8, 1 Dès que Turnus, sur la citadelle laurente, eut levé l'étendard de la guerre, dès qu'il eut fait sonner les cors au chant rauque, fouetté ses ardents chevaux et entrechoqué ses armes, les esprits se troublent. D'un même élan, dans le tumulte et l'épouvante, 8, 5 le Latium entier se soulève et la jeunesse, furieuse, se déchaîne. Les principaux chefs, Messapus et Ufens et Mézence, le contempteur des dieux, rassemblent des forces de toutes parts et vident de leurs laboureurs les champs immenses. On envoie aussi Vénulus à la ville du grand Diomède, 8, 10 pour demander de l'aide et l'informer de la situation : des Troyens sont installés au Latium; Énée est là avec une flotte; il apporte avec lui ses pénates vaincus et prétend que les destins l'exigent comme roi; de nombreux peuples rallient le héros dardanien, et son nom se répand au loin dans le Latium. 8, 15 Ce qu'il projette de construire, quelle issue il espère du combat si la fortune le favorise, Diomède doit en avoir une idée plus claire encore que le roi Turnus ou le roi Latinus. Voilà ce qui se passe au Latium. Le héros né de Laomédon, voyant cela, hésite, immergé dans un océan de soucis. 8, 20 Son esprit rapide, emporté tantôt ici, tantôt là, est tiraillé entre divers partis; il tourne et retourne les projets. Ainsi, dans des vases de bronze, la lumière tremblante de l'eau frappée par le soleil ou les rayons d'une lune bien claire, virevolte partout, bien loin, et bientôt s'élève dans les airs, 8, 25 se reflétant aux plafonds ouvragés d'une haute demeure. C'était la nuit et, par toute la terre, les êtres vivants, oiseaux et troupeaux, fatigués, étaient plongés dans un sommeil profond. Alors, au bord du fleuve, dans la fraîcheur, sous la voûte céleste, le vénérable Énée, le coeur inquiet par la tristesse de la guerre, 8, 30 s'étendit, pour livrer enfin ses membres au repos. Alors lui apparût le dieu de l'endroit en personne, Tibérinus au beau cours. Il se dressa, sous l'aspect d'un vieillard, parmi les feuillages des peupliers : une fine étoffe l'enveloppait d'un voile verdâtre et de sombres roseaux couvraient sa chevelure. 8, 35 Il adressa au héros des paroles qui dissipèrent ses soucis : "Rejeton d'une race divine, toi qui nous ramènes la ville de Troie, arrachée aux ennemis, toi le sauveur de Pergame l'éternelle, toi qu'espèrent la terre des Laurentes et les campagnes du Latium, ici tu trouveras une demeure sûre, des pénates sûrs; ne renonce pas, 8, 40 ne crains pas les menaces de guerre; toute la rancoeur des dieux et leurs colères s'en sont allées. Et maintenant, ne vas pas croire qu'il s'agit là de songes vains : tu découvriras, sous les yeuses de la rive, une énorme truie, mère de trente petits; toute blanche, elle sera étendue sur le sol, 8, 45 et autour de ses mamelles, ses petits, eux aussi, seront blancs. [Ce sera l'endroit d'une ville, un havre sûr après les épreuves.] Ensuite, lorsqu'auront passé trois fois dix années, Ascagne fondera une ville, Albe au nom illustre. Et je n'annonce pas des faits incertains. À présent, viens, je vais te dire 8, 50 en quelques mots comment sortir vainqueur de la menace qui te presse. Des Arcadiens, peuple issu de Pallas, sont venus sur nos rives, accompagnant leur roi Évandre et suivant ses enseignes. Ils ont choisi un endroit et établi sur nos collines une ville, nommée Pallantée, du nom de leur ancêtre Pallas. 8, 55 Ils sont continuellement en guerre avec le peuple latin; prends-les dans ton camp comme alliés et fais alliance avec eux. Moi je te conduirai droit au but, le long de mes rives et de mon cours, tes rames te transporteront à contre courant sans difficulté. Allons, debout, fils de déesse. Dès que s'effaceront les premières étoiles, 8, 60 adresse à Junon les prières rituelles, et par des voeux et des supplications, triomphe de sa colère et de ses menaces. Lorsque tu auras vaincu les obstacles, tu m'honoreras. Je suis ce fleuve au cours abondant que tu vois, rasant ses rives et traversant de fertiles campagnes; je suis Thybris l'azuré, le fleuve le plus aimé des dieux du ciel; 8, 65 ici, se trouve ma grande demeure, et ma source sort de hautes cités." Sur ces paroles, le fleuve alla se cacher au fond des eaux, gagnant les profondeurs; la nuit s'acheva et Énée sortit de son sommeil. Il se leva et, regardant la lumière du soleil qui montait dans l'éther, il prit selon le rite de l'eau du fleuve au creux de ses mains, 8, 70 lançant ces paroles vers le ciel : "Nymphes, Nymphes laurentes, d'où sourdent les fleuves, et toi, Thybris père au fleuve sacré, accueillez Énée et écartez enfin de lui les dangers. Toi qui t'apitoies sur nos malheurs, où que te retienne l'eau de ta source, 8, 75 où que tu jaillisses du sol dans toute ta splendeur, toujours je t'honorerai, toujours mes présents te célébreront, ô fleuve cornu, qui règnes sur les eaux de l'Hespérie. Au moins aide-moi, et bienveillant, confirme-moi tes volontés." Il dit, choisit dans sa flotte deux birèmes, les équipe de rameurs, 8, 80 et fournit en même temps des armes à ses compagnons. Et voilà que soudain s'offre à sa vue un prodige étonnant : une truie blanche, de la même couleur que sa portée, est couchée dans la forêt, se détachant sur la verdure du rivage. Apportant les objets sacrés, le pieux Énée t'immole cette bête, 8, 85 ô très puissante Junon, et la place sur l'autel avec ses petits. Tout au long de cette longue nuit, Thybris calme ses eaux gonflées; l'onde reflue silencieuse et s'immobilise doucement, au point que, comme celle d'un étang ou d'un paisible marais, la surface de l'eau reste plane, rendant superflue toute lutte des rames. 8, 90 Alors, ils accélèrent l'allure de leur course, dans une joyeuse rumeur; le sapin graissé glisse sur les flots; les ondes s'étonnent, la forêt aussi s'étonne, peu accoutumée à voir des boucliers de guerriers briller au loin, et des carènes peintes voguer sur le fleuve. Un jour et une nuit, les hommes peinent sur leurs rames; 8, 95 ils remontent les longues courbes du fleuve, à l'ombre des arbres, et, sur la calme surface de l'eau, fendent les forêts verdoyantes. Le disque enflammé du soleil avait parcouru la moitié de son cercle, quand ils aperçoivent au loin des murailles, une citadelle, et les toits de quelques maisons; ce pauvre royaume, qu'aujourd'hui 8, 100 la puissance romaine a élevé jusqu'au ciel, appartenait alors à Évandre. Très vite, les Troyens tournent leurs proues et s'approchent de la ville. Justement ce jour-là, le roi arcadien offrait un sacrifice solennel au grand fils d'Amphitryon et à d'autres divinités, dans un bois sacré, aux portes de la ville. Avec lui, son fils Pallas, 8, 105 avec lui toute l'élite de la jeunesse et son pauvre sénat offraient de l'encens, tandis qu'un sang tiède fumait près des autels. Dès qu'ils voient les hautes embarcations glisser à travers le bois épais, et les hommes silencieux penchés sur leurs rames, ils s'effrayent à cette vision soudaine, et tous ensemble se lèvent, 8, 110 quittant les tables. Courageusement Pallas interdit d'interrompre les rites sacrés; javelot en main, il vole lui-même à leur rencontre, et de loin, du haut d'un tertre, il leur dit : "Jeunes gens, quelle cause vous pousse à explorer des voies inconnues ? Où allez-vous ?". "Quelle est votre race ? Votre patrie ? Apportez-vous ici la paix ou la guerre?" 8, 115 Alors du haut de sa pouppe, le vénérable Énée, de la main, tend un rameau d'olivier en gage de paix, et dit : "Tu vois devant toi des Troyens, et des armes hostiles aux Latins; ceux-ci, dans une guerre insolente, ont repoussé les fugitifs que nous sommes. Nous voulons voir Évandre. Portez-lui ceci et dites-lui que les plus nobles 8, 120 des chefs dardaniens sont venus solliciter une alliance militaire". Stupéfait en entendant ce nom si prestigieux, Pallas dit : "Qui que tu sois, viens, adresse-toi directement à mon père, et entre dans notre demeure comme notre hôte". D'un geste, il l'accueille, l'étreint, et lui serre longuement la main. 8, 125 Ils se mettent en route, pénètrent dans le bois sacré, quittant le fleuve. Alors Énée parle au roi en termes amicaux : "Ô le meilleur des Grecs, la Fortune a voulu que je t'adresse des prières, et que je tende vers toi des rameaux entrelacés de bandelettes; vraiment, le fait que tu sois un chef grec, un Arcadien, ne m'a pas effrayé, 8, 130 ni non plus que ta naissance fasse de toi un allié des Atrides. C'est ma valeur, ce sont les saints oracles des dieux, et la parenté de nos ancêtres, ton renom universellement répandu, qui m'ont lié à toi; ce sont les destins qui ont guidé ma volonté. Dardanus, le premier père de la ville d'Ilion, et son fondateur, 8, 135 est né d'Électre, la fille d'Atlas, comme l'attestent les Grecs; il aborda chez les Teucères; Électre naquit du géant Atlas, qui soutient de ses épaules toute la voûte de l'éther. Quant à vous, vous avez pour père Mercure, que la brillante Maia conçut et mit au monde sur le sommet glacé du Cyllène; 8, 140 Or, si nous accordons quelque crédit à la tradition, c'est le même Atlas, celui qui porte les astres du ciel, qui engendra Maia. Ainsi se répartissent nos deux races, issues d'un seul et même sang. Fort de tout cela, je n'ai eu recours ni à des légats, ni à des artifices pour établir avec toi un premier contact; je suis venu en personne, 8, 145 te présenter ma tête, et m'approcher en suppliant de ton seuil. Un même peuple, les Dauniens, nous pourchasse, toi et moi, en une guerre cruelle; s'ils nous repoussaient, rien ne les empêcherait, à ce qu'ils croient, de soumettre à leur joug, complètement, l'Hespérie tout entière, que baignent tant la mer Supérieure que la mer Inférieure; 8, 150 Accepte ma foi, donne-moi la tienne. Nos coeurs sont vaillants à la guerre, nous avons du courage, et notre jeunesse s'est signalée par ses exploits." Énée s'arrêta. Depuis un moment, pendant qu'il parlait, les regards d'Évandre avaient parcouru son visage, ses yeux, son corps tout entier. Alors il intervient brièvement : "Ô toi, le plus vaillant des Troyens, 8, 155 que je suis heureux de t'accueillir, de te connaître ! Comme tu me rappelles les paroles de ton père, la voix, le visage du grand Anchise ! Oui, je me souviens qu'en visite au royaume de sa soeur Hésione, Priam, le fils de Laomédon, fit un voyage à Salamine, et que, dans la foulée, il vint visiter le territoire glacé de l'Arcadie. 8, 160 À cette époque, la jeunesse revêtait mes joues de sa première fleur, j'admirais les chefs troyens, j'admirais aussi le fils de Laomédon, mais de tous, celui qui m'impressionnait le plus, c'était Anchise. Avec l'ardeur de la jeunesse, je brûlais du désir d'interpeller le héros et d'unir ma main à la sienne. 8, 165 Je m'approchai de lui et, avec empressement, le conduisis sous les murs de Phénée. Lorqu'il prit congé, il m'offrit son magnifique carquois, avec des flèches de Lycie, sa chlamyde tissée de fils d'or, et les deux freins dorés que possède maintenant mon cher Pallas. C'est dire que cette main que vous demandez vous est déjà donnée en signe d'alliance. 8, 170 Demain, dès le retour de la lumière sur la terre, je vous laisserai repartir, tout heureux de mon aide, et je vous aiderai de mes ressources. D'ici là, puisque vous êtes venus ici en amis, célébrez avec ferveur ces rites annuels, qu'il est sacrilège de différer, faites-le avec nous, et désormais soyez des familiers à la table de vos alliés". 8, 175 Sur ces paroles, il fait rapporter les mets du banquet et les coupes qui avaient été enlevées; il fait lui-même asseoir ses hôtes sur le gazon, s'occupant particulièrement d'Énée, qu'il invite à siéger sur un trône d'érable, garni d'un coussin et d'une épaisse peau de lion. Puis des jeunes gens choisis et le prêtre de l'autel s'empressent 8, 180 d'apporter les chairs grillées de taureau, d'emplir des corbeilles de galettes faites de fine farine de Cérès, et de servir la liqueur de Bacchus. Énée et les jeunes Troyens reçoivent le dos entier d'un taureau et les entrailles lustrales. Lorsqu'ils eurent apaisé leur faim et satisfait leur appétit, 8, 185 le roi Évandre expliqua : " Ces cérémonies annuelles, ces banquets traditionnels, cet autel dédié à une si grande divinité, ne nous sont pas imposés par une superstition vaine ou ignorante des anciens dieux; nous faisons cela parce que nous avons échappé à de dangereux périls, ô notre hôte troyen, et nous renouvelons des honneurs bien mérités." 8, 190 "Tout d'abord, regarde, parmi les rochers, ce bloc qui menace de tomber; tu vois au loin ces masses disjointes, ce refuge abandonné dans la montagne, ces rochers écroulés en un vaste éboulis. Il y avait ici jadis, cachée au fond d'un renfoncement, la caverne de Cacus, monstre à demi-humain, à la face sauvage. 8, 195 Il l'avait rendue inaccessible aux rayons du soleil; son sol était toujours tiède des suites d'un récent carnage; et sur les montants des portes, fièrement, il accrochait des têtes d'hommes, qui pendaient livides et affreusement décomposées. Ce monstre avait Vulcain pour père; il déplaçait sa masse énorme, vomissant par la bouche les sombres feux paternels. 8, 200 À nous aussi un jour, le temps apporta la réponse à nos voeux, grâce à l'arrivée secourable du dieu. En effet, le grand vengeur, fier du massacre du triple Géryon et de son butin, l'Alcide, était chez nous en vainqueur; il amenait ici des taureaux impressionnants; le troupeau occupait la vallée et les rives du fleuve. 8, 205 Mais Cacus, avec son esprit furieux et farouche, qui jamais n'eût renoncé à un acte d'audace, à une scélératesse ou à une ruse, détourna de leurs enclos quatre taureaux magnifiques, et autant de génisses, superbes de beauté. Pour éviter des marques de pas dirigés vers l'avant, 8, 210 il les tira par la queue dans sa caverne, inversant ainsi les traces de leur marche. Il dissimula les bêtes enlevées dans son antre obscur. Si on les cherchait, nul indice ne conduirait à la caverne. Entretemps, comme le fils d'Amphitryon faisait sortir de leurs pâtures les bêtes rassasiées et préparait leur départ, 8, 215 les boeufs, en partant, se mettent à beugler; le bois tout entier résonne de leurs plaintes, et c'est dans les cris qu'on abandonne les collines. Une des génisses alors donna de la voix, mugissant dans l'antre immense et trompant ainsi, dans sa prison, les espoirs de Cacus. Alors véritablement une bile noire embrasa l'Alcide, fou de colère : 8, 220 il saisit ses armes, sa lourde massue de chêne noueux, et en courant gagne les crêtes élevées de la montagne. Alors, pour la première fois, les nôtres virent Cacus en proie à la crainte, et ses regards éperdus; il s'enfuit aussitôt, plus rapide que l'Eurus, cherchant à gagner sa caverne; la peur lui colle des ailes aux pieds. 8, 225 Une fois enfermé, il rompt les attaches d'un énorme bloc de pierre, suspendu par des fers forgés avec l'art paternel; il le jette à terre, pour que cet obstacle étaie et fortifie l'entrée. Mais déjà arrivait le Tirynthien, la rage au coeur; il cherchait un accès, portant partout ses regards et grinçant des dents. 8, 230 Par trois fois, bouillonnant de fureur, il parcourt du regard le mont Aventin; par trois fois il tente d'ébranler la barrière de pierre, en vain; par trois fois, épuisé, il revient s'asseoir dans la vallée. Un bloc de silex dont toutes les arêtes étaient vives dressait sa pointe, surplombant le dessus de la caverne; il paraissait très haut, 8, 235 repaire bienvenu pour les nids de sinistres oiseaux. Comme le sommet du rocher penchait à gauche vers le fleuve, lui, par la droite, fit pression sur lui, le secoua pour le desceller de ses bases, puis, l'arrachant, le culbuta brusquement dans le vide. Le choc retentit comme un coup de tonnerre dans l'immense éther, 8, 240 les rives furent ébranlées et le fleuve, épouvanté, reflua. Alors apparurent au grand jour l'antre de Cacus et son immense palais; les cavernes ténébreuses se découvrirent dans leurs profondeurs, comme si la terre, largement ouverte sous un choc violent, dévoilait les séjours infernaux et découvrait les royaumes livides, 8, 245 honnis des dieux, comme si d'en haut, on apercevait un énorme gouffre, où s'agiteraient les Mânes tremblant à l'intrusion de la lumière. Ainsi Cacus, soudain surpris par cet éclat inattendu, prisonnier au creux de son antre, et rugissant plus que jamais, est pressé sous les traits que d'en haut lance l'Alcide, faisant arme 8, 250 de tout ce qu'il trouve et l'accablant sous les branches et les pierres. Le monstre, qui n'a plus la moindre possibilité de fuir le danger, vomit de sa gueule (fait étonnant !) des flots de fumée qui plongent sa demeure dans une obscurité aveugle et qui le dérobent aux regards. Il accumule ainsi dans la grotte 8, 255 une noire fumée où le feu se mêle aux ténèbres. La colère de l'Alcide ne supporta pas cela. D'un saut, il se précipita à travers les flammes, là où la fumée est le plus épaisse, et où une nuée noire bouillonne dans l'immense caverne. Alors il saisit Cacus qui crache vainement ses feux dans l'obscurité; 8, 260 il l'enserre dans le noeud de ses bras, et sans le lâcher, l'étrangle jusqu'à faire jaillir ses yeux et empêcher le sang d'irriguer sa gorge. Aussitôt, les portes sont arrachées, la sombre demeure est grande ouverte, les animaux qu'il avait détournés, les rapines qu'il avait niées apparaissent au grand jour; par les pieds, on tire au-dehors son cadavre informe. 8, 265 Insatiables, les assistants ne peuvent s'empêcher de regarder les yeux effrayants, le visage et la poitrine velue du monstre, hérissée de poils, et les feux de sa gorge, désormais éteints. Depuis ce temps, un culte est célébré et, dans l'allégresse, les générations ont conservé cette fête; Potitius en fut l'initiateur, 8, 270 et la maison Pinaria, gardienne du culte d'Hercule, éleva dans le bois sacré cet autel, que toujours nous appellerons très grand, et qui toujours sera très grand. Aussi, jeunes gens, allons-y ! Pour célébrer de si grands bienfaits, ceignez vos cheveux de feuillage; dans vos mains droites, tendez des coupes, 8, 275 invoquez le dieu qui nous est commun, et de tout coeur faites des libations de vin." Évandre avait fini de parler. Le peuplier bicolore cher à Hercule voilait d'ombre sa chevelure; les feuilles de la couronne pendaient autour de sa tête, tandis que de sa main il tenait un vase sacré. Aussitôt, pleins de joie, tous versent des libations sur la table et adressent des prières aux dieux. 8, 280 Entretemps, dans l'Olympe qui s'incline, Vesper se rapproche. Et déjà les prêtres, Potitius en tête, vont en procession, enveloppés de peaux selon la coutume, et portant des flambeaux. On reprend le banquet; on amène les offrandes agréables du second service; on couvre les autels de plats bien chargés. 8, 285 Alors les Saliens, les tempes entourées de rameaux de peuplier, sont là, prêts à chanter autour des autels allumés. Voici le choeur des jeunes gens; voilà celui des vieillards; leur chant célèbre les louanges d'Hercule et rappelle ses exploits : comment il suffoca de sa main ses premiers monstres, étranglant les deux serpents envoyés par sa marâtre, 8, 290 comment aussi il détruisit par la guerre les villes magnifiques de Troie et d'Oechalie, comment il endura mille travaux éprouvants, sous le roi Eurysthée, par la volonté fatale de l'inique Junon. "Toi, l'Invaincu, tu abatis de ta main les fils nés des nuages, les hybrides Hyléus et Pholus, et les monstres de la Crète, 8, 295 et le gigantesque lion de Némée, sous son rocher. Les marais du Styx ont tremblé devant toi, ainsi que le portier d'Orcus, couché sur un tas d'ossements à demi-rongés, dans son antre sanglant; aucun visage ne t'effraya, Typhée même ne te fit pas peur, si haut qu'il soit et brandissant des armes; tu ne perdis pas tes esprits, 8, 300 lorsque t'assaillit le serpent de Lerne, avec ses multiples têtes. Salut, vrai descendant de Jupiter, gloire nouvelle parmi les dieux, sois-nous propice, et d'un pas favorable viens participer à ta fête sacrée." Voilà ce que célèbrent leurs chants; à tout cela, ils ajoutent la caverne de Cacus, et le monstre lui-même crachant le feu. 8, 305 Tout le bois résonne de ces bruits, et les collines en renvoient l'écho. Une fois accomplies les cérémonies religieuses, tous se dirigent vers la ville. Le roi marchait, chargé d'ans; il avait près de lui, pour l'accompagner, Énée et son fils; et la conversation rendait la route moins rude. 8, 310 Énée admire et porte tout autour de lui des regards charmés; les lieux le séduisent; il s'enquiert de tout avec plaisir et écoute les souvenirs qui parlent des héros d'aurefois. Alors le roi Évandre, fondateur de la citadelle de Rome, dit : "Habitaient ces bois les Faunes et les Nymphes indigènes, 8, 315 ainsi qu'une race d'hommes nés du tronc de chênes durs, êtres sans coutumes ni culture, qui ne savaient ni atteler des taureaux, ni amasser des richesses, ni épargner ce qu'ils avaient acquis; la cueillette et la chasse des bêtes sauvages assuraient leur subsistance. Le premier qui vint de l'Olympe céleste fut Saturne, 8, 320 fuyant les armes de Jupiter, exilé, privé de son trône. Il rassembla cette race indocile et dispersée en haut des collines, pour lui imposer des lois. Il choisit d'appeler ce lieu Latium, puisqu'il s'était caché, bien à l'abri, sur ces bords. Les siècles qui s'écoulèrent sous son règne, on les appelle 8, 325 dorés : tant le roi maintint ces peuples dans une paix profonde, jusqu'à ce que, peu à peu, lui succède un âge dégradé, sans éclat, où la guerre faisait rag et où régnait la soif de richesses. Vinrent ensuite une troupe ausonienne et des tribus Sicanes, et à plusieurs reprises la terre de Saturne changea de nom; 8, 330 puis il y eut des rois et le farouche Thybris au corps de géant; c'est son nom que nous, Italiens, avons ensuite donné au fleuve Thybris, et l'ancienne Albula perdit son vrai nom. Quant à moi, chassé de ma patrie, je cherchais à atteindre l'extrémité des mers, quand la toute puissante Fortune et l'inéluctable destin 8, 335 me firent aborder en ces lieux : je suivais les oracles redoutables de ma mère, la Nymphe Carmenta, et de son maître, le dieu Apollon". À peine eut-il fini de parler qu'il quitta cet endroit, montrant et l'autel et la porte que les Romains nomment Carmentale, antique honneur accordé à la nymphe Carmenta, 8, 340 la prophétesse fatidique, qui fut la première à chanter la future grandeur des Énéades et l'illustre Pallantée. Ensuite, il montre l'immense bois sacré, que l'ardent Romulus érigea en asile, et, à l'ombre fraîche d'un rocher, le Lupercal, dédié, selon une coutume parrhasienne, à Pan Lycéen. 8, 345 Et il montre aussi le bois de l'Argilète sacré, prend le lieu à témoin et raconte la mort de son hôte Argus. De là, il le conduit vers la demeure de Tarpéia et vers le Capitole, tout en or aujourd'hui, autrefois hérissé de ronces sauvages. Déjà alors, un sentiment religieux redoutable émanait de ce lieu et épouvantait 8, 350 les paysans apeurés; déjà alors, le bois et le rocher les faisaient trembler. "Ce bois", dit-il, "cette colline couverte de frondaisons, un dieu (lequel, on ne le sait pas) les habite; les Arcadiens croient avoir vu Jupiter en personne, quand dans sa main il agite la noire égide et ébranle les orages. 8, 355 Tu vois aussi ces deux forteresses, aux murs écroulés; ce sont des vestiges rappellant d'antiques héros. La première fut fondée par le dieu Janus, l'autre par Saturne; l'une fut appelée Janicule, l'autre Saturnia". Tout en échangeant ces propos, ils s'approchaient de la demeure 8, 360 du pauvre Évandre, et apercevaient ici et là des troupeaux mugissant en plein Forum romain et dans les élégantes Carènes. Dès qu'ils furent arrivés à sa demeure, Évandre dit : "Ce seuil, Alcide le franchit, après sa victoire; ce palais l'accueillit. Aie l'audace, ô mon hôte, de mépriser les richesses, et toi aussi, 8, 365 sois digne du dieu; viens, ne sois pas rebuté par notre pauvreté". Il parla, et, sous les poutres de l'étroite demeure, il introduisit le grand Énée; il le fit reposer sur une couche de feuilles, recouverte de la peau d'une ourse de Libye : la nuit était tombée et enserrait la terre de ses ailes sombres. 8, 370 Mais Vénus, en son coeur de mère, ne s'alarma pas en vain. Émue des menaces laurentes et de ce tumulte cruel, elle s'adresse à Vulcain et, dans la chambre dorée de son époux, elle commence ainsi, mêlant à ses paroles le souffle divin de l'amour : "Tant que les rois d'Argos dévastaient une Pergame condamnée 8, 375 et ses tours destinées à tomber sous les feux des ennemis, pour ces malheureux, je n'ai sollicité de ton art et de ta puissance aucune aide, aucune arme. Je n'ai pas voulu te tourmenter, ô mon époux bien-aimé, ni t'imposer des travaux inutiles. Pourtant ma dette était immense à l'égard des fils de Priam, 8, 380 et souvent j'ai pleuré sur les dures épreuves d'Énée. Aujourd'hui, sur l'ordre de Jupiter, il se trouve sur la terre des Rutules : aussi je viens en suppliante, et de ta puissance qui m'est sainte, en mère, j'implore des armes pour mon fils. La fille de Nérée, l'épouse de Tithon purent bien, elles, te fléchir par leurs larmes. 8, 385 Vois quels peuples se rassemblent, quels remparts, toutes portes fermées, aiguisent leurs armes contre moi, pour la perte des miens." Elle avait parlé. Et comme Vulcain hésitait, Vénus l'entoura de ses bras de neige, le réchauffant en une tendre étreinte. Alors brusquement le dieu ressentit la flamme familière; une chaleur bien connue 8, 390 le gagna tout entier, parcourant ses membres ébranlés. Ainsi parfois, dans un roulement de tonnerre, étincelle la ligne brisée d'un éclair, traversant les nuages de sa lumière. La femme remarque la chose, heureuse de ses ruses et consciente de sa beauté. Alors le dieu, enchaîné par un amour infini, lui dit : 8, 395 "Pourquoi cherches-tu si loin des raisons ? Où s'en est allée, ô déesse, ta confiance en moi ? Si jadis tu avais manifesté le même souci, il nous eût été possible alors aussi d'armer les Troyens; ni le père tout-puissant, ni les destins n'interdisaient que Troie restât debout, ni que Priam survécût dix autres années encore. 8, 400 Et maintenant, si tu te prépares à guerroyer, si telle est ton intention, je puis promettre tous les soins qui dépendent de mon art, tout ce qui se peut fabriquer avec le fer ou l'électrum fondu, tout ce dont ma forge et mes soufflets sont capables. Cesse de supplier et de douter de ton pouvoir." 8, 405 Après ces paroles, il lui donna l'étreinte désirée, et abandonné sur son sein, laissa un apaisant sommeil envahir ses membres. Plus tard, la nuit déjà à demi écoulée, le premier repos avait chassé le sommeil. C'est le moment où la femme qui doit vivre péniblement, de la quenouille et des délicats travaux de Minerve, 8, 410 ranime la cendre et les feux assoupis du foyer; elle mord sur la nuit pour son ouvrage, et fatigue ses servantes à la lueur des lampes, leur imposant des tâches de longue haleine, pour pouvoir conserver chaste la couche de son mari et élever ses enfants. C'est ainsi, et tout aussi résolu, qu'à cette heure matinale, 8, 415 le Maître des feux délaisse sa couche moelleuse pour son travail de forgeron. Une île se dresse, proche de la côte sicane et de Lipara l'éolienne, abrupte avec ses rochers fumants. Dans ses profondeurs, une caverne et des antres etnéens, rongés par les feux des Cyclopes, retentissent de bruits; les coups vigoureux sur les enclumes 8, 420 résonnent comme des gémissements; dans les souterrains, les masses de métal forgé sifflent et le feu souffle dans les fourneaux : c'est la demeure de Vulcain, et cette terre s'appelle Vulcanie. C'est là que, du haut du ciel, descendit alors le Maître des feux. Les Cyclopes travaillaient le fer dans une vaste caverne, 8, 425 Brontès et Stéropès et Pyracmon, tous nus. Façonné par leurs mains, un foudre déjà était en partie poli, un de ces foudres si nombreux que le Père des dieux envoie de l'immensité du ciel sur la terre; mais il restait inachevé. Ils lui avaient déjà ajouté trois rayons de grêle, trois autres liés à de lourds nuages, 8, 430 trois autres encore qui commandent le feu rougeoyant et l'Auster rapide. À présent, ils introduisaient les éclairs terrifiants, et le bruit et l'épouvante, et les colères aux flammes dévorantes. À côté, ils s'activaient pour Mars, à son char aux roues ailées, qui lui sert à pousser guerriers et cités dans la guerre. 8, 435 Ils travaillaient aussi à l'égide effrayante, l'arme de Pallas en colère; avec des écailles de serpents et de l'or, ils polissaient à l'envi des entrelacs de reptiles et, sur la poitrine de la déesse, la Gorgone en personne, dont les yeux roulaient encore, en dépit de son cou tranché. "Arrêtez tout ", dit-il, "rangez les ouvrages commencés, 8, 440 ô Cyclopes etnéens, et prêtez-moi attention : il nous faut faire des armes pour un héros valeureux. C'est le moment d'utiliser votre force, l'habileté de vos mains, toute la maîtrise de votre art. Hâtez-vous, ne tardez pas". Il n'en dit pas plus, et tous s'appliquent aussitôt, se répartissant équitablement la tâche. 8, 445 Le bronze coule en larges sillons, ainsi que le métal d'or, et l'acier meurtrier se liquéfie dans la vaste fournaise. Ils façonnent un immense bouclier, défense à lui seul contre tous les traits des Latins, formé de sept disques superposés. Les uns, avec des soufflets puissants, aspirent puis rejettent des masses d'air, 8, 450 d'autres plongent dans un bassin le bronze qui crépite. L'antre gémit des chocs portés sur les enclumes. Et eux d'accorder leurs efforts, de lever les bras en cadence, de manier la masse de métal dans les mâchoires des tenailles. Tandis qu'aux rivages d'Éole le dieu de Lemnos active le travail, 8, 455 Évandre quitte son humble logis, éveillé par la lumière bienfaisante et le chant matinal des oiseaux sous son toit. Le vieillard se lève, se couvre d'une tunique, et attache à ses pieds des sandales tyrrhéniennes. Il fixe ensuite à son flanc et à ses épaules une épée tégéenne, 8, 460 rejetant derrière son épaule gauche la peau de panthère qui tombait. Deux chiens de garde, quittant le seuil élevé, le précèdent et accompagnent leur maître dans sa marche. Le héros se rendait vers l'endroit où s'était retiré son hôte Énée, se remémorant leurs conversations et l'aide qu'il avait promise. 8, 465 De son côté Énée, tout aussi matinal, se mettait en route. Le premier était accompagné de son fils Pallas, l'autre d'Achate. Ils se rejoignent, se serrent la main, s'installant au centre de la maison, où ils peuvent enfin échanger librement quelques propos. Le roi parla le premier : 8, 470 "Très puissant chef des Troyens, jamais, tant que tu seras en vie, je n'estimerai vaincus ni la puissance de Troie, ni son royaume. Toutefois nos forces sont bien modestes, pour secourir dans la guerre un nom si grand; d'un côté, le fleuve étrusque nous enferme, de l'autre, le Rutule nous presse, et ses armes sonnent près de nos murs. 8, 475 Mais j'ai l'intention de t'associer des peuples importants, les troupes de riches royaumes. C'est le salut qu'apporte un hasard inespéré : tu te présentes au moment où les destins te réclament. Non loin d'ici se trouve, bâtie sur un antique rocher, la ville d'Agylla, à l'endroit où jadis une tribu de Lydie, 8, 480 illustre à la guerre, vint occuper les sommets étrusques. Longtemps florissante, cette ville tomba ensuite aux mains du roi Mézence qui la soumit par sa superbe et la cruauté de ses armes. Pourquoi rappeler les meurtres abominables, les actes sauvages de ce tyran ? Puissent les dieux les faire retomber sur lui et ses descendants ! 8, 485 Il allait même, en guise de torture, jusqu'à lier des cadavres à des vivants, mains contre mains et visages contre visages, et ces êtres, en se liquéfiant en pus et en pourriture, trouvaient ainsi une mort lente, dans une affreuse étreinte. Finalement, les citoyens, lassés des abominations de ce fou furieux, 8, 490 s'arment et l'assiègent, lui et son palais, massacrant ses compagnons et incendiant sa maison de fond en comble. Mais lui, de se dégager au milieu du massacre et de s'enfuir chez les Rutules, où il est maintenant défendu par les armes de son hôte Turnus. Aussi l'Étrurie tout entière s'est soulevée, saisie d'une juste fureur, 8, 495 réclamant le roi, les armes à la main, pour le châtier. C'est à ces milliers d'hommes, ô Énée, que je te donnerai pour chef. En effet, massés tout le long du rivage, leurs navires frémissent et demandent la levée des étendards, mais un vieil haruspice les retient, chantant les arrêts du destin : 'Ô jeunes gens, élite de la Méonie, 8, 500 fleuron de la vaillance des anciens héros, vous qu'excitent contre Mézence un juste ressentiment et une fureur bien mérités, le destin ne permet à aucun Italien de soumettre un si grand peuple : choisissez pour chefs des étrangers'. Alors l'armée étrusque, terrifiée par ces ordres divins, s'est arrêtée dans la plaine. 8, 505 Tarchon en personne m'a envoyé des ambassadeurs, porteurs de la couronne royale et du sceptre. Il me remet ces insignes pour que je me rende au camp et accepte le trône de Tyrrhénie. Mais lente et glacée, épuisée par les ans, la vieillesse m'interdit le pouvoir; pour accomplir des actes de courage, je n'ai plus de forces, c'est trop tard ! 8, 510 J'y pousserais bien mon fils, si, né d'une mère sabellique, il n'avait en partie cette terre pour patrie. Toi qui, par ton nom et ta naissance, jouis de la faveur du destin, toi que réclament les puissances divines, va de l'avant, ô très valeureux chef des Troyens et des Italiens. En plus, je vais t'adjoindre celui qui est mon espoir et ma consolation, 8, 515 Pallas. Puisse-t-il, sous un maître tel que toi, en contemplant tes exploits, s'habituer à supporter la vie militaire et le pénible travail de Mars; qu'il t'admire dès ses premières années. Je lui donnerai deux cents cavaliers arcadiens, force d'élite de notre armée, et Pallas t'en donnera autant, en son propre nom". 8, 520 Évandre avait à peine fini de parler, tandis qu'Énée, le fils d'Anchise, et son fidèle Achate gardaient les yeux fixés sur le sol : pleins de tristesse, ils pensaient aux multiples épreuves qui les attendaient. Mais Cythérée leur offrit un signe dans un ciel dégagé. À l'improviste, un éclair lancé du haut de l'éther 8, 525 apparut avec grand fracas, et tout sembla s'écrouler d'un coup, tandis qu'éclatait dans l'air le son d'une trompette tyrrhénienne. Ils regardent en haut. Un second craquement violent éclate, puis un autre : parmi les nuages, dans un coin dégagé, ils voient des armes briller dans le ciel pur, et gronder en se heurtant. 8, 530 Tous restèrent stupéfaits; seul le héros troyen reconnut ce bruit et les promesses de sa mère la déesse. Alors il dit : "Mon hôte, ne cherche pas, je t'en prie, l'événement qu'annoncent ces présages : c'est bien moi que réclame le ciel. Ma mère divine m'avait prédit qu'elle m'enverrait ce signal 8, 535 si la guerre survenait, et qu'elle m'aiderait en m'apportant à travers les airs des armes forgées par Vulcain. Hélas ! Que de massacres menacent les malheureux Laurentes ! Quels châtiments tu me devras, Turnus ! Que de boucliers, de casques, que de cadavres de vaillants héros tu rouleras dans tes flots, 8, 540 ô Thybris divin ! Soit ! Que l'on appelle les armées et que l'on rompe les accords !" Aussitôt ces paroles prononcées, il se leva de son siège élevé, et commença par attiser sur les autels d'Hercule les feux endormis; puis, en direction du lare et des modestes pénates de la veille, il s'avance joyeux. Avec Évandre, avec les jeunes Troyens, 8, 545 il immole des brebis de deux ans, choisies selon les rites. Ensuite il retourne vers ses navires, retrouve ses compagnons; parmi eux, il désigne les plus vaillants, qui le suivront à la guerre. Le reste de la troupe se laisse glisser tout à l'aise au fil de l'eau et, sans effort, descend le cours du fleuve, chargée de porter 8, 550 à Ascagne des nouvelles de leurs affaires et de son père. On donne des chevaux aux Troyens qui partent pour les champs tyrrhéniens; à Énée, on en amène un, exceptionnel, entièrement couvert d'une toison fauve de lion, dont les griffes d'or lancent des éclairs. Soudain, à travers la petite ville, la rumeur s'est répandue 8, 555 des cavaliers se dirigent en hâte vers le seuil du roi Tyrrhénien. Pleines de crainte, les mères redoublent de voeux; plus proche est le danger, plus s'accroît la peur, et plus grande déjà se profile l'image de Mars. Alors Évandre, pressant la main de son fils prêt au départ, ne parvient pas à s'en arracher, et dit en pleurant : 8, 560 "Ah si Jupiter me rendait mes années passées, tel que j'étais lorsque, sous les murs de Préneste, j'anéantis la première fois une armée, lorsque, en vainqueur, je fis brûler des monceaux de boucliers, lorsque ma main envoya au fond du Tartare le roi Érylus, que sa mère Féronia avait gratifié à sa naissance de trois vies 8, 565 (fait horrible !). Il devait chaque fois mouvoir trois armures, et par trois fois être étendu dans la mort : et pourtant, la droite que voici le dépouilla à la fois de toutes ses vies et de ses armes. Maintenant, je ne devrais nullement m'arracher à ta douce étreinte, mon enfant, et jamais Mézence ne me braverait moi, son voisin, 8, 570 ni n'aurait provoqué, avec son épée, tant de morts cruelles, ni dépeuplé sa ville de si nombreux citoyens. Mais vous, ô dieux d'en-haut, et toi maître suprême des dieux, Jupiter, je vous en supplie, prenez pitié du roi arcadien, et écoutez les prières d'un père. Si votre volonté toute puissante, 8, 575 si les destins me conservent Pallas sain et sauf, si je vis, assuré de le revoir et d'être réuni à lui, je vous demande de vivre, et j'accepte d'endurer n'importe quelle épreuve. Mais si, ô fortune, tu nous menaces d'un malheur indicible, puissé-je maintenant, tout de suite, quitter cette vie cruelle, 8, 580 au milieu de ces soucis angoissants, de cet espoir incertain de l'avenir, pendant que toi, cher enfant, le seul bonheur de mes vieux jours, je te tiens dans mes bras, avant qu'une nouvelle trop pénible ne vienne blesser mes oreilles !" Telles étaient les paroles d'un père au moment du suprême adieu; ses serviteurs le ramenèrent chez lui, effondré. 8, 585 Et déjà, par les portes ouvertes, la cavalerie était sortie; en tête, il y avait Énée, et son fidèle Achate, et ensuite, les autres nobles Troyens. Pallas marche dans la colonne, bien reconnaissable avec sa chlamyde et ses armes peintes, telle l'Étoile du matin, baignée par l'onde de l'Océan, 8, 590 chérie de Vénus, plus que les autres astres enflammés, lorsqu'elle élève dans le ciel sa tête sacrée et chasse les ténèbres. Les mères, effrayées, restent debout sur les remparts, et suivent des yeux le nuage de poussière que soulèvent les escadrons rutilants de bronze. Eux s'avancent avec leurs armes à travers les broussailles, 8, 595 par les chemins les plus courts. Un cri s'élève et, la colonne formée, les sabots sonores des chevaux martèlent la plaine poudreuse. Il existe près du fleuve rafraîchissant de Caeré un bois fort étendu, sacré et célébré bien loin par la piété de nos pères; il est, de tous côtés, enfermé au creux de collines et ceint de sombres sapins. 8, 600 Selon la tradition, les anciens Pélasges consacrèrent à Silvain, dieu des champs et des troupeaux, et le bois et un jour de fête, eux qui les premiers occupèrent jadis les confins du Latium. Non loin de là, Tarchon et les Tyrrhènes avaient installé leur camp en un lieu protégé; du haut de la colline, on pouvait voir déjà 8, 605 toute la légion dressant ses tentes dans l'immensité de la plaine. C'est là qu'arrivent le vénérable Énée et les jeunes gens qu'il a choisis pour la guerre; épuisés, ils veillent à reposer les chevaux et les hommes. Mais Vénus, la déesse éclatante parmi les nuages de l'éther, était là, avec des présents; dès qu'elle aperçut son fils, 8, 610 au fond de la vallée, caché au bord du fleuve glacé, elle se présenta devant lui et lui parla en ces termes : "Voici les présents promis, façonnés avec art par mon époux. N'hésite pas, mon fils, à provoquer bientôt au combat les orgueilleux Laurentes, ou l'ardent Turnus". 8, 615 Ainsi parla Cythérée. Elle chercha à étreindre son fils, puis déposa au pied d'un chêne, devant lui, des armes étincelantes. Lui, tout heureux des présents de la déesse et d'un si grand honneur, ne peut se rassasier du spectacle; ses yeux parcourent chaque objet; il admire, embrasse et fait passer d'une main à l'autre 8, 620 le casque à la crête effrayante, qui crache des flammes, et le glaive porteur de mort, la cuirasse de bronze rigide, couleur de sang, immense, telle une nuée sombre, qui s'embrase sous les rayons du soleil et brille au loin; puis ce sont les jambières polies, d'électrum et d'or recuits, 8, 625 et la lance et le bouclier, à la contexture indescriptible. Il avait représenté là l'histoire de l'Italie et les triomphes des Romains, le maître du feu, qui n'ignorait pas les dires des devins et qui connaissait l'avenir. Il y avait là toute la descendance future d'Ascagne, et, dans l'ordre, les guerres qui allaient être livrées. 8, 630 Il avait représenté, couchée dans l'antre verdoyant de Mars, une louve qui venait d'avoir des petits; suspendus à ses mamelles, deux enfants, des jumeaux, jouaient et sans crainte tétaient leur mère; elle, la nuque souple tournée vers l'arrière, les caressait l'un après l'autre et de sa langue modelait leurs corps. 8, 635 Non loin de là, il avait ajouté Rome et le rapt immoral des Sabines, sur les gradins du cirque, lors de grands jeux; et soudain, on voit se lever une nouvelle guerre entre les Romulides et les austères habitants de Cures, partisans du vieux Tatius. Ensuite, ces mêmes rois, une fois leur rivalité apaisée, se dressaient 8, 640 devant l'autel de Jupiter, en armes et des patères à la main, immolant une truie, pour sceller leur alliance. Un peu plus loin, des quadriges lancés dans des sens opposés avaient écartelé Mettius (ah, Albain, si tu avais pu garder ta parole !), et Tullus emportait dans la forêt les entrailles du traître, 8, 645 tandis que les buissons étaient tout éclaboussés de sang. Ailleurs, Tarquin avait été chassé, et Porsenna voulait qu'on l'accueille dans la ville qu'il assiégeait avec des forces écrasantes. Les Énéades se ruaient aux armes pour défendre leur liberté. On pouvait voir Porsenna, tel un forcené menaçant, 8, 650 devant Coclès, qui avait l'audace de couper le pont, et devant Clélie, qui, ses chaînes brisées, se jetait dans le fleuve. En haut, Manlius, le gardien de la citadelle tarpéienne, se dressait devant le temple et occupait le sommet du Capitole, tandis que le palais royal de Romulus se hérissait de chaume frais. 8, 655 Ici, volant de tous côtés parmi les portiques dorés, une oie d'argent annonçait que les Gaulois étaient aux portes; les Gaulois étaient là, dans les broussailles et, à la faveur des ténèbres, protégés par une nuit profonde, ils étaient maîtres de la citadelle. Leurs cheveux ont la couleur de l'or; leurs vêtements sont dorés; 8, 660 dans leurs sayons rayés, on les voit briller; ils attachent de l'or à leurs nuques blanches comme lait; en main ils brandissent chacun deux javelots alpins, et protègent leur corps derrière de longs boucliers. Ici Vulcain avait façonné les Saliens bondissants et les Luperques nus, et les bonnets de laine et les anciles, tombés du ciel; 8, 665 de chastes matrones, dans leurs souples chars suspendus, se transportaient dans la ville pour accomplir les cérémonies. Plus loin encore, il avait ajouté les demeures du Tartare, et les hautes portes de Dis, et les châtiments réservés aux crimes, et toi, Catilina, suspendu à un rocher menaçant, tremblant devant les Furies, 8, 670 et, à l'écart, les hommes justes, à qui Caton donnait des lois. Et parmi ces sujets se profilait largement, toute d'or, l'image d'une mer houleuse, dont les flots sombres s'éclairaient pourtant d'une écume blanche: tout autour tournaient de clairs dauphins d'argent, balayant de leurs queues la surface de l'eau, et fendant les flots. 8, 675 Au centre, on pouvait voir des flottes d'airain, les combats d'Actium; on pouvait voir s'agiter, sous le déploiement des forces de Mars, le promontoire de Leucate tout entier, et luire les reflets d'or des flots. D'un côté, menant les Italiens au combat, César Auguste, entouré des pères et du peuple, avec les pénates et les grands dieux, 8, 680 se dresse en haut de la poupe; de ses tempes bénies jaillissent deux flammes, et l'étoile paternelle apparaît sur sa tête. Ailleurs, bénéficiant de la faveur des vents et des dieux, la tête haute, Agrippa mène une armée; sur son front resplendit, -- superbe insigne de guerre --, la couronne navale, ornée d'éperons. 8, 685 De l'autre côté, avec ses troupes barbares et ses armes de toute origine, Antoine, vainqueur des peuples de l'Aurore et de la mer Rouge; il entraîne avec lui l'Égypte, et les forces de l'Orient, et la lointaine Bactriane; et, sacrilège !, son épouse égyptienne le suit. Tous se ruent en même temps, et la mer tout entière se couvre d'écume, 8, 690 battue par les rames en mouvement et les triples pointes des rostres. Ils gagnent le large; on croirait que les Cyclades se sont arrachées et flottent sur la mer, ou que de hautes montagnes heurtent d'autres montagnes, tant est énorme la masse d'où les guerriers menacent les bateaux garnis de tours. Les mains lancent de l'étoupe enflammée; les traits répandent dans l'air le fer; 8, 695 les champs de Neptune rougissent suite à ce massacre nouveau. Au centre, la reine appelle ses armées au son du sistre ancestral; elle n'aperçoit pas encore les deux serpents derrière elle. Des monstres divins de tout genre, et Anubis avec ses aboiements, menacent de leurs traits Neptune, et Vénus et Minerve. 8, 700 En plein combat, Mavors, armé de fer ciselé, se démène avec fureur; les tristes Furies sont descendues de l'éther, et, tout heureuse, la robe déchirée, la Discorde s'avance, suivie de Bellone, qui tient un fouet ensanglanté. L'Apollon d'Actium, voyant cela d'en haut, 8, 705 tendait son arc; épouvantés, tous tournaient le dos, tous, l'Égypte, et les Indiens, l'Arabie entière et les Sabéens. La reine elle-même, après avoir invoqué les vents, semblait mettre à la voile, et déjà détacher et lâcher peu à peu les cordages. Au milieu des massacres, le maître du feu l'avait représentée 8, 710 pâlissant devant sa mort future; les flots et le Iapyx l'emportaient en face, ver le Nil, à l'énorme corps plongé dans l'affliction, un Nil qui, ouvrant son sein, et, déployant largement sa robe, invitait les vaincus en son giron obscur, dans les bras secrets de son cours. Mais César, porté en un triple triomphe dans l'enceinte de Rome, 8, 715 consacrait aux dieux de l'Italie une offrande impérissable, trois cents temples immenses, répartis à travers la ville. Les rues retentissaient de liesse, de jeux, d'applaudissements; dans tous les temples, un choeur de matrones; partout, des autels; au pied de ceux-ci, des taureaux immolés couvrent le sol. 8, 720 Lui, siégeant sur le seuil couleur de neige du brillant Phébus, examine les présents de ses peuples et les fixe aux superbes chambranles; les nations vaincues marchent en une longue procession, distinctes tant par les vêtements et les armes que par la langue et les manières. Ici, Mulciber avait représenté le peuple des Nomades africains aux robes 8, 725 sans ceinture; ici, les Lélèges et les Cariens, et les Gélons porteurs de flèches; l'Euphrate s'avançait, les flots plus apaisés déjà; les Morins, ces hommes de l'extrémité de la terre, et le Rhin à la double corne, les Dahes insoumis, et l'Araxe indigné du pont qui le franchit. Devant ces scènes sur le bouclier de Vulcain, présent de sa mère, 8, 730 Énée s'étonne, et ignorant l'histoire, il se réjouit de sa représentation, chargeant sur son épaule les destins fameux de ses descendants.