lieu, si vous voulez, considerons, ce qui semblera de prime face plus estrange, les disciples d'Alexandre, et les comparons avec ceux de Platon, ou de Socrates: ceux-cy ont enseigné des hommes qui estoient de bon entendement, et qui parloient une mesme langue qu'eux: quand ils n'eussent eu autre chose, pour le moins entendoient-ils la langue Grecque: et toutefois encore y eut-il beaucoup de leurs auditeurs qu'ils ne peurent persuader: car un Alcibiades, un Critias, un Clitophon, rejetterent la raison, comme le mors de bride, et se destournerent ailleurs: là où si vous regardez la discipline d'Alexandre, il enseigna aux Hyrcaniens à contracter certains mariages, aux Arrachosiens à labourer la terre, aux Sogdianiens à nourrir leurs peres vieux, et ne les faire point mourir, et aux Perses à reverer leurs meres, et non pas les espouser. O la merveilleuse philosophie, par le moyen de laquelle les Indiens adorent les Dieux de la Grece, les Scythes ensepvelissent les trespassez, et ne les mangent plus! Nous nous esmerveillons de l'efficace du parler de Carneades, qui sçeut faire que Clitomachus, lequel au paravant s'appelloit Asdrubal, et estoit Carthaginois de nation, se conforma au party, aux moeurs et langage des Grecs: nous esmerveillons la disposition de Zenon, de ce qu'il sçeut persuader à Diogenes le Babylonien de s'adonner à l'estude de la philosophie: et depuis qu'Alexandre eut domté et civilisé l'Asie, tout leur passetemps estoit de lire les vers d'Homere, et les enfans des Perses, des Sufianiens, et des Gedrosiens, chantoient les Tragédies de Sophocles et d'Euripides: et Socrates fut puny de mort à la poursuitte des calomniateurs qui luy mettoient sus, qu'il introduisoit à Athenes de nouveaux Dieux: là où par l'enseignement d'Alexandre les habitans de Bactra, et du mont de Caucasus, encore de present adorent les Dieux de la Grece. Platon a laissé par escrit une seule forme de gouvernement de ville, mais il n'a pas sçeu persuader à un seul homme de la suyvre, tant elle a esté trouvee austere et severe: là où Alexandre aiant basty et fondé plus de soixante et dix villes parmy les nations barbares, et aiant semé par tout l'Asie les mysteres, sacrifices et cerimonies de servir aux Dieux, dont on use en la Grece, les a retirez d'une vie sauvage et bestiale. Il y a encore peu d'entre nous qui lisent les loix de Platon, là où il y a des milliers innumerables d'hommes qui ont usé et encore usent de celles d'Alexandre, estans plus heureux ceux qui ont este subjuguez et domtez par luy, que ceux qui ont eschappé sa puissance: car ceux-là n'ont encore eu personne qui les ait fait cesser de vivre miserablement, et ceux-cy ont esté contraincts par le vainqueur de vivre heureusement: de sorte que ce que jadis Themistocles dit, lors qu'estant banny d'Athenes il s'enfuit, et se retira devers le Roy de Perse, où il eut de grands presens, et outre cela encore trois villes, qui luy payoient tous les ans tribut, l'une pour avoir du pain, l'autre pour le vin, et la tierce pour la viande: «O mes enfans, dit-il, nous estions perdus, si nous n'eussions esté perdus:» cela peut-on plus justement dire de ceux qui furent lors pris par Alexandre, Ils n'eussent pas esté apprivoisez et civilisez, s'ils n'eussent esté subjugez: Alexandrie n'eust pas esté bastie en Aegypte, ny Seleucie en la Mesopotamie, ne Prophthasie au païs des Sogdianiens, ny Bucephalie aux Indes, ny le mont de Caucasus n'auroit aupres de soy la ville Hellade, par le moyen desquelles, la farouche bestialité se trouvant empestree, peu à peu s'est estainte, et s'est changé ce qu'il y avoit de mauvais, s'accoustumant à ce qu'il voyoit de meilleur. Si doncques les philosophes se magnifient de ce qu'ils addoucissent et reforment des moeurs rudes et non polies d'aucune doctrine, et il se voit que Alexandre a changé en mieux infinies nations sauvages, et natures bestiales, à bon droit le devra-lon estimer un tres grand philosophe. [1,6] D'avantage la police ou forme de gouvernement d'estat tant estimé, que Zenon le fondateur et premier auteur de la secte des philosophes Stoïques a imaginé, tend presque toute à ce seul poinct en somme, que nous, c'est à dire les hommes en general, ne vivions point divisez par villes, peuples et nations, estans tous separez par loix, droicts, et coustumes particuliers, ains que nous estimions tous hommes nos bourgeois et nos citoyens, et qu'il n'y ait qu'une sorte de vie, comme il n'y a qu'un monde, ne plus ne moins que si ce fust un mesme troupeau paissant soubs mesme berger en pastis communs. Zenon a escrit cela comme un songe ou une Idee d'une police et de loix philosophiques, qu'il avoit imaginee et formee en son cerveau: mais Alexandre a mis à reale execution ce que l'autre avoit figuré par escrit: car il ne feit pas comme Aristote son precepteur luy conseilloit, «Qu'il se portast envers les Grecs comme pere, et envers les Barbares comme seigneur: et qu'il eust soing des uns comme de ses amis et de ses parents, et se servist des autres comme de plantes ou d'animaux:» en quoy faisant il eust remply son Empire de bannissemens, qui sont tousjours occultes semences de guerres, et factions et partialitez fort dangereuses: ains estimant estre envoyé du ciel, comme un commun reformateur, gouverneur, et reconciliateur de l'univers, ceux qu'il ne peut assembler par remonstrances de la raison, il les contraignit par force d'armes: et assemblant le tout en un de tous costez, en les faisant boire tous, par maniere de dire, en une mesme coupe d'amitié, et meslant ensembles les vies, les moeurs, les mariages, et les façons de vivre, il commanda à tous hommes vivans d'estimer la terre habitable estre leur païs, et son camp en estre le chasteau et le donjon, tous les gens de bien parens les uns des autres, et les meschans seuls estrangers: au demourant, que le Grec et le Barbare ne seroient point distinguez par le manteau, ny à la façon de la targue, ou au cimeterre, ou par le haut chapeau, ains remarques et discernez le Grec à la vertu, et le Barbare au vice, en reputant tous les vertueux Grecs, et tous les vicieux Barbares: en estimant au demourant les habillemens communs, les tables communes, les mariages, les façons de vivre, estans tous unis par meslange de sang et communion d'enfans. [1,7] C'est pourquoy Demaratus le Corinthien estant l'un des hostes et des amis du Roy Philippus, quand il veit Alexandre en la ville de Suse, en fut fort joyeux, de maniere que d'aise les larmes luy en vindrent aux yeux, en disant, que les Grecs qui estoient ja decedez, estoient privez d'une grande joye et singulier contentement, de voir Alexandre assis dedans le throsne royal de Darius. Quant à moy, je ne repute pas certainement fort heureux ceux qui veirent ce spectacle- là, attendu qu'il dependoit de la fortune, et qu'autant en peut advenir aux plus communs Roys: mais bien eusse-je eu grand plaisir de veoir ces belles et sainctes espousailles, quand il comprit dedans une mesme tente foncee de fond et couverture d'or, à mesme festin et mesme table, cent espousees Persienes mariees à cent espoux Macedoniens et Grecs, luy-mesme y estant couronné de chapeau de fleurs, et entonnant le premier le chant nuptial d'Hymeneus, comme un cantique d'amitié generale, venant à conjoindre par alliances de mariage deux des plus grandes et plus puissantes nations du monde, estant luy mary de l'une, et pere commun, moyenneur et conciliateur des nopces de toutes, qu'il apparioit ainsi en legitime couple: car j'eusse bien volontiers dit là, "O barbare Xerxes, ecervelé, qui te travaillas beaucoup en vain pour dresser un pont dessus le destroit de l'Hellespont, c'est ainsi que les sages Roys doivent conjoindre l'Europe avec l'Asie, non point par des vaisseaux de bois, ny par des radeaux, ny avec des liens qui n'ont point d'ame, et ne sont point capables de mutuelles affections, ains par amour legitime et mariages honnestes, conjoignant les deux nations par communication d'enfans. [1,8] Voila pourquoy Alexandre regardant à ce bel ornement-là, ne receut pas l'habillement des Medois, ains celuy des Persiens, qui est beaucoup plus sobre et plus modest que celuy des Medois: car rejettant ce qu'il y avoit de trop excessif, trop pompeux et tragique en l'habit barbaresque, comme le hault chapeau poinctu, la longue robbe, et les braguesques, il porta un vestement composé moitié de l'habit Persien, et moitié du Macedonien, ainsi comme Eratosthenes a laissé par escript, comme philosophe, c'est à dire, homme se gouvernant avec raison, usant des choses qui sont de soy indifferentes, c'est à dire, ny bonnes ny mauvaises, et comme Prince commun, et Roy gracieux et humain, s'acquerant la bien- veuillance de ceux qu'il avoit subjuguez, en honorant sur sa personne leur habillement, à fin qu'ils perseverassent fermes vers luy en fidelité, en aimant les Macedoniens comme leurs naturels Seigneurs, non pas les haïssant comme leurs ennemis. Car le contraire eust esté d'un esprit estourdy, et d'un entendement desdaigneux et superbe, faire cas d'un manteau de couleur naïfve, et s'offenser d'un saye de pourpre: ou bien à l'opposite, avoir en admiration cecy et mespriser cela, ne plus ne moins qu'un petit enfant, retenant à toute force l'accoustrement que la coustume de son païs, comme sa nourrice, luy auroit vestu, là où les chasseurs ont accoustumé de se vestir des peaux des animaulx qu'ils prennent, comme des cerfs: et ceux qui font profession de prendre les oyseaux, se vestent de sayons tissus et composez de plumage d'oyseaux. Ceux qui ont des robbes rouges se gardent de se monstrer aux taureaux, et ceux qui ont des sayes blancs, de se monstrer aux Elephans, d'autant que ces bestes-là s'irritent et s'effarouchent en voyant de telles couleurs. Et si un grand Roy, comme estoit Alexandre, pour addoulcir et apprivoiser des nations belliqueuses et malaisees à retenir, ne plus ne moins que des bestes fieres, a usé des robbes qui leur estoient propres, et de leurs façons de vivre accoustumees, pour tousjours plus les gaigner, amollir la fierté de leur courage, et reconforter leur desplaisir, il y en a qui le blasment et le reprennent, au lieu qu'ils devroient admirer en cela sa sagesse, d'avoir si destrement sçeu, par un leger changement d'habit, caresser l'Asie, se faisant par armes seigneur et maistre des corps, et par l'accoustrement se conciliant les ames. Et toutefois ceux- là mesmes louënt Aristippus le philosophe Socratique de ce, que quelquefois il se vestoit d'une pauvre et mince cappe, et autrefois d'un manteau riche de la tissure et taincture de Milet, et sçavoit garder la bienseance en l'un et en l'autre vestement: et ce-pendant ils accusent Alexandre de ce, que honorant l'habit de son païs il ne mesprisa point celuy qu'il avoit conquis par armes, en intention de s'en servir à bastir le fondement de choses grandes: car son desseing n'estoit pas de courir et fourrager l'Asie, comme feroit un Capitaine de larrons, ny de la saccager et piller, comme ravage et butin de felicité inesperee, ainsi comme depuis Hannibal feit l'Italie, et devant les Treriens avoient fait l'Ionie, et les Scythes la Medie, ains estoit sa volonté de rendre toute la terre habitable subjecte à mesme raison, et tous les hommes citoyens d'une mesme police et d'un mesme gouvernement. Voyla la cause pour laquelle il se transformoit ainsi en habits. Que si le grand Dieu qui avoit envoyé l'ame d'Alexandre icy bas, ne l'eust soudainement rappellee à soy, à l'adventure n'y eust-il eu qu'une seule loy qui eust regy tous les vivants, et eust esté tout ce monde gouverné soubs une mesme justice, comme soubs une mesme lumiere, là où maintenant les parties de la terre qui n'ont point veu Alexandre, sont demourees tenebreuses et obscures, comme estans destituees du soleil. [1,9] Parquoy le premier project et desseing de son expedition monstre qu'il a eu intention de vray philosophe, qui n'estoit point de conquerir pour luy des delices et plantureuses richesses, ains de procurer une paix universelle, concorde, union et communication à tous les hommes vivans les uns avec les autres. En second lieu, considerons un peu ses paroles et propos, par ce que de tous autres Princes et Roys, les ames monstrent quelles sont leurs m@eurs et leurs intentions, principalement par leurs propos. Antigonus le vieil respondit un jour à quelque Sophiste qui luy presentoit et dedioit un Traitté qu'il avoit composé de la justice, «Tu es un sot, mon amy, qui me viens prescher de la justice, là où tu vois que je bats les villes d'autruy.» Et Dionysius le tyran disoit, qu'il falloit tromper les enfans avec des dez et des osselets, et les hommes avec des jurements. Ailleurs il est attribué à Lysander. Et sur le tombeau de Sardanapalus y avoit engravé, "Demouré m'est seulement ce que j'ay Paillardé, beu, yvrongné, et mangé." Qui pourroit nier que par l'une de ces responses-là, la volupté et l'impieté ne soient authorisees, et par l'autre l'avarice et l'injustice? mais au contraire si aux dicts d'Alexandre vous ostez le diadesme et la couronne royale, et l'estre fils de Jupiter Hammon, et la noblesse, vous direz que ce seront sentences d'un Socrates, d'un Platon, et d'un Pythagoras: car il ne fault pas que nous nous arrestions aux braveries et superbes inscriptions que les poëtes ont engravees et empraintes sur les images et statues de luy, ne tendans pas à monstrer sa modestie, mais magnifier sa fortune et sa puissance: "Ce bronze estant d'Alexandre l'image Tournant à mont les yeux et le visage, A Jupiter semble dire, Pour toy Retien le ciel, car la terre est à moy." Et un autre, Alexandre je suis, le fils de Jupiter. Toutes telles galanteries c'estoient les poëtes qui les disoient et escrivoient pour flatter sa fortune: mais des vrays dicts d'Alexandre, qui les voudroit raconter, on pourroit commancer à ceux qu'il dit en sa jeunesse: car estant plus viste que nul autre des jeunes hommes de son aage, ses familiers l'incitoient à vouloir courir en la carriere des jeux Olympiques pour gaigner le pris de la course: il leur demanda s'il y avoit des Roys qui y courussent: ils luy respondirent, que non: «La partie doncques ne seroit pas justement faitte, en laquelle un privé pourroit estre vainqueur, et un Roy vaincu.» Et comme son pere eust eu la cuisse percee d'outre en outre d'un coup de lance, en une battaille contre les Triballiens, estant hors du danger de la vie, mais desplaisant de se voir boitteux: «Ne te soucie, dit-il, mon pere, sors hardiment en public, à fin qu'à chasque pas que tu feras, tu te souvienes de ta vertu.» Ces responses- là ne procedent elles point d'un entendement de philosophe, et d'un coeur qui pour estre ravy de l'amour des choses grandes et honnestes, ne se soucie desja nullement des dommages du corps? car comment pensons nous qu'il se glorifioit des blesseures qu'il avoit luy-mesme receuës en sa personne? quand il se souvenoit ou d'un peuple subjugué, ou d'une battaille gaignee, ou de villes prises, ou de Roys qui s'estoient rendus, il n'avoit garde de cacher ny couvrir telles cicatrices, ains les portoit et monstroit par tout, comme des images de sa vertu engravees en sa personne. [1,10] Et si quelquefois en devisant des lettres, on venoit à faire comparaison des vers d'Homere, ou bien entre les propos de table, s'il se mettoit en avant, lequel estoit le plus excellent, comme l'un en alleguast un, et l'autre un autre, luy preferoit cestuy-cy à tous les autres, "Sage en conseil et vaillant au combat": faisant son compte que la louange que l'autre avoit donnee au Roy Agamemnon, quelque aage au paravant, estoit une loy pour luy-mesme, tellement qu'il disoit, que Homere en un mesme vers avoit honoré la vaillance d'Agamemnon, et prophetisé celle d'Alexandre. Et pourtant si tost qu'il eust passé le destroit de l'Hellespont, il alla visiter Troie, là où il se representa en son entendement les haults faicts d'armes des princes qui y combattirent: et comme quelqu'un du païs luy promeist de luy donner la lyre de Paris, s'il vouloit: «Je n'ay, dit-il, que faire de cella-là, car j'ay celle d'Achilles:» au son de laquelle il se reposoit en chantant les louanges des vaillants personnages: mais celle de Paris avoit une Harmonie trop molle et trop feminine, sur laquelle il chantoit des chansonnettes d'amour. Or est-il bien certain qu'aimer la sapience, et avoir en estime les gens sages et de sçavoir, est signe d'une ame philosophique: cela estoit en Alexandre autant qu'en nul autre des Roys: car nous avons desja dict quelle affection il portoit à son maistre Aristote, et qu'il faisoit autant d'honneur à Anaxarchus le Musicien, qu'à nul autre de ses familiers. La premiere fois que Pyrrhon Elien parla à luy, il luy donna dix mille pieces d'or. Il envoya un present de cinquante talents, qui sont trente mille escus, à Xenocrates l'un des disciples de Platon. Et la plus part des historiens escrit, qu'il feit Onesicritus, lequel avoit esté auditeur de Diogenes, Capitaine de son armee de mer: et s'estant rencontré une fois aupres de Corinthe à parler avec Diogenes, il fut si esmerveillé de sa façon de vivre, et eut sa gravité en telle admiration, que bien souvent depuis, faisant mention de luy, il disoit, «Si je n'estoit Alexandre, je serois Diogenes:» qui estoit autant à dire comme, j'eusse volontiers usé ma vie à l'estude des lettres, si je n'eusse deliberé de philosopher par effect. Il ne dit pas, Si je n'estois Roy, je serois Diogenes: ne, si je n'estois riche, ou aimant à estre bien vestu, car il ne preferoit point la fortune à la sapience, ny la pourpre et le diadéme à la besace, et à la pauvre cappe: ains dit simplement, Si je n'estois Alexandre, je serois Diogenes: qui est autant à dire comme, si je n'avois proposé de mesler ensemble les nations Barbares avec les Grecques, et voyageant par toute la terre habitable, polir et cultiver tout ce que j'y trouverois de sauvage, recercher jusques aux extremes bouts du monde, approcher la Macedoine de la mer Oceane, y semer la Grece, et espandre par toutes nations la paix et la justice, je ne demourerois pas oysif en delices, à prendre mon plaisir, ains je voudrois imiter la simplicité et frugalité de Diogenes. Mais maintenant pardonne moy Diogenes, je imite Hercules, je vay apres Perseus, je suy la trasse de Bacchus, je veux faire voir encore une fois les Grecs victorieux baller au païs des Indes, et reduire encore en memoire aux montaignars, et sauvages nations qui habitent delà la montaigne de Caucasus, les joyeusetez des festes Bacchanales. On dit qu'en ces quartiers-là il y a aussi quelques gens qui font profession d'une sapience austere et nue, hommes sacrez et vivans à leurs loix, vacants du tout à la contemplation de Dieu, se passans encore de moins que Diogenes, et n'aians point besoing de bissac, car ils ne font point de provision de vivres, par ce que la terre leur en fournit tousjours de tous frais et nouveaux, les rivieres leur donnent à boire, et les feuilles tombans des arbres, et l'herbe, à coucher: par moy Diogenes les cognoistra, et eulx Diogenes. Il fault que je batte et grave aussi de la monnoye à la forme Grecque, qui se debite entre les nations Barbares. [1,11] Venons maintenant à ses faicts: apparoist-il qu'il y ait seulement une temerité de la fortune, ou une force d'armes et violence de main mise, ou plus tost une grande prouësse et justice, et une grande temperance, bonté et clemence, avec un bon ordre et grande prudence, conduisant toutes choses par un bon sens et un grand jugement? Certainement je ne pourrois dire ne discerner en ses gestes, cela est un faict de vaillance, cela d'humanité, cela de patience, ains tout exploit de luy semble avoir esté meslé et composé de toutes les vertus ensemble, en confirmation de ceste sentence des Stoïques, «Que tout acte que faict le sage, il le faict par toute vertu ensemble.» Bien est-il vray, que tousjours en chasque action il y a une vertu eminente par dessus les autres, mais celle-là incite et dirige les autres à la mesme fin: aussi voit on és gestes d'Alexandre, que sa vaillance est humaine, et son humanité vaillante, sa liberalité mesnagere, sa cholere facile à appaiser, ses amours temperees, ses passetemps non oyseux, ses travaux non sans addoulcissement. Qui est celuy qui a meslé la feste parmy la guerre, les expeditions militaires parmy les jeux? Qui a entrelassé parmy les sieges des villes, parmy les exploits d'armes, les joyeusetez Bacchanales, les nopces, les chansons nuptiales d'Hymence? Qui fut oncques plus ennemy de ceulx qui font injustice, ne plus gracieux aux affligez? Qui fut jamais plus aspre aux combattans, ne plus equitable aux suppliants? Il me vient en pensee d'alleguer et transferer en cest endroit le dire du Roy Porus, lequel estant amené prisonnier à Alexandre, et enquis par luy, comment il vouloit qu'il le traittast, respondit, «En Roy.» Et comme Alexandre luy repliquast, s'il vouloit rien dire d'avantage: «Non, dit-il, car tout est compris soubs ce mot- là, En roy.» Aussi m'est advis qu'à tous les faicts d'Alexandre, je puis adjouster ce refrein, «En philosophe: car en cela tout est compris.» Il devint amoureux de Roxane, fille d'Oxiathres, l'aiant veuë baller de bonne grace entre les Dames captives: il n'en voulut point jouyr à force, ains l'espousa legitimement. en philosophe. Aiant veu son ennemy Darius massacré à coups de traict, il n'en feit point de sacrifices aux Dieux, ny n'en chanta point chant de triomphe, combien que une longue guerre fust abbregee et finie par ceste mort, ains ostant son manteau de dessus ses espaules, le jetta sur le corps du mort, comme s'il eust voulu cacher la miserable destinee d'une fortune royale: en philosophe. Il reçeut quelquefois une missive secrette de sa mere, qu'il lisoit, estant d'adventure Hephestion assis aupres de luy, qui la lisoit naifvement sans y penser avec luy: Alexandre ne l'en engarda point, ains seulement tira l'anneau de son doigt, et luy meit contre la bouche, seellant son silence de la foy d'amitié: en philosophe. Car si ces actes ne sont faicts en philosophe, quels autres le seront? [1,12] Socrates souffrit bien que Alcibiades couchast avec luy: mais Alexandre, comme Philoxenus son lieutenant au gouvernement de la coste maritime de l'Asie luy eust escript, qu'il y avoit un jeune enfant en son gouvernement d'Ionie de face et beauté incomparable, et luy demandast par ses lettres, s'il luy plaisoit qu'il luy envoyast: il luy rescrivit bien aigrement, «O malheureux et meschant homme, qu'as-tu jamais cogneu en moy pourquoy tu deusses me flatter par telles voluptez?» Nous admirons Xenocrates de ce qu'il ne voulut pas accepter un present de cinquante talents qu'Alexandre luy envoyoit, n'admirerons nous pas aussi celuy qui le luy donnoit? n'estimerons nous pas qu'aussi peu de compte d'argent fait celuy qui le donne ainsi liberalement, que celuy qui le refuse? Xenocrates n'avoit point besoing d'argent, pource qu'il estoit philosophe: et Alexandre en avoit, pour ce qu'il estoit philosophe, à fin qu'il en exerceast liberalité envers telles gens. Le discours du mespris de la mort default en ce lieu icy. Combien de fois pensons nous que l'a dit Alexandre, quand il se voyoit tout couvert de traicts qu'on luy tiroit, et quand à tout effort on le pressoit? Nous estimons bien qu'il y a en tous hommes quelque lumiere de droict et bon jugement, par ce que la nature d'elle mesme les dresse à ce qui est honneste: mais il y a difference entre les communs hommes et les philosophes en ce, que les philosophes ont le jugement plus ferme et plus asseuré és dangers, d'autant que les vulgaires hommes n'ont pas les coeurs fortifiez et munis de telles anticipations et prejugees impressions, "Bon augure est, pour son païs combattre. Et, La mort est fin de tous maux aux humains. Mais les occasions des perils qui se presentent, leur rompent leurs discours, et les apprehensions des dangers presents ou prochains leur esbranlent tous leurs jugements: car la peur ne chasse pas seulement la memoire, comme dit Thucydide, mais aussi toute bonne intention, toute envie de bien faire, et toute emotion, là où la philosophie lie de cordages tout alentour La fin en est defectueuse.