[0] CONSOLATION À APOLLONIUS. [1] Je partageai toute ton affliction, mon cher Apollonius, dès l'instant même où j'appris la mort prématurée de ton fils, que sa sagesse, sa modestie, sa piété singulière envers les dieux, sa tendresse pour ses parents et ses amis, nous avaient rendu à tous infiniment cher ; mais je n'ai pas cru que, dans ces premiers moments où la douleur t'avait presque ôté l'usage des sens et de la raison, il fût à propos de te consoler, de t'exhorter à soutenir avec courage cette perte cruelle. J'ai dû me prêter alors à ta situation, à l'exemple des médecins habiles, qui, dans les maladies aigues, n'emploient pas d'abord les évacuants, mais, par de simples topiques, favorisent la coction des humeurs, et laissent l'inflammation se calmer peu à peu. [2] Aujourd'hui que le temps , qui adoucit tout, a dû tempérer l'amertume de ta douleur, et que ton état présent semble demander le secours de tes amis, je crois devoir te proposer quelques motifs de consolation propres à modérer ton affliction et à faire cesser des plaintes inutiles : Les discours sont les médecins d'une âme malade, Quand on les applique à propos pour adoucir les maux du coeur. Et, selon le sage Euripide : Chaque maladie a son remède: A l'homme affligé la conversation de ses amis est douce; A l'homme qui se livre à des excès condamnables il faut de sévères réprimandes. De tous les maux de l'âme, il n'en est point de plus dangereux que le chagrin. Bien des gens en ont, dit-on, perdu la raison, ou sont tombés dans des maladies incurables. Quelques-uns même, dans l'excès de leur chagrin, se sont donné la mort. [3] A la vérité, la perte d'un fils est une cause de douleur bien naturelle, que nous ne sommes pas les maîtres d'arrêter. Je suis loin d'approuver une stupide insensibilité , que je ne crois ni possible ni convenable : ce serait bannir de la société la douceur d'une affection réciproque, ce sentiment si nécessaire à conserver parmi les hommes; mais je pense aussi qu'une excessive sensibilité, qui se plaît à nourrir sa douleur, est contraire à la nature et vient d'une fausse opinion : il faut la rejeter comme une faiblesse nuisible et peu digne des grandes âmes, mais sans proscrire pour cela les passions modérées. "Souhaitons de n'être pas malades, disait le philosophe académicien Crantor ; mais, quand nous le sommes, ne craignons pas de paraître sensibles aux opérations douloureuses que nous sommes forcés de subir. L'insensibilité pourrait avoir pour nous les suites les plus fâcheuses : l'endurcissement du corps amènerait facilement celui de l'âme". [4] La raison veut que dans de telles épreuves on ne soit ni insensible ni trop vivement affecté. L'un ne convient qu'à des caractères durs et farouches, l'autre qu'à des âmes efféminées. L'homme raisonnable est celui qui se tient dans les bornes de la nature, et reçoit avec une parfaite égalité les biens et les maux de cette vie. Il sait que, comme dans un État démocratique où l'on tire les magistratures au sort, chacun doit accepter avec soumission la place qui lui est échue, de même, dans la distribution des événements humains, il faut toujours être content de son lot. Ceux qui ne sont pas dans cette disposition ne pourraient pas même supporter modérément une grande fortune. Un poète a eu bien raison de dire : Que jamais le succès, même le plus grand, N'enfle ton âme d'un orgueil excessif; Que jamais non plus les revers ne t'avilissent. Reste toujours le même ; que ton caractère Persiste constamment, comme l'or dans le feu. Il est d'une âme sage et bien préparée d'ètre toujours la même dans ce qu'on appelle les faveurs de la fortune, et de soutenir les revers avec dignité. Le devoir de la saine raison est, ou de prévenir les maux qui nous menacent, ou de les réparer quand on n'a pu les éviter, et de les affaiblir autant qu'il est possible, ou enfin de les supporter avec une fermeté mâle et courageuse. Par rapport aux biens, la prudence a quatre objets à remplir : les acquérir, les conserver, les accroître et en user convenablement. Voilà les règles qui doivent la diriger comme toutes les autres vertus dans la bonne et la mauvaise fortune. Nul homme ne jouit d'un bonheur parfait; et, comme il n'est que trop vrai, Nul ne peut faire que ce qui est nécessaire ne le soit pas. [5] Il est des années où les arbres portent beaucoup de fruit, et d'autres qu'ils ne produisent rien. Les animaux sont tantôt féconds et tantôt stériles. Sur mer, le calme et la tempête se succèdent tour à tour. Ainsi, dans la vie, les divers événements font éprouver à l'homme les vicissitudes de la fortune. C'est en les considérant qu'on aurait lieu de dire : Ce n'est point pour être toujours heureux qu'Atrée T'a engendré, ô Agamemnon ! Il te faut tantôt avoir du plaisir, tantôt de la peine; Car tu es né mortel. Quand tu ne le voudrais pas , Telle est la volonté des dieux. Ménandre a dit aussi : "Si tu es né, Trophime, seul entre tous les hommes, Quand ta mère t'a enfanté, doué du privilége de ne Faire que ce qui te convient et d'être toujours heureux, Et si quelque dieu t'a promis cette faveur, Tu as raison de t'indigner, car ce dieu t'a menti Et s'est mal conduit avec toi. Mais si c'est aux mêmes conditions Que nous que tu respires l'air Commun à tous les êtres, pour te parler d'une façon plus tragique, Il faut supporter mieux ces malheurs et te faire une raison. Pour tout dire en un mot, tu es homme, Et sujet à passer en un clin d'oeil de l'abaissement à la grandeur, puis ensuite De la grandeur à l'abaissement, plus qu'aucun être au monde. Et c'est vraiment justice; car lui qui est si faible De sa nature, il tente des entreprises immenses, Et, quand il tombe, presque tous ses biens périssent dans sa chute. Pour toi, Trophime, tu n'as pas perdu une opulente Fortune; tes maux présents n'ont rien d'excessif; Ainsi donc résigne-toi pour l'avenir à cet état de médiocrité." Malgré cette condition des choses humaines, il est des esprits si légers et si vains, qu'élevés au-dessus du commun des hommes par leurs richesses ou leurs dignités, par les honneurs et les distinctions publiques dont ils jouissent, ils méprisent leurs inférieurs et leur insultent avec fierté. Ils perdent de vue l'inconstance et la légèreté de la fortune, la mobilité de ses faveurs et ces révolutions subites qui font passer les humains du comble de la gloire à l'extrême bassesse, et de la poussière au faîte des honneurs. Quand une roue tourne, tantôt une jante Se trouve en haut, tantôt une autre. [6] Il n'est pas de remède plus puissant, pour ne pas se laisser aller à la douleur, que de s'être préparé par des réflexions sages à tous les changements de fortune. Il faut penser que non seulement l'homme est périssable, mais que sa vie et tout ce qui en dépend participe à la fragilité de sa nature. Les corps des hommes sont mortels et n'ont qu'une existence éphémère. Il en est de même de leur fortune, de leurs affections, en un mot de tout ce qui appartient à la vie humaine : Nul mortel ne peut fuir ni éviter cette loi. "Enchaînés, comme dit Pindare, par une dure nécessité, nous pressons le fond des enfers." Euripide a dit aussi : Le bonheur est fragile et ne dure qu'un jour. Et ailleurs : Le plus faible accident nous fait tomber, et un jour suffit Pour renverser ce qui est élevé et élever ce qui est à bas. "Il a raison", disait sur cela Démétrius de Phalère ; "mais il aurait encore mieux dit si, au lieu d'un jour, il eût mis un instant." Le cercle de la vie est le même et pour les plantes fertiles Et pour la race des mortels: les uns grandissent, Les autres tombent au contraire et sont moissonnés. Pindare dit aussi : Qu'est-ce qu'être quelqu'un, qu'est-ce que n'être rien? L'homme est le songe d'une ombre. {Σκιᾶς ὄναρ ἄνθρωπος} Expression hyperbolique, sans doute, mais qui peint avec une énergie admirable l'instabilité de la vie humaine. Quoi de plus faible qu'une ombre? mais comment faire entendre ce que c'est que le songe d'une ombre? C'est d'après ces mêmes idées que Crantor parlait comme il suit à Hippoclès, pour le consoler de la mort de ses enfants. "Voilà", lui disait-il, "les motifs de consolation que nous propose cette ancienne philosophie. Si nous ne voulons pas admettre les autres, du moins ne pouvons-nous méconnaître la vérité de celui-ci : que la vie humaine est le plus souvent accompagnée de peines et de misères; et quand elle ne le serait pas de sa nature, ne l'avons-nous pas amenée nous-mêmes à cet état de faiblese et de corruption? D'ailleurs, la fortune, toujours incertaine, s'attache à nous dès notre première entrée dans la vie, et rarement est-ce pour notre bien. Tout ce qui naît apporte avec soi un principe de mal. Les germes qui le produisent, mortels de leur nature, participent par cela seul à cette cause générale de corruption, d'où proviennent les inclinations vicieuses de l'âme, les maladies, les chagrins, et tous les maux qui, de cette source commune, se répandent sur les hommes." Mais pourquoi te rappeler ces maximes? pour te faire souvenir que ce n'est pas une chose nouvelle aux hommes que d'éprouver l'infortune. Nous y sommes tous sujets. La fortune, dit Théophraste, ne regarde pas où elle adresse ses coups ; sans avoir aucun temps fixe et déterminé, elle enlève à son gré le fruit de nos travaux, et renverse la prospérité que l'on croyait le plus solidement établie. Il n'est personne qui ne puisse facilement se représenter à lui-même ces maximes utiles, ou les puiser dans les écrits des sages de l'antiquité, à la tête desquels on peut mettre le divin Homère. Écoutons-le : La terre ne nourrit rien qui soit plus chétif que l'homme. Il se figure qu'il n'éprouvera plus de mal désormais, Tandis que les dieux entretiennent sa force, que ses genoux ont toute leur agilité; Mais, quand les dieux immortels le frappent de quelque revers, Son coeur affligé ne se résigne point à les subir. Et ailleurs : Les sentiments des mortels changent Suivant les, jours bons ou mauvais que leur distribue le père des dieux et des hommes. Et ailleurs encore : Magnanime fils de Tydée, pourquoi me demander qu'elle est ma race? Telles sont les générations des feuilles, telles sont celles des hommes. Ces feuilles, le vent les répand à terre; mais la forêt Bourgeonne, et en produit d'autres, dans la saison du printemps. Ainsi les générations des hommes : l'une pousse, l'autre cesse d'exister. On sent combien est vraie et naturelle cette image de la vie humaine par ce qu'il dit dans un autre endroit : Moi lutter pour des mortels Misérables, qui, semblables aux feuilles, tantôt Verdoient pleins de vie, mangeant les fruits de la terre, Et tantôt périssent, privés qu'ils sont de chaleur et de force. Pausanias, roi de Lacédémone, vantait continuellement ses exploits. Un jour il demandait à Simonide, d'un ton moqueur, de lui donner quelque sage précepte; le poète, qui connaissait sa vanité, se contenta de lui dire : "Souviens-toi que tu es homme." Philippe de Macédoine reçut en un même jour trois nouvelles heureuses : la première, que ses coursiers avaient remporté le prix de la course aux jeux olympiques ; la seconde, que Parménion, son lieutenant, avait battu les Dardanes; la troisième, que sa femme Olympias venait de lui donner un fils. Alors levant les mains au ciel : «Fortune , s'écria-t-il, envoie-moi quelque disgràce pour compenser tant de bonheur.» Il savait que la fortune porte toujours envie aux grandes prospérités. Théramène, l'un des trente tyrans d'Athènes, dînant un jour avec plusieurs de ses amis, la maison où ils étaient s'écroula, et il se sauva seul. Comme tout le monde l'en félicitait : «0 Fortune, dit-il à haute voix, à quel sort me réserves-tu?» En effet, peu de temps après, il fut mis à la torture et condamné à mort par ses collègues. [7] Homère me paraît posséder au plus haut point le talent de consoler, comme on le voit dans le discours qu'Achille tient à Priam, qui vient racheter le cadavre d'Hector : Allons, assieds-toi sur ce siége; quant à nos douleurs, crois-moi, Laissons-les reposer dans notre âme, quelque chagrin qui nous accable ; Car on ne gagne rien aux tristes lamentations. Les dieux ont décidé que les misérables mortels Vivraient dans le chagrin : eux seuls sont exempts de peine. Il y a deux tonneaux placés sur le seuil du palais de Jupiter: C'est là qu'il puise ce qu'il nous donne, dans l'un les maux, dans l'autre les biens. Celui pour qui Jupiter, le maître de la foudre, en fait un mélange, Celui-là tantôt éprouve le mal et tantôt le bien ; Mais celui pour qui il puise dans le tonneau des afflictions, il en fait un infortuné Que le chagrin dévorant poursuit sur la terre immense, Et qui marche objet des mépris des dieux et des hommes. Le poète le plus près d'Homère, et par le temps et par la gloire, Hésiode, qui se dit le disciple des Muses, suppose aussi que tous les maux étaient renfermés dans un tonneau, et que Pandore l'ayant ouvert, ils se répandirent en foule sur tout l'univers. Pandore enlève de ses mains le grand couvercle du tonneau, Et vide ce qu'il contient. Et des afflictions funestes accablèrent les hommes. Seule l'Espérance, au fond de sa demeure inviolable, Resta au-dessous des bords du tonneau, et au dehors Ne s'envola point; car Pandore remit assez à temps le couvercle. Mais d'innombrables afflictions courent parmi les hommes. Oui la terre est pleine de maux; pleine en est la mer. Les maladies fondent sur les hommes pendant le jour; et la nuit encore Elles viennent à l'improviste, apportant des maux aux mortels, En silence; car le prudent Jupiter leur a ôté la voix. [8] C'est dans le même sens que le poète comique a dit, pour ceux que de tels accidents jettent dans le désespoir : Si les larmes étaient un remède à nos maux, Et si celui qui pleure cessait toujours de souffrir, Nous achèterions les larmes à prix d'or. Mais présentement nos maux ne s'inquiètent nullement De cela, seigneur, et c'est la même route Qu'ils suivent, qu'on pleure ou non. Que gagnons-nous donc à pleurer? rien; mais la douleur a Comme les arbres son fruit: ce sont les larmes. Dictys, consolant Danaé sur la mort de son fils, lui dit de même : Penses-tu que Pluton se soucie de tes gémissements, Et qu'il te renverra ton fils si tu te mets à le lamenter Cesse de pleurer; mais jette les yeux sur les maux d'autrui Et ta peine s'adoucira, si tu veux considérer Combien de mortels ont souffert dans les chaînes, Combien vieillissent privés de leurs enfants, Sans compter ceux qui des félicités d'une royauté puissante Sont tombés dans le néant : voilà ce qu'il te faut examiner. Il l'exhorte à se souvenir de ceux qui avaient éprouvé des malheurs autant ou plus grands que les siens, afin d'adoucir sa douleur par cette vue. [9] On peut appliquer à ce sujet ce que Socrate avait coutume de dire : que, si tous les hommes mettaient en commun leurs maux pour les partager entre eux par portions égales, la plupart s'en tiendraient à leur premier lot, et s'en retourneraient contents. Le poète Antimachus, après la mort de sa femme Lydé, qu'il aimait tendrement, employa un pareil motif de consolation. Il composa l'élégie qu'il intitula Lydé, dans laquelle il rappelle tous les malheurs qu'avaient essuyés les plus grands personnages, et cherche par cette comparaison à soulager sa douleur. On voit donc que celui qui, pour consoler une personne affligée, lui représente que le malheur qu'elle éprouve est un accident ordinaire, diminue l'opinion qu'elle avait de son infortune, et lui persuade qu'elle n'est pas aussi malheureuse qu'elle croyait. [10] Eschyle , dans les vers suivants , reprend avec raison, ce me semble, ceux qui regardent la mort comme un mal : C'est bien à tort que les mortels détestent la mort: Elle est le plus puissant remède à tant de maux. Un autre poète a dit d'après lui : Viens, ô mort, médecin secourable ; Car l'enfer est vraiment le port de nos chagrins. C'est un grand point que de pouvoir dire avec une ferme confiance : Est-on esclave quand on méprise la mort? ou, avec un autre poète : J'ai l'enfer pour aide; je ne crains point les ombres. En effet, qu'est-ce que la mort même a de si pénible et de si affligeant? Comment, nous étant si naturelle et si familière, peut-elle nous paraître si fâcheuse ? Faut-il s'étonner si des corps qui, de leur nature, sont sujets à se briser, à se fondre, à se brûler, à se corrompre, éprouvent ces divers accidents? Et quand est-ce que la mort n'est pas au dedans de nous? «Quelle différence y a-t-il, dit Héraclite, entre le mort et le vivant, celui qui veille et celui qui dort, le jeune homme et le vieillard, puisqu'on passe successivement par ces divers états, et que la fin de l'un est le commencement de l'autre?» Le potier peut, de la même argile, faire des animaux, leur ôter ensuite cette première forme, et les remettre en masse, pour leur donner une figure nouvelle et leur faire subir de continuelles transformations. Ainsi la nature a, de la même matière, formé d'abord nos premiers ancêtres, après eux nos parents, ensuite nous, qu'elle remplacera par d'autres ; et le fleuve de la génération suivra son cours, sans jamais s'arrêter, comme, dans un sens contraire, coulera sans interruption celui de la mort, soit le Cocyte ou l'Achéron, selon qu'il plaît aux poètes de l'appeler. La première cause qui nous a fait jouir de la lumière du soleil est donc aussi celle qui nous conduit aux ténèbres de l'enfer. Nous en avons une image sensible dans l'air qui nous environne, et qui tour à tour nous amène le jour et la nuit : c'est comme la vie et la mort, la veille et le sommeil. On a raison de dire que la vie est une dette fatale que nous sommes obligés d'acquitter. Nos pères, qui l'avaient eue par emprunt, nous l'ont transmise au même titre ; et, quand celui qui nous l'a prêtée la redemande, nous devons la lui remettre volontairement et sans regret, sous peine de passer pour des ingrats. [11] C'est sans doute à cause de l'incertitude et de la brièveté de la vie que la nature nous a caché l'heure de notre mort, et cela pour notre bien. Si nous en avions su l'instant, combien d'entre nous que cette vue aurait fait sécher de frayeur, et mourir mille fois avant de subir réellement la mort! Elle voyait d'ailleurs les peines et les chagrins innombrables qui submergent notre vie. Si nous voulions en suivre le détail, nous lui ferions sans doute les plus grands reproches, et nous confirmerions la pensée de ceux qui prétendent que mourir vaut mieux que vivre. Tel est Simonide, qui a dit : L'homme n'a qu'une faible Puissance; ses soins sont infructueux : Dans sa courte existence s'accumulent peines sur peines. Et la mort cruelle et inévitable est suspendue sur sa tète; Car le destin en réserve une égale Part et aux hommes de bien et aux méchants. Pindare a dit aussi : Chez les mortels deux maux sont attachés à un bien Par les immortels; et les insensés ne savent pas supporter patiemment ces maux. Sophocle : Tu pleures un mortel parce qu'il a péri, Et tu ne sais pas si l'avenir devait lui être favorable. Euripide : Sais-tu quel est le caractère des choses de ce monde? Non pas, je crois, et d'où vient? Ecoute-moi : Tous les mortels sont soumis à la loi du trépas, Et il n'en est pas un qui soit assuré Qu'il vivra le lendemain; Car les événements de la fortune sont couverts d'une épaisse nuit. Puisque la vie humaine est telle que nous la dépeignent de pareils hommes, ne devons-nous pas estimer heureux ceux qui sont délivrés de la servitude qu'elle impose, plutôt que d'en avoir compassion et de les pleurer, comme font, par ignorance, la plupart des hommes ? [12] La mort, disait Socrate, est, ou un sommeil profond, ou un voyage de long cours, ou enfin une destruction, un anéantissement total de l'âme et du corps ; et, sous aucun de ces trois rapports, elle ne peut être fâcheuse. Premièrement, ajoutait-il en reprenant ces trois suppositions, si la mort n'est qu'un sommeil, et si ceux qui dorment ne sentent aucun mal, il est évident que les morts n'en sentent point. Plus le sommeil est profond, et plus il est doux. C'est une vérité manifeste pour tout le monde. Homère lui-même l'atteste quand il dit : Profond, agréable, et tout semblable à la mort. En un autre endroit : Il s'adressa au sommeil, frère de la mort. Et ailleurs : Le sommeil et la mort, frères jumeaux. Il ne pouvait rendre leur ressemblance plus sensible qu'en les appelant jumeaux. Il dit encore que la mort est un sommeil d'airain, pour nous faire entendre qu'elle emporte toute privation de sentiment. Quelqu'un appelait avec raison le sommeil les petits mystères de la mort. En effet, le sommeil est comme l'initiation à la mort. Diogène le cynique, peu d'instants avant de mourir, tomba dans un sommeil pro- fond. Son médecin l'ayant réveillé, lui demanda s'il ne sentait point de mal. «Non, répondit-il, c'est le frère qui vient au-devant de la soeur, le sommeil au-devant de la mort.» [13] Si la mort est un long voyage, sous ce rapport, loin d'être un mal, elle est au contraire un véritable bien. N'est-ce pas en effet un bonheur réel que d'être affranchi de l'esclavage du corps, de ne plus dépendre de ces passions fougueuses qui emportent l'âme hors d'elle-même, et la livrent en proie aux désirs les plus insensés? "Les besoins indispensables du corps, dit Platon, nous causent de fréquentes distractions, et les maladies qui lui surviennent nous arrêtent dans la recherche de la vérité. Le corps nous remplit de passions, de désirs, de craintes, et d'une foule d'idées vaines et puériles. On a eu raison de dire qu'il ne nous venait du corps rien de bon ni de sensé. En effet, les guerres, les séditions, les disputes, ne sont-elles pas occasionnées par le corps et par le désir dont il est le principe ? Les richesses, source ordinaire de tous ces maux, pourquoi nous deviennent-elles nécessaires, si ce n'est pour fournir aux désirs du corps? N'est-ce pas pour satisfaire à ses goûts que nous les recherchons ? Et cette recherche ne nous fait-elle pas suspendre l'étude de la philosophie? Lors même que nous profitons du loisir qu'il nous laisse, pour vaquer à la contemplation de la vérité, ne vient-il pas nous assaillir, nous troubler au milieu de nos recherches, nous susciter tant d'obstacles que nous ne pouvons rien suivre avec attention? Il résulte évidemment de là que, pour avoir des idées pures et exactes de la vérité, il faut s'affranchir de la dépendance du corps, et contempler les objets avec les yeux seuls de l'âme. Ce n'est donc qu'après notre mort que nous pourrons parvenir à cette sagesse que nous ambitionnons, et qui est le terme de notre amour. La raison elle-même nous le démontre. S'il est impossible, tant que nous sommes esclaves du corps, d'avoir des connaissances sûres et précises, il faut, de deux choses l'une, ou que nous renoncions à jamais rien savoir, ou que nous n'y parvenions qu'après la mort. C'est alors seulement que l'âme séparée du corps ne vivra plus qu'avec elle-même. Pendant la vie, nous n'approcherons de la connaissance du vrai qu'autant que nous serons indépendants du corps; que nous n'aurons point de commerce avec lui sans une absolue nécessité ; que, loin de nous y trop attacher, nous saurons nous préserver de sa contagion jusqu'à ce que Dieu lui-même vienne nous en délivrer entièrement. Purifiés alors de toutes nos souillures, nous vivrons avec des êtres aussi purs que nous, et nous verrons par nous-mêmes la vérité dans tout son éclat; car un organe souillé ne peut saisir ce qui est essentiellement pur." Ainsi, quand la mort nous transporterait dans des lieux inconnus, elle ne serait pas un mal, puisque ce ne pourrait être que dans un séjour de bonheur , comme l'a démontré Platon. Aussi rien n'est plus divin que ces paroles de Socrate à ses juges : "Craindre la mort, Athéniens, c'est se croire faussement sage ; car c'est faire semblant de savoir ce qu'on ignore. Qui sait si la mort n'est pas pour l'homme le plus grand des biens? Cependant on la craint comme si l'on savait certainement qu'elle fût le plus grand des maux." Celui qui disait : Que personne ne craigne la mort: c'est la fin de nos peines, et même de nos plus grands maux, n'en jugeait pas autrement que Socrate. [14] Les dieux eux-mêmes confirment par leur témoignage cette manière de penser. Souvent ils ont récompensé la piété des hommes par la mort, comme par un don précieux. Je passerais les bornes de cet écrit si je voulais en rapporter tous les exemples : je citerai seulement les plus remarquables et les plus connus, et je commencerai par celui de Cléobis et de Biton, deux jeunes gens d'Argos. Leur mère était prêtresse de Junon. Un jour qu'il fallait monter en cérémonie au temple de la déesse, les mulets qui devaient tirer son char n'arrivaient pas, et le temps pressait. Alors ses deux enfants s'attelèrent au char et le traînèrent au temple. La mère, ravie de la piété de ses fils, pria la déesse de leur donner ce qu'il y avait de meilleur pour les hommes. Ces deux jeunes gens s'endormirent et ne se réveillèrent plus. Ainsi la déesse récompensa leur vertu par le don de la mort. Pindare rapporte qu'Agamède et Trophonius, après avoir bâti le temple d'Apollon à Delphes, demandèrent au dieu le salaire de leur travail. Il leur répondit qu'ils l'auraient dans sept jours, et que cependant ils n'avaient qu'à se divertir et faire bonne chère. Ils se conformèrent à l'ordre du dieu, et la septième nuit ils moururent pendant leur sommeil. On dit que, Pindare lui-même ayant chargé les députés que les Béotiens envoyaient à Delphes de demander à l'oracle ce qu'il y avait de meilleur pour les hommes, la prêtresse lui fit dire qu'il ne l'ignorait pas, s'il était vrai qu'il eût écrit le trait concernant Agamède et Trophonius; qu'au reste, s'il voulait en faire l'expérience, il en serait bientôt convaincu. Sur cette réponse, il tourna ses pensées du côté de la mort, et mourut en effet peu de temps après. Voici ce qu'on raconte d'un Italien nommé Euthynoüs. Il était fils d'un certain Élysius, qui tenait le premier rang à Térina, sa patrie, par sa richesse, sa réputation et sa vertu. Euthynoüs mourut subitement sans aucune cause apparente de mort; et, comme il était seul héritier d'une immense fortune, il vint en pensée à son père qu'il avait été empoisonné, soupçon que peut-être tout autre aurait eu à sa placé. Ne sachant comment découvrir la vérité, il alla dans un lieu où l'on évoquait les âmes. Après avoir fait les sacrifices d'usage, il s'endormit et eut une vision. Il crut voir son père, à qui il racontait l'accident funeste de son fils, et il le priait, il le conjurait de l'aider à en découvrir l'auteur. «Je viens pour cela même, répondit le père; mais reçois des mains de celui qui m'accompagne ce qu'il t'apporte, et tu seras instruit sur l'événement qui cause tes regrets.» En même temps il lui montra un jeune homme à peu près de l'âge et de la taille d'Euthynoüs. Elysius lui ayant demandé qui il était : "Je suis, répondit-il, le génie de ton fils." Le génie lui présenta un billet, dans lequel Elysius lut les trois vers qui suivent : Tu m'as interrogé, malheureux Élysius, sur une folie des hommes. Euthynoûs a succombé à la mort, d'après la loi du destin; Car il n'était pas bon qu'il vécût, ni pour lui ni pour ses parents. Voilà les traits les plus remarquables que les anciens nous aient transmis sur ce point. [15] Si la mort est une destruction totale de l'àme et du corps (car c'est le troisième rapport sous lequel Socrate l'envisageait), dans ce cas-là même elle n'est point un mal. L'insensibilité qui en est la suite nous affranchit de toute peine et de toute douleur. La mort n'est donc ni un bien ni un mal. Le bien et le mal ne peuvent être sentis que par un être qui existe. Ce qui n'a jamais été ou qui a cessé d'être n'en est point susceptible. Les morts sont à cet égard au même état qu'avant leur naissance, où ils n'éprouvaient ni l'un ni l'autre; et, comme ce qui a précédé notre existence ne nous touchait en rien, nous serons aussi très indifférents à ce qui suivra notre mort. La douleur ne se fait nullement sentir à un mort; Car être mort, c'est la même chose que n'être point né. Dans l'un et l'autre état, la condition est la même. Je ne vois pas quelle différence il pourrait y avoir; à moins qu'on n'en veuille mettre aussi, pour une maison ou un vêtement, entre le temps où l'une est détruite et l'autre usé, et celui où l'on n'avait pas encore songé à les faire. Que si vous ne pouvez y en reconnaître aucune, vous ne sauriez non plus en admettre entre l'état qui précède la vie et celui qui suit la mort. «De toutes les choses qu'on regarde comme des maux, disait très-bien Arcésilas, la mort est la seule qui n'afflige pas quand elle est présente : elle ne fait de peine que lorsqu'elle est éloignée et qu'on l'attend.» Ainsi bien des gens écoutant trop leur faiblesse, et prévenus par les calomnies dont on charge la mort, meurent avant le temps, par la crainte même de mourir. Épicharme a eu raison de dire à ce sujet : «Les éléments se sont réunis, puis ils se sont séparés et sont retournés chacun à leur principe, la terre à la terre, le souffle en haut. Qu'y a-t-il là de fâcheux? Absolument rien.» Ce que Cresphonte, dans Euripide, dit d'Hercule : S'il habite les demeures souterraines Parmi ceux qui ne sont plus, il n'a plus de force; pourrait être changé de cette manière : S'il habite les demeures souterraines Parmi ceux qui ne sont plus, il n'a plus de douleur. Écoutez ces nobles paroles des Lacédémoniens : Nous florissons aujourd'hui, d'autres avant nous; d'autres floriront aussi après nous, Et dont nous ne verrons plus la génération. Et celles-ci : lls sont morts, n'estimant un bien ni de vivre ni de mourir, Mais de mourir ou de vivre avec honneur. Euripide a très-bien dit de ceux qui supportent de longues maladies : Je déteste ceux qui cherchent à prolonger leur vie Par certains mets, certains breuvages, des enchantements magiques, Tâchant de se dérober au destin et de ne point mourir. Il faudrait que de telles gens, qui ne servent de rien sur terre, Mourussent et partissent pour faire place aux jeunes gens. Quelle impression ne font pas au théàtre ces paroles généreuses de Mérope? Je ne suis pas la seule mortelle qui ait perdu ses enfants, Ni la seule qui soit privée d'un époux; mais une multitude d'autres ont eu à endurer le même sort que moi. A ce passage, joignons encore celui-ci : Où sont ces magnificences? où est de la Lydie Crésus le roi puissant, ou Xerxès, qui, sur la rebelle Tête de la mer d'Hellespont, jeta le joug. Tous sont descendus dans l'enfer et dans la demeure de l'oubli. Oui, et leurs richesses ont péri avec eux. [16] Une mort prématurée est généralement un sujet de deuil et de larmes ; mais elle offre des motifs de consolation si naturels qu'on les trouve même dans les poètes les plus vulgaires. Voici ce que dit un poète comique pour consoler quelqu'un sur une mort de ce genre : Si tu savais certainement que cette vie Dont il n'a point joui, il devait la passer dans le bonheur, La mort est pour lui une calamité; mais s'il eût dû souffrir Dans cette vie quelque infortune, peut-être La mort a-t-elle été plus bienveillante pour lui que toi. Puis donc qu'il est incertain si ce n'est pas pour son avantage qu'il a cessé de vivre et si la mort ne l'a pas délivré de plus grands maux, ne le pleurons point comme s'il avait réellement perdu tous les biens dont nous supposons qu'il aurait joui dans une plus longue vie. Amphiaraüs, dans les vers du poète, parle très sensément lorsqu'il dit à la mère d'Archémore, qui s'affligeait d'avoir perdu son fils dans l'âge le plus tendre : Tout homme est né pour souffrir. Nous ensevelissons des enfants, et il nous en naît d'autres; Puis nous mourons nous-mêmes, et les mortels gémissent, Forcés de rendre la terre à la terre. Nous devons Moissonner la vie comme des épis féconds: Celui-ci est mûr, celui-là ne l'est pas. Pourquoi donc Gémir, quand il s'agit de l'accomplissement des lois de la nature? Non, rien n'est terrible pour les mortels, qui est un effet de la nécessité. [17] En général, tout homme doit se dire, et à lui-même et aux autres, que ce n'est pas la plus longue vie qui est la meilleure, mais celle dont la vertu a réglé l'usage. On ne loue pas un homme pour avoir longtemps joué de la lyre, parlé en public ou gouverné, mais pour l'avoir fait avec succès. Le bien ne se mesure pas sur la longueur du temps, mais sur la vertu, sur l'égalité constante de notre conduite : c'est ce qui fait ici-bas notre bonheur et nous rend agréables aux dieux. Aussi voit-on dans les poètes que les plus grands héros, ceux qu'ils supposent enfants des dieux, ont quitté la vie avant la vieillesse. Par exemple, celui Pour qui Jupiter, le dieu qui tient l'égide, ainsi qu'Apollon sentaient dans leur coeur Tout l'amour imaginable, ne parvint même pas au seuil de la vieillesse. Partout nous voyons préférer à de longs jours une vie bien employée. Parmi les plantes, nous estimons davantage celles qui durent moins et portent plus de fruits; et, parmi les animaux, ceux qui, en moins de temps, nous rendent plus de service dans nos besoins. D'ailleurs le plus ou le moins de durée n'est rien, comparé à l'éternité. "Des milliers de siècles, dit Simonide, sont un point imperceptible, ou même la plus petite partie d'un point." Il y a, dit-on, dans le Pont des animaux qui ne vivent qu'un jour; ils naissent le matin, à midi ils sont dans la fleur de l'âge, et le soir, parvenus à la vieillesse, ils cessent de vivre. Si ces animaux avaient une âme raisonnable, et qu'ils fussent sujets aux mêmes accidents que nous, éprouveraient-ils les mêmes affections? Pleureraient-ils ceux qui seraient morts avant le milieu du jour? Vanteraient-ils le bonheur de ceux qui auraient vécu la journée entière? La mesure de la vie, je le répète, ce n'est point la longueur du temps, mais le bon usage qu'on en fait. [18] Rien n'est plus inutile et moins sensé que les plaintes qu'on entend faire tous les jours à ce sujet. Fallait-il s'écrie-t-on, qu'il mourût si jeune? Et qui vous dit qu'il le fallût? Combien de choses dont on pourrait dire qu'elles ne devaient pas arriver, se font, se sont faites et se feront encore à l'avenir ? Les dieux ne nous ont pas mis sur la terre pour prescrire des lois à la vie, mais pour en recevoir de leur toute puissance, pour obéir aux décrets du destin et de la Providence. [19] Après tout, est-ce pour eux ou pour soi-même qu'on pleure les morts? Si c'est pour nous, si c'est à cause du plaisir ou de l'utilité que nous en retirions et des espérances que nous en avions conçues pour le temps de notre vieillesse, alors notre douleur ne vient que d'amour-propre. Ce n'est pas leur perte, c'est celle de nos avantages personnels que nous pleurons. Est-ce pour eux-mêmes que nous les regrettons? Mais notre affliction cessera bientôt, si nous voulons nous souvenir qu'ils ne sentent aucun mal : nous suivrons cette ancienne et sage maxime qui dit, qu'il faut étendre les biens et restreindre les maux. Si le deuil est un bien, à la bonne heure, donnons-lui la plus grande étendue. Mais s'il est mis avec raison au nombre des maux, il faut le resserrer, l'affaiblir le plus possible, ou même le faire disparaître entièrement. La chose est plus facile qu'on ne pense, et l'exemple suivant d'un ancien philosophe va nous en convaincre. La reine Arsinoé était inconsolable de la mort de son fils; le philosophe vint la trouver, et, pour calmer sa douleur, usa de cet apologue : "Quand Jupiter distribua les emplois aux différents génies, le Deuil était absent. Le partage fait, il parut et demanda d'avoir son emploi comme les autres. Jupiter, qui les avait tous donnés, se trouva fort embarrassé, et, n'ayant pas d'autre don à lui faire, il le chargea des honneurs qu'on rend aux morts, c'est-à-dire des regrets et des larmes. Ainsi, ô reine, comme les autres génies aiment ceux qui les honorent, de même le Deuil s'attache à ceux qui le servent. Si tu le méprises, il s'éloignera de toi. Si, au contraire, tu lui rends avec soin les honneurs auxquels il préside, c'est-à-dire les regrets et les larmes , il t'aimera et t'enverra sans cesse de quoi fournir à son culte." Ce discours fit sur la reine une vive impression, et arrêta ses plaintes et ses gémissements. [20] On pourrait demander à un homme qui s'afflige ainsi : Comptes-tu cesser un jour de pleurer, ou passeras-tu dans le deuil le reste de ta vie? Dans ce dernier cas, la faiblesse et la pusillanimité de ton âme te rendront le plus misérable des hommes. Dois-tu changer un jour? pourquoi ne pas le faire tout de suite, afin de sortir de l'état déplorable où tu es? Dans les maladies, même corporelles, la plus prompte voie de guérison est toujours la meilleure. Ce que tu accorderais au temps, donne-le à la raison, aux lumières que tu as, et mets fin à tes maux. [21] Mais, dira-t-on, je ne m'attendais pas à ce malheur. Il fallait l'avoir prévu; il fallait vous être sérieusement occupé de l'incertitude et de la fragilité des choses humaines ; et aujourd'hui vous ne seriez pas pris au dépourvu, comme une ville sans défense, dans une invasion subite. Admirons, dans Euripide, avec quelle sagesse Thésée s'était préparé à tous les accidents de cette nature : D'après les leçons d'un homme sage, Je mettais sans cesse en ma pensée les événements de la fortune: Je me représentais exilé de ma patrie ou mourant avant le temps, et tous les autres maux qui nous arrivent ; Afin que, si j'éprouvais quelqu'un des malheurs sur lesquels je méditais, Son imprévu ne me le rendît pas plus amer. Les hommes faibles, et qui ne sont pas de bonne heure exercés à la vertu, ne savent jamais prendre un parti honnête et raisonnable. Ils s'abandonnent au désespoir et punissent un corps innocent, et le forcent, comme dit Achéus, d'être malade avec eux. [22] Suivons donc, dans ces occasions, le conseil si sage que Platon nous donne : conservons notre âme en paix, puisque nous sommes incertains si la mort est un bien ou un mal, et que d'ailleurs nos plaintes ne servent de rien pour l'avenir. La douleur est un obstacle aux sages résolutions que nous devrions prendre. Aussi Platon nous prescrit-il de nous accommoder à ce que la raison juge de plus convenable, comme, aux jeux de hasard, on dispose son jeu suivant le dé. Ne faisons pas dans les malheurs comme les enfants qui, dans leurs chutes, se mettent à crier et portent la main à l'endroit où ils se sont blessés. Accoutumons notre âme à courir promptement au remède, à réparer le mal, au lieu de nous livrer à des plaintes inutiles. Le législateur des Lyciens ordonna, dit-on, que, dans le deuil, on prendrait des habits de femme. Il insinuait par là que la tristesse est une passion efféminée qui ne convient pas à des hommes de coeur et animés de nobles sentiments. C'est la preuve d'un caractère faible et pusillanime que de se livrer à la douleur. Les femmes y sont naturellement plus portées que les hommes, les Barbares plus que les Grecs, et les âmes vulgaires plus que les âmes grandes et généreuses. Entre les Barbares mêmes, ce ne sont pas les plus braves et les plus courageux, tels que les Celtes et les Gaulois, mais les Égyptiens, les Syriens, ceux de Lydie et d'autres peuples semblables, qui se laissent aller aux lamentations. On raconte que, parmi ces derniers, il y a des hommes qui restent plusieurs jours enfermés dans des caves profondes, sans voir la lumière du soleil, parce que, disent-ils, celui dont ils pleurent la mort en est lui-même privé. C'est sans doute par allusion à cette faiblesse ridicule que le poète Ion fait parler ainsi une femme : Je suis sortie suppliante, moi la nourrice de vos nobles Enfants, du fond des caves où je gémissais. Il est des Barbares qui se coupent le nez, les oreilles et d'autres parties de leur corps. Ils pensent, en se défigurant ainsi, faire plaisir aux morts ; et ils ne voient pas qu'ils sortent de la modération que la nature nous préscrit dans de pareils accidents. [23] Certaines personnes objectent qu'ils ne donnent pas indifféremment des larmes à toutes sortes de morts , mais seulement aux morts prématurées. En effet, disent-ils, elles privent ceux qui périssent à la fleur de rage, de tout ce que nous regardons comme des biens dans la vie : tels que le mariage, l'instruction , la perfection des connaissances, les charges et les honneurs publics. C'est là ce qui afflige ceux qui perdent leurs enfants dans un âge tendre, et qui se voient par là déchus des espérances qu'ils en avaient conçues. Mais, à ne considérer que la nature des choses, une mort prématurée ne diffère pas de celle qui est plus tardive. Lorsque le retour à la patrie commune est prescrit à des citoyens, les uns partent avant, les autres après; mais le terme est le même pour tous. Ainsi les hommes marchent tous également vers leur commune destinée, et ceux qui s'y rendent plus tard n'ont aucun avantage sur ceux qui les ont précédés. Si la mort prématurée est un mal, celle des enfants qui meurent en bas àge ou à la mamelle, ou même en sortant du sein maternel, doit être encore plus malheureuse. Cependant nous supportons avec assez de résignation celle-ci, et nous donnons les plus vifs regrets à la mort des jeunes gens : apparemment parce qu'elle nous frustre de l'espérance qu'une fois parvenus à cet âge, ils jouiront longtemps d'une santé vigoureuse. Si la vie humaine était bornée à vingt ans, celui qui aurait été jusqu'à quinze nous paraîtrait en avoir parcouru un espace assez considérable, et nous ne regarderions pas sa mort comme prématurée. S'il avait vécu vingt ans ou environ, nous l'estimerions heureux d'avoir poussé si loin sa carrière. Mais si le cours ordinaire de la vie était de deux cents ans, sans doute nous pleurerions un homme qui, n'en ayant vécu que cent, aurait été enlevé au milieu de sa course. [24] Il est manifeste, d'après cela, que la mort qu'on appelle prématurée offre les plus grands motifs de consolation. En effet, Troïlus a moins pleuré que Priam, et Priam lui-même aurait été moins malheureux, s'il fût mort avant la chute de son empire et la ruine de cette puissance dont il déplora si fort la perte. Songeons à ce qu'il dit à son fils Hector, pour le détourner de combattre contre Achille : "Mais entre dans les murs, mon enfant, afin de sauver Les Troyens et les Troyennes; ne t'expose pas à illustrer Le fils de Pélée, en perdant toi-même la vie. Aie pitié de ton malheureux père, tandis qu'il vit encore. Infortuné que, je suis! Jupiter, sur le seuil de la vieillesse, M'accablera sous le poids d'un affreux destin: je verrai mille calamités fondre sur moi, Mes fils périr de mort violente, mes filles traînées en esclavage, Mon palais ravagé, les petits-enfants Jetés à terre par le vainqueur farouche, Les femmes de mes fils entraînées par les mains des Grecs cruels; Et moi, le dernier de tous, dans mon vestibule, des chiens Dévorants me déchireront en lambeaux, après que de son airain acéré un ennemi M'aura frappé de près ou de loin, et m'aura ôté la vie. Or, quand la tête blanche, la barbe blanche, Les membres d'un vieillard égorgé, sont la proie et le jouet des chiens, C'est le spectacle le plus lamentable pour les tristes mortels. Ainsi dit le vieillard ; et de ses mains il s'arrachait les cheveux de la tête. Mais il ne persuada point l'âme d'Hector." Tous ces exemples ne prouvent-ils pas que la mort a préservé bien des gens des malheurs affreux qu'une plus longue vie leur eût fait éprouver? Je n'en cite pas d'autres, pour ne pas trop m'étendre. Ceux que j'ai rapportés suffisent pour te faire sentir qu'il ne faut jamais sortir de la modération que nous prescrit la nature, pour s'abandonner à une douleur excessive et à des plaintes efféminées. [25] Crantor disait qu'un grand soulagement dans l'adversité, c'était de n'avoir rien à se reprocher. Je crois que c'est aussi le remède le plus efficace contre la douleur. D'ailleurs, est-ce par un deuil inutile qu'on témoigne véritablement aux morts sa tendresse? Non, c'est par des services réels; et le seul qu'on puisse leur rendre, c'est de conserver d'eux un précieux souvenir. Un homme de bien ne mérite pas des lamentations, des gémissements et des larmes, mais des hymnes, des cantiques, un souvenir honorable, des sacrifices annuels. En effet, la mort l'ayant fait passer à une vie plus divine, n'est-il pas affranchi de la servitude du corps et des sollicitudes sans nombre qui sont l'apanage de cette vie mortelle? Et cette vie même, la nature nous l'a-t-elle donnée pour toujours? Ne l'a-t-elle pas distribuée à chacun de nous en portions inégales, et selon les lois du destin? [26] Les esprits raisonnables doivent donc renfermer leur douleur dans les bornes de la nature, et ne pas se livrer, comme des Barbares, à un deuil immodéré. Sans cela, il pourrait leur arriver, comme à bien d'autres, de voir la fin de leur vie avant celle de leur douleur, et de descendre dans le tombeau, revêtus encore des habits de deuil, avec tout l'appareil de leur tristesse et tous les maux qui seraient la suite de leur imprudence. On pourrait alors leur appliquer ce passage d'Homère : Ils se lamentaient encore quand la nuit sombre arriva. Il faut, dans ces sortes d'accidents, se demander souvent à soi-même : Passerai-je donc le reste de ma vie dans cet état misérable, ou dois-je cesser un jour de pleurer? Vouloir éterniser son deuil, c'est le comble de la folie. Eh ! combien ne voit-on pas de gens qui , d'abord accablés de tristesse et plongés dans la douleur la plus profonde, se sont si fort adoucis avec le temps, qu'au pied même de ces tombeaux, qu'ils ne pouvaient voir auparavant sans jeter des cris et se frapper la poitrine, ils font aujourd'hui des repas somptueux, accompagnés de musique et de danse. Il est donc absolument déraisonnable de s'obstiner dans sa douleur. Si on compte la calmer un jour, pourquoi ne pas prévenir par la raison ce que le temps doit faire? Il n'est pas au pouvoir de Dieu même de faire que ce qui est arrivé ne le soit point. Ainsi cet événement que nous n'attendions pas ne fait que nous rendre personnel ce qui arrive journellement à tout le monde. Hé quoi ! les connaissances que nous avons acquises, et nos propres réflexions, ne nous ont-elles pas assez instruits de cette vérité, que La terre est pleine de maux ainsi que la mer; et que voilà de quels maux innombrables les mortels Sont enveloppés, et les calamités qui les accablent; Et ils ne peuvent s'y soustraire tant qu'ils vivent. [27] "Il y a longtemps , disait Crantor, "que plus d'un sage a déploré la condition humaine. Ils regardaient la vie comme une punition, et la naissance comme le plus grand des malheurs." Silène, au rapport d'Aristote, déclara la même chose à Midas, lorsqu'il fut conduit prisonnier devant ce roi. Voici ce qu'en dit ce philosophe dans son livre intitulé Eudémus, ou De l'âme. Je crois devoir rapporter ses propres paroles. «0 toi, le plus grand et le plus fortuné des hommes, lui dit-il, sache que nous estimons heureux ceux qui sont morts, et que nous regardons comme une impiété de mentir ou de médire sur leur compte, maintenant qu'ils sont devenus bien plus parfaits. Cette opinion est si ancienne, que personne n'en connaît ni l'auteur, ni la première origine: elle est établie parmi nous depuis plusieurs siècles. D'ailleurs tu sais la maxime qui de tous temps est dans la bouche de tout le monde. — Quelle est-elle? — C'est que le plus grand bien est de ne pas naître, et que la mort est préférable à la vie". Les dieux ont souvent confirmé cette maxime par leur témoignage, et, en particulier, lorsque Midas, ayant pris Silène à la chasse, lui demanda ce qu'il y avait de meilleur et de plus désirable pour l'homme. D'abord Silène refusa de répondre, et garda un silence obstiné. Enfin, Midas ayant tout mis en oeuvre pour le forcer à le rompre, il se fit violence et proféra ces paroles : "Hommes de condition malheureuse, vous dont l'existence éphémère est sujette à tant de peines, pourquoi me contraignez-vous de dire ce qu'il vous serait plus utile de ne pas apprendre? La vie est moins misérable, quand on ignore les maux qui en sont l'apanage. Les hommes ne peuvent avoir ce qu'il y a de meilleur, et ne sauraient participer à la nature la plus parfaite. Ce qui vaudrait mieux pour eux, c'est de n'être pas nés. Le second bien, après celui-là, et le premier entre ceux dont les hommes sont capables, c'est de mourir promptement". Silène, comme on voit, jugeait que la condition des morts était meilleure que celle des vivants; et l'on pourrait confirmer cette vérité par des témoignages sans nombre. Mais il faut se borner. [28] Pourquoi donc donner des larmes à la mort des jeunes gens, sous prétexte qu'elle les prive de ces prétendus biens dont ils auraient joui dans une plus longue vie? N'est-il pas incertain, comme nous l'avons dit plusieurs fois, si les choses dont la mort les prive sont des biens ou des maux? car les maux surpassent de beaucoup les biens. Nous n'obtenons ceux-ci qu'avec beaucoup de peines et de soucis; les maux, au contraire, nous viennent avec la plus grande facilité, parce qu'ils sont de forme ronde, pour ainsi dire, qu'ils se tiennent tous, et se portent par plusieurs causes les uns vers les autres. Les biens, au contraire, sont séparés entre eux et ont bien de la peine à se réunir, même sur la fin de notre vie. Nous ressemblons à des gens qui ont emprunté de l'argent; car la maxime d'Euripide : Les mortels ne possèdent pas réellement leurs richesses, est également vraie de tout le reste des choses humaines, et nous pouvons dire en général : Nous sommes les intendants des biens des dieux ; Et quand ils veulent ils nous en dépouillent. Quel droit avons-nous donc de nous plaindre, lorsqu'ils nous redemandent les biens qu'ils nous ont prêtés pour peu de temps? Les banquiers, s'ils sont honnêtes, ne trouvent pas mauvais qu'on reprenne l'argent qui leur a été remis en dépôt. S'ils faisaient difficulté de le rendre, ne pourrait-on pas leur dire avec justice : Avez-vous oublié que c'est à cette condition que je vous l'ai confié? Il en est de même de tous les hommes. Ils ont reçu la vie comme un dépôt, mais à charge de restitution forcée. Le temps de la rendre n'est point fixé, de même que les banquiers ignorent quand celui qui leur a remis l'argent viendra le reprendre. Celui donc qui murmure, lorsqu'il est sur le point de mourir, ou qu'il a perdu ses enfants, n'oublie-t-il pas qu'il est homme, et qu'il a donné le jour à des enfants mortels? Un homme de sens peut-il ignorer que l'homme ne naît que pour mourir? Si Niobé avait toujours eu présentes à l'esprit les réflexions suivantes : Ta vie ne sera pas. toujours florissante; Tu ne verras pas toujours tes enfants pousser autour de toi, Ni jusqu'à la fin briller d'heureux jours; elle ne se serait pas abandonnée, comme nous la représentent les poètes, à ce désespoir violent qui lui faisait désirer la mort et prier les dieux, dans l'excès de sa douleur, de l'enlever de ce monde, dût sa fin être la plus cruelle. Les deux inscriptions gravées au temple de Delphes : CONNAIS-TOI TOI-MÊME ; et, RIEN DE TROP, sont les maximes les plus importantes pour la conduite de la vie. De ces deux préceptes dépendent tous les autres. Ils se correspondent, s'expliquent et se rappellent réciproquement ; car l'un est implicitement contenu dans l'autre. Ion a dit sur le premier : Le connais-toi toi-même n'est pas long à dire; Quant à le pratiquer, Jupiter seul peut nous en donner la force. Et Pindare, sur le second : les sages ont toujours beaucoup loué le principe : Rien de trop. [29] Celui qui les regardera comme des oracles d'Apollon lui-même, et les aura profondément gravés dans le coeur, pourra facilement les appliquer à tous les événements de la vie, pour apprendre à se résigner avec une parfaite égalité d'âme. Instruit de la fragilité de sa nature, il ne s'enflera point dans les succès, et ne s'abandonnera pas, dans les revers, à des plaintes et à des gémissements qui ne viennent que de la faiblesse de notre âme. Il se tiendra surtout en garde contre cette crainte de la mort, que produit en nous la surprise des accidents qui nous arrivent tous les jours, d'après les lois de la nécessité ou le décret du destin. Les pythagoriciens donnent à ce sujet ce beau précepte : Quelques maux que les décrets sacrés du sort fassent souffrir aux mortels, Prends la part qui t'en revient sans murmurer. Le poëte tragique Eschyle a dit aussi : C'est le propre des hommes vertueux et sages De ne pas s'irriter dans le malheur contre les dieux. Euripide : Tout mortel qui sait fléchir devant la nécessité Est sage ici-bas et a la science des choses divines. Et ailleurs : Tout mortel qui supporte avec résignation les malheurs Me paraît homme de bien et de sens. [30] Mais la plupart des hommes condamnent tout ce qui n'arrive pas suivant leur espérance : ils l'attribuent aux caprices de la fortune et à la colère des dieux ; ils se plaignent, gémissent, accusent leur mauvaise destinée. Mais ne pourrait-on pas leur dire avec justice : Ce n'est point la divinité qui te persécute; c'est toi-même qui te rends malheureux. Oui, toi-même, ta folie et ton erreur, suites nécessaires de ton ignorance. C'est cette fausse et trompeuse opinion qui fait qu'on se plaint de la mort , de quelque manière qu'elle arrive. Un homme est-il mort loin de son pays, on dit en gémissant : Infortuné ! Ainsi donc son père ni sa vénérable mère ne lui Fermeront pas les yeux! Meurt-il dans sa patrie, entre les bras de ses parents, on gémit de ce qu'il a été enlevé à leur tendresse, et qu'il ne reste de lui que le triste souvenir de l'avoir perdu. Expire-t-il en silence, sans avoir rien dit de mémorable, on s'écrie en pleurant : Tu ne m'as point dit quelque sage parole, dont toujours J'eusse gardé le souvenir. Que s'il a prononcé quelques mots avant de mourir, on se les rappelle sans cesse comme un aliment à la douleur. Sa mort a-t-elle été prompte : hélas ! dit-on, comme il nous a été ravi ! Si elle a été lente, on se plaint de ce qu'il a souffert de longues tortures; enfin, on se fait un prétexte de tout pour s'abandonner à la douleur et aux larmes. Ce sont les poètes qui ont donné lieu à toutes ces exagérations, et Homère le premier, lorsqu'il dit : Comme un père qui se lamente en brûlant les os de son fils. Mort à la fleur de l'âge, celui-ci a plongé dans le deuil ses infortunés parents, Et les a laissés en proie aux larmes et à une indicible douleur. Il n'est pas certain si c'est là un juste motif de plainte ; mais écoutons ce qu'il dit ailleurs : Fils unique, né dans la vieillesse de son père, et qui devait hériter de grands biens. [31] Eh ! qui sait si Dieu, par une providence et une bonté paternelle envers les hommes, n'en retire pas plusieurs de cette vie dans leur premier âge parce qu'il prévoit les maux qui leur arriveraient? Pourquoi donc les croire malheureux? Rien n'est fâcheux de ce qui est nécessaire pour les mortels, que nous l'ayons prévu ou non. La mort prévient souvent de plus grands malheurs. Il eût été utile aux uns de ne pas naître ; aux autres de mourir en naissant; à ceux-ci, dans leur première enfance; à d'autres enfin, à la fleur de leur âge. Puis donc que la loi du destin est inévitable, il faut supporter avec patience la mort des personnes qui nous intéressent , à quelque époque de leur vie qu'elle arrive. Un homme sensé doit d'avance s'être dit à lui-méme que ceux dont la mort paraît prématurée ne nous ont précédés que d'un intervalle bien court. La plus longue vie, je le répète, est un point insensible, comparée à l'éternité. Plusieurs qui se plaisaient à nourrir leur douleur ont bientôt suivi ceux qu'ils pleuraient, sans avoir retiré d'autre fruit de leur affliction que de s'être rendus volontairement misérables. Le voyage de cette vie étant aussi court, pourquoi se consumer de tristesse, et affliger son corps par des chagrins et des peines excessives? Pourquoi ne pas faire un effort sur soi-même, et prendre un parti plus raisonnable et plus humain? Que ne cherchons-nous pour amis, non des flatteurs, qui pleurent avec nous et irritent notre douleur, mais des hommes sensés, qui, en nous proposant des motifs de consolation nobles et généreux, calment et dissipent peu à peu notre tristesse? Écoutons ce qu'Homère met dans la bouche d'Hector, pour consoler Andromaque, et ayons soin de nous en souvenir dans l'occasion : Infortunée ! ne livre point ton âme à une affliction excessive ; Car personne ne m'enverra aux enfers avant le jour fixé par le destin. Non, aucun homme ne saurait éviter sa destinée, Ni lâche, ni brave, une fois qu'il a été mis au monde. Ce poète dit ailleurs , en parlant de cette destinée des hommes, que la Parque L'a filée à leur naissance, quand leur mère leur donnait le jour. [32] Si ces réflexions sont bien présentes à notre esprit, elles préviendront une douleur immodérée, et nous en feront sentir l'inutilité, en nous rappelant la brièveté de la vie. Nous comprendrons qu'au lieu de troubler, par la tristesse, un temps aussi court, il faut le savoir ménager, et quitter tout cet appareil de deuil pour songer à notre conservation et à celle des personnes qui vivent avec nous. Il est bon encore de se rappeler les motifs de consolation qu'on a eu lieu de présenter autrefois à ses parents et à ses amis frappés de malheurs semblables. On les exhortait à supporter avec courage ces accidents ordinaires de la vie humaine : quelle inconséquence ne serait-ce pas que les motifs que nous avons employés pour calmer leur douleur fussent sans pouvoir sur nous-mêmes ! Appliquons promptement à ces maladies de l'âme le remède d'un discours salutaire, et croyons que rien ne souffre moins de retard que le traitement de la douleur. Ce proverbe si connu, que tout délai met aux prises avec le malheur, est surtout vrai, ce me semble, de celui qui diffère la guérison des maux et des peines de l'âme. [33] Considérons aussi l'exemple des grands hommes, qui ont supporté avec résignation la mort de leurs enfants. Tels ont été Anaxagore de Clazomène, Démosthène l'Athénien, Dion de Syracuse, Antigonus, roi de Macédoine, et plusieurs autres des siècles passés et de notre âge. On conte d'Anaxagore que, s'entretenant avec ses disciples sur la physique, on vint lui annoncer la mort de son fils. Il interrompit son discours; et, après un moment de réflexion : "Je savais, dit-il, que j'avais engendré mon fils mortel." Périclès, que sa sagesse et son talent oratoire firent surnommer l'Olympien, apprit, pendant qu'il était dans la tribune , la mort de ses deux fils Paralus et Xanthippe. «C'étaient, dit Protagoras, deux jeunes gens remarquables par leurs belles qualités. Ils moururent à huit jours l'un de l'autre. Périclès ne prit point le deuil ; il conserva toujours un visage serein et tranquille ; et, par là, en diminuant le sentiment de sa douleur, il gagna de plus en plus la confiance et l'estime publiques. Chacun, lui voyant supporter ses malheurs avec tant de constance, et sachant combien une pareille perte l'eût affligé lui-même, le jugeait d'une force d'esprit et d'une grandeur d'âme peu communes.» En effet, à cette nouvelle, comme il haranguait le peuple, couronné de fleurs et vêtu de blanc, suivant l'usage d'Athènes, il ne discontinua point de parler, de proposer les avis les plus sages, et d'exciter vivement les Athéniens à la guerre. Xénophon, le disciple de Socrate, était occupé à un sacrifice, lorsque des gens, qui revenaient de la bataille, lui apprirent que son fils Gryllus y avait péri. Aussitôt il ôte sa couronne de fleurs, et demande comment il est mort. «En combattant valeureusement, lui répondit-on, et après avoir tué un grand nombre d'ennemis.» Alors il s'arrête quelques instants pour réprimer, par la réflexion, les premiers mouvements de la nature; puis, remettant la couronne sur sa tête, il achève le sacrifice et dit aux assistants : "J'avais demandé aux dieux, pour mon fils, non l'immortalité ou une longue vie, car il est douteux que ce soit un bien, mais la vertu et l'amour de la patrie. Ils m'ont exaucé." Dion de Syracuse conversait un jour avec ses amis, lorsqu'il entendit du bruit et de grands cris dans la maison. Il en envoie demander la cause, et on lui rapporte que son fils venait de tomber du haut du toit, et s'était tué. Dion, sans paraitre troublé, ordonne qu'on remette le corps aux femmes, pour lui rendre les devoirs funèbres et continue l'entretien commencé. On dit que l'orateur Démosthène imita cet exemple de courage, lorsqu'il perdit une fille unique, qu'il aimait tendrement. Voici comment Eschine raconte le fait, qu'il lui impute à crime : "Sept jours après la mort de sa fille, avant d'avoir achevé le deuil et les obsèques accoutumées, couronné de fleurs et vêtu de blanc, il faisait un sacrifice aux dieux, violant ainsi les lois de la nature , et oubliant une fille unique et qui, la première, l'avait appelé du nom de père." Eschine, en vrai déclamateur, lui faisait un crime de cette conduite, sans penser qu'il le louait en voulant le blâmer, et qu'il montrait que Démosthène avait sacrifié à l'amour de la patrie sa douleur et sa compassion naturelle pour les siens. Antigonus, ayant appris que son fils Alcyonée avait péri dans une bataille, regarda d'un oeil ferme ceux qui lui en avaient apporté la nouvelle ; et, après être resté quelque temps la tête baissée, sans mot dire : « 0 Alcyonée, s'écria-t-il, tu devais mourir plus tôt, puisque tu te précipitais ainsi, sans ménagement, au milieu des ennemis, et que tu ne songeais ni à mes conseils ni au soin de ta vie.» Tout le monde admire la magnanimité de ces grands hommes ; mais une faiblesse d'âme, qui est la suite de l'ignorance, empêche qu'on ne les imite. L'histoire grecque et la romaine nous offriraient une foule d'exemples de ce courage avec lequel on doit supporter la perte de ses parents et de ses amis. Mais ceux que j'ai rapportés suffisent pour nous apprendre à modérer une affliction déraisonnable et ces vaines démonstrations d'une inutile douleur. [34] J'ai dit plus haut que les hommes d'une vertu éminente recevaient de la bonté des dieux la grâce de mourir jeunes. J'y reviens encore ici ; mais je m'y arrêterai peu, et je rendrai témoignage à cette belle parole de Ménandre : Celui qu'aiment les dieux meurt jeune. Tu me préviendras peut-être, mon cher Apollonius, et tu me diras que ton fils commençait une brillante carrière; que, selon le cours de la nature, c'était lui qui devait, après ta mort, te rendre les derniers devoirs. Oui, selon le cours de la nature et de l'humanité, et non suivant l'ordre de la Providence et les lois générales de l'univers. Établi maintenant dans un état de bonheur, il ne devait pas, selon la nature même, rester dans le monde au delà du temps qui lui avait été prescrit. Après en avoir rempli fidèlement l'espace, il a dû, rappelé, comme on dit, par la nature, retourner vers le terme de la destinée commune. Mais sa mort a été prématurée. C'est en cela même qu'il est plus heureux, puisqu'il n'a pas éprouvé les maux de cette vie. Car, selon Euripide : La vie n'est vie que de nom; elle est un supplice. Mais il a été enlevé à la fleur de son âge. Jeune homme accompli, estimé de tous ses condisciples, dont il était le modèle, tendre et respectueux envers ses parents, zélé pour ses amis, livré à l'étude de la philosophie, et, pour tout dire en un mot, l'ami des hommes ; honorant les vieillards comme ses pères, chérissant les jeunes gens de son âge, plein d'égards pour ses maîtres, doux aux étrangers comme à ses concitoyens, cher, enfin, à tous ceux qui le connaissaient, bon et affable envers tout le monde, il nous laisse de vifs regrets. Tout cela est vrai; mais il est sorti de bonne heure de la vie, et il emporte avec lui l'estime générale que lui avaient acquise sa piété envers toi et ta tendresse pour lui. Il en est sorti, comme un convive quitte la table, avant que de donner dans quelqu'un de ces écarts que rend presque inévitables une longue carrière. D'ailleurs , si l'opinion des philosophes et des poètes de l'antiquité, qui fixe aux âmes vertueuses un séjour particulier, où, après la mort, elles jouissent des honneurs et des récompenses dues à leur piété ; si cette opinion , dis-je, est aussi certaine qu'elle est vraisemblable, tu dois avoir une juste confiance que ton fils est au nombre de ces âmes heureuses. [35] Tu sais ce que le poète lyrique Pindare a dit de ce bonheur de l'autre vie : Pour eux brille l'éclat du soleil, Quand sur la terre règne la nuit; Des prairies émaillées de roses empourprées Environnent leur séjour; L'arbre touffu qui porte l'encens, Ceux qui sont chargés de pommes d'or, le couvrent de leur ombre. La course rapide des chars, Les jeux de dés, les accords de la lyre, sont leurs divertissements. Parmi eux dans tout son éclat Fleurit sans cesse le bonheur. Un agréable parfum Embaume éternellement ces lieux: Vapeur des offrandes livrées au feu brillant Sur les autels des dieux. Il dit encore dans une autre de ses odes où il parle des âmes heureuses : Tous, par un fortuné destin, Ont vu finir leurs peines. Oui, Sans doute, notre corps subit la loi De la mort puissante; mais une vivante Image subsiste pendant l'éternité : C'est là la seule chose que nous tenions des dieux. Elle dort quand les membres fatiguent; Mais, quand nous dormons, mille songes Nous montrent quels plaisirs accompagnent la vertu, Et quels supplices les méfaits des méchants. [36] Le philosophe Platon a souvent parlé de l'immortalité de l'âme : dans le Phédon, dans la République, dans le Ménon, dans le Gorgias, et dans plusieurs autres de ses dialogues. Je t'enverrai quelque jour l'extrait de son traité de l'âme que tu m'as demandé, et je l'accompagnerai de mes propres réflexions. Je ne te propose maintenant que ce qui a rapport à mon sujet, et que je crois utile dans la circonstance présente. C'est le discours de Socrate à un Athénien, disciple et ami du rhéteur Gorgias. "Écoute", dit Socrate , "un récit très intéressant, que, sans doute, tu traiteras de fable, mais que je regarde comme très-certain. Jupiter, Neptune et Pluton, suivant ce que conte Homère, partagèrent entre eux l'empire que leur père leur avait laissé. Dans tous les temps il y a eu parmi les dieux une loi relative aux hommes, qui subsistait sous le règne de Saturne, et qui depuis a toujours été en vigueur. Selon cette loi, l'homme qui a mené une vie juste et sainte, est, après sa mort, transporté dans des îles fortunées, où, exempt de tous maux, il goûte une félicité parfaite. Mais celui qui a vécu dans l'injustice et le mépris des dieux est précipité dans une prison destinée au châtiment et à la vengeance et qu'on nomme Tartare. Les juges préposés à ce discernement, du temps de Saturne et même au commencement du règne de Jupiter, étaient des hommes vivants qui jugeaient leurs semblables le jour même qu'ils devaient mourir. Il en arrivait souvent que leurs jugements n'étaient pas équitables. Enfin, Pluton et ceux qui gouvernaient avec lui les îles fortunées, se plaignirent à Jupiter qu'on leur envoyait bien des âmes indignes du bonheur qui leur était décerné. J'aurai soin, leur dit Jupiter, que cela n'arrive plus à l'avenir. Ce qui cause aujourd'hui ces sentences injustes, c'est que ceux qui sont jugés, et les juges eux-mêmes, étant encore en vie, ils sont revêtus de leurs habits. Plusieurs donc cachent la méchanceté de leur àme sous un corps de la plus belle apparence. Ils se présentent parés de titres et de richesses ; et, quand il est question de les juger, une foule de témoins viennent déposer en leur faveur. Les juges se laissent d'autant plus facilement éblouir par tout cet extérieur, qu'étant eux-mêmes vêtus, leur âme est comme enveloppée des yeux, des oreilles, et des autres parties du corps. Ainsi leur propre vêtement, et celui des personnes qu'ils jugent, nuisent à l'équité de leurs arrêts. Je veux donc en premier lieu que les hommes ignorent à l'avenir l'heure où ils mourront. Prométhée est déjà chargé du soin de leur en dérober la connaissance. En second lieu, quand le jugement se fera, les uns et les autres seront nus, et, par conséquent, il ne se prononcera qu'après leur mort. Il faut que le juge lui-même, privé de cette vie mortelle, examine uniquement avec son âme l'âme de ceux qu'il doit juger, séparée de tous ses parents, dépouillée de ces ornements étrangers qu'elle avait sur la terre. Par ce moyen, les sentences seront désormais équitables. J'avais connu avant vous les prévarications dont vous vous plaignez ; et j'ai établi pour juges trois de mes fils, deux nés en Asie, Minos et Rhadamante, et Eacus, né en Europe. Après leur mort, ils dresseront leur tribunal aux enfers, dans le carrefour de cette prairie qui se partage en deux routes, dont l'une conduit aux îles heureuses, et l'autre au Tartare. Rhadamante jugera les hommes d'Asie, et Eacus ceux d'Europe. Minos aura le droit de prononcer en dernier ressort, et de réformer les erreurs que l'ignorance aurait pu causer dans les jugements des deux autres. Ainsi, à l'avenir, le dernier état des hommes sera déterminé avec une exacte justice. Voilà, mon cher Calliclès, ajouta Socrate, ce que j'ai entendu conter, et ce que je crois très véritable. Je conclus de ce récit que la mort n'est autre chose que la séparation de l'âme et du corps.» [37] Tels sont, mon cher Apollonius, les motifs de consolation que j'ai réunis avec le plus grand soin, et que j'ai cru nécessaire de te présenter, pour calmer ta douleur et faire cesser un deuil que tu portes beaucoup trop loin. Je t'ai rappelé l'honneur que tu dois à la mémoire d'un fils si favorisé des dieux : honneur infiniment désirable à ceux qu'un souvenir précieux de leurs vertus a déjà consacrés à l'immortalité. Suis donc mes conseils, et, pour honorer ton fils comme il le mérite, quitte cet état de deuil qui afflige ton corps et ton esprit, et reprends ton genre de vie accoutumé et conforme à la nature. Pendant que ton fils vivait parmi nous, il vous eût vus avec peine, toi et sa mère, vous abandonner à la tristesse. De quel oeil penses-tu qu'il le voie, aujourd'hui qu'il habite et converse avec les dieux? Prends donc des sentiments dignes d'une âme courageuse et d'un père qui aime vraiment ses enfants. Sors de cette situation pénible que tu fais partager à ton épouse, à tes parents et à tous tes amis, pour passer à un état plus calme et plus serein. Sois sûr par là de plaire à ton fils lui-même, et à des amis dont tu connais toute la tendresse.