[1] CHAPITRE PREMIER. Je sais qu'il n'est pas facile d'écrire un éloge d'Agésilas qui soit digne de son mérite et de sa gloire; il faut l'essayer pourtant. Il ne serait pas bien, parce qu'il a été un homme supérieur, d'en prendre prétexte pour lui refuser des louanges, même inférieures à son mérite. En ce qui concerne sa noblesse, en peut-on faire un plus grand et plus bel éloge qu'en disant qu'aujourd'hui encore on peut citer son rang de descendance à partir d'Héraclès, parmi ceux qu'on appelle "progones", et qui furent non de simples particuliers, mais des rois, issus de rois. Et l'on ne peut pas dire pour les déprécier que, s'ils ont régné, c'est sur un État sans importance; mais, de même que leur race est la plus honorée dans leur patrie, de même leur État est le plus renommé dans la Grèce, en sorte qu'ils n'ont pas été les premiers parmi des peuples inférieurs, mais qu'ils ont commandé à un peuple qui exerçait l'hégémonie. Et voici un point sur lequel il faut unir dans un commun éloge la patrie et la race d'Agésilas, c'est que jamais jusqu'à ce jour la cité ne fut jalouse des prérogatives de ses rois et n'entreprit de détruire leur pouvoir, et que jamais les rois n'aspirèrent à plus d'autorité qu'ils n'en avaient reçu à l'origine avec le sceptre. Aussi, tandis qu'on ne voit aucun autre gouvernement, ni démocratie, ni oligarchie, ni tyrannie, ni monarchie, se maintenir sans interruption, celui de Sparte est la seule royauté qui dure toujours. Même avant de prendre le pouvoir, Agésilas paraissait digne de la royauté : en voici la preuve. Quand le roi Agis mourut, Léotychidas, en qualité de fils d'Agis, et Agésilas, comme fils d'Archidamos, se disputèrent le trône. Or la cité jugea qu'Agésilas avait plus de droit à son choix et à cause de sa naissance et à cause de son mérite, et c'est lui qu'elle nomma roi. Or le fait d'avoir été jugé dans le meilleur des États par les meilleurs citoyens digne de la plus glorieuse prérogative n'est-il pas à lui seul une preuve suffisante du mérite qu'avait Agésilas avant de recevoir la royauté? Je vais raconter à présent ce qu'il fit pendant son règne, car je suis persuadé que c'est d'après ses actes qu'on verra le mieux son caractère. Il était encore jeune quand il obtint la royauté. A peine entrait-il en fonctions qu'on annonça que le roi des Perses rassemblait de grandes forces pour attaquer les Grecs par mer et par terre. Comme les Lacédémoniens et leurs alliés en délibéraient, Agésilas s'engagea, si on lui donnait trente Spartiates, deux mille Néodamodes et environ six mille hommes de troupes auxiliaires, à passer en Asie et à essayer de faire la paix, ou, si le barbare voulait la guerre, à l'empêcher de marcher contre les Grecs. On applaudit aussitôt à cette idée de passer la mer pour reporter chez le Perse la guerre qu'il avait jusqu'alors apportée en Grèce, d'aller l'attaquer chez lui plutôt que de l'attendre, et de vouloir lui faire la guerre à ses dépens plutôt qu'aux dépens des Grecs; mais ce qu'on jugea le plus beau, c'était de prendre pour enjeu non plus la Grèce, mais l'Asie. On lui donna l'armée qu'il demandait, et il prit la mer. Je ne saurais donner une idée plus claire de ses talents de général qu'en exposant en détail ce qu'il fit. Or voici son début en Asie. Tissapherne lui avait juré que, s'il acceptait un armistice jusqu'au retour des messagers qu'il avait envoyés au roi, il obtiendrait pour lui l'autonomie des villes grecques d'Asie. Agésilas, de son côté, avait prêté serment d'observer loyalement la trêve et avait fixé trois mois pour la négociation. Tissapherne faussa aussitôt ses serments; au lieu de négocier la paix, il demanda au roi de grosses troupes pour renforcer l'armée dont il disposait déjà. Agésilas le sut, mais n'en resta pas moins dans les termes de la trêve. Par là il obtint, selon moi, un premier beau résultat : en faisant voir que Tissapherne était un parjure, il le rendit suspect à tout le monde, et en se montrant au contraire lui-même fidèle à son serment et respectueux des conventions, il y gagna que Grecs et Barbares traitèrent avec confiance avec lui, quand il voulut obtenir quelque chose d'eux. Cependant Tissapherne, exalté par les renforts venus de la haute Asie, déclara la guerre à Agésilas, s'il ne s'éloignait point de l'Asie. Les alliés et les Lacédémoniens présents furent visiblement contrariés de cet ultimatum, à la pensée que l'armée dont Agésilas disposait était inférieure aux armements du roi. Mais Agésilas, le visage rayonnant, ordonna aux hérauts de Tissapherne de dire à leur maître qu'il lui avait une très grande reconnaissance, parce que Tissapherne en se parjurant s'était attiré l'inimitié des dieux et en avait fait les alliés des Grecs. Puis, sans perdre un instant, il donna l'ordre à ses soldats de s'équiper pour une expédition, et il fit dire aux villes par lesquelles il devait passer pour porter la guerre en Carie de lui préparer des vivres. En même temps il enjoignit par lettre aux Grecs d'Ionie, d'Éolie et de l'Hellespont de lui envoyer à Éphèse les contingents qui devaient prendre part à la campagne. Tissapherne, sachant qu'Agésilas manquait de cavalerie et que la Carie était peu accessible à ce genre de troupes, jugeant d'autre part qu'Agésilas était irrité contre lui, parce qu'il avait été sa dupe, crut réellement que ce prince allait attaquer sa résidence en Carie; dès lors il y fit passer toute son infanterie et conduisit sa cavalerie dans la plaine du Méandre, dans la pensée qu'il pourrait écraser sous ses chevaux l'armée grecque, avant qu'elle atteignît les lieux impraticables à la cavalerie. Mais, au lieu d'aller en Carie, Agésilas s'en détourna aussitôt et marcha sur la Phrygie, et, recueillant les forces qu'il rencontra sur sa route, il les emmena, soumit les villes, et, en envahissant le pays à l'improviste, il fit un énorme butin. Son habileté de général se révéla encore d'une autre manière. En effet, quand la guerre eut été déclarée et que, de ce fait, la ruse fut devenue permise et juste, il fit voir qu'en fait de ruse Tissapherne n'était qu'un enfant, et il enrichit alors adroitement ses amis. On avait fait des prises si considérables que tout se vendait à vil prix. Il avertit donc ses amis d'acheter, en les prévenant qu'il allait redescendre vers la mer et y ramener rapidement son armée, et il donna l'ordre à ceux qui vendaient le butin d'inscrire le prix auquel ses amis achetaient et de leur livrer les objets. De cette manière, sans avoir rien déboursé auparavant et sans léser le trésor public, tous ses amis réalisèrent d'énormes profits. De plus, quand des transfuges venaient, comme c'est naturel, trouver le roi et consentaient à lui enseigner où il y avait de quoi piller, il prenait ses mesures pour faire enlever le butin par ses amis, et leur donner à la fois l'occasion de s'enrichir et d'accroître leur renommée. L'effet de cette conduite fut immédiat et une foule de gens recherchèrent avec empressement son amitié. Comme il savait qu'une armée ne saurait tenir longtemps dans un pays ravagé et désert, tandis qu'elle trouve des provisions sans cesse renouvelées dans un pays habité et cultivé, il cherchait non seulement à soumettre par la force ses adversaires, mais encore à les gagner par la douceur. Il recommandait souvent à ses soldats de ne point maltraiter les prisonniers comme des criminels, mais de les garder comme des hommes. Souvent aussi, quand il levait le camp, s'il s'apercevait que les marchands avaient laissé de petits enfants, enfants qu'ils vendaient la plupart du temps, parce qu'ils ne croyaient pas possible de les emmener et de les nourrir, il veillait à ce qu'on les portât ensemble en quelque endroit sûr. Quant aux prisonniers qu'on abandonnait à cause de leur vieillesse, il ordonnait qu'on s'en occupât et qu'on ne les laissât point dévorer par les chiens ou les loups. Il s'attirait ainsi l'affection non seulement de ceux qui apprenaient ces traits d'humanité, mais encore des prisonniers eux-mêmes. Quand il avait gagné une ville à son parti, il la dispensait des devoirs des esclaves envers leurs maîtres, et n'exigeait que l'obéissance que les hommes libres accordent à ceux qui les commandent. Par sa clémence, il se rendit maître de forteresses imprenables par la force. Cependant comme il ne pouvait tenir la campagne dans les plaines, même en Phrygie, à cause de la cavalerie de Pharnabaze, il décida d'organiser une troupe montée, afin de n'être point forcé de faire la guerre en fuyant. En conséquence il enrôla les hommes les plus riches dans toutes les villes du pays et les chargea de nourrir des chevaux, et il fit proclamer que quiconque fournirait un cheval, des armes et un homme éprouvé serait exempt de service personnel. Le résultat fut que chacun s'empressa de le satisfaire avec la même ardeur que s'il avait cherché un homme pour mourir à sa place. Il désigna aussi des villes pour fournir des cavaliers, convaincu que dans les villes où l'on élèverait des chevaux, on verrait tout de suite des cavaliers fiers de leurs talents équestres. On l'admira beaucoup pour avoir organisé une cavalerie qui tout de suite se montra solide et prête à l'action. A l'apparition du printemps, il concentra toute son armée à Éphèse, et, en vue de l'exercer, il proposa des prix, dans la cavalerie, aux escadrons qui monteraient le mieux à cheval, dans l'infanterie, aux compagnies qui montreraient le plus de vigueur; il proposa aussi des prix aux peltastes et aux archers qui paraîtraient les meilleurs dans leur spécialité. On put voir alors les gymnases pleins d'hommes qui s'exerçaient, l'hippodrome rempli de cavaliers qui s'entraînaient, tandis que les lanceurs de javelots et les archers tiraient à la cible, en sorte que la ville entière où il était offrait un intéressant spectacle. L'agora était remplie de toute sorte d'armes et de chevaux à vendre; ouvriers en airain, en bois, en fer, en cuir, en peinture, tous travaillaient à la fabrication des armes. On aurait pu vraiment prendre la ville pour un atelier de guerre. On prenait confiance à voir Agésilas d'abord, puis ses soldats sortir du gymnase couronnés, puis consacrer leur couronne à Artémis. Car lorsque des hommes vénèrent les dieux, s'exercent à la guerre, s'entraînent à l'obéissance, n'est-il pas naturel qu'alors tout respire les plus belles espérances? D'autre part, jugeant que le mépris de l'ennemi donne du coeur à combattre, il ordonna aux hérauts de mettre en vente tout nus les ennemis pris par les maraudeurs. Alors ses soldats, voyant les corps blancs de ces barbares, parce qu'ils ne se mettaient jamais nus, chargés de graisse et dénués de vigueur, parce qu'ils sont toujours en voiture, pensèrent que se battre avec eux c'était tout comme s'ils avaient à se battre avec des femmes. Il fit savoir ainsi à ses soldats qu'il allait les conduire immédiatement par le chemin le plus court dans la partie la plus fertile du pays, afin que tout de suite ils se tinssent prêts de corps et d'âme à livrer bataille. Cependant Tissapherne crut qu'il avait fait cette proclamation pour le tromper encore une fois, et que son dessein réel était d'envahir la Carie. En conséquence, il fit passer son infanterie en Carie, comme la première fois et il porta sa cavalerie dans la plaine du Méandre. Mais Agésilas tint sa parole et marcha immédiatement, comme il l'avait annoncé, sur le territoire de Sardes, et, pendant trois jours, s'avançant dans un pays vide d'ennemis, il procura à son armée des vivres en abondance. Le quatrième jour, la cavalerie des ennemis parut et le chef dit au préfet des bagages de franchir le Pactole et d'établir un camp. Quant à lui et à ses cavaliers, ayant vu les valets des Grecs dispersés pour piller, ils en tuèrent un grand nombre. Agésilas, l'ayant appris, ordonna à ses cavaliers de leur porter secours; en les voyant arriver, les Perses se ramassèrent et rangèrent en face de l'ennemi leurs escadrons au complet. Alors Agésilas, sachant que l'infanterie des ennemis n'était pas encore arrivée, tandis qu'il ne lui manquait rien, à lui, de ce qu'il avait préparé, jugea que c'était le moment d'engager l'action, s'il le pouvait. En conséquence, après avoir immolé des victimes, il mena aussitôt sa phalange contre les cavaliers rangés en face de lui; il enjoignit aux hoplites qui avaient dix ans de service de courir sur eux et dit aux peltastes de prendre la tête au pas de course; en même temps il fit passer l'ordre aux cavaliers de charger, en leur disant que lui-même et toute l'armée les suivraient. Les plus braves des Perses soutinrent le choc des cavaliers; mais quand ils virent arriver sur eux toutes les forces ennemies, ils cédèrent, et les uns tombèrent aussitôt dans le fleuve, et les autres s'enfuirent. Les peltastes, comme il fallait s'y attendre, se mirent à piller; mais Agésilas, enveloppant à la fois amis et ennemis, enferma tout dans son camp. Ayant appris que la division s'était mise parmi les ennemis, qui s'accusaient les uns les autres de leur défaite, il marcha aussitôt sur Sardes. Là, tandis qu'il brûlait et ravageait les environs de la ville, il fit savoir par une proclamation aux habitants que ceux qui désiraient la liberté n'avaient qu'à venir à lui, comme à un allié; que, si certains revendiquaient l'Asie comme leur propriété, ils vinssent en armes pour trancher la question avec ses libérateurs. Personne ne sortit à sa rencontre. Dès lors il poursuivit sa campagne en toute sécurité. Il voyait les Grecs, jusque-là contraints d'adorer leurs maîtres, honorés par leurs oppresseurs; il avait réduit ceux qui prétendaient recueillir même les honneurs divins à ne plus même regarder les Grecs en face; il protégeait de la dévastation le pays de ses amis, et il fit sur celui des ennemis un tel butin qu'en deux ans il consacra au dieu de Delphes, comme dîme, plus de cent talents. Cependant le roi de Perse, rendant Tissapherne responsable du mauvais état de ses affaires, envoya Tithraustès à sa place et lui fit couper la tête. Cette exécution augmenta encore la démoralisation des barbares, tandis qu'Agésilas vit croître beaucoup ses forces. Tous les peuples lui envoyaient des députations pour obtenir son amitié; plusieurs mêmes embrassèrent son parti dans l'espoir d'être libres, en sorte qu'il se trouva chef, non seulement des Grecs, mais encore d'un grand nombre de barbares. Mais c'est à présent qu'il faut lui accorder une admiration sans bornes. Il commandait des villes sans nombre sur le continent, il commandait aussi des îles, car sa patrie avait mis aussi la flotte à ses ordres; sa renommée et sa puissance grandissaient tous les jours; il pouvait profiter à son gré de ses nombreux avantages; en outre, et c'est le point le plus important, il projetait et il espérait de détruire l'empire qui avait autrefois porté la guerre en Grèce. Or il ne céda à aucune de ces considérations; et quand les autorités de son pays lui envoyèrent l'ordre de venir au secours de sa patrie, il obéit à la cité, tout comme s'il se fût trouvé seul devant les cinq éphores dans la salle de leurs séances, faisant voir par là qu'il n'aurait pas échangé l'empire du monde contre sa patrie, qu'il ne plaçait point ses nouveaux amis avant les anciens, ni les gains honteux et sans danger avant l'honnêteté et la justice, fussent-elles dangereuses à pratiquer. Au reste tout le temps qu'il garda le commandement, il tint la conduite d'un roi digne de tous les éloges. Ayant trouvé en effet toutes les villes dont il était venu par mer prendre le commandement en état de dissension par suite des changements politiques qui suivirent la chute de l'empire athénien, il fit si bien que, sans exiler ni mettre à mort personne, elles ne cessèrent pas, tant qu'il fut présent, de vivre dans la concorde et le bonheur. Aussi les Grecs d'Asie déplorèrent son départ, comme s'ils avaient perdu, non seulement un chef, mais encore un père et un ami. Et à la fin ils montrèrent que leur affection n'était pas feinte; car ils se portèrent spontanément avec lui au secours de Lacédémone, tout en sachant qu'ils auraient à combattre des gens aussi forts qu'eux. Telle fut la fin de ses exploits en Asie. [2] CHAPITRE II. Après avoir passé l'Hellespont, il fit route à travers les mêmes peuplades que le roi de Perse avec son innombrable armée; mais la route que le barbare avait faite en un an, Agésilas l'acheva en moins d'un mois, car il avait à coeur de ne pas arriver trop tard au secours de sa patrie. Mais quand, après avoir traversé la Macédoine, il arriva en Thessalie, ceux de Larisa, de Crannon, de Scotoussa, de Pharsale, alliés des Béotiens, et tous les Thessaliens, à l'exception de ceux qui étaient alors en exil, se mirent à le talonner et à le molester. Jusque-là il avait conduit son armée en carré, une moitié de la cavalerie devant, l'autre derrière. Mais comme les Thessaliens gênaient sa marche en l'attaquant par derrière, il envoya aussi en queue la partie de ses cavaliers qui marchaient en avant, sauf ceux de son escorte. Quand ils eurent pris position les uns en face des autres, les Thessaliens jugeant qu'il était imprudent à des cavaliers d'engager la bataille contre des hoplites, firent volte-face et reculèrent pas à pas, et les Lacédémoniens les suivirent avec beaucoup de circonspection. Agésilas, reconnaissant la faute des uns et des autres, envoya le long des rangs les cavaliers de son escorte qui étaient des gens très solides, avec ordre de dire aux autres de charger à toute vitesse et d'en faire autant eux-mêmes, et de ne pas permettre à l'ennemi de se retourner. Quand les Thessaliens se virent pressés contre leur attente, les uns ne se retournèrent même pas, d'autres, essayant de se retourner, furent surpris au moment où leurs chevaux étaient de flanc. Polycharme de Pharsale, qui commandait la cavalerie, se retourna et périt en combattant avec son escorte. Sa mort fut suivie d'une fuite éperdue, où certains périrent, où d'autres furent pris tout vivants; le reste ne s'arrêta point avant d'être arrivé au mont Narthakion. Alors Agésilas dressa un trophée entre Pras et le Narthakion; et il y fit une pause, tout heureux de ce qu'il venait de faire; car il avait battu les peuples les plus fiers de leur cavalerie avec celle qu'il s'était formée lui-même. Le lendemain, il franchit les monts Achaïques de la Phthie, et fit désormais route en pays ami jusqu'aux confins de la Béotie. Là, il trouva rangés en face de lui les Thébains, les Athéniens, les Argiens, les Corinthiens, les Ænianes, les Eubéens, les gens des deux Locrides. Sans hésiter, il rangea ostensiblement ses troupes en face d'eux. Il avait avec lui une more et demie de Lacédémoniens, parmi les alliés du pays, les seuls Phocidiens et les Orchoméniens, et l'armée qu'il avait amenée lui-même. Je ne veux pas dire que ses troupes étaient de beaucoup inférieures en nombre et en qualité et qu'il engagea néanmoins la bataille; car, si je le disais, il me semble que ce serait faire passer Agésilas pour un insensé, et moi-même pour un fou, si je le louais pour avoir exposé témérairement aux hasards d'une bataille des intérêts d'une si grande importance. Ce que j'admire au contraire en lui, c'est qu'il avait su se créer une armée qui ne le cédait en rien à celle de l'ennemi, et si bien équipée qu'on l'eût dite tout entière d'airain, tout entière de pourpre, qu'il avait eu soin d'aguerrir ses hommes à la fatigue, qu'il avait rempli leurs âmes de fierté, pour qu'ils fussent capables de combattre n'importe quel ennemi, qu'il avait en outre inspiré à ceux qui étaient avec lui une émulation réciproque qui poussait chacun d'eux à surpasser les autres, et qu'enfin il les avait remplis de l'espoir de s'assurer des biens sans nombre, en se montrant valeureux. Il était convaincu que des hommes ainsi préparés se battraient avec une ardeur extrême, et il ne fut pas déçu dans son attente. Je vais retracer la bataille; car il ne s'en est pas livrée de pareille de notre temps. Les deux armées se rencontrèrent dans la plaine de Coronée, celle d'Agésilas venant du Céphise, celle des Thébains et de leurs alliés, de l'Hélicon. Elles voyaient que des deux côtés les phalanges étaient tout à fait de même force; des deux côtés aussi le nombre des cavaliers était à peu près le même. Agésilas tenait l'aile droite de ses troupes, les Orchoméniens étaient à l'extrémité de l'aile gauche; de leur côté, les Thébains étaient à droite, et les Argiens occupaient l'aile gauche. Tandis qu'ils marchaient les uns contre les autres, un profond silence régnait des deux côtés; mais quand ils ne furent plus qu'à un stade les uns des autres, les Thébains poussant le cri de guerre s'élancèrent en courant contre l'ennemi. Quand il n'y eut plus que trois plèthres entre les deux armées, le corps de mercenaires commandé par Hérippidas se détache de la phalange d'Agésilas et court au devant de l'ennemi; il était composé de ceux qui étaient partis de Sparte avec Agésilas, d'un débris de l'armée de Cyrus, d'Ioniens, d'Éoliens et d'Hellespontins, voisins des Éoliens. Tels furent ceux qui coururent ensemble à l'ennemi : arrivés à portée de la lance, ils mirent en fuite ceux qui leur étaient opposés. Cependant les Argiens ne soutinrent pas le choc d'Agésilas et ils s'enfuirent vers l'Hélicon. A ce moment quelques-uns des mercenaires couronnaient déjà Agésilas, quand on lui annonça que les Thébains, ayant taillé en pièces les Orchoméniens, avaient pénétré jusqu'aux bagages. Aussitôt faisant faire une conversion à sa phalange, il la conduit contre eux. De leur côté, les Thébains, voyant que leurs alliés s'étaient enfuis vers l'Hélicon, veulent se frayer un chemin jusqu'à eux et s'élancent de toutes leurs forces. On peut dire sans craindre d'être contredit qu'en cette circonstance Agésilas se conduisit en brave; mais le parti qu'il adopta n'était pas le plus sûr. Il pouvait laisser passer ces troupes qui se retiraient, les suivre et tuer les derniers; il n'en fit rien; il fondit sur les Thébains front contre front. Dès lors, heurtant bouclier contre bouclier, on pousse, on combat, on tue, on meurt. On n'entend aucun cri, et pourtant ce n'est pas le silence, mais un bruit comme celui que produisent la colère et la lutte. A la fin, les Thébains se frayèrent un passage vers l'Hélicon, mais beaucoup périrent dans la retraite. Quand la victoire se fut déclarée pour Agésilas, comme on le rapportait, blessé, vers sa ligne de bataille, quelques cavaliers accoururent lui dire que quatre-vingts soldats ennemis s'étaient réfugiés dans le temple avec leurs armes et ils demandèrent ce qu'il fallait faire. Bien qu'il eût été blessé en maint endroit et par des armes de toute sorte, il n'oublia pas ce qu'il devait aux dieux et donna l'ordre de les laisser partir où ils voudraient, sans leur faire de mal. Il ordonna même aux cavaliers de son escorte de les accompagner jusqu'à ce qu'ils fussent en lieu sûr. Le combat fini, on put voir sur le lieu de la rencontre la terre teinte de sang, les morts, amis et ennemis, gisant pêle-mêle, des boucliers en pièces, des lances brisées, des poignards sans fourreau, les uns à terre, les autres enfoncés dans les corps, les autres restés dans les mains des combattants. Comme il était déjà tard, les Lacédémoniens ramassèrent les cadavres des ennemis à l'intérieur de la phalange, puis dînèrent et se couchèrent. Le lendemain matin, Agésilas ordonna au polémarque Gylis de mettre les troupes sous les armes et de dresser un trophée, et à tous ses soldats de se couronner en l'honneur du dieu et à tous les joueurs de flûte de jouer de leurs instruments. Tandis qu'on exécutait ces ordres, les Thébains envoyèrent un héraut demander une trêve pour ensevelir leurs morts. Elle eur fut accordée, et Agésilas partit pour son pays, ayant préféré, au lieu d'être le plus grand en Asie, commander et obéir en son pays conformément aux lois. Par la suite, ayant remarqué que les Argiens récoltaient les fruits de leur territoire, qu'ils s'étaient adjoint les Corinthiens et qu'ils prenaient plaisir à la guerre, il mena son armée chez eux, et ravagea tout leur pays; puis franchissant aussitôt les défilés qui mènent à Corinthe, il s'empara des murs qui descendent à Léchéon, et, après avoir ouvert les barrières du Péloponèse, il revint dans sa patrie pour la fête des Hyacinthies et, à la place qui lui fut assignée par le chef du choeur, il exécuta le péan avec les autres en l'honneur du dieu. Ensuite, apprenant que les Corinthiens mettaient tout leur bétail en sûreté à Piraeos, qu'ils ensemençaient et moissonnaient tout le territoire de cette ville, voyant d'ailleurs, ce qui était à ses yeux le point le plus important, que les Béotiens, partant de Créüsis, pouvaient venir se joindre par là aux Corinthiens, il se mit en campagne contre Piraeos. Mais le voyant défendu par une forte garnison, après le déjeuner, il alla camper près de la ville, comme si elle était disposée à se rendre. Puis, s'apercevant que pendant la nuit la garnison s'était portée en masse de Piraeos dans la ville, il revint sur ses pas au point du jour et s'empara de Piraeos, qu'il trouva vide de garnison; il prit tout ce qui s'y trouvait, y compris les forts qu'on y avait construits, après quoi il retourna chez lui. Après ces événements, les Achéens, désirant son alliance, le prièrent de se joindre à eux pour faire une expédition en Acarnanie. Attaqué dans un défilé par les Acarnaniens, Agésilas, avec des troupes légères, s'empara des hauteurs qui étaient sur leur tête, livra bataille, en tua un grand nombre et dressa un trophée, et il ne cessa point qu'il n'eût contraint les Acarnaniens, les Étoliens et les Argiens à devenir les amis des Achéens et les alliés de Sparte. Cependant les ennemis, désirant la paix, envoyèrent des ambassadeurs. Agésilas s'opposa à la paix, jusqu'à ce qu'il eût forcé les villes de Corinthe et de Thèbes à recevoir ceux de leurs concitoyens qui étaient exilés à cause des Lacédémoniens. Plus tard il fit rentrer de même ceux du Phliasiens qui avaient été bannis pour le même motif, après avoir fait en personne une expédition contre Phliunte. Si pour quelque autre motif on trouve à redire à cette conduite, on ne peut nier du moins qu'elle n'ait été inspirée par un esprit de véritable camaraderie. C'est dans le même esprit qu'il marcha contre Thèbes pour secourir les Lacédémoniens qui étaient dans cette ville et que leurs ennemis voulaient mettre à mort. Mais ayant trouvé partout des fossés et des barricades, il franchit le pas de Cynocéphales et ravagea le pays jusqu'à la ville, offrant la bataille aux Thébains, s'ils la voulaient, aussi bien dans la plaine que dans les montagnes. L'année suivante, il fit une nouvelle expédition contre Thèbes et, franchissant les palissades et les fossés à Scolos, il ravagea le reste de la Béotie. Jusqu'alors, lui-même et l'État avaient été heureux ensemble; pour les revers qui suivirent, on ne peut pas dire qu'ils eurent lieu sous le commandement d'Agésilas. Mais lorsque après le désastre de Leuctres, ses adversaires, soutenus par les Mantinéens, eurent tué ses amis et ses hôtes à Tégée, alors que la confédération de tous les Béotiens, Arcadiens, Éléens était déjà formée, il se mit en campagne avec les seules forces de Lacédémone, contrairement à l'opinion générale que les Lacédémoniens ne sortiraient plus de longtemps de leur pays, et il ne rentra à Sparte qu'après avoir ravagé le territoire de ceux qui avaient tué ses amis. Lorsque à la suite de cette campagne Sparte fut attaquée à la fois par les Arcadiens, les Argiens, les Éléens, les Béotiens, soutenus par les Phocidiens, les Locriens des deux Locrides, les Thessaliens, les AEnianes, les Acarnaniens, les Eubéens, qu'en outre les esclaves firent défection, ainsi que beaucoup de villes circonvoisines, en un temps où les Spartiates eux-mêmes avaient perdu à Leuctres autant de monde qu'il leur en restait, Agésilas n'en sauva pas moins la ville, bien qu'elle fût sans murailles : il ne sortait pas, quand les ennemis avaient en tout point la supériorité; mais quand il croyait que ses concitoyens auraient l'avantage, il se mettait résolument en bataille. Il pensait bien que, s'il sortait en plaine, il serait enveloppé de toutes parts, mais qu'en attendant l'ennemi dans les défilés et sur les hauteurs, il remporterait une victoire complète. Quand l'ennemi se fut retiré, comment ne pas rendre hommage à sa noble conduite? Comme son grand âge l'empêchait désormais de servir soit à pied, soit à cheval, et comme il se rendait compte que la république avait besoin d'argent, si elle voulait avoir quelques alliés, il se chargea de lui en procurer. Tout ce qu'il put imaginer, en restant à Sparte, il le fit, et tout ce que l'occasion lui offrit au dehors, il n'hésita point à aller le prendre, et il ne rougit pas, pour rendre service à l'État, de s'en aller à l'étranger, non plus comme général, mais comme ambassadeur, et il n'en accomplit pas moins dans son ambassade des choses dignes d'un grand général. C'est ainsi qu'Autophradate, qui assiégeait dans Assos Ariobarzane, allié de Sparte, s'enfuit par peur d'Agésilas; de même Cotys, qui assiégeait Sestos, ville qui appartenait encore à Ariobarzane, enleva lui aussi le siège et s'éloigna, en sorte qu'à la suite de son ambassade on aurait pu, ce n'eût été que juste, lui élever un trophée de victoire. Mausole aussi, qui assiégeait par mer ces deux places avec cent vaisseaux, s'en retourna chez lui, non pas qu'il eût peur, mais parce qu'il se laissa persuader par Agésilas. En cette affaire aussi il obtint d'admirables résultats; car il reçut de l'argent à la fois de ceux qui se croyaient ses obligés et de ceux qui fuyaient devant lui. C'est ainsi que Tachos et Mausole, ce dernier ayant offert aussi sa contribution à Lacédémone en considération de la vieille hospitalité qui le liait à Agésilas, lui donnèrent pour retourner à Sparte une escorte magnifique. Par la suite, il était arrivé à sa quatre-vingtième année environ, lorsqu'il apprit que le roi d'Égypte avait l'intention de faire la guerre au roi de Perse, qu'il avait une infanterie nombreuse, une nombreuse cavalerie et beaucoup d'argent. Aussi reçut-il avec plaisir la nouvelle que le roi le mandait et lui promettait le commandement. Il pensait en effet du même coup payer l'Égyptien des services qu'il avait rendus à Lacédémone, remettre en liberté les Grecs d'Asie et punir le Perse de ses injures passées et présentes; car il venait, tout en se disant l'allié des Lacédémoniens, de leur enjoindre de renoncer à Messène. Mais, comme le roi qui l'avait mandé ne lui donnait point le commandement, Agésilas, comme un homme fortement déçu, se demandait ce qu'il devait faire. Sur ces entrefaites, des soldats égyptiens qui formaient un corps à part, abandonnent le parti du roi, et tous les autres les suivent. Le roi, pris de peur, s'enfuit à Sidon en Phénicie, et les Égyptiens divisés élisent deux rois. En cette occasion, Agésilas, comprenant que, s'il restait neutre, ni l'un ni l'autre ne donnerait de solde aux Grecs, ni l'un ni l'autre ne fournirait de vivres et que le vainqueur serait son ennemi; que si, au contraire, il se mettait au service de l'un des deux, celui-là, étant son obligé, serait naturellement son ami, ayant fait ces réflexions, il choisit celui des deux qui lui paraissait le plus ami des Grecs, marche avec lui contre l'ennemi des Grecs, le bat et le prend, et maintient l'autre sur le trône. Après en avoir fait un ami de Lacédémone et avoir reçu de lui une grosse somme d'argent, il met à la voile pour son pays, bien qu'on fût au coeur de l'hiver, car il était pressé de mettre la république en état d'agir contre ses ennemis à l'été suivant. [3] CHAPITRE III Les actions dont je viens de parler furent faites devant une foule de témoins. Les actions de ce genre n'ont pas besoin de preuves : il suffit de les rappeler pour qu'on les croie sur-le-champ. A présent, c'est la vertu de son âme que je vais essayer de montrer, vertu qui inspirait ces actions, qui lui faisait aimer tout ce qui est beau, repousser tout ce qui est laid. Il avait un tel respect pour les dieux que ses ennemis regardaient ses serments et les traités conclus avec lui comme plus sûrs que leur amitié mutuelle, et, tandis qu'ils hésitaient à venir au rendez-vous qu'ils se donnaient, ils se mettaient entre les mains d'Agésilas. Pour que l'on ne se méfie pas de mon témoignage, je vais nommer les plus illustres d'entre eux. Le perse Spithridate sachant que Pharnabaze cherchait à épouser la fille du roi et voulait prendre sa fille à lui pour concubine, tint cela pour un outrage et se mit entre les mains d'Agésilas, lui, sa femme, ses enfants et ses biens. Cotys, gouverneur des Paphlagoniens, refusa d'écouter le roi qui lui engageait sa foi, parce qu'il avait peur, s'il était pris, d'avoir à payer une énorme rançon ou d'être mis à mort; mais, plein de confiance, lui aussi, dans la parole d'Agésilas, il se rendit à son camp, fit alliance avec lui et prit le parti de faire la guerre à ses côtés, avec ses mille cavaliers et ses deux mille peltastes. Pharnabaze aussi entra en pourparlers avec Agésilas, et s'engagea, s'il n'était pas nommé général de l'armée, à quitter le parti du roi; "mais, si je suis nommé, ajouta-t-il, je te ferai la guerre, Agésilas, aussi vigoureusement que je pourrai". En disant cela, il avait confiance de n'avoir rien à craindre de contraire au traité, tellement c'est une grande et belle chose pour tout le monde et en particulier pour un général d'être religieux et fidèle à sa parole et d'être reconnu pour tel. Et voilà pour sa piété. [4] CHAPITRE IV Quant à sa justice dans les questions d'argent, peut-on en donner des preuves plus convaincantes que celles-ci? Personne ne s'est jamais plaint d'avoir été dépouillé de quoi que ce soit par Agésilas; mais une foule de gens reconnaissaient en avoir reçu quantité de bienfaits. Quand un homme se fait un plaisir de sacrifier ses biens pour obliger les autres, comment cet homme consentirait-il à se déshonorer en prenant le bien d'autrui? Si l'on est attaché aux richesses, il en coûte beaucoup moins de garder son bien que de prendre celui qui ne vous appartient pas. D'ailleurs quand on craint de priver les autres de la reconnaissance qui leur est due, quoiqu'il n'y ait point de recours en justice contre les ingrats, comment se permettrait-on des rapines que la loi défend? Or Agésilas jugeait qu'il y avait de l'injustice non seulement à ne pas payer une dette de reconnaissance, mais encore à ne pas la payer d'autant plus généreusement qu'on est plus puissant. Quant à détourner les deniers du trésor, sur quoi pourrait-on se fonder pour l'en accuser, lui qui abandonnait à sa patrie les récompenses mêmes qui lui étaient dues? S'être vu réduit, quand il voulait faire du bien à la république ou à ses amis, à recourir à des emprunts, n'est-ce pas là une grande preuve de son désintéressement? S'il eût vendu ses faveurs et fait payer ses bienfaits, personne n'aurait cru lui rien devoir. Ce sont ceux qu'on a obligés gratuitement qui ont toujours plaisir à servir leur bienfaiteur, tant à cause du bienfait reçu que parce qu'on les a crus dignes d'en garder le dépôt. Un homme qui préférait avoir moins, par générosité, que d'avoir plus, par une voie injuste, n'avait-il pas une âme fort éloignée de la basse cupidité? Or Agésilas, à qui un jugement de la cité attribua tous les biens d'Agis, en abandonna la moitié à ses parents du côté de sa mère, parce qu'il les voyait dans l'indigence. Et que cela soit la vérité, tout Lacédémone peut en témoigner. Comme Tithraustès lui offrait des présents considérables, s'il voulait sortir du pays, Agésilas lui répondit : « Chez nous, Tithraustès, on tient qu'il est plus beau pour un général d'enrichir son armée que lui-même, et d'essayer de s'emparer des dépouilles de l'ennemi que d'en recevoir des présents. » [5] CHAPITRE V Quant aux plaisirs par lesquels beaucoup d'hommes se laissent maîtriser, en peut-on citer un par lequel Agésilas ait été dominé? Il avait pour principe d'éviter l'ivresse autant que la folie et les excès de table autant que la paresse. Comme il recevait double part dans les festins, au lieu d'user des deux, il les distribuait et ne s'en laissait aucune. Il croyait que, si le roi avait double portion, ce n'était point pour se gaver, mais pour avoir de quoi honorer ceux qu'il voulait. Maître du sommeil, et jamais son esclave, il le subordonnait à ses affaires. Quant à sa couche, si elle n'était pas la plus médiocre parmi celles de ses compagnons, on voyait qu'il en rougissait. Il pensait qu'un chef doit se distinguer des particuliers, non par la mollesse, mais par l'endurance. Il y avait cependant des choses dont il ne rougissait pas de prendre plus que sa part : c'était le soleil, en été, le froid, en hiver. S'il survenait à son armée des travaux pénibles, il s'astreignait à travailler plus que les autres, convaincu que des exemples comme ceux qu'il donnait étaient des encouragements pour les troupes. Bref, Agésilas se glorifiait d'être actif et il avait horreur de la paresse. Quant à sa continence à l'égard des plaisirs de l'amour, n'est-il pas juste de la mentionner, tout au moins comme un sujet d'étonnement? Qu'il n'ait pas touché à des gens qui ne lui inspiraient aucun désir, on peut dire qu'il n'y a là rien d'extraordinaire; mais il s'était épris de Mégabate, fils de Spithridate, autant qu'un tempérament très ardent peut aimer un objet très beau. Or c'est la coutume chez les Perses de baiser ceux qu'on honore. Mégabate ayant tenté de baiser Agésilas, celui-ci se refusa de toutes ses forces à ses avances. Une telle continence n'indique-t-elle pas déjà une nature supérieure? Mais comme Mégabate, se croyant dédaigné, n'essayait plus de l'embrasser, Agésilas s'adresse à un des camarades du jeune homme et le prie d'engager Mégabate à lui rendre son estime. « Et si je le persuade, demanda le camarade, le baiseras-tu? » Agésilas garda un moment le silence, puis répondit : « Non, par les deux dieux, dussé-je devenir sur-le-champ le plus beau, le plus fort et le plus agile des hommes. J'en jure par tous les dieux, je préfère opposer la même résistance à voir changer en or tous les objets que j'ai sous les yeux. » Et je n'ignore pas ce que certains peuvent penser de tout cela; mais pour ma part je suis persuadé qu'il y a beaucoup plus d'hommes capables de vaincre leurs ennemis que des passions de ce genre. Comme ces détails sont connus de peu de gens, beaucoup peuvent s'en méfier; mais nous savons tous que les hommes les plus en vue ne peuvent guère dissimuler ce qu'ils font, et nous savons aussi que personne n'a jamais rapporté avoir vu Agésilas commettre une action déshonnête, et que, si on lui en eût imputé une par conjecture, on n'aurait pas trouvé de créance. Et en effet il ne descendait jamais, en pays étranger, dans la maison d'un particulier; il logeait toujours dans un temple, où il est impossible de rien faire de semblable, ou dans un endroit visible, pour avoir des témoins de sa tempérance dans tous les yeux. Et si je mens en face de la Grèce instruite de tout ce qui le concerne, ce n'est pas le louer, c'est me blâmer moi-même. [6] CHAPITRE VI. Quant au courage, il me semble qu'il en a donné des preuves sensibles, en se chargeant toujours de faire la guerre aux ennemis les plus puissants de Sparte et de la Grèce et en se plaçant toujours au premier rang dans les combats qu'il leur livra. Quand ils consentirent à lui livrer bataille, ce ne fut pas en les dispersant par la terreur qu'il gagna la victoire, c'est après une lutte acharnée qu'il les battit et dressa des trophées, laissant derrière lui des monuments immortels de sa valeur et rapportant sur son propre corps des signes visibles de son ardeur au combat; en sorte que ce n'était pas par ouï-dire, mais par ses yeux qu'on pouvait juger de son âme. Parmi les trophées d'Agésilas, il ne faut pas compter uniquement ceux qu'il érigea; il est juste d'y joindre toutes ses campagnes; car il n'en était pas moins vainqueur, quand les ennemis refusaient la bataille, mais il l'était avec moins de risque et plus de profit pour l'État et pour ses alliés. C'est ainsi que dans les jeux on ne couronne pas moins le champion qui n'a pas trouvé d'adversaire que celui qui a gagné la palme en combattant. Pour sa sagesse, quelles sont celles de ses actions qui ne la fassent pas éclater? Dans ses rapports avec sa patrie, il fit preuve de la plus grande obéissance. Son zèle pour ses compagnons lui valut de ses amis un dévouement sans réserve. Il sut inspirer à ses soldats à la fois l'obéissance et l'amour de sa personne. Or jamais une armée n'est plus forte que quand l'obéissance la rend facile à ranger et que l'amour du chef la dispose à le suivre fidèlement. Quant aux ennemis, ils étaient contraints de le haïr, mais sans pouvoir le blâmer; car il s'ingéniait toujours pour que ses amis eussent l'avantage sur eux, les trompant, quand l'occasion se présentait, les devançant quand il fallait de la rapidité, leur dérobant ses démarches, quand il y trouvait intérêt, et faisant toujours à l'égard de ses ennemis le contraire de ce qu'il faisait pour ses amis. Il usait de la nuit comme du jour et du jour comme de la nuit. Souvent il cachait où il était, où il allait, ce qu'il voulait faire, en sorte qu'il rendait les forteresses inutiles à ses adversaires, tournant les unes, escaladant les autres, prenant les autres par surprise. Quand il était en marche et qu'il savait que les ennemis étaient à même de l'attaquer, s'ils le voulaient, il conduisait ses troupes dans le meilleur ordre pour qu'elles pussent se porter secours à elles-mêmes et les faisait avancer tranquillement comme la vierge la plus chaste. Il voyait là le moyen le plus propre à éviter l'inquiétude, la peur, la confusion, les erreurs et les embûches. Par cette conduite, il se rendait redoutable aux ennemis, et il inspirait la confiance et la force à ses amis. Par là, il se garda toujours du mépris de ses adversaires, des amendes de ses concitoyens, du blâme de ses amis et fut partout l'homme le plus aimé et le plus loué. [7] CHAPITRE VII. Il serait long de décrire en détail combien il aimait sa patrie. J'estime qu'il n'y a aucune de ses actions qui n'ait eu pour but de la servir. Disons en peu de mots ce que personne n'ignore, que, toutes les fois qu'il croyait devoir être utile à sa patrie, il ne se dérobait à aucun travail, n'évitait aucun danger, ne ménageait point sa fortune, ne prétextait ni sa santé ni sa vieillesse, mais il pensait que le devoir d'un bon roi est de faire tout le bien possible à ses sujets. Parmi les plus grands services qu'il ait rendus à son pays, je place aussi celui-ci, c'est qu'étant le plus puissant de l'État, il était visiblement aussi le plus soumis aux lois. Qui aurait refusé de leur obéir en voyant le roi leur obéir lui-même? Quel homme mécontent de sa condition aurait tenté de faire une révolution, en sachant que le roi se soumettait lui-même à l'autorité légitime? Envers ses adversaires politiques, il se comportait comme un père envers ses enfants, les reprenant de leurs fautes, les récompensant de leurs belles actions, les assistant dans le malheur, ne tenant pour ennemi aucun citoyen, disposé à les louer tous, regardant comme un gain la conservation de chacun et tenant pour un dommage la perte d'un citoyen, même peu estimable. S'ils restaient tranquillement fidèles aux lois, il était facile de voir qu'Agésilas comptait alors que sa patrie serait toujours heureuse, et qu'elle serait forte, quand les Grecs seraient sages. S'il est beau qu'un Grec aime la Grèce, quel autre général a-t-on vu refuser de prendre une ville, quand il pensait qu'elle serait saccagée, ou regarder comme un désastre une victoire remportée dans une guerre contre les Grecs? Or apprenant la nouvelle qu'à la bataille de Corinthe les Lacédémoniens avaient perdu huit hommes et les ennemis près de dix mille, il n'en témoigna aucune joie et s'écria au contraire : « Malheureuse Grèce! ceux qui viennent de mourir auraient pu, s'ils fussent restés en vie, vaincre tous les barbares. » Comme les exilés de Corinthe disaient que la ville allait se donner à eux et lui faisaient voir les machines avec lesquelles ils étaient sûrs de prendre les remparts, il refusa de donner l'assaut, disant qu'il ne fallait pas asservir des villes grecques, mais les rendre sages. « Si nous exterminons, ajouta-t-il, ceux d'entre nous qui sont en faute, nous sommes sûrs de n'avoir plus personne pour nous aider à vaincre les barbares. » Si au contraire il est beau de haïr les Perses, parce que le Perse d'autrefois a marché contre la Grèce pour la subjuguer, et que celui d'aujourd'hui se ligue avec ceux d'entre nous avec lesquels il pense nous nuire davantage, fait des présents à ceux qui, en retour, feront, selon lui, le plus de mal aux Grecs et négocie la paix dans les conditions qu'il croit les plus propres à susciter la guerre entre eux, conduite qui n'échappe aux regards de personne, qui jamais, en dehors d'Agésilas, s'est occupé de détacher un peuple du Perse, de l'empêcher de périr, quand il s'est révolté, ou, en général, de faire assez de mal au roi pour qu'il ne puisse pas créer d'embarras aux Grecs? Quoique sa patrie fût en guerre avec les Grecs, il n'a point négligé pour cela le bien commun de la Grèce, mais il a pris la mer pour aller faire au barbare le plus de mal possible. [8] CHAPITRE VIII Il est juste aussi de ne point passer sous silence son urbanité. Il avait les honneurs, il avait la puissance; il joignait à ces avantages la royauté, une royauté qu'on n'attaquait point, mais qu'on aimait, et, malgré cela, on ne lui vit jamais d'orgueil; en revanche son urbanité et son zèle pour ses amis se laissaient voir aux yeux des plus inattentifs. Il prenait très volontiers part à leurs devis amoureux et, quand il le fallait, il s'occupait sérieusement de leurs affaires. Son optimisme, sa belle humeur, sa constante gaieté attiraient beaucoup de gens près de lui, moins par des vues d'intérêt que pour l'agrément de son commerce. Il était le moins vantard des hommes, et pourtant il écoutait sans déplaisir ceux qui se louaient eux-mêmes; il pensait qu'ils ne faisaient de mal à personne et qu'ils s'engageaient à être hommes de bien. Il ne faut pas oublier non plus la noble fierté qu'il sut montrer à propos. Un Perse, accompagné du Lacédémonien Calléas, lui apportait une lettre du grand Roi qui demandait à être son hôte et son ami. Il n'accepta point la lettre et dit à celui qui l'apportait de répondre au Roi qu'il n'avait pas à lui envoyer de lettres en particulier, mais que, s'il se montrait ami de Lacédémone et bien intentionné pour la Grèce, il aurait en lui un ami qui le servirait de toutes ses forces. "Si au contraire, ajouta-t-il, on le surprend à former de mauvais desseins contre la Grèce, il peut m'envoyer autant de lettres qu'il voudra, qu'il sache bien qu'il ne gagnera pas pour cela mon amitié." Ce que je loue dans la conduite d'Agésilas, c'est d'avoir dédaigné l'hospitalité du Roi pour plaire aux Grecs. Je l'admire encore d'avoir pensé qu'entre lui et le grand Roi, ce n'était pas celui qui possédait le plus de richesses et commandait au plus grand nombre de sujets qui avait le droit d'être le plus fier, mais celui qui était le meilleur et commandait au meilleur peuple. Voici un trait de sa prévoyance qui me paraît également louable. Convaincu qu'il importait à la Grèce de soulever contre le Roi le plus grand nombre possible de satrapes, il ne se laissa persuader ni par les présents ni par la puissance du Roi d'accepter son hospitalité, mais il se tint sur ses gardes pour ne point devenir suspect à ceux qui voulaient se révolter. Voici un autre trait de son caractère que chacun doit admirer. Le Perse, s'imaginant que, s'il accumulait les trésors, il mettrait toute la terre sous sa domination, s'efforçait dans cette vue d'accaparer tout ce qu'il y avait au monde d'or, d'argent et d'objets précieux. Agésilas, au contraire, avait organisé sa maison de manière à n'avoir besoin de rien de tout cela. Si l'on en doute, on n'a qu'à voir la maison dont il se contentait, à en regarder les portes; on croira voir encore celles-là même qu'Aristodème, descendant d'Hercule, y plaça de ses mains, quand il revint dans son pays. Qu'on essaye d'en voir l'ameublement, qu'on songe à ses repas dans les sacrifices, qu'on se fasse dire comment sa fille descendait à Amyclée dans un chariot public à capote de joncs. En proportionnant ainsi sa dépense à son revenu, il n'était pas obligé de commettre des injustices pour se procurer de l'argent. On trouve qu'il est beau d'avoir des forteresses imprenables ; pour moi j'estime qu'il est bien plus beau de rendre son âme imprenable aux richesses, aux plaisirs et à la crainte. [9] CHAPITRE IX Je vais dire à présent comment il se fit un régime de vie tout opposé au faste du Perse. D'abord, l'un croyait qu'il était de sa dignité de se laisser voir rarement; Agésilas, au contraire, aimait à se produire en tout temps, persuadé que, s'il convient à l'infamie de se cacher, le grand jour prête un nouveau lustre à une belle vie. Ensuite l'un se faisait gloire d'être difficilement accessible, l'autre prenait plaisir à se rendre accessible à tout le monde. L'un se targuait de sa lenteur en affaires, l'autre n'avait jamais plus de plaisir que d'accorder aussitôt la demande qu'on lui faisait. En ce qui regarde le confort, combien les goûts d'Agésilas étaient plus simples et plus faciles à satisfaire, cela vaut la peine d'être marqué. Pour le Perse, des gens courent la terre entière à la recherche de ce qu'il pourrait boire avec plaisir, des milliers d'autres s'efforcent d'inventer de quoi piquer son appétit, et, pour le faire dormir, on ne saurait dire toute la peine qu'on se donne. Agésilas, grâce à son amour du travail, buvait avec plaisir tout ce qu'il avait sous la main, mangeait avec plaisir le premier aliment venu, et, pour dormir agréablement, toute place lui était bonne. Et non seulement il trouvait là son bonheur, mais encore il était fier de penser qu'il vivait lui-même au milieu des plaisirs, tandis qu'il voyait que le Barbare, pour mener une vie sans chagrin, devait se faire chercher aux extrémités de la terre de quoi le réjouir. Ce dont il se félicitait encore, c'est qu'il se sentait capable de s'accommoder sans peine de l'ordre divin du monde, tandis qu'il voyait le roi fuir la chaleur, fuir le froid et vivre, par faiblesse d'âme, non comme un homme de coeur, mais comme le plus chétif des animaux. N'est-ce pas aussi une belle et noble chose que son goût pour des occupations qui conviennent à un héros et pour les animaux dont il peupla sa maison, où il élevait quantité de chiens de chasse et de chevaux de guerre? C'en est une aussi d'avoir persuadé à Kynisca, sa soeur, d'élever des chevaux et de lui avoir montré, quand elle eut remporté la victoire, que l'entretien d'une écurie annon- çait, non pas le courage, mais l'opulence. Ce qui prouve encore avec évidence la grandeur de ses sentiments, c'est la conviction où il était qu'une victoire remportée sur des particuliers dans une course de chars n'ajouterait rien à sa renommée, que si, au contraire, il tenait le premier rang dans l'affection de son peuple, s'il gagnait par toute la terre les amis les plus nombreux et les meilleurs, s'il dépassait tous les autres en faisant du bien à sa patrie et à ses compagnons et en tirant vengeance de ses ennemis, c'est vraiment alors qu'il remporterait le prix dans les luttes les plus glorieuses et les plus magnifiques et jouirait de la plus haute renommée de son vivant et après sa mort. [10] CHAPITRE X. Telles sont les qualités que je loue dans Agésilas. Ce n'est pas ici un homme qui a trouvé un trésor et qui en devient plus riche, mais non meilleur économe, ou qui a vaincu un ennemi en proie à une épidémie et qui en est plus chanceux, mais non pas plus habile à commander. Mais celui qui est le premier par l'endurance, quand il faut travailler, par la vaillance, quand il s'agit de montrer du courage, par la prudence, quand il faut délibérer, voilà celui qui mérite, à mon avis, d'être considéré comme un homme accompli. Si le cordeau et la règle sont de belles inventions pour faire de bons ouvrages, la vertu d'Agésilas me paraît être un beau modèle pour ceux qui veulent s'exercer à la perfection morale; car qui pourrait devenir impie en imitant un homme pieux, injuste, violent, intempérant en imitant un homme juste, modéré, tempérant? Et en effet Agésilas était moins fier de régner sur les autres que de se commander lui-même, et de mener ses concitoyens à l'ennemi que de les conduire à toute espèce de vertu. Au reste, parce que je le loue après sa mort, qu'on ne prenne pas mon discours pour une lamentation funèbre, mais plutôt pour un panégyrique. Car d'abord je ne fais que redire à présent ce qu'on disait de lui de son vivant. Ensuite qu'y a-t-il de moins approprié à une lamentation qu'une vie glorieuse et une mort qui vient à son heure? Qu'y a-t-il de plus digne d'être préconisé que les plus belles victoires et les actions les plus estimables? On peut à juste titre regarder comme heureux un homme qui, dès l'enfance, s'étant épris de la gloire, est devenu le plus illustre de ses contemporains, et qui, étant naturellement le plus jaloux de se distinguer, ne connut jamais la défaite, du jour où il fut devenu roi. Arrivé jusqu'aux dernières limites de la vie humaine, il mourut sans avoir à se repro- cher une faute ni envers ceux qu'il commandait ni envers ceux auxquels il faisait la guerre. [11] CHAPITRE XI. Je me propose de revenir sur les vertus d'Agésilas et d'en faire une récapitulation, afin que son éloge se grave mieux dans la mémoire. Agésilas respectait les temples, même en pays ennemi, convaincu qu'il n'était pas moins nécessaire d'avoir les dieux pour alliés en pays ennemi qu'en pays ami. Il ne faisait point violence aux suppliants des dieux, fussent-ils ses ennemis, pensant qu'il était absurde de traiter de sacrilèges ceux qui volent dans les temples et de considérer comme pieux ceux qui arrachent les suppliants aux autels. Une de ses maximes favorites était que les dieux ne prennent pas moins de plaisir aux bonnes actions qu'aux victimes pures. Quand il remportait un succès, l'orgueil ne lui faisait pas oublier qu'il était homme, mais il rendait grâce aux dieux. Quand il avait confiance, il offrait plus de sacrifices qu'iI ne faisait de prières, lorsqu'il était dans l'embarras. Il s'était habitué à paraître joyeux dans les alarmes et calme dans le succès. De ses amis, ce n'étaient pas les plus puissants, mais les plus dévoués qu'il chérissait le plus. Il ne haïssait pas ceux qui, maltraités, se défendaient, mais ceux qui, obligés, se montraient ingrats. Il prenait plaisir à voir dans la pauvreté les avaricieux malhonnêtes et à rendre riches les honnêtes gens : il voulait rendre la justice plus profitable que l'injustice. Il avait l'habitude de fréquenter toutes sortes de gens, mais il ne se liait qu'avec les gens de bien. Quand il entendait blâmer ou louer quelqu'un, il pensait discerner le caractère de celui qui parlait tout aussi clairement que celui dont on parlait. Il ne critiquait pas ceux qui sont trompés par leurs amis, mais il blâmait violemment ceux qui se laissent tromper par leurs ennemis. Pour lui, tromper des gens qui se méfient était un trait d'habileté, tromper ceux qui se fient à nous, un crime. Il avait plaisir à être loué par ceux qui blâment hardiment ce qui leur déplaît; il n'était point blessé de la franchise; mais il se gardait de la dissimulation comme d'un piège. Il haïssait les calomniateurs plus que les voleurs, considérant que le dommage est plus grand de perdre un ami que de l'argent. Il excusait aisément les fautes des particuliers, mais celles des hommes publics lui paraissaient graves, parce qu'il jugeait que, si les premières ne font pas grand mal, celles des chefs en font beaucoup. Un roi ne doit pas s'abandonner à la mollesse, il doit être un parfait honnête homme. Tel était l'avis d'Agésilas. Il refusa de se laisser élever des statues, bien qu'on l'en pressât souvent; mais il travailla sans relâche à laisser des monuments de son âme, pensant que les unes étaient l'oeuvre des sculpteurs, les autres son oeuvre à lui, que les unes convenaient aux gens riches, les autres aux gens de bien. Il usait des richesses non seulement avec justice, mais encore avec libéralité, pensant qu'il suffit à l'homme juste de ne pas toucher au bien d'autrui, mais que l'homme libéral doit encore dépenser du sien pour servir les autres. Il eut toujours la crainte des dieux, persuadé que ceux qui mènent une vie fortunée ne sont pas encore assurés du bonheur, mais que la vraie félicité n'appartient qu'à ceux qui sont morts glorieusement. Il regardait comme un plus grand malheur de négliger le bien sciemment que par ignorance. Il n'aimait la gloire qu'autant qu'il avait accompli les travaux qui la méritent. Il est peu d'hommes qui pensent, comme lui, que la vertu n'est pas une peine, mais un plaisir. En tout cas, il aimait mieux être loué que d'entasser des richesses. S'il se montrait courageux, c'était avec prudence, plutôt qu'en bravant le danger, et, s'il cultivait la sagesse, c'était par des actes plutôt que par des discours. Très doux pour ses amis, il était très redoutable aux ennemis. Très résistant à la peine, il cédait très volontiers à l'amitié. Il était d'ailleurs plus sensible aux belles actions qu'à la beauté du corps. Il savait se modérer dans le succès et se montrer hardi dans les dangers. Il cherchait à plaire non point par des bons mots, mais par ses manières. L'élévation de ses sentiments ne s'exprimait point chez lui avec insolence; elle était réglée sur la raison. En tout cas, s'il montrait son mépris pour les orgueilleux, il disputait de modestie avec les gens modestes. Il se glorifiait d'être mis lui-même simplement et d'avoir des troupes magnifiquement équipées, d'avoir aussi peu de besoins que possible pour lui-même et de rendre à ses amis tous les services qui étaient en son pouvoir. Ajoutez à cela qu'il était aussi doux après la victoire que redoutable dans le combat, aussi incapable de se laisser tromper par ses ennemis que disposé à croire ses amis. Toujours appliqué à assurer la fortune de ses amis, il travaillait sans cesse à détruire celle de ses ennemis. Sa famille disait de lui : Quel bon parent ! ceux qu'il obligeait : Quel ami dévoué ! ceux qui lui avaient rendu service : Quelle âme reconnaissante ! Les opprimés l'appelaient leur vengeur, et ceux qui se trouvaient avec lui dans le péril, leur sauveur après les dieux. Il me semble qu'il est aussi le seul entre les hommes qui ait montré que, si la force du corps s'altère avec les années, la vigueur de l'âme ne vieillit pas chez les hommes de bien. En tout cas, il ne se lassa jamais de chercher la gloire la plus grande et la plus belle, même quand la force de son corps ne put plus soutenir la vigueur de son âme. Aussi quelle est la jeunesse que la vieillesse d'Agésilas n'ait point surpassée? Quel homme à la fleur de l'âge fut aussi redoutable aux ennemis qu'Agésilas au dernier terme de la vie? Y a-t-il un homme dont les ennemis aient été plus heureux d'être débarrassés que d'Agésilas, si vieux qu'il fût quand il mourut? Qui inspira autant de confiance à ses alliés qu'Agésilas, bien qu'il fût déjà au seuil de la vieillesse? Quel jeune homme fut plus regretté qu'Agésilas mourant plein de jours? Ce héros fut si constamment, si parfaitement utile à sa patrie que, même après sa mort, il la sert encore puissamment. Il est descendu dans son éternelle demeure en laissant par toute la terre des souvenirs de sa vertu, et en partageant dans sa patrie la sépulture des rois.