[8,0] LIVRE HUITIÈME. INTRODUCTION. 1 Le premier des sept sages, Thalès de Milet, soutenait que l'eau était le principe de toutes choses; Héraclite prétendait que c'était le feu. Les prêtres mages admettaient l'eau et le feu. Euripide, qui avait été disciple d'Anaxagore, et que les Athéniens appelaient le philosophe du théâtre, assurait que c'étaient l'air et la terre; que la terre fécondée par les pluies qui tombent du ciel, avait engendré dans le monde les hommes et les animaux; que les choses qui étaient produites par elle, forcées par le temps de se dissoudre, retournaient à leur principe, tandis que celles qui naissaient de l'air retournaient dans l'air; que les corps ne périssaient point; que modifiés seulement par la dissolution, ils reprenaient leur qualité première. Pythagore, Empédocle, Épicharme avec d'autres physiciens et philosophes, mirent en avant qu'il y avait quatre principes : l'air, le feu, l'eau, la terre; que la proportion dans laquelle ils entraient dans la formation des corps, produisait cette différence de qualités qu'on y remarque. 2. Nous remarquons, en effet, que non seulement tout ce qui naît est le produit de ces éléments, mais encore que ce sont eux qui ont la vertu de les faire croître et de les conserver. En effet, les animaux ne pourraient avoir vie, s'ils ne respiraient largement l'air qui, en pénétrant avec abondance dans les poumons, produit cette dilatation et cette compression incessantes de la poitrine. Si la chaleur ne se trouve point dans un corps au degré qui lui convient, ce corps manquera d'un principe vital; il ne prendra point de développement solide; les sucs alimentaires ne pourront avoir la coction nécessaire. Et si les parties du corps viennent à manquer de nourriture terrestre, elles ne subsisteront pas, privées qu'elles seront du concours de l'un des principes de la vie. 3. De même, si les animaux sont dépourvus de l'humide radical, ils périront, faute de ce principe. Aussi la Divinité, loin de vouloir que les choses absolument nécessaires aux hommes, soient aussi rares et aussi difficiles à avoir que les perles, l'or, l'argent et les autres choses dont notre corps et notre nature peuvent se passer, la Divinité a prodigué aux mortels, elle a semé sous les pas de chaque homme tout ce dont il a besoin pour sa conservation. Que les esprits vitaux viennent à manquer au corps, l'air destiné à les réparer ne fait point défaut. Faut-il un auxiliaire à la chaleur naturelle, le soleil et le feu lui viennent en aide pour entretenir la vie. Les fruits de la terre, bien préférables à l'abondance super-flue des mets, fournissent une nourriture assurée qui suffit pour réparer les forces du corps; et l'eau ne sert pas seulement de boisson, mais, nécessaire en mille circonstances, elle est d'autant plus agréable qu'elle ne coûte rien. 4. Les prêtres égyptiens, pour faire voir que tout ne subsiste que par la vertu de cet élément, couvrent un vase à eau qu'on porte en grande cérémonie dans un temple; puis, se prosternant contre terre, ils lèvent les mains vers le ciel; ils rendent grâce à la bonté divine du présent qu'elle leur a fait. [8,1] I. De la manière de trouver l'eau. 0. Puisque les physiciens, les philosophes et les prêtres ont pensé que rien ne subsiste que par la vertu de l'eau, j'ai cru qu'après avoir expliqué dans les sept livres précédents tout ce qui a rapport aux édifices, je devais dans celui-ci parler des moyens de trouver l'eau, des qualités que lui donne la nature des lieux, de la manière de la conduire et d'en connaître les propriétés. Est-il, en effet, rien de plus nécessaire que l'eau, rien de plus agréable, rien de plus journellement utile? 1. Pas de difficulté, quand une fontaine fera jaillir ses eaux du sol; mais quand il n'en sera point ainsi, quand il faudra aller les chercher sous terre et en recueillir les sources, voici comment on devra s'y prendre : on se couchera la face contre terre, avant le lever du soleil, dans le lieu où il y aura une recherche à faire, et, le menton appuyé sur le sol, on dirigera ses regards vers l'horizon. Dans cette position immobile du menton, la vue, loin de s'égarer plus haut qu'il ne faut, s'étendra devant elle d'une manière invariable, au niveau de l'oeil. Les endroits dans lesquels on verra s'élever des vapeurs ondoyantes, devront être creusés : car les lieux secs ne peuvent présenter cette particularité. 2. Celui qui cherche l'eau doit encore examiner la nature des terrains : car ils donnent les mêmes eaux d'une manière constante. La craie ne fournit que le mince filet d'une eau peu profonde et peu agréable au goût. Il en est de même du sable mouvant; seulement, si on ne trouve l'eau qu'à une grande profondeur, elle sera bourbeuse et détestable. Dans la terre noire, au contraire, on trouve des eaux qui, s'infiltrant goutte à goutte pendant les hivers, vont se réunir et s'arrêter dans les en-droits compactes et solides; celles-là sont excellentes. Les veines qu'on rencontre dans le gravier ne sont ni abondantes ni certaines; mais elles sont aussi très bonnes. Dans le sablon mâle, dans le sable, dans le carhoncle, elles sont plus sûres, plus constantes; elles sont d'une bonne qualité. Dans la pierre rouge, elles sont copieuses et bonnes, quand elles ne s'échappent pas, qu'elles ne s'infiltrent pas à travers ses pores. Au pied des montagnes et des roches siliceuses, elles sont plus abondantes, plus riches, et en même temps plus fraîches et plus salutaires. Dans les fontaines qui se trouvent dans les plaines, elles sont saumâtres, pesantes, tièdes et désagréables, à moins qu'elles ne partent des montagnes pour aller sous terre jaillir au milieu des champs, où, à l'abri de la verdure des arbres, elles offrent la même douceur que celles des montagnes. 3. Outre les signes qui viennent d'être indiqués, il en est encore d'autres qui font connaître les endroits où l'eau se trouve sous terre; ce sont les petits joncs, les saules sauvages, les aunes, l'agnus-castus, les roseaux, tes lierres et les autres plantes de même nature, qui ne peuvent naître d'elles-mêmes sans humidité. On voit ordinairement pousser ces mêmes plantes dans les marais qui, étant plus bas que les terres qui les environnent, reçoivent pendant l'hiver les eaux qui tombent du ciel et celles qui viennent de ces terres, et les conservent longtemps par le défaut d'écoulement; il ne faut point s'en rapporter à cela; mais si dans les terres qui ne sont pas marécageuses, ces plantes indicatives naissent sans avoir été semées, d'elles-mêmes, naturellement, on peut y chercher de l'eau. 4. Si ces indices n'annoncent pas la présence de l'eau, voici l'expérience qu'il faudra faire. On pratiquera un trou de trois pieds d'ouverture en tout sens, et de cinq pieds au moins de profondeur; on y placera, vers le coucher du soleil, un vase d'airain ou de plomb, ou un bassin, peu importe; après l'avoir intérieurement frotté d'huile et renversé, on couvrira l'ouverture de la fosse avec des roseaux ou des feuillages qu'on chargera de terre; puis on l'ouvrira le lendemain, et s'il se trouve des gouttes d'eau attachées aux parois du vase, c'est que cet endroit contient de l'eau. 5. On peut encore placer un vase de terre non cuite dans cette fosse recouverte de la même manière; s'il y a de l'eau dans cet endroit, lorsqu'on ouvrira la fosse, le vase sera humide, et même se dissoudra par l'humidité. Si l'on dépose dans la fosse une toison, et que le lendemain on en exprime de l'eau, c'est que ce lieu en renferme beau-coup. Voulez-vous y mettre une lampe bien remplie d'huile et tout allumée, et boucher hermétiquement la fosse? si, le jour suivant, on ne la trouve plus enflammée, s'il y reste de l'huile et de la mèche, si on la trouve humide, c'est une preuve que ce lieu contient de l'eau, parce qu'une chaleur modérée attire l'humidité. Si l'on allume aussi du feu dans cet endroit, et que de la terre échauffée et desséchée s'élève une vapeur épaisse, c'est qu'il y aura de l'eau. 6. Après toutes ces épreuves, après avoir rencontré les signes indiqués ci-dessus, on creusera un puits, et si l'on trouve une source, il faudra pratiquer plusieurs autres puits tout autour, et faire que par des conduits ils aboutissent tous au même point. C'est surtout dans les montagnes et dans les lieux qui regardent le septentrion, qu'il faut chercher l'eau, parce qu'elle s'y trouve plus douce, plus saine et plus abondante. Ces lieux ne sont point exposés à la chaleur du soleil, dont ils sont garantis par les arbres touffus des forêts; les montagnes elles-mêmes -ont leurs ombres qui empêchent les rayons du soleil d'arriver directement jusqu'à la terre, et qui les rendent incapables d'en pomper l'humidité. 7. Les vides qui se trouvent au haut des montagnes servent surtout de réservoirs aux pluies, et, à cause de l'épaisseur des forêts, les ombres des arbres et des montagnes y conservent longtemps les neiges; lorsqu'elles viennent à fondre, elles filtrent à travers les terres, et parviennent ainsi jusqu'au pied des montagnes d'où elles s'échappent en fontaines bouillonnantes. Dans les plaines, au contraire, les eaux ne peuvent être abondantes, et quelles qu'elles soient, elles ne peuvent être bonnes, parce que les rayons brûlants du soleil, ne rencontrant aucun ombrage qui les intercepte, enlèvent, épuisent et absorbent toute l'humidité de cette surface découverte; et si quelque source y apparaît, tout ce qu'elle contient de plus léger, de plus subtil, de plus salubre, est attiré par l'air qui le dissipe dans l'immensité, et il ne reste plus dans ces fontaines que les parties les plus pesantes, les plus crues et les plus désagréables. [8,2] II. De l'eau de pluie. 1. L'eau de pluie a des propriétés que n'ont point les autres. Extraite des eaux de toutes les fontaines, elle se compose des parties les plus légères, les plus subtiles, les plus délicates; purifiée par l'agitation de l'air, elle ne tombe à terre que liquéfiée par la violence du vent. Les plaines sont beaucoup moins sujettes à la pluie que les montagnes ou leurs environs, parce que les vapeurs qu'aspire le soleil du matin, poussent, en s'élevant, l'air dans la partie du ciel vers laquelle elles se développent, et que, lorsqu'elles sont mises en mouvement, elles attirent encore celui qui se précipite en ondoyant dans le vide qu'elles laissent après elles. 2. Or, l'air qui se précipite et, polissant de tous côtés les vapeurs qu'il rencontre, augmente le souffle et l'impétuosité des vents, et en produit les bouffées. De leur côté, les vents entraînent les vapeurs qui, en s'arrondissant, se forment des fontaines, des fleuves, des marais et de la mer, attirées par la chaleur du soleil, et se convertissent en nuées qui s'élèvent dans l'espace : ces nuées portées en avant par les tourbillons de l'air, venant à heurter contre les montagnes ou contre d'autres nuées, se compriment, se condensent, se résolvent en pluies qui se répandent sur la terre. 3. Les vapeurs, les nuées, l'humidité naissent de la terre; en voici une raison vraisemblable : c'est que la terre contient de grandes chaleurs, beaucoup d'air, des parties froides, et une grande quantité d'eau. De là il arrive que, lorsque la terre se refroidit pendant la nuit, les vents soufflent dans les ténèbres, que les brouillards montent des lieux humides, et que le soleil levant, venant à frapper la terre de ses rayons, l'air échauffé par son action, enlève de la terre l'humidité avec les rosées. 4. Les bains peuvent nous fournir un exemple de ce phénomène : il n'y a point d'eau au-dessus des voûtes des bains chauds ; mais l'air échauffé par le feu des fourneaux, attire l'humidité des pavés, l'enlève jusqu'aux parois de la voûte, où elle s'attache; la vapeur chaude s'élève et se presse sans cesse; aussi ne retombe-t-elle pas d'abord à cause de sa légèreté; mais aussitôt que l'humidité s'est condensée, elle ne peut plus se soutenir, étant devenue trop pesante, et finit par tomber eu gouttes sur la tête des baigneurs. Par la même raison, l'air extérieur pénétré par le soleil qui l'échauffe, attirant de toutes parts l'humidité, l'enlève et en forme les nuées. Ainsi, de la terre soumise à la chaleur, s'échappe l'hu­midité, comme du corps échauffé de l'homme se dégage la sueur. 5. Les vents nous en fournissent encore une preuve. Ceux qui viennent des régions les plus froides, comme le septentrion et l'aquilon, donnent un air sec qui épuise; tandis que l'auster et tous ceux qui soufflent de la ligne que parcourt le soleil sur l'horizon, sont très-humides et apportent toujours la pluie parce que, échauffés par la chaleur des pays qu'ils traversent, ils enlèvent l'humidité des contrées qu'ils effleurent, et vont la répandre vers les régions septentrionales. 6. Une preuve encore de cette vérité, c'est que les sources des fleuves qui sont indiqués et tracés sur les cartes de géographie, se trouvent couler du septentrion plus nombreux et plus larges. Tels sont, dans l'Inde, le Gange et l'indus qui descendent du mont Caucase; dans l'Assyrie, le Tigre et l'Euphrate; dans l'Asie et le royaume de Pont, le Borysthène, l'Hypanis, le Tanaïs; en Colchide, le Phase; en Gaule, le Rhône; dans la Gaule celtique, le Rhin; en deçà des Alpes, le Timave et le Pô; en Italie., le Tibre; en Maurusie, que nous appelons Mauritanie, le Dyris qui, descendant du versant septentrional de l'Atlas, se dirige par l'occident vers le lac Heptabole, où, changeant de nom, il est appelé Nigir; puis sortant du lac Heptabole pour aller passer sous des montagnes désertes, il coule à travers les pays méridionaux, et se jette dans le marais Coloé qui entoure le royaume de Méroé, dans l'Éthiopie méridionale. C'est en sortant de ces marais, que faisant plusieurs détours pour former les fleuves Astasobas et Astaboras, et plusieurs autres, il parvient, à travers les montagnes, à la cataracte, et de là se précipitant vers le septentrion, il arrive par Eléphantine, Syène et la Thébaïde ers Égypte, où il prend le nom de Nil. 7. Et l'on reconnaît surtout que c'est en Mauritanie que le Nil prend sa source, en ce que du côté opposé du mont Atlas, se trouvent les sources d'autres fleuves qui portent leurs eaux dans l'océan Occidental, et où naissent les ichneumons, les crocodiles et d'autres espèces d'animaux et de poissons, outre les hippopotames. 8. Puis donc qu'on voit dans les descriptions de la terre tous les plus grands fleuves couler du septentrion, et que les campagnes d'Afrique qui, dans les parties méridionales, sont plus rapprochées, du soleil, n'ont d'eau que fort avant dans la terre, de fontaines et de rivières qu'en très-petit nombre, on doit conclure que les meilleures sources sont celles dont les eaux s'écoulent vers l'aquilon et le septentrion, à moins qu'elles ne traversent des lieux remplis de soufre, d'alun ou de bitume : car alors elles perdent leur qualité, et chaudes ou froides, elles ont un goût et une odeur désagréables. 9. Il n'est point d'eau qui soit essentiellement chaude; mais l'eau froide qui, dans son cours, traverse un lieu brûlant, s'échauffe et sort bouillante des veines de la terre. Elle ne peut rester longtemps dans cet état; bien-tôt elle se refroidit; et si elle était naturellement chaude, elle ne perdrait point sa chaleur. Quant à sa saveur, à son odeur et à sa couleur, elle ne les reprend point, parce qu'à cause de la subtilité de sa nature, il se fait avec les matières qui les produisent un mélange trop intime. [8,3] III. Des eaux chaudes, et de la nature de plusieurs fontaines, fleuves et lacs. 1. Il existe quelques fontaines chaudes qui donnent des eaux d'un goût excellent. Elles sont si bonnes à boire qu'elles ne le cèdent en rien à celles de la fontaine Camène et à celles de Marcia qui jaillissent de terre. Or, voici comment la nature communique cette chaleur aux eaux. Lorsque, dans les profondeurs de la terre, le feu s'allume dans l'alun, le bitume ou le soufre, il échauffe la terre qui l'environne, et envoie dans les parties supérieures une vapeur brûlante; de sorte que s'il se trouve au-dessus quelques fontaines d'eau douce, rencontrées par cette vapeur, elles s'échauffent dans leurs conduits, et cou-lent sans rien perdre de leur goût. 2. Il y a, d'un autre côté, des fontaines d'eau froide qui ont une odeur et un goût qui ne sont point agréables. Prenant naissance à de grandes profondeurs, elles traversent des lieux brûlants, et ont encore, en les quittant, de grands espaces à parcourir sous terre, d'où elles ne sortent que refroidies, après avoir perdu leur goût, leur odeur et leur couleur propres : c'est ce qu'on remarque sur le chemin de Tibur, à la fontaine Albula; dans le territoire d'Ardée, à des fontaines froides qui ont, comme elle, une odeur sulfureuse, et dans d'autres lieux semblables. Or, bien que ces eaux soient froides, elles paraissent néanmoins bouillonner, parce que, quand elles viennent à rencontrer un lieu brûlant dans les profondeurs de la terre, leur contact avec le feu les irrite, les fait entrer clans une violente ébullition qui les remplit d'une grande quantité de gaz, et gonflées par la force de l'air qui s'y trouve resserré, elles s'élancent à plusieurs reprises de leurs sources en bouillonnant. Les eaux qui ne trouvent point d'issue, et que des rochers ou tout autre obstacle arrêtent, chassées par la violence de cet air, s'élèvent dans d'étroits conduits jusqu'au sommet de certaines montagnes. 3. Ceux qui s'imaginent qu'ils vont trouver des sources d'eau vive à la même hauteur que ces montagnes, reviennent de leur erreur, quand ils y creusent de larges puits. Voyez un vase d'airain qui n'a point été rempli jusqu'au bord, et, qui ne contient de l'eau que jusqu'aux deux tiers de sa grandeur; fermez-le avec son couvercle, et approchez-le d'un feu ardent, bientôt l'eau sera extrêmement chaude. Cette eau naturellement susceptible de raréfaction, reçoit de la chaleur une forte dilatation, et, grâce à la vapeur, non seulement elle remplit le vase, mais encore elle soulève le couvercle et déborde abondamment; mais ôtez le couvercle, la vapeur s'échappe dans l'air et l'eau retombe à son niveau. Il en est de même des eaux d'une source : comprimées dans un étroit espace, le bouillonnement produit par l'air qu'elles contiennent, les fait monter avec effort; mais elles n'ont pas plutôt trouvé un plus large passage, que l'air se dégage à travers leurs pores, qu'elles s'affaissent et reprennent leur équilibre naturel. 4. Toutes les eaux chaudes sont médicinales, parce que cuites, pour ainsi dire, dans les matières qu'elles traversent, elles acquièrent une nouvelle propriété et un autre usage. Les eaux sulfureuses sont bonnes pour les maladies de nerfs, qu'elles fortifient en les échauffant, et en consumant les mauvaises humeurs du corps; les alumineuses guérissent les corps affaiblis par la paralysie ou quelque autre maladie, en redonnant aux veines de l'élasticité, et en neutralisant le froid par une chaleur qui remet bientôt les membres dans leur ancien état de santé; les bitumineuses se boivent, et chassent ordinairement, par la purgation, les maladies internes. 5. Il est une espèce d'eau froide qui est nitreuse : on la trouve à Pinna, ville des Vestins, à Cutilies, et dans d'autres localités semblables. On en boit pour se purger, et ces purgations diminuent aussi les tumeurs scrofuleuses. Dans les mines d'or, d'argent, de cuivre, de plomb et d'autres métaux semblables, on trouve des sources abondantes; mais elles sont très mauvaises, et leur propriété est contraire à celle de l'eau chaude chargée de soufre, d'alun, de bitume; quand on les boit, quand elles ont pénétré dans le corps, et que s'insinuant par les veines, elles atteignent les nerfs et les articulations, elles les enflent et les durcissent ; les nerfs ainsi gonflés par l'inflammation, se raccourcissent, produisent les névralgies et la goutte, parce que les pores des veines sont imprégnés d'humeurs crues, épaisses et froides. 6. Il y a encore une sorte d'eau qui, avec peu de limpidité, se couvre d'une écume d'une couleur de verre rouge qui monte à la surface comme une crème. On la voit surtout auprès d'Athènes; on la prend à sa source pour la conduire dans la ville et auprès du port du Pirée où elle jaillit. La particularité qui la distingue, empêche que personne n'en boive; mais on s'en sert pour les bains et pour d'autres usages; on ne boit que de l'eau de puits pour échapper à ce qu'elle a de nuisible. Trézène ne peut éviter cet inconvénient, en ce qu'on n'y trouve pas d'autre eau que celle de Cibdèle : aussi tous les habitants, ou au moins une grande partie, ont-ils la goutte aux pieds. En Cilicie, la ville de Tarse est traversée par le fleuve Cydnus, dans les eaux duquel les podagres, en se baignant les jambes, trouvent un soulagement à leur douleur. 7. On rencontre encore plusieurs autres espèces d'eaux avec des qualités particulières. En Sicile, le fleuve Himère, après être sorti de sa source, se divise en deux bras; celui qui coule le long de l'Etna, passe sur une terre dont les sucs sont doux, et donne une eau douce; l'autre traverse un terrain d'où l'on tire du sel, et l'eau en est salée. A Parétonium, et auprès de la route qui conduit au temple de Jupiter Haminon, à Casium, auprès de l'Égypte, s'étendent des lacs marécageux qui sont tellement salés qu'on y voit surnager du sel cristallisé. Il y a encore dans plusieurs autres lieux des fontaines, des fleuves, des lacs qui, traversant des salines, sont nécessairement salés. 8. D'autres sources coulant à travers les veines d'une terre onctueuse, semblent imprégnées d'huile : tel est à Soli, ville de Cilicie, le fleuve nommé Liparis. Ceux qui nagent ou qui se baignent dans ses eaux, en sortent le corps tout couvert d'huile. Un lac d'Éthiopie produit le même effet sur les personnes qui s'y baignent; et dans l'Inde on en voit un autre qui, par un ciel serein, jette de l'huile en abondance. A Carthage se trouve une source sur laquelle nage une huile, dont l'odeur est semblable à celle de l'écorce du citron; on se sert habituellement de cette huile pour oindre les troupeaux. A Zacynthe, et aux environs de Dyrrhachium et d'Apollonie, il y a des sources qui jettent avec l'eau une grande quantité de poix. Auprès de Babylone, se trouve un lac immense appelé lÛmnh ƒAsfaltÝtiw (Lac Asphaltite); ses eaux sont couvertes d'un bitume liquide que Sémiramis employa pour construire le mur de brique dont fut entourée Babylone. A Joppé, en Syrie, et dans la partie de l'Arabie qu'habitent les Nu­mides, on rencontre de grands lacs qui produisent des masses de bitume que ramassent les habitants d'alentour. 9. Il n'y a rien là d'étonnant, puisque dans ces localités se trouvent des mines de bitume solide. Lorsqu'au travers de cette matière bitumineuse l'eau se précipite avec violence, elle en entraîne dans son cours; puis une fois entrée dans ce lac, elle se dégage de ce bitume, qu'elle pousse sur les bords. Dans la Cappadoce, auprès de la route qui s'étend entre Mazaca et Tuana, on remarque un vaste lac. Si l'on y enfonce un roseau ou toute autre chose, et qu'on l'en retire le lendemain, on trouve pétrifiée la partie qui était dans l'eau, sans que celle qui était dehors ait éprouvé de changement. 10. Il en est de même à Hiéropolis, en Phrygie, d'une grosse source d'eau bouillante. Dans les fossés qui entourent les jardins et les vignes où elle coule, elle forme au bout d'un an une croûte de pierre qui en tapisse les deux bords. On enlève ces croûtes chaque année pour en faire des clôtures dans les champs. La cause de cet effet semble toute naturelle. Dans les lieux d'où sort cette source, se trouve une substance semblable à celle de la chaux; cette substance mêlée en grande quantité à l'eau de cette source sort de terre avec elle, et se durcit par l'action du soleil et de l'air, comme nous voyons se for-mer le sel dans les salines. 11. Il y a aussi des sources auxquelles les sucs amers de la terre donnent une grande amertume. Tel, au royaume de Pont, le fleuve Hypanis qui, à partir de sa source, roule des eaux très douces par un espace d'environ quarante milles; parvenu à un endroit qui se trouve à cent soixante milles de son embouchure, il reçoit dans son cours une toute petite source qui n'a pas plutôt mêlé son filet d'eau à la masse des eaux du fleuve, qu'elle les rend amères : c'est que l'eau de cette source traverse les veines d'une terre d'où l'on tire la sandaraque qui lui donne son amertume. 12. Or, toutes ces différences de goût ne sont dues qu'aux diverses qualités du terroir, comme on le remarque aussi dans les fruits : car si les racines des arbres, ou des vignes, ou des autres plantes, ne composaient pas leurs fruits des sucs qu'elles tirent de la nature du terrain, les mêmes fruits auraient partout le même goût. Nous savons cependant que dans l'île de Lesbos se fait le vin appelé protyrum (vin de mère-goutte); en Méonie, le katakekaumenÛthn (vin brûlé), en Lydie, le tmolitès (mélange de vin du mont Tmolus); le mamertin, en Sicile; le falerne, en Campanie; à Terracine et à Fundi, le cécube ; et clans un grand nombre d'endroits divers, de nombreuses espèces de vin de qualités différentes; et il ne peut en être ainsi que parce que les sucs de la terre communi­quant leurs propriétés aux racines, en saturent le bois qui les fait monter jusqu'au sommet des branches où les fruits reçoivent le goût particulier à la nature du terroir. 13. Si les sucs de la terre n'avaient pas des qualités si différentes, la Syrie et l'Arabie ne seraient pas les seuls pays qui produisissent des roseaux, des joncs, des herbes si odoriférantes, les arbrisseaux qui donnent l'encens, ceux qui portent les baies du poivre, ceux qui répandent les larmes de la myrrhe, et l'on trouverait ailleurs que dans la Cyrénaïque la plante férulacée du laser; tous les pays, toutes les contrées de la terre produiraient également les mêmes choses. Ces différences que l'on remarque dans chaque pays, sont dues à l'inclinaison du globe, et à la chaleur du soleil qui, en s'approchant plus ou moins de la terre, lui donne tel ou tel suc; et ces différentes qualités ne se rencontrent pas seulement dans les productions du sol; elles se remarquent encore dans le gros et dans le petit bétail. Cette variété aurait-elle lieu, si les qualités des terrains ne dépendaient de leur situation à l'égard du soleil? 14. En Béotie coulent le Céphise et le Mélas; en Lucanie, le Crathis; à Troie, le Xanthe; et sur le territoire de Clazomène, d'Érythrée et de Laodicée, plusieurs rivières et fontaines. Lorsque les animaux sont arrivés à l'époque de l'année favorable à la conception, on les mène boire tous les jours, et quoiqu'ils soient parfaite-ment blancs, ils font des petits gris-cendrés dans certains lieux, bruns dans d'autres endroits, noirs dans d'autres : tant il est vrai que l'eau qui pénètre dans les corps, a la propriété de leur donner une couleur parti-culière à sa nature. Voilà pourquoi, dit-on, les Troyens voyant que les boeufs qui naissent sur les bords du fleuve qui arrose leurs campagnes sont roux, et les moutons gris-cendrés, ont donné à ce fleuve le nom de Xanthe. 15. On rencontre aussi des eaux dont l'usage est mortel. Coulant à travers des terres dont les sucs sont nuisibles, elles en prennent l'essence vénéneuse. Telle était, à ce qu'on dit, une fontaine de Terracine, appelée fontaine de Neptune : ceux qui avaient l'imprudence d'en boire, mouraient à l'instant. On dit que les anciens la comblèrent à cause de cela. On voit aussi en Thrace, chez les Cychriens, un lac dont les eaux font périr et ceux qui en boivent, et ceux même qui s'y baignent. Il existe encore en Thessalie une fontaine à laquelle les troupeaux ne goûtent point, et dont aucun animal rie veut approcher; elle coule auprès d'un arbre dont les fleurs sont de couleur de pourpre. 16. En Macédoine, deux ruisseaux, après avoir baigné les deux côtés du tombeau d'Euripide, se réunissent pour n'en plus faire qu'un. Sur les bord de l'un les voyageurs viennent s'asseoir, et faire un repas, à cause de la bonté de son eau; mais le ruisseau qui coule de l'autre côté du monument éloigne tout le monde de ses eaux que l'on dit être mortelles. Il y a en Arcadie une contrée appelée Nonacris. D'une roche de ses montagnes distille une eau très-froide. On l'appelle Stugòw ìdvr (Eaux du Styx). Elle ne peut être contenue ni dans un vase d'argent, ni dans un de cuivre, ni dans un de fer : elle le fend; elle le fait éclater. On ne peut la mettre et la conserver que dans la corne du pied d'un mulet. On rapporte qu'Antipater chargea son fils Iollas de porter de cette eau dans la province où était Alexandre, et qu'il fit périr le roi en lui en donnant à boire. 17. Au royaume de Cottus, dans les Alpes, il y a une eau qui fait immédiatement mourir ceux qui en boivent. Au pays des Falisques, près de la voie Campanienne, clans le champ Cornetus, se trouve un bocage avec une fontaine dans laquelle on aperçoit des os d'oiseaux, de lézards et de serpents. Il y a encore quelques sources dont les eaux sont acides, comme à Lynceste; à Vélino, en Italie; à Téano, en Campanie, et dans plusieurs autres lieux : elles ont la vertu de dissoudre, quand on en boit, les calculs qui se forment dans la vessie de l'homme. 18. Ce phénomène semble tout naturel. Des sucs âcres et acides se trouvent dans la terre que parcourent les eaux de ces fontaines. Elles se saturent de ces principes acides, et après avoir été bues, elles dissolvent par le contact les matières que l'eau dépose dans les corps et qui s'y durcissent. Mais comment des acides peuvent-ils opérer cette dissolution? Nous pouvons le comprendre de cette manière : laissons tremper quelque temps un oeuf dans du vinaigre; bientôt sa coque s'amollira et se dissoudra. Le plomb, qui est si malléable et si pesant, mis avec du vinaigre dans un vase hermétiquement bouché, se dissout et se change en céruse. 19. Le cuivre, qui est d'une nature encore plus dure, soumis à la même opération, se dissout et se change en vert-de-gris. Les perles et les silex sur lesquels le fer et le feu n'ont point d'action, viennent-ils à être chauffés et arrosés de vinaigre, ils se fendent et se dissolvent. Ces expériences nous mettent facilement à même de juger par analogie que les acides, par l'activité de leur nature, peuvent produire le même effet pour la guéri-son (les personnes malades de la pierre. 20. On rencontre encore des sources dans les eaux des-quelles il semble qu'il y ait du vin de mêlé. La Paphlagonie en possède une de ce genre. Ceux qui en boivent deviennent ivres sans y avoir mis de vin. Chez les Èques, en Italie, et chez les Médulliens, dans les Alpes, il y a une espèce d'eau qui fait enfler la gorge à ceux qui en boivent. 21. En Arcadie se trouve une ville assez connue, appelée Clitor. Sur son territoire se remarque une caverne d'où sort une source qui fait haïr le vin à ceux qui boivent de son eau. Sur cette fontaine on a gravé en vers grecs une inscription dont le sens est qu'elle ne vaut rien pour les bains, et qu'elle est ennemie de la vigne, parce que c'est dans ses eaux que Melarpus, après avoir sacrifié, purifia les filles de Prétus, pour les guérir de leur folie, et ramena la raison dans leur esprit. Voici cette inscrip­tion : « Villageois, si les feux du soleil du midi te surprennent avec tes troupeaux sur le territoire de Clitor, et allument ta soif, bois à ma source, et fais arrêter tes chèvres auprès des nymphes de mes eaux; mais garde-toi d'y baigner tes membres; que le poison de sa chaude vapeur ne te fasse point tomber dans l'ivresse; fuis mes eaux ennemies de la vigne; c'est là que Melampus guérit les filles de Prétus de leur fureur terrible, après avoir accompli un sacrifice mystérieux, quand, à son départ d'Argos, il arriva dans les montagnes de la sauvage Arcadie. » 22. L'île de Chio possède de même une fontaine dont les eaux font perdre la raison à ceux qui en boivent imprudemment; on y lit aussi une inscription qui signifie que ses eaux sont agréables à boire, mais que celui qui en boit aura le coeur dur comme un rocher. En voici les vers : « Il est agréable de boire les eaux fraîches que répand cette fontaine; mais elles changent en rocher le coeur de celui qui en boit. » 23. A Suse, capitale du royaume de Perse, il y a une petite fontaine qui fait tomber les dents de ceux qui yboivent. Elle a aussi son inscription qui porte que les eaux en sont bonnes pour le bain, mais que ceux qui en boivent perdent leurs dents. Cette inscription est en vers grecs : « Étranger, qui vois cette fontaine, tu peux sans danger y baigner tes mains ; mais si tu en fais descendre les eaux limpides dans le creux de ton estomac, tu n'en auras pas plutôt touché la surface de tes lèvres allongées, que ce régal fera immédiatement tomber à terre tes dents grinçantes, sans en laisser une seule dans ta mâchoire. [8,4] IV. Des qualités particulières à certains lieux et à certaines fontaines. 1. Il y a des contrées où les fontaines ont la vertu de donner aux naturels de ces pays des voix admirablement propres au chant, comme Tarse, Magnésie et d'autres lieux encore. Zama est une ville d'Afrique; le roi Juba la fit entourer d'un double mur, et y fit bâtir son palais : à vingt milles de distance se trouve lé fort d'Ismuc. La campagne qui l'environne est d'une immense étendue. Bien que l'Afrique produise et nourrisse beaucoup de bêtes nuisibles, et surtout des serpents, il n'en naît pas une seule dans la circonscription de cette campagne, et si l'on y en apporte quelqu'une, elle meurt immédiatement. Ce n'est pas tout, la terre transportée autre part produit le même effet. On dit que la terre des îles Baléares est de même nature; mais elle a une autre pro­priété bien plus merveilleuse encore. Voici ce que j'en ai entendu raconter. 2. C. Julius, fils de Masinissa, à qui appartenaient les terres qui entourent ce fort, servait sous les drapeaux de César, votre père; il reçut l'hospitalité dans ma maison, et dans nos rapports journaliers, la philologie servait de texte à nos entretiens. Notre conversation étant tombée un jour sur la nature des eaux et leurs propriétés, il me raconta que, dans cette terre, il y avait des fontaines dont les eaux donnaient de la beauté à la voix de ceux qui y naissaient; que c'était pourquoi les habitants allaient au delà des mers acheter de jeunes et beaux esclaves de l'un et de l'autre sexe, afin que les enfants qui en naîtraient, réunissent en eux la beauté de la voix à celle du corps. 3. Si la nature a répandu dans ses diverses productions une variété telle que le corps humain, dans la composition duquel entre une petite partie de terre, contient plusieurs sortes de substances liquides, comme du sang, du lait, de la sueur, de l'urine, des larmes; si donc avec une si petite portion de terre, on voit réunies tant de matières de qualités différentes, il ne faut pas s'étonner qu'il se rencontre dans la masse du globe terrestre une si prodigieuse variété de sucs à travers lesquels venant à passer les eaux s'en trouvent imprégnées quand elles arrivent à la source des fontaines, où elles présentent toutes les différences, toutes les variétés qu'elles doivent à la nature si diverse de toutes les parties de la terre. 4. De tous ces phénomènes, il en est quelques-uns que j'ai vérifiés moi-même; j'ai lu le reste dans des auteurs grecs, tels que Théophraste, Timée, Posidonius, Hégésias, Hérodote, Aristide, Métrodore, qui, grâce au soin et au zèle qu'ils ont apportés dans leurs recherches, ont prouvé que c'était à la différence des climats que chaque pays, chaque fontaine devait ses propriétés, ses qualités, ses vertus. J'ai puisé dans les ouvrages de ces au­teurs, et j'ai écrit dans ce livre ce qu'il m'a paru indispensable de faire connaître sur la diversité des eaux, afin que mes observations donnent plus de facilité pour choisir les fontaines dont l'usage sera le plus avantageux aux villes et aux municipes où on les conduira. 5. Est-il, en effet, rien sur la terre dont l'usage soit d'une nécessité aussi absolue que celui de l'eau ? Que les êtres animés viennent à manquer ou de blé, ou de fruits, ou de chair, ou de poisson, ou même de toutes ces choses à la fois, ne restera-t-il pas quelque autre aliment dont ils pourront se servir pour sustenter leur vie? Mais sans l'eau, ni les êtres animés, ni tout ce qui sert à les alimenter, ne pourront naître, ni se conserver. Aussi est-ce avec le plus grand soin, la plus grande précaution, qu'on doit chercher et choisir des fontaines qui soient favorables à la santé de l'homme. [8,5] V. Moyen de connaître la qualité des eaux. 1. Voici la manière de connaître, d'apprécier la qualité des eaux. Si elles coulent à découvert, avant de se mettre à établir des conduits, il faudra examiner avec attention quelle est la complexion des habitants du lieu : des membres robustes, un teint coloré, des jambes saines, des yeux purs sont les meilleures preuves de la bonté des eaux. Une fontaine a-t-elle été nouvellement ouverte, que quelques gouttes de son eau soient jetées sur du cuivre de Corinthe, ou sur toute autre espèce de cuivre de bonne qualité; l'absence de tache prouvera l'excellence de cette eau. Mettez encore de cette eau à bouillir dans un vase de cuivre, laissez-la ensuite reposer; si, après avoir été transvasée, elle n'a laissé aucun dépôt de sable ou de limon, c'est une preuve de sa bonté. 2. Des légumes mis dans un vase viennent-ils à cuire promptement dans cette eau, regardez-la comme bonne et saine. Cette même eau, dans sa source, est-elle lim­pide et transparente, sans mousse, sans jonc qui naisse dans les lieux que son cours sillonne, sans ordure qui les salisse, conserve-t-elle toujours une apparence de pureté, ce sont des signes qui attestent qu'elle est légère et très salubre. [8,6] VI. De la manière de niveler les eaux, et des instruments qu'on doit employer. 1. Je vais maintenant expliquer les moyens de conduire les eaux aux habitations et aux villes. Le premier, est d'en prendre le niveau. Pour cela on se sert du dioptre, des balances faites pour cet usage, et du chorobate. Ce dernier instrument est le plus exact; on peut se tromper avec les deux autres. Le chorobate se compose d'une règle, longue d'environ vingt pieds; aux extrémités de cette règle se trouvent deux pièces de même dimension, qui y sont assemblées en forme de bras d'équerre, et entre la règle et les extrémités de ces deux pièces coudées s'étendent deux traverses fixées par tenons, sur lesquelles on trace des lignes perpendiculaires; sur ces lignes viennent correspondre des plombs attachés de chaque côté à la règle. Ces plombs, lorsque la machine est en place, venant à rencontrer perpendiculairement les lignes tracées sur les pièces de dessous, font voir que l'instrument est bien de niveau. 2. S'il arrivait que le vent, en agitant le plomb, l'empêchât de se fixer d'une manière certaine, il faudrait alors creuser sur le haut de la règle un canal long de cinq pieds, large d'un doigt, profond d'un doigt et demi, et y verser de l'eau; si l'eau touche également l'extrémité des bords du canal, c'est que l'instrument sera bien de niveau. Ainsi, à l'aide du chorobate, il sera facile de connaître la hauteur de l'eau. 3. Ceux qui ont lu les livres d'Archimède diront peut-être que l'eau ne peut pas donner un niveau bien juste, parce qu'il pense que l'eau présente non une surface plane, mais une surface arrondie, dont le centre est celui de la terre. Mais que la superficie de l'eau soit plane ou courbe, il faudra que les deux bouts du canal creusé dans la règle mise à niveau soutiennent également l'eau à droite et à gauche, et que si, au contraire, le canal penche d'un côté, l'eau ne monte plus de l'autre qui sera plus élevé, jusqu'au bord du canal : car, bien que l'eau, dans quelque chose qu'on la mette, s'arrondisse au milieu et y fasse une courbe, les deux extrémités n'en seront pas moins équilibrées entre elles à droite et à gauche. On trouvera à la fin de ce livre la figure du chorobate. Si l'eau a beaucoup de pente, il n'en sera que plus facile de la conduire, et si elle rencontre des fondrières sur son passage, il faudra avoir recours, pour soutenir l'aqueduc, à des constructions inférieures. [8,7] VII. De la manière de conduire les eaux, de creuser les puits, de faire les citernes, et autres ouvrages maçonnés à chaux et à ciment. 1. On peut conduire les eaux de trois manières, ou par des aqueducs en maçonnerie, ou par des tuyaux de plomb, ou par des tuyaux en poterie. Si l'on fait usage de la première manière, la construction devra être d'une grande solidité, et l'on fera couler l'eau sur un lit dont la pente sera d'un demi-pied au moins sur une longueur de cent pieds; cet aqueduc sera voûté, afin que l'eau ne soit point exposée à l'action du soleil. Quand il sera arrivé auprès des murailles de la ville, on construira un bassin près duquel on placera trois réservoirs. De ce bassin, trois robinets seront disposés sur la même ligne au-dessus des réservoirs, de manière que si l'eau vient à être trop abondante dans ceux des extrémités, elle puisse tomber dans celui du milieu. 2. Ainsi, de ce réservoir du milieu, partiront les tuyaux qui enverront l'eau clans tous les lavoirs et dans les fontaines jaillissantes; le second bassin fournira l'eau des bains qui, chaque année, assureront un revenu au peuple; le troisième approvisionnera les maisons des particuliers. Voici la raison de cette distribution : l'eau ne manquera point pour les besoins publics, puisque les conduits particuliers qui la prendront au réservoir em­pêcheront qu'elle ne puisse être détournée; et les citoyens qui voudront avoir de l'eau chez eux payeront aux receveurs un impôt qui servira à l'entretien des aqueducs. 3. S'il se rencontre des montagnes entre la ville et la source de la fontaine, il faudra les percer en ménageant la pente dans les proportions indiquées plus haut; s'il s'y trouve du tuf ou de la pierre, on y creusera le canal; si le sol est terreux ou sablonneux, on construira deux murailles avec une voûte qu'on continuera jusqu'à l'extrémité. Dans la longueur de l'aqueduc, on pratiquera des puits à la distance de cent vingt pieds les uns des autres. 4. Si l'on conduit l'eau dans des tuyaux de plomb, on construira sur la source un regard, et depuis ce regard jusqu'à celui qui est contre les murs de la ville, on posera des tuyaux dont le diamètre devra être proportionné à la quantité d'eau. Les tuyaux seront fondus de la longueur de dix pieds au moins. Si les lames ont cent doigts de largeur, chaque tuyau pèsera douze cent six livres; si elles en ont quatre-vingts, il pèsera neuf cent soixante livres; si elles en ont cinquante, il pèsera six cent livres; si elles en ont quarante, il pèsera quatre cent quatre.. vingts livres; si elles en ont trente, il pèsera trois cent soixante livres; si elles en ont vingt, il pèsera deux cent quarante livres; si elles en ont quinze, il pèsera cent quatre-vingts livres; si elles en ont dix, il pèsera cent vingt livres; si elles en ont huit, il pèsera quatre-vingt-seize livres; si elles en ont cinq, il pèsera soixante livres. Or, c'est du nombre des doigts qui forment la largeur des lames avant d'être arrondies que les tuyaux prennent leur dénomination. Et la lame de cinquante doigts, destinée à faire un tuyau, lui fera donner le nom de tuyau de cinquante doigts, et ainsi des autres. 5. La conduite des eaux qui doit se faire par le moyen de tuyaux de plomb, aura cet avantage, que si, depuis la source jusqu'à la ville, la pente est convenable, et que les montagnes intermédiaires ne soient point trop hautes pour l'interrompre, il faudra remplir les intervalles avec de la maçonnerie jusqu'au niveau de la pente, comme pour les aqueducs; et même si le détour n'est pas trop long, on pourra faire poser les tuyaux autour de la mon­tagne; mais si l'on rencontre une vallée qui ait beaucoup de largeur, on fera suivre l'inclinaison aux tuyaux, jus-qu'à ce qu'ils soient arrivés au fond de cette vallée, dont ils conserveront le niveau le plus longtemps possible, sans maçonnerie qui les élève : c'est cette partie qu'on appelle ventre, en grec koilÛa; puis, lorsque les tuyaux seront parvenus au coteau opposé, l'eau, un peu resserrée par la longueur du ventre, finira par s'élever jusqu'au sommet. 6. Si les tuyaux ne formaient point ce ventre au fond de la vallée; si, au lieu de leur donner une légère pente, on leur faisait faire immédiatement le coude, l'eau séparerait, briserait les jointures des tuyaux. Dans l'espace appelé ventre, on fera aussi des ventouses qui donneront jour à l'air qui s'y trouve enfermé. Ainsi, ceux qui se serviront de tuyaux de plomb pour conduire les eaux, pourront parfaitement le faire, et en droite ligne, et par des détours, et en la faisant descendre, et en la faisant monter, lorsqu'on aura une pente raisonnable depuis la source jusqu'à la ville. 7. Il ne sera point inutile de placer des regards à des distances de quatre mille pieds, afin que si quelque en-droit vient à se détériorer, il soit facile de le trouver, sans qu'on soit obligé de briser tout l'ouvrage. Mais ces regards ne doivent se faire ni sur les pentes, ni dans la partie qu'on appelle ventre, ni dans celle où l'eau re­monte, ni dans les vallées, mais seulement dans les lieux où les tuyaux parcourent un long espace en conservant le niveau de la source. 8. Si l'on veut faire moins de frais pour conduire l'eau, on se servira de tuyaux en terre cuite, de l'épaisseur de deux doigts au moins. Ces tuyaux devront être plus petits par un bout, afin qu'ils puissent facilement s'emboîter l'un dans l'autre. Quant aux joints, on les fixera avec de la chaux vive délayée avec de l'huile. Les tuyaux qui descendent sont réunis par un coude à ceux qui forment le ventre : ce coude sera fait avec un morceau de pierre rouge, qu'on percera de manière que le dernier des tuyaux qui descendent puisse s'ajuster à la pierre aussi bien que le premier de ceux qui forment le ventre. Du côté opposé, il y aura un autre coude, également en pierre rouge, où viendront s'ajuster le dernier des tuyaux qui forment le ventre, et le premier de ceux qui remontent. 9. Après avoir ainsi organisé les tuyaux, tant ceux qui se trouvent horizontalement placés, que ceux qui montent ou qui descendent, il n'y aura point d'accident à craindre. C'est que souvent il se forme dans les conduits des eaux un air assez violent pour les faire éclater, si l'on n'a point eu la précaution d'y introduire tout doucement l'eau par la première embouchure, et de les bien assujettir aux coudes ou aux détours par des liens ou par une charge de gravier. Pour tout le reste, ce sont les mêmes précautions que pour les tuyaux de plomb. Il est encore bon, avant que les tuyaux ne reçoivent l'eau, d'y faire entrer de la cendre chaude, afin que si quelque jointure n'avait point été assez calfeutrée, la cendre pût y remédier. 10. Les tuyaux de terre cuite ont cet avantage, que s'il arrive quelque accident, il est facile de le réparer, et que l'eau y est bien meilleure que dans les tuyaux de plomb. Ce qui la rend mauvaise dans ces derniers, c'est qu'il s'y forme de la céruse, matière que l'on dit être très-nuisible au corps de l'homme. Or, si le plomb produit des matières malsaines, nul doute qu'il ne soit lui-même contraire à la santé. 11. Nous pouvons en voir une preuve dans les plombiers, dont le teint est d'une extrême pâleur. Lorsque le plomb est en fusion, la vapeur qui s'en exhale pénétrant dans les corps, les dessèche de plus en plus, et finit par en-lever au sang ses qualités essentielles; aussi semble-t-il qu'il faille ne se point servir de tuyaux de plomb pour conduire les eaux, si l'on veut les avoir bonnes. Les tuyaux de terre cuite la rendent même meilleure à boire: c'est ce que confirme l'expérience de tous les jours. Ne voyons-nous pas, en effet, que ceux qui ont des buffets garnis de vaisselle d'or et d'argent, aiment mieux boire dans des vases de terre? 12. Dans les endroits où il n'y aura point de fontaines dont on puisse amener les eaux, il faudra nécessairement creuser des puits; mais c'est un travail qui ne doit pas être fait à la légère : il faut, au contraire, mettre toute sa science, toute son habileté à examiner les disposi­tions que présente la nature; et la terre renferme des substances aussi variées que nombreuses : car, comme toutes les autres choses, elle est composée de quatre principes : de terre d'abord, puis d'eau : de là les fontaines; ensuite de feu : c'est lui qui fait naître le soufre, l'alun, le bitume ; elle se compose enfin d'air. Les vapeurs en sont nuisibles et pernicieuses; et, par les nombreuses veines de la terre, elles arrivent jusqu'aux puits, où elles font beaucoup de mal aux fossoyeurs. En s'insinuant dans leurs narines, elles leur ôtent la respiration, de sorte qu'ils étouffent, s'ils ne se soustraient pas au plus vite à leur action. 13. Pour prévenir cet accident, voici ce qu'il faut faire : on descend clans le puits une lampe allumée : si elle v reste sans s'éteindre, on ne risque rien d'y pénétrer; mais si, par la force de la vapeur, elle cesse de brûler, on devra alors, à droite et à gauche du puits, creuser des soupiraux : par ces ouvertures, la vapeur pourra s'échapper, comme par le registre d'un fourneau. Lors-que ce travail sera une fois terminé, et que l'eau apparaîtra, on élèvera le mur du puits, de manière à ne point boucher les sources. 14. Mais si le sol était trop dur, ou que les sources fus-sent trop avant dans la terre, on construirait alors à chaux et à ciment des citernes dans lesquelles on recevrait l'eau qui tomberait des toits ou d'autres lieux élevés. Voici comment se fait ce genre de maçonnerie. On prépare du sable pur et rude; on casse des cailloux par morceaux qui pèsent une livre au plus; on a de très-forte chaux. Un bassin reçoit ce mélange, composé de cinq parties de sable contre deux de chaux, auquel on ajoute les cailloux; on creuse ensuite une tranchée jusqu'à la profondeur que l'on veut donner à la citerne, et on la remplit de ce mortier, que l'on bat avec des leviers ferrés. 15. Une fois les quatre murs terminés, on enlève la terre du milieu jusqu'au bas des murs, et quand le fond a été bien aplani, on le couvre d'une couche de ce même mortier, que l'on bat jusqu'à ce qu'elle ait acquis l'épaisseur nécessaire. Si l'on fait deux ou trois citernes, de manière qu'en passant de l'une dans l'autre, l'eau puisse se clarifier, elle est bien meilleure, bien plus douce à boire. Le limon trouvant où se déposer, l'eau devient plus limpide et conserve son goût naturel, sans prendre une odeur étrangère; sinon, on est obligé d'y ajouter du sel pour la rendre plus légère. 16. Tout ce que j'ai pu découvrir sur la qualité de l'eau, sur ses variétés, sur l'usage qu'on en peut faire, sur les moyens de la conduire et d'en connaître les propriétés, je l'ai consigné clans ce livre; la manière de faire les cadrans solaires et les horloges fera la matière du livre suivant.