même la moindre apparence de gloire. (An de R. 647.) 5. A la suite de ces généraux je veux citer un soldat animé du sentiment de la gloire. Métellus Scipion distribuait des récompenses militaires à ceux qui s'étaient signalés par des actions d'éclat. T. Labiénus l'invita à donner à un brave cavalier des bracelets d'or. Le général s'y refusa pour ne pas avilir la récompense décernée pour la prise du camp ennemi en l'accordant à un homme qui naguère était esclave. Alors Labiénus donna au cavalier de l'or pris sur les dépouilles des Gaulois. Mais devant une telle récompense Scipion ne put s'abstenir d'une remarque. « Tu n'auras là, dit-il au cavalier, qu'un présent d'homme riche. » A ce mot, le soldat confus baissa les yeux et jeta l'or aux pieds de Labiénus. Mais, lorsqu'il entendit Scipion lui dire : « Ton général te donne ces bracelets d'argent, » il s'en alla transporté de joie. Il n'y a donc pas d'homme de condition si basse qui ne soit sensible aux douceurs de la gloire. (An de R. 707.) 6. La gloire ! on a vu parfois même des hommes illustres chercher à l'obtenir par les moyens les plus communs. Dans quelle intention en effet C. Fabius, qui était de la plus haute noblesse, après avoir peint les murs du temple de la déesse Salus, édifice consacré par C. Junius Bubuleus, y inscrivit-il son nom? Il ne manquait plus que cette distinction à une famille qu'illustraient des consulats, des sacerdoces et des triomphes. Mais, ayant appliqué son talent à un art peu considéré, quel que fût le résultat de son travail, il ne voulut pas en laisser effacer le souvenir. Il suivait sans doute l'exemple de Phidias qui avait si bien enchâssé son portrait dans le bouclier de Minerve qu'on ne pouvait l'en détacher sans détruire toute la contexture de l'ouvrage. (An de R. 451.) EXEMPLES ÉTRANGERS 1. Mais il eût été préférable, s'il avait à coeur d'imiter des étrangers, de prendre pour modèle l'ardeur de Thémistocle. On dit que le désir d'égaler les plus hauts mérites animait ce jeune homme jusqu'à lui ôter le repos pendant la nuit et qu'il répondit à ceux qui lui demandaient pourquoi il se trouvait à cette heure-là dans les rues : « C'est que les trophées de Miltiade m'empêchent de dormir. » Sans doute le souvenir de Marathon embrasait son âme d'un feu secret et la préparait à illustrer Artémisinm et Salamine, noms à jamais célèbres par de glorieuses victoires navales. Un jour qu'il allait au théâtre, on lui demanda quelle voix il entendrait avec le plus de plaisir : « Celle, répondit-il, qui chantera le mieux mes talents. » Admirable attrait de la gloire, où je vois presque un nouveau titre de gloire ! 2. L'âme d'Alexandre ne pouvait se rassasier de renommée. Anaxarque qui l'accompagnait dans ses expéditions lui disait sur la foi de Démocrite, son maître, qu'il existait un nombre infini de mondes. « Que je suis malheureux ! s'écria-t-il; je n'en ai pas encore conquis même un seul. » Ainsi un homme a pu trouver trop étroit pour lui un espace qui suffit à la demeure de tous les dieux. 3. De cette ambition qui dévorait ce jeune roi, je veux rapprocher la soif des louanges qui n'était pas moins vive chez Aristote. Il avait fait présent à son disciple Théodecte de ses livres sur l'art oratoire en lui permettant de les publier comme siens. Il regretta ensuite d'en avoir ainsi cédé l'honneur et, à l'occasion d'un sujet dont il s'occupait dans un de ses ouvrages, il ajouta qu'il l'avait traité plus amplement dans les livres signés du nom de Théodecte. Si je n'étais retenu par le respect qu'on doit à un savoir si profond et si étendu, je dirais que ce philosophe aurait dû aller apprendre auprès d'un philosophe plus magnanime la manière de se conduire avec suite. Au reste, ceux mêmes qui s'efforcent d'inspirer aux autres le mépris de la gloire sont loin de la dédaigner. Car ils ont soin d'inscrire leur nom sur leurs ouvrages, afin qu'en le confiant au souvenir des hommes, ils s'assurent cet avantage qu'ils font profession de rabaisser. Mais quelle que soit leur dissimulation, elle est mille fois préférable à la pensée de ces hommes qui, pour éterniser leur mémoire, n'ont pas hésité à se signaler même par des crimes. 4. Parmi ces scélérats peut-être faut-il donner le premier rang à Pausanias. Il avait demandé à Hermoclès comment il pourrait devenir tout d'un coup célèbre. Celui-ci lui avait répondu que, s'il tuait un homme illustre, sa gloire rejaillirait sur lui-même. Pausanias ne tarda pas à assassiner Philippe et certes il obtint ce qu'il désirait. Car il s'est fait connaître à la postérité par son parricide autant que Philippe par sa bravoure. 5. Mais voici un exemple où la passion de la gloire alla jusqu'au sacrilège. Il s'est trouvé un homme qui s'avisa de brûler le temple de Diane, à Éphèse, afin que la destruction d'un si magnifique ouvrage répandît son nom dans tout l'univers. Il avoua cette intention insensée lorsqu'il fut sur le chevalet. Les Éphésiens avaient eu la sagesse d'abolir par décret la mémoire d'un homme si exécrable; mais l'éloquent Théopompe l'a nommé dans ses livres d'histoire. (Av. J.-C. 355.) CHAPITRE XV Des honneurs rendus au mérite. EXEMPLES ROMAINS Les honnêtes gens auront plaisir à voir mettre en lumière les distinctions accordées à tous les mérites. Car les récompenses de la vertu ne sont pas moins agréables à considérer que les actes vertueux eux-mêmes. Nous éprouvons par un mouvement naturel une vive joie, quand nous voyons les honneurs servir de but à une grande activité et devenir pour la reconnaissance le moyen de payer sa dette. Ici la pensée se porte aussitôt de tout son élan vers le palais des Césars, demeure d'une puissance si bienfaisante et si vénérée, mais il vaut mieux l'arrêter. Car, à l'égard de celui devant qui s'ouvre l'accès du ciel, toutes les distinctions que la terre peut donner, si magnifiques qu'elles soient, restent inférieures à la reconnaissance qui lui est due. 1. Le premier Scipion l'Africain reçut le consulat avant l'âge légal. Des lettres venues de l'armée recom- mandèrent au sénat sa nomination comme une mesure nécessaire. Ainsi l'on ne saurait dire ce qui fit le plus (l'honneur à Scipion, de la proposition de l'assemblée des soldats ou de l'approbation donnée par le sénat. Le pouvoir civil nomma Scipion pour diriger la guerre contre les Carthaginois; mais l'armée l'avait demandé pour chef. Il serait trop long de mentionner tous les avantages particuliers qui lui furent conférés pendant sa vie, tant ils furent nombreux; ce serait d'ailleurs inutile, parce que pour la plupart ils ont été déjà rappelés dans cet ouvrage. Aussi je n'ajouterai ici qu'un privilège qui le distingue aujourd'hui encore. Son image est placée dans le sanctuaire du très bon et très grand Jupiter et c'est là qu'on va la prendre toutes les fois que la famille Cornélia doit célébrer des funérailles. Lui seul a pour atrium le Capitole. 2. C'est ainsi qu'est conservée dans la curie l'image de Caton l'Ancien; c'est là qu'on va la chercher pour de semblables cérémonies. Admirable reconnaissance de cette compagnie, qui voulut avoir, pour ainsi dire, tou- jours au milieu d'elle un sénateur si utile à la république, un citoyen d'une vertu accomplie, devenu grand par son mérite personnel plutôt que par la faveur de la fortune et qui détruisit Carthage déjà par ses conseils avant que Scipion la détruisit par les armes. 3. Le nom de Scipion Nasica se signale aussi par la distinction extraordinaire dont il fut l'objet. Alors qu'il n'avait pas encore été questeur, ce sont ses mains et sa maison que le sénat choisit, d'après le conseil d'Apollon Pythien, pour recevoir la déesse appelée de Pessinunte. Car le même oracle avait ordonné que ce devoir fût rendu à la mère des dieux par un homme de grande vertu. Déroulez nos fastes d'un bout à l'autre, alignez tous les chars de triomphe, vous ne trouverez rien de plus glorieux que cette primauté dans l'ordre de la vertu. (An de R. 549.) 4. Les Scipions viennent tour à tour nous présenter leurs titres de gloire et demandent d'en rappeler le souvenir. Scipion Émilien était candidat à l'édilité; le peuple le fit consul. Le même Scipion, pendant une élection de questeurs, était venu au Champ de Mars pour appuyer la candidature de Q. Fabius Maximus, fils de son frère; par la volonté du peuple, il en sortit consul pour la seconde fois. Deux fois aussi le sénat lui assigna le gou- vernement d'une province, sans recourir au tirage au sort, d'abord l'Afrique, ensuite l'Espagne. Citoyen ou sénateur, ce ne fut jamais par la brigue qu'il obtint ces honneurs, comme on put le voir par tout le cours d'une vie marquée de la probité la plus sévère, et même par la manière dont il mourut, victime de machinations secrètes. (Ans de R. 606, 619, 624.) 5. M. Valérius aussi fut l'objet de deux faveurs écla- tantes. Les dieux et les citoyens contribuèrent à la fois à l'ennoblir : les uns, le voyant aux prises avec un Gaulois, envoyèrent un corbeau à son secours; les autres lui décernèrent le consulat à l'âge de vingt-trois ans. Du premier de ces faits glorieux une famille ancienne et d'un grand nom conserve le souvenir en portant le surnom de Corvinus et elle ajoute l'éclat du second à une distinction singulière, également fière d'avoir fourni le plus jeune consul et le premier consul de la république. (Ans de R. 404, 405.) 6. Q. Scoevola, qui fut collègue de L. Crassus dans le consulat, n'eut pas non plus une gloire d'un faible éclat. Il gouverna l'Asie avec tant de conscience et d'énergie que par la suite, toutes les fois que des magistrats devaient aller dans cette province, le sénat, dans le décret par lequel il les nommait, leur proposait la conduite de Scévola comme modèle et comme règle à suivre dans l'exercice de leur fonction. (An de R. 658.) 7. Voici un mot du second Africain dont le souvenir est inséparable des sept consulats et des deux magnifiques triomphes de Marius. Ce mot fit la joie et l'orgueil de toute sa vie. Au siège de Numance, il servait dans la cavalerie sous les ordres de Scipion. Pendant un repas on fit par hasard à Scipion cette question : « S'il vous arrivait malheur, quel général la république pourrait-elle trouver qui vous égalât? » — « Celui-ci par exemple », répondit Scipion en se tournant vers Marius qui était son voisin de table. C'était là la prédiction du génie le plus accompli qui voyait naître un talent de premier ordre et l'on ne saurait dire s'il réussit mieux à deviner son avenir ou à stimuler son ambition. Ce festin de soldats présageait les glorieux festins qu'on devait un jour célébrer dans toute la ville en l'honneur de Marius. La nouvelle qu'il avait détruit les Cimbres étant arrivée au commencement de la nuit, il n'y eut personne qui, pendant le repas, ne lui fît des libations devant l'autel des Lares, comme aux dieux immortels. 8. Les honneurs extraordinaires qui furent accumulés sur la tête de Pompée font encore du bruit dans les livres des historiens, en soulevant les applaudissements de la faveur et les frémissements de l'envie. Simple chevalier romain, il fut envoyé en Espagne contre Sertorius, avec le titre de proconsul et un pouvoir égal à celui de Métellus Pius, alors le premier citoyen de la république. Il triompha deux fois avant d'être revêtu d'aucune magis- trature curule. Il entra dans la carrière des honneurs par le commandement suprême. Créé consul pour la troisième fois, un sénatus-consulte ordonna qu'il n'aurait pas de collègue. Ses victoires sur Mithridate et Tigrane, sur beaucoup d'autres rois, sur plusieurs cités et nations, sur une foule de pirates, furent pour lui l'objet d'un seul triomphe. (Ans de R. 676-692.) 9. Une acclamation du peuple romain éleva, pour ainsi dire, jusqu'aux astres Quinctius Catulus. Il était à la tribune et posait à l'assemblée cette question : « Si vous vous obstinez à vous reposer de tout sur le grand Pompée et qu'un malheur vienne tout à coup à vous l'enlever, en qui mettrez-vous votre espérance? » — « En toi », s'écria unanimement l'auditoire. Quelle admirable énergie dans l'expression d'un jugement si honorable ! Formulé en deux syllabes, il mit Catulus au niveau du grand Pompée que décoraient tous les titres de gloire que je viens d'énumérer. (An de R. 687.) 10. Le débarquement de Caton sur les quais de Rome, alors qu'il revenait de Chypre avec les trésors du roi, peut aussi être regardé comme un événement mémorable. A la descente du vaisseau, il trouva les consuls et les autres magistrats, tout le sénat et le peuple romain accourus à sa rencontre pour lui faire honneur et joyeux de voir, non pas les immenses richesses en or et en argent que rapportait la flotte, mais Caton lui-même qu'elle ramenait sain et sauf de son expédition. (An de R. 697.) 11. Mais peut-être n'est-il rien de comparable à l'honneur extraordinaire qu'on fit à L. Martius. Il n'était que simple chevalier romain; et cependant les deux armées qu'avaient mises en déroute la mort de Publius et de Cnéus Scipion et la victoire d'Hasdrubal, le choisirent pour les commander dans un moment où l'extrême péril ne laissait auprès des soldats aucun accès à la brigue. (An de R. 541.) 12. Il est juste de joindre au souvenir des hommes Sulpicia, fille de Servius Paterculus et femme de Q. Fulvius Flaccus. Le sénat, après avoir consulté les livres Sibyllins par le ministère des décemvirs, avait décidé de consacrer une statue à Vénus Verticordia, comme le moyen le plus sûr de détourner du vice et ramener à la vertu l'esprit des filles et des femmes. Selon ce décret, le sort devait désigner entre toutes les mères de famille cent femmes, puis sur ce nombre dix qui auraient mis- sion de choisir la plus vertueuse. Sulpicia fut, pour la pureté de ses moeurs, placée au-dessus de toutes. EXEMPLES ÉTRANGERS 1. Mais, comme l'on peut sans porter atteinte à la majesté romaine considérer les honneurs rendus à des mérites étrangers, passons maintenant à ces exemples. Les disciples de Pythagore avaient pour lui une vénération si profonde qu'ils regardaient comme un sacrilège de mettre en discussion ce qu'il leur avait enseigné. Bien plus : lorsqu'on les interrompait pour demander une explication sur quelque point, ils se contentaient de répondre : « c'est lui qui l'a dit. « Voilà un bel hommage, mais tout limité à l'enceinte de l'école. En voici d'autres qui lui furent déférés par les suffrages de villes entières. Les Crotoniates le prièrent avec la plus vive instance de vouloir bien aider de ses conseils leur sénat qui était composé de mille citoyens. D'autre part l'opulente cité de Métaponte qui de son vivant même l'avait vénéré comme un dieu, l'honora encore après sa mort en faisant de sa maison un temple consacré à Cérès. Ainsi, tant que dura la puissance de cette ville, le culte de la déesse fut associé au souvenir du philosophe et le philosophe fut l'objet de la même vénération que la déesse. 2. Gorgias de Léontium était l'homme le plus remarquable de son siècle par le talent littéraire et il fut le premier qui, devant un auditoire, ne craignit pas de demander sur quel sujet on désirait l'entendre discourir. La Grèce entière lui éleva dans le temple d'Apollon, à Delphes, une statue d'or massif, tandis que jusqu'alors elle n'avait érigé aux autres personnages que des statues dorées. 3. La même nation s'appliqua unanimement à honorer la mémoire d'Amphiaraüs. Elle donna au lieu de sa sépulture la forme et les privilèges d'un temple et établit l'usage d'y aller chercher des oracles. Les cendres d'Amphiaraüs sont l'objet des mêmes respects que le trépied de la Pythie, que l'airain de Dodone, que la fontaine de Jupiter Hammon. 4. Ce ne fut pas non plus une distinction commune, celle qui fut accordée à Bérénice. Seule entre toutes les femmes, elle eut la permission d'assister aux combats gymniques, lorsqu'elle amena son fils Euclée aux jeux Olympiques pour prendre part au concours : c'est qu'elle était fille d'un athlète vainqueur à Olympie et qu'elle était entourée de ses frères qui y avaient aussi remporté la victoire.