[6,0] LA CHRISTIADE. LIVRE SIXIÈME. (1) Déjà l'étoile du soir s'avançait sur un ciel obscurci : attachés à leurs croix et privés à la fois du dernier asile et des larmes de la tendresse, les corps blanchissaient encore le sommet de la montagne. Ce spectacle attendrit l'âme de Joseph. Joseph quittait les bords d'Arimathie : la grandeur de son courage répondait à la beauté de sa jeunesse. Naguère ami des combats, possesseur d'un vaste terrain et de riches trésors, aujourd'hui admirateur de Jésus et de ses actions éclatantes, il s'était, compagnon fidèle, attaché à ses pas. Tandis que la honteuse frayeur de ses disciples égarait les uns dans les forêts et plongeait les autres au sein des cavernes, lui qui joint l'audace du caractère à celle de la jeunesse, il ose aborder le chef de la nation, et lui parle en ces termes : (13) « O vous, le plus vertueux des Romains, le sang du maître que nous chérissons, si j'en crois la renommée, n'a pas souillé vos mains, et vous avez vainement opposé tous vos efforts à l'aveugle fureur, à la haine injuste du peuple qui le vient de livrer à la mort. Vous voyez en lui la victime d'une odieuse perfidie : son crime est dans les reproches courageux que lui arrachait la vue de l'impiété. Rendez, vous le pouvez, rendez-moi son corps inanimé, pour le confier à la terre : ce bienfait adoucira l'inconsolable douleur de ses compagnons. Fidèle à l'usage, j'ai creusé pour moi un tombeau commandé par la pensée d'une mort dont j'ignore l'instant; ce tombeau renfermera ses restes. » (23) Pilate répond à cette prière : « Que ne puis-je le rendre encore animé de la vie! Oui, j'en atteste le ciel, témoin de la vérité, j'ai résolu mille fois et mille fois tenté de dérober l'innocent au trépas et de le rendre à la liberté. Je sais aussi honorer la vertu et respecter les dieux : mais la résistance de Solyme a rendu mes efforts impuissants ; j'ai succombé à sa rage inhumaine. Va, et que ta piété donne à celui qui n'est plus, un tombeau et les derniers honneurs. » (31) Il dit : Joseph dirige ses pas vers le sommet de la montagne : Nicodème se joint à lui, Nicodème également désolé de la mort d'un ami que chérissait son coeur. Déchirés dans leur marche par les soucis, ils approchaient d'une colline, d'où le déplorable théâtre du crime pouvait être aperçu. Tout à coup leurs yeux découvrent des armes éclatantes et des soldats qui couvrent la pente du Calvaire. Pour ne pas souiller, par la vue de cadavres suspendus à des croix, la sainteté du jour, la solennité de la fête et la joie de la ville, ces ministres armés des ordres du sénat viennent, selon l'usage, détacher les victimes demi-mortes et les déposer, sur cette hauteur même, au sein de la terre. (43) Là respiraient encore les coupables qui, des deux côtés, subissaient un supplice mérité : encore palpitants dans les bras de la mort, ils appelaient par leurs désirs le terme de leurs cruelles souffrances, et faisaient retentir de leurs clameurs plaintives l'étendue de la montagne. Aussitôt, à droite ainsi qu'à gauche, les soldats, le bras chargé de longues piques, s'approchent, brisent les jambes livides de ces infortunés, hâtent leur trépas, les arrachent à la croix, [6,50] et placent dans la terre leurs cadavres négligemment recouverts. Mais, dès qu'ils voient déjà glacé par la mort celui que nos crimes avaient condamné au supplice, leurs bras refusent d'outrager davantage un corps délaissé de la vie : ils s'étonnent de la promptitude de son trépas, de l'inaction soudaine de ses membres, de la pâleur mortelle sitôt étendue sur ses traits. On vit même de jeunes habitants du ciel parcourir l'espace, battre des ailes à l'entour des arbres funèbres, et, vêtus de robes blanches, recueillir en des coupes et porter au céleste séjour le sang qui jaillissait des nombreuses blessures de l'Homme-Dieu. Un barbare, quel excès d'audace! Longin était son nom, un barbare, sorti de la fange, osa seul, armé d'un long javelot, s'élancer, outrager les membres, percer le côté de la victime, et, d'une rosée divine, abreuver son fer sacrilège. De cette plaie fumante jaillit, dit-on, une source d'une double couleur, une eau pure, un sang vermeil, qui humectèrent la terre et rougirent les plantes d'alentour. (68) Au milieu des soldats, l'habitant d'Arimathie s'avance, et, monté sur la croix, détache, emporte, à travers la troupe armée, le corps inanimé de son maître et le couvre d'un voile qu'il vient d'acheter pour ce lugubre usage. Quittez les cieux, enfants ailés! jeunes citoyens du séjour étoilé, portez ici vos pas, prodiguez les présents du printemps éternel, épanchez du sein de vos corbeilles la pâle violette, les feuilles du narcisse, le triste hyacinthe, et, d'un nuage de fleurs, enveloppez ces restes divins ! (77) Des femmes cependant font retentir de leurs cris tumultueux et plaintifs les montagnes voisines : l'écho des bois redit leurs soupirs : la terre, la terre entière semble pleurer ce lamentable trépas. Marie, la douleur sur le front, le coeur déchiré, les cheveux épars, Marie repose sur une roche vive, serre, hélas! contre son sein le corps sanglant du fils qu'elle a perdu, et presse de la bouche et ses yeux et la blessure ouverte dans sa poitrine. On ne l'entend plus pousser des gémissements, exhaler des sanglots : demi-morte, l'excès de la douleur glace tous ses sens, étouffe sa voix. On dirait un marbre insensible et froid : ses compagnes l'entourent, ses compagnes qui, d'une main irritée, se frappent la poitrine. L'une baigne dans une eau tiède le corps et les plaies de Jésus, l'autre enveloppe de tissus funèbres ses membres défigurés, celle-ci inclinée, immuable sur les plaies encore saignantes, essuie avec des cheveux épars ses genoux ensanglantés, celle-là imprime des baisers à ses mains, à ses pieds immobiles, toutes s'abandonnent aux pleurs, toutes remplissent la contrée de sanglots douloureux. Les hommes eux-mêmes, le visage baigné de grosses larmes, leur arrachent avec peine ces restes glacés, consolent leurs regrets, renferment dans la tombe ces débris inanimés, s'éloignent après le dernier adieu, et, compagnons sensibles, remportent à sa demeure la mère éperdue. Cependant l'inquiétude n'a pas entièrement abandonné les habitants de Solyme : [6,100] de mortelles alarmes désolent encore leur âme. Ils rappellent que, mille fois, leur ennemi promit à ses disciples éplorés de reparaître, après sa mort, à la clarté du jour, et que les prophètes sacrés tiennent tous ce langage. En proie à cette crainte, ils ont soudain envoyé des soldats, les armes à la main, chargés de surveiller et le jour et la nuit cette tombe arrosée de larmes : un larcin pourrait, dans les ténèbres, enlever le corps de son dernier asile; et des bruits mensongers répandraient dans la cité, que, depuis sa mort, rendu à la vie, il jouit de la lumière du ciel et respire l'air commun aux mortels. (110) Souffle sacré, que produit la bouche toute puissante du père, souffle puissant, Dieu suprême, volupté des immortels, Esprit saint, descends des cieux, efface les restes de l'impression douloureuse qu'a laissée dans mon âme cet horrible déicide, rouvre mon coeur à des sentiments moins pénibles, et, fais, par ta vertu, circuler dans mes veines tes douces influences ! permets qu'il pénètre, dans mon coeur, le sentiment de l'allégresse, dont le ciel enivre ses fortunés habitants, le ciel où la joie se répand en vastes torrents, où le plaisir, une fois répandu, ne connaît plus de limites. Ici la scène est changée, ici, pour moi,. l'allégresse commence : une heureuse révolution sourit désormais à mes yeux. (121) Déjà, pour arracher aux ténèbres et conduire dans le ciel la troupe sacrée des prophètes et les âmes des justes, Jésus, libre des entraves du corps, descend, esprit impalpable, au séjour souterrain, dans l'empire silencieux des mânes, traverse de sombres passages, de sinueux détours, impénétrables aux rayons du soleil, assiégés d'une éternelle nuit. Dans cet affreux repaire d'une aveugle frayeur, inaccessible au pied des vivants, gisent, entassés, ces frères épars dans les ténèbres, auteurs d'un sacrilège attentat, justes victimes d'une audace trop avide de l'empire, que le bras du Tout-Puissant précipita des célestes demeures et renferma dans les gouffres de l'enfer. Aujourd'hui, chargés de tourmenter les âmes coupables, moins malheureuses qu'eux-mêmes, ils les tiennent enchaînées dans de sombres cachots. Le centre de cet abîme sans retour est l'asile des mânes qui souillèrent par des crimes le cours de leur vie mortelle maintenant, ensevelis dans l'enceinte d'une immense fournaise, ils subissent de justes châtiments, en butte aux noirs tourbillons d'une épaisse fumée, d'un feu inextinguible d'une flamme sans cesse renaissante. (140) A l'entour circule, dans un immense et long circuit, le séjour de l'innocence : on y voit, non un incendie, dont la céleste vengeance tient les feux allumés, mais un calme inaltérable, un silence éternel, un immuable repos : c'est là que vivent les âmes justes qui, sans crimes volontaires à expier, expient la faute du père de la race humaine. Renfermées dans cet asile écarté, elles n'envient pas notre soleil; la peine leur serait inconnue, si leurs yeux n'étaient pas privés de l'agréable lumière qui éclaire les habitants du ciel. [6,150] Là sont les patriarches, mortels religieux, qui, rapprochés du berceau du monde, coulèrent dans les champs encore incultes une vie étrangère aux entraves, étrangère au joug des lois, et se montrèrent au milieu des troupeaux, ainsi que l'avaient été leurs pères, volontaires observateurs de la justice et de la vertu. Là sont encore les prophètes qui, amis de la religion et pleins de la Divinité, osèrent autrefois dévoiler dans les grandes cités les secrets de l'avenir, ces législateurs qui transmirent à la terre les ordres du ciel, les exécuteurs empressés des lois établies, des époux, des mères, des enfants que la mort enleva sur le seuil de la vie : tous brûlent du même désir : le ciel, le ciel est leur voeu commun. (161) Alors, au milieu des ombres, ils rappelaient à leur mémoire les antiques promesses: ils comptaient les siècles qu'amène le cours successif des années, ils calculaient l'approche de la fin de leurs maux, et formaient de mille discours leur joyeux entretien : (165) « Vous le voyez, il avance, il va luire le jour qui nous permettra de voir enfin la lumière et la voûte du ciel : l'Éternel, du haut de la céleste plaine, le révéla à nos esprits éclairés d'une clarté divine : notre voix empressée l'annonça aux autres humains, et laissa aux âges suivants le soin de le hâter par des voeux. Bientôt paraîtra notre soleil, le fils véritable du Monarque suprême : c'est lui, qui, sous l'image d'un lion farouche, se montra mille fois à nos yeux enveloppés de ténèbres, lui qu'un choix spontané devait livrer seul à la mort pour tous les mortels, lui qui voulait, par la défaite de notre ennemi, nous garantir de ses attaques. Triomphe ! triomphe ! enfin il a vaincu, le lion belliqueux, le rejeton de Juda, le sang de David : réjouissez-vous, mortels fortunés ! âmes dégagées de vos corps, réjouissez-vous ! le ciel déjà vous appelle : déjà ses portes s'ouvrent, ses portes, qui, tant de siècles, vous ont fermé l'accès du séjour étoilé. Le moment approche qui va réaliser nos promesses : nous verrons lés montagnes tressaillir; et les collines, leurs sommets embellis de guirlandes de pampres, nous les verrons bondir d'allégresse. Ainsi bondissent dans les plaines et se jouent sur un tendre gazon les jeunes béliers, et les tendres agneaux que les bêlements de leurs mères appellent sur la pente des collines.—Les sources mêmes et les fleuves vont rouler à grands flots dans les campagnes et le miel le plus doux et le lait le plus blanc : oui, un lait pur et un agréable nectar jailliront à la fois des rochers. » (190) Ainsi continuaient-ils à parler : l'enceinte de leur séjour répétait les accents d'une bruyante joie et les applaudissements de l'espérance. -- Ainsi des citoyens qu'un siège prolongé renferme dans une ville que ses portes et ses remparts garantissent encore du danger. Tandis que l'ennemi frappe les murs et des coups du bélier et des cris de la fureur, si tout à coup, du sommet de leurs tours, ils voient dans le lointain des armes annoncer l'approche d'une armée secourable, l'espoir relève leur courage et porte leur valeur jusqu'aux astres. Jésus cependant touche aux portes de l'enfer, Jésus brillant d'une clarté divine et chargé de la vengeance générale. [6,200] Devant lui, une porte de bronze s'élève, immense, éternelle, et fermée de cent énormes verrous, porte qu'attaqueraient en vain les hommes, les flammes et le fer le plus dur. Là s'arrête le Fils de Dieu, et, de la main, il agite la barrière retentissante : à ce choc, la terre épouvantée tremble, les astres balancent incertains dans leur marche, et, dans ses cavernes sombres, l'enfer répète ce fracas. A peine il s'est fait entendre : tout à coup, du fond de leurs abîmes, les anges, ennemis de la lumière, accourent sous des formes hideuses, en essaims éperdus. Leur buste est de l'homme, le reste de leur corps du dragon. Alors d'horribles rugissements éclatent, des flammes sinistres s'exhalent de leur gosier, une épaisse fumée obscurcit toute l'enceinte. Soudain la porte s'ouvre, les battants s'écartent d'eux-mêmes et roulent sur leurs gonds : alors se découvrent comme un chaos, l'intérieur de cette demeure et les vastes portiques qui l'entourent : les ténèbres s'éclaircissent et la nuit disparaît : Jésus se montre radieux dans ces sombres cachots, et présente aux yeux l'éclat d'une lumière divine. — Ainsi le diamant, imitateur de la flamme, éclaire dans la nuit la couche des monarques, triomphe, par son éclat, de l'obscurité des ombres, revêt ces lieux d'un radieuse clarté, et colore l'espace d'alentour de sa pourpre brillante. (222) Mais les monstres voient à peine le fils de l'Éternel au centre de leur séjour et reconnaissent, à travers les ténèbres, son front, dont les rayons étincelants et la gloire éclatante étonnent leurs regards : à cet aspect soudain, ils frissonnent, se replongent au fond de leurs repaires, caressent de la langue, serrent entre les flancs leur queue tremblante, et, horriblement étendus dans l'espace, remplissent leurs obscures cavernes d'impuissants hurlements.— Tels, ces habitants demi-barbares des Alpes sourcilleuses, exposés sans cesse aux pluies ainsi qu'aux aquilons; si, la tête avancée hors de leurs antres, ils découvrent dans le lointain les armes radieuses des phalanges romaines, aussitôt ils quittent leur séjour enfumé, et, dispersés sur les sommets voisins, assis sur le rocher qui lève le plus hautement sa tête, ils admirent, de cette élévation, la marche des guerriers. (236) Éclairés de cette lumière soudaine, les mânes lèvent au ciel leurs bras étendus, poussent des cris, versent des larmes de joie, et ne peuvent rassasier leurs yeux et leur esprit de la vue du Sauveur. Tous alors, ils saluent leur vengeur par de joyeux accents, et, d'une voix unanime : (241) « O toi, s'écrient-ils, astre brillant qui rassérènes le ciel, objet de nos désirs, qu'avec transport nous. te voyons ! non, notre espoir n'est pas trompé : tu rends à la race humaine les biens ravis à son premier père, rappelles les hommes au bonheur de leur origine, et leur rouvres vers le ciel des routes inconnues. Tu es donc parmi nous ! Ton front brille à l'égal du flambeau céleste, et rend enfin à nos yeux la lumière. Mais que de peines et d'orages ont accablé ta vie et précédé ta descente en ces lieux! la renommée l'a publié sur les sombres bords : [6,250] quelle main sacrilège a fait à ton corps cette blessure? quelle lance, quel fer, n'a pas craint de se rougir de ton sang ? comment un mortel a-t-il osé ce déicide? mers, qui environnez la terre de vos vastes contours, quels délais ont pu vous enchaîner sur des rivages lointains, quelle barrière a retenu votre courroux, lorsqu'une mort cruelle immolait votre Créateur? c'était alors qu'il fallait inonder l'univers d'un immense déluge et détruire entièrement ce coupable séjour. (259) Est-ce donc à ces blessures, véritable Fils du roi des cieux, que nous devons notre délivrance! bonheur peu mérité ! salut acheté trop chèrement ! excès inattendu de faveur! quel tendre intérêt tu portes à nos disgrâces, ô toi, le bienfaiteur des humains, le charme des immortels! nous, par notre crime, nous avons excité le courroux d'un père devenu notre ennemi; toi, par ta mort, tu as subi notre châtiment. » (266) Tels étaient leurs bruyants accords dans les champs du silence : tous, pleins de joie, sortent ensemble de leur ténébreux cachot, et, pour couler des siècles fortunés au séjour de la lumière, suivent vers la voûte étoilée le vol de leur vengeur. Âmes heureuses, déjà échappées aux disgrâces humaines, vous reposerez à l'abri des fatigues, à l'abri des malheurs ! A leur tête s'avance le père des mortels, que le souvenir, toujours présent, de son crime empêche de lever la tête vers le ciel. L'essaim antique des patriarches marche sur ses pas : heureux de leur foi dans l'avenir, ils ont ceint leurs tempes de bandelettes, dont la neige envierait la blancheur; quels gémissements poussèrent alors les coupables ! destinés, dans l'abîme enflammé qui les engloutit, à tous les tourments de l'enfer, à tous les feux d'une inextinguible fournaise, jamais, pendant la durée de l'éternité, ils ne verront la sortie de cet affeux séjour. (280) Le tyran même de ces bords étrangers à la joie, en proie au même désespoir que ses compagnons, tire du fond de son coeur de profonds soupirs, et, dans l'excès de la fureur qui le transporte, envie aux âmes fortunées un séjour d'où il s'est banni lui-même. Cependant à travers un air pur ils s'élèvent, ces êtres heureux, vers le ciel ouvert à leurs désirs, et chantent les louanges de leur monarque : assurés désormais d'un repos qui aura l'éternité entière pour durée, ils ne reverront plus l'empire de la mort. L'air pur qu'ils traversent applaudit à leur passage : les aquilons sont calmés, les nuages ont pris la fuite, la plus douce sérénité embellit de toutes parts la céleste voûte, et les astres, les astres sourient sur un ciel épuré. Vers eux, l'aurore s'avance, aux chants matineux des oiseaux; vers eux s'avance l'étoile du soir sur l'espace enflammé. (294) Pendant que ces merveilles étonnent l'immensité du sombre empire, déjà le troisième jour se lève aux portes dé l'Orient : le Tout-Puissant revêt son fils d'une brillante immortalité, et pénètre ses membres d'une beauté céleste : à son souffle divin, ce corps naguère mortel et sujet aux outrages, devient à la fois inviolable, immortel. [6,300] Les astres, sur un ciel pur, ont moins d'éclat, le soleil répand des rayons moins brillants. Tel le feu, dans la nuit, couve enseveli sous une cendre épaisse : une étincelle ne trahit pas son existence : mais qu'un souffle ranime sa langueur, qu'une main l'entoure d'arides aliments, soudain il échappe à la cendre, et, lancé vers le toit, remplit l'enceinte d'une clarté nouvelle. — Tel est encore cet oiseau unique dans l'univers : aux premières atteintes des années, il se forme de branches secourables un bûcher sur le haut d'une colline, et dépose sa vieillesse dans les bras de la mort : tout à coup il renaît de sa cendre, et, brillant de jeunesse, étale son aigrette étincelante et ses ailes diversement nuancées : les habitants de l'air, de toutes parts, accourus, l'admirent dans sa marche : lui, c'est l'Éthiopie, c'est l'Inde qui le rappelle. (313) Déjà d'étonnantes visions avaient, sur la terre, répandu l'effroi dans les âmes. Les ombres ont à peine cessé de voiler l'univers, le jour montre à peine ses rayons : Madeleine, portant empreinte sur son front la douleur dont la perte de son maître a déchiré son coeur, Madeleine allait, ainsi que ses compagnes, au lever de l'aurore, le sein rempli des doux parfums éclos dans une terre fortunée, la myrrhe, le costum, l'onctueux épi du nard, derniers honneurs que sa tombe demande : mille discours formaient dans la campagne leur douloureux entretien. (322) «Infortunées, disaient-elles, faut-il que nous n'ayons pu suivre à la mort notre malheureux maître ! qui nous donnera de tromper la vigilance des sentinelles? qui détournera la pierre pesante qui s'étend sur la tombe et nous permettra de rendre ces vains hommages, et de payer cette dette à sa cendre délaissée. » (327) Elles parlaient encore, qu'elles arrivent au tombeau; et promenant çà et là des regards attentifs ; elles aperçoivent la colline sans soldats et sans gardes, la tombe ouverte et la pierre écartée : étonnées, elles approchent; mais à la vue de l'enceinte déserte et des flots de parfums qui viennent frapper son odorat, croyant à un larcin que l'ennemi a secrètement exécuté, Madeleine inonde de pleurs son beau visage, arrache ses cheveux désordonnés, et remplit de ses gémissements les coteaux, les montagnes et les bois. Soudain, du peuple ailé des habitants des cieux, un jeune homme apparaît à ses yeux, enveloppé d'une robe blanche : (337) "Femmes, dit-il, que cherchez vous? Ah! mettez un terme à vos pleurs prolongés, bannissez de vos âmes la tristesse et la crainte; et qu'une ferme espérance les ouvre à une véritable allégresse. Celui dont vous déplorez amèrement la perte, et qui, pour expier par une mort spontanée les crimes de la race humaine, a été, victime unique pour tous les hommes, attaché sur la croix fatale, aujourd'hui, heureux vainqueur du tyran de l'enfer, est revenu, avec l'éclat d'un triomphe, du ténébreux abîme à la lumière, et, le corps dépouillé des faiblesses de la mortalité, respire de nouveau l'air de la vie. » (348) Il dit, et, soudain, se replonge dans un sombre nuage. Un spectacle nouveau, offert tout à coup aux yeux de la vierge, éclaircit ses ténèbres, [6,350] dissipe ses doutes, raffermit sa croyance. Tandis que, impatiente des retards et blessée du trait perçant de la tendresse, Madeleine, assise, repose ses regards surpris sur la tombe délaissée et le travail des artistes, le marbre, docile à leurs efforts, lui présente un rivage sablonneux, un poisson étendu sur la rive, un poisson immense et vomissant des flots, pareil à ces baleines dont la masse inconnue épouvante, au milieu des mers, l'ignorance du navigateur, monstre informe et hideux, géant énorme de l'humide élément : sa gueule rendait à la lumière, parmi des vagues écumantes, un prophète sans blessure. (360) « Puisse, puisse la faveur du ciel, se dit-elle à elle-même, réaliser ce tableau! ah! je reconnais dans le passé des signes certains du présent : ainsi que les sombres entrailles de ce monstre ont recelé trois jours et trois nuits le prophète condamné à repaître son avidité et remplir ses flancs caverneux, ainsi, Jésus, rappelé à la vie par les pleurs intarissables de l'amitié, est resté dans le creux d'un tombeau, dans les profondeurs de la terre; puis, fidèle à ses prédictions présentes encore à mon esprit, il a quitté l'asile de la mort et reparu à la clarté du jour. » (369) Pendant qu'elle roule ces pensées, tout à coup Jésus lui-même, sous la forme empruntée d'un cultivateur inconnu, paraît et s'arrête auprès de la tombe : bientôt à ses premiers accents, la vierge surprise le reconnaît, se retourne ; puis, à l'aspect de la lumière et des rayons qui l'éclairent et l'embellissent, elle tombe à ses pieds, embrasse ses genoux, ne peut contempler assez son visage éclatant, parcourt d'un oeil avide son corps entier, et rassasie de ce doux spectacle une tendresse cruellement affligée. Aussitôt tout sentiment pénible abandonne son coeur jusqu'alors éperdu : la beauté naturelle reparaît sur son front glacé : mais des larmes gonflent encore ses humides paupières; et les cheveux sur son cou flottent dans le désordre. (381) — Ainsi la rose humectée de la pluie du matin languit, penche sa tête radieuse et ses feuilles inclinées sous le poids de la rosée : si le soleil tapisse les plaines de sa lumière d'azur, si le ciel humide reprend sa riante sérénité, alors elle relève sa tige, redresse son front, et développe l'incarnat éclatant de son sein. —Telle est, dépouillée de son deuil, la beauté de la vierge : dans son transport, elle brûle d'interroger et son maître et son Dieu, de contempler son visage, et, comme autrefois, de prêter l'oreille et de répondre à son langage. Tandis qu'elle balance et cherche quel discours terminera son embarras, Jésus s'enveloppe d'un nuage et se dérobe à la vue des mortels. (392) Bientôt ce bruit a rempli les cités de la Palestine et circule parmi le peuple. Déjà les prêtres tremblants cherchent le moyen d'en arrêter le cours, effacer l'impression, étouffer l'éclat. L'adresse est leur ressource : ils gagnent par des présents les gardiens du tombeau qui dévoilaient le prodige, et les contraignent à déclarer, imposteurs mercenaires, qu'un larcin, dans l'épaisseur de la nuit, a dérobé le cadavre à la tombe; mais leurs efforts sont impuissants contre la vérité : [6,400] plus ils tentent d'enchaîner la marche de la renommée, plus elle élève son essor et sème l'éveil dans la contrée entière. Il en est même qui proclament hautement avoir vu les tombeaux s'ouvrir d'eux-mêmes et rendre à la vie nombre de victimes, dont la terre, depuis longtemps, recelait les ossements. (405) Cependant les disciples, que la terreur a dispersés, tremblants, en des contrées lointaines, les disciples languissent éperdus. Le soleil, à leur vue, semble exilé du ciel, remplacé par d'éternelles ténèbres, et l'univers privé pour jamais des charmes de la lumière. Enfin ils se réunissent : ce sont les lieux accoutumés qu'ils fréquentent; mais ces demeures que la présence de leur maître aurait faites un séjour de délices, une disgrâce récente n'y a laissé qu'une triste solitude : c'est en vain qu'ils le cherchent : hélas ! leurs regards ne peuvent plus contempler son front, admirer ses yeux, ses yeux plus beaux que le ciel serein, que les astres rayonnants sur la voûte éthérée; son nom seul, son nom si doux frappe encore leurs oreilles. Leur chagrin s'aigrit : autour d'eux règnent la tristesse et l'horreur. — Ainsi, quand le berger a dépouillé le creux d'un arbre de ses liquides trésors, les abeilles alors même, malgré la fumée épaisse qui les a dispersées, se rassemblent de toutes parts ; mais vainement leurs nombreux essaims se rapprochent et rentrent dans leur antique demeure : un douloureux spectacle leur présente les rayons ravagés et le miel devenu la proie d'un ravisseur : leur prévoyance l'avait amassé pour les besoins de l'hiver. (425) Tandis que les disciples se livrent à ce profond chagrin, des femmes fidèles leur apprennent, étonnante nouvelle! qu'elles ont vu des ministres ailés, descendus des cieux, qu'elles ont vu Jésus lui-même brillant d'un éclat inconnu, sa tombe déserte, et, dans la tombe, ses vêtements abandonnés. Soudain, d'une course empressée, les uns se hâtent de gravir au sommet de la montagne; ils y trouvent le tombeau vide. Les autres, d'une oreille incrédule, écoutent cette merveille : d'abord, incertains, ils disent qu'un fantôme mensonger, une trompeuse image a trompé les yeux de ces femmes timides, comme souvent un songe représente à nos sens assoupis et les traits des absents et la figure des morts. Enfin le jour tombe, et les réunit au sein de leur demeure depuis longtemps solitaire : Jésus entre, se montre sous sa forme accoutumée, et, par l'extérieur et la voix, révélant sa divinité, fait jaillir de tout son corps une clarté céleste. (441) Didyme, alors absent, parcourait les cités voisines, où l'avait conduit la perte récente de son maître : mais sa frayeur est calmée : il reparaît dans la ville sainte; et, reçu dans l'asile commun, il voit ses compagnons qu'étonne encore cet événement, et que la terreur a réduits au silence. —Tel, lorsque la flamme vient, de la nue entr'ouverte, embraser un temple ou quelque somptueux palais et remplir d'effrayantes clartés l'étendue de l'édifice, l'habitant, dans son enceinte, reste éperdu, et son coeur est agité d'un frisson mortel, [6,450] que remplace avec peine un calme longtemps attendu. Étranger à l'événement, Didyme étonné demande le motif de cette stupeur et rassure ses amis par le langage de l'amitié. Pierre l'embrasse ; et, baignant de larmes abondantes la barbe dont la vieillesse a blanchi son menton : (455) « Nous l'avons vu, s'écrie-t-il enfin, disciples heureux que nous sommes ! nous l'avons vu, comme autrefois, respirer l'air de la vie, ce roi des immortels que la mort vient de ravir à notre amour, » —A ces mots, il tressaille de joie et tient les yeux fixés au ciel. Pour Didyme, il refuse de croire à ce récit : (460) Quoi ! il a retrouvé l'existence et revoit la lumière bienfaisante du ciel! n'est-ce pas un fantôme trompeur qui vous est apparu, une vaine illusion qui a déçu vos regards? — Non, reprend le vieillard, c'est lui-même, ce sont ses plaies encore saignantes, sa figure première, ses membres divins, son corps réel que nos yeux ont contemplés, qu'ont touchés nos mains. Oui, moi-même je l'ai vu, et, d'un oeil attentif, j'ai reconnu ses blessures. C'était le soir, les portes étaient fermées, les fenêtres l'étaient aussi; l'effroi nous glaçait dans cette retraite : la table était dressée; et, placés tristement à l'entour, nous réparions nos forces affaiblies. Soudain, au milieu de l'appartement, Jésus paraît, inattendu, et surprend nos regards; il a franchi le seuil, traversé la porte, et, par sa présence imprévue, porté la joie dans nos ames étonnées. A son éclat, tout à coup l'enceinte semble s'enflammer, nos membres frissonnent et nos coeurs, à son aspect, sent saisis d'épouvante. Mais nous l'entendons gourmander nos alarmes, calmer nos inquiétudes et nous défendre de quitter le repas. (478) — « C'est moi, dit-il, je suis Jésus : que la paix règne dans vos coeurs et les ferme à la crainte! » Puis il présente à nos mains et ses membres et les cinq plaies imprimées sur son corps radieux; que dis-je? il a daigné s'asseoir à notre table frugale, nous parler comme autrefois pendant sa vie mortelle, et répéter les paroles mémorables qu'il confia à notre souvenir dans les derniers jours qui devancèrent l'instant de son trépas. Puis il part et disparoît enfin dans la vague des airs. » (486) Ainsi parlait le vieillard, ainsi parlaient ses compagnons : cet entretien durait encore, que, dans l'enceinte, s'élance Cléophas, des disciples que l'homme-Dieu avait attachés aux apôtres un des plus fidèles; et, d'une voix bruyante, il profère ces paroles : (490) « Bannissez, s'écrie-t-il, bannissez les alarmes : il vit encore, la mort a relâché sa victime : il vit, je l'ai vu, oui, je l'ai vu de mes yeux, et j'ai, de mes oreilles, entendu sa voix connue et ses paroles accoutumées. Il l'a entendu comme moi, comme moi il l'a vu parler, celui qui m'accompagne (et, de l'oeil et de la main, il indique Ammaon). A l'instant, tous les deux, l'esprit en proie à la douleur, nous foulions l'endroit où les montagnes commencent à s'abaisser, et la plaine où les tours d'Emmaüs lèvent une tête sourcilleuse : à nous se joint un voyageur; sa figure est inconnue, [6,500] son vêtement étranger. Tandis qu'il charme, compagnon agréable, par des entretiens divers les ennuis de la route, tantôt des larmes soudaines arrosent nos visages, tantôt l'excès de la douleur arrache de nos coeurs de profonds soupirs : lui, par ses paroles, calme nos chagrins, et nous demande la cause d'une affliction sans cesse renaissante. Nous lui dévoilons la suite de nos disgrâces, nous lui peignons la mort de notre maître, mort cruelle qui a tari, à ce moment fatal, la source de notre bonheur, le brillant espoir que nous offrait la grandeur de ses actions et de ses promesses; puis son trépas, son trépas qui a trompé notre attente. Impatient de ce langage, il nous répond en ces termes : (511) "Disciples aveugles, disciples ignorants ! quoi! vos prophètes vous ont prédit ce trépas cruel, des monuments divers vous ont annoncé ces tragiques événements; et, tous, ils vous ont trouvés également incrédules ! et vous ne rougissez pas ! il a lui-même, seul pour tous les humains, offert sa tête aux coups de la mort; il a voulu, par ce sacrifice spontané, calmer le courroux de son père et marquer de son sang la route qui conduit à la céleste patrie. Ces leçons, ne vous les a-t-il pas données? ne vous a-t-il pas, avant de le réaliser, révélé ce déplorable avenir? Naguère encore, il m'en souvient, il l'annonçait au milieu de Solyme; mais un langage mystérieux le couvrait d'une sainte obscurité : aujourd'hui le voile est levé, le nuage a disparu, l'incertitude est dissipée; non, vous n'avez pas nourri de vaines espérances. Le voilà, ce roi qui avait planté une vigne soigneusement alignée, et, d'une haie protectrice, repoussé les atteintes des animaux et des hommes. En vain il y envoie, du sein de la ville, de nombreux serviteurs : les cruels habitants des champs les ont, malgré leur innocence, livrés à la mort. Enfin, dans cette vigne fatale, il envoie son fils même, ce fils que le Tout-Puissant, après le massacre des prophètes, a fait descendre du séjour du bonheur ? Tout à coup, poussés par une fureur homicide, les habitants de Solyme ont immolé, par un trépas barbare, le fils de l'Éternel : mais le crime ne restera pas sans châtiment. Bientôt, avec des armes vengeresses, le monarque quittera la ville, poursuivra, la flamme à la main, les farouches meurtriers, et confiera sa vigne à des mains étrangères. » (536) — A ces mots, il éclaircit à nos yeux la suite des prophéties, déroule les actions de nos pères, et nous montre partout le présage de la mort de Jésus, chargé d'arracher la race humaine à l'horreur de l'enfer. Avec quelle clarté il nous dévoilait dans les merveilles anciennes ces récentes merveilles ! L'obscurité cessait de couvrir nos yeux, un charme inconnu maîtrisait nos sens, et le feu d'une ardeur nouvelle brûlait nos coeurs attendris. — Ainsi une flamme active amollit la dureté du fer : ainsi le soleil dissout, en naissant, la glace épaissie. — Cependant nos esprits distraits ne l'ont pas reconnu, avant notre entrée dans la ville et l'approche de notre demeure. Il feignait une route plus longue et la recherche d'une habitation lointaine; mais nous l'avons, tous deux, conjuré de souscrire à nos voeux [6,550] et d'entrer dans notre asile hospitalier: le jour, penchant vers son déclin, le conseillait aussi, et la terre se couvrait déjà du crêpe obscur de la nuit. Rendu à nos désirs, il a daigné s'asseoir à la table modeste de ses compagnons. A peine sa main touchait et partageait, suivant l'usage, les dons de la terre préparés par la flamme, la nuit a tout à coup disparu, nos yeux ont recouvré la lumière. Je le reconnais, et j'adore, dans une attitude suppliante, le Dieu révélé à mes regards. Mais il s'est aussitôt, ainsi qu'une fumée légère, évanoui dans les airs, et soustrait à la vue, ainsi qu'à la main des mortels. » (560) Ce récit qu'a fait Cléophas, chacun le croit véritable : Thomas, seul, en méconnaît la vérité et reste constamment incrédule. Il ose répéter encore que jamais il ne croira ce prodige, s'il ne voit Jésus lui-même de ses yeux, à la clarté du jour, et si, du doigt, il ne touche ses blessures. A peine a-t-il parlé, que Jésus, entouré d'une clarté brillante, paraît une fois encore au milieu des disciples surpris, dans le moment que les fenêtres et les portes sont également fermées. —Ainsi le soleil pénètre à travers la glace transparente qui garantit nos demeures du souffle des vents, et, malgré cet obstacle, lance ses rayons dorés dans la plus obscure enceinte : cependant la lumière est entrée, sans laisser de trace de son passage; et, sans endommager le cristal, l'astre introduit et retire sa clarté. (573) — Tous, à la fois prosternés, l'adorent, à genoux. Didyme, au montent que Jésus l'appelle par son nom et lui montre, à l'éclat du soleil, ses blessures, Didyme aussitôt tremble, tombe la face en terre; et, par des reproches amers, accusant sa conduite : (578) « Oui, s'écrie-t-il enfin, je le reconnais, c'est bien votre visage, c'est vous, c'est mon Dieu. Je ne pouvais croire, je l'avouerai; qu'après la mort, vous pussiez revivre, voir encore la lumière et respirer l'air commun aux vivants. Les dernières paroles que prononça votre bouche avaient échappé à ma mémoire« incertaine. Insensé ! comment n'ai-je pu croire à la possibilité de votre retour à la vie, lorsque vous avez rappelé, de la mort à l'existence, des hommes depuis quatre jours enfermés dans la tombe : il m'en souvient, j'étais présent; mais, hélas ! combien alors j'étais aveugle! peut-être, j'aime à le croire, peut-être vous-même l'avez permis, cet excès d'égarement, sans doute j'ai balancé, j'ai voulu de mes mains toucher votre corps, j'ai craint qu'une ombre vaine, un vain fantôme n'abusât mes regards; mais telle est mon espérance, l'incertitude d'un disciple fera la conviction des âges reculés. » (592) Thomas parlait encore que Jésus et la lumière l'abandonnent; le Dieu, pour affermir leur foi, s'avance tantôt vers un disciple et tantôt vers un autre : enfin il ne quitte le séjour des humains pour le ciel, qu'à l'époque où quatre fois dix soleils ont éclairé la terre. Un jour Pierre et ses compagnons fendaient l'onde amère, soumettaient une barque au mouvement de la rame et cherchaient dans la pêche une nourriture que leur procuraient la mer et leur état. [6,600] Déjà un travail vainement prolongé pendant toute la durée de la nuit a fatigué leurs bras, déjà ils recueillent leurs filets qu'ils ont mouillés sans fruit : voilà qu'à leur vue se présente un jeune homme, dans la fleur de la beauté, qui, du rivage où se brisent les flots, promène ses regards sur la plaine liquide. D'abord ils ne reconnaissent pas Jésus et ses membres divins, qu'il a voilés sous les traits d'un mortel. Bientôt, le premier, s'adressant aux pêcheurs, il les invite à diriger et la barque vers la droite et leurs efforts vers lui : c'est là qu'ils trouveront le prix qu'ont mérité leurs travaux. On obéit sans délai à cet ordre, on gagne d'une course rapide la route indiquée, on jette les filets noueux : le mouvement agite et trouble les flots sur la plaine azurée. Déjà Pierre avertit, par un signe, ses compagnons muets, appelle de la main et des yeux leur secours et leur annonce un immense butin. Leurs bras réunis retirent avec peine les filets : le poisson captif bondit dans ses entraves. Jean, le premier, pressent la présence de Dieu. (615) "Amis, s'écrie-t-il, je ne puis me tromper, Jésus est en ces lieux, c'est lui, c'est notre maître, je reconnais l'éclat céleste de ses traits : ses yeux et son visage respirent l'allégresse." Pierre l'entend à peine, que, sans retard, il s'est élancé du vaisseau et précipité au sein de la mer; il veut, à travers l'onde salée, aborder le premier son roi, en dépit des alarmes qu'inspirent les vents déchaînés sur l'humide empire. Puis ses compagnons voguent vers le rivage, et, tous, à l'aide de la rame, s'empressent d'atteindre le sable. Alors, pour réparer leurs forces, à l'aide de la nourriture, dociles, ils dressent la table, la chargent des bienfaits de la terre, et, pour cuire les poissons palpitants sur le bord, tous les environnent de brasiers ardents : une affreuse odeur s'élève dans les airs. (629) Dès que la faim est assouvie, Jésus se lève; et, dévoilant sa divinité aux yeux de ses disciples, il leur tient ce langage : "O mes amis, souhaitez pour vous, recommandez aux autres la paix et ses douceurs : recevez aujourd'hui mes adieux, ils seront éternels : le ciel me rappelle dans son radieux palais : qu'il vous souvienne de moi. Préparez, dès ce jour, vos âmes à l'infortune, ainsi qu'à la patience : gardez-vous de redouter la présence et la cruauté des tyrans; que les rois vous entendent et connaissent la vérité. Religieux contempteurs de la vie, la majesté des trônes, l'éclat des sceptres, l'orgueil des rois ne vous doivent pas effrayer. Il ne vous faudra pas chercher longtemps et l'instant propice et le moyen adroit : toujours présent à vos côtés, je guiderai votre langue et placerai les paroles sur vos lèvres. Jamais le ciel ne vous refusera les consolations et les forces. Quand la douzième aurore montrera ses rayons dorés, mon père vous remplira de son souffle céleste, et, par un prodige, répandra la divinité même dans vos âmes. Forts de cet appui, sans pâlir à la vue des maîtres de la terre, vous proclamerez mon nom dans l'univers. Alors s'élèvera vers la voûte étoilée un peuple saint, pareil à la vigne qui, dégagée de ses entraves, cesse d'être captive, [6,650] étend à l'entour le luxe de ses pampres et se charge à la fois de feuilles et de fruits. Enfin, lorsque le dernier jour éclairera le monde, que j'arracherai des tombeaux ouverts tous les ossements humains, et que la terre rendra à la lumière les morts enfermés dans ses entrailles, ces vallons et ces collines verront réunis en essaims innombrables les hommes, les femmes et les enfants immolés sur le seuil même de la vie ; moi-même j'imposerai des lois : moi-même sur un siège, au milieu du vallon, je pèserai dans une juste balance les actions et les châtiments. Vous aussi, à mes côtés, placés sur deux fois six trônes, vous jugerez la race mortelle, deux fois six tribus subiront vos redoutables arrêts, et l'univers admirera l'éclat de votre gloire. Cependant, ô Pierre, c'est à toi, qu'aucun disciple ne surpasse en piété, c'est à toi que je remets les intérêts de la religion et que je soumets quiconque s'est plu à suivre mes drapeaux. Voilà le rang sublime où ma faveur te place ! souviens-toi que tu dois régner sur les nations, mais régner par la douceur. L'univers, dès ce jour, doit reconnaître en toi un maître : ami de la paix, si tu sais protéger le juste, sache aussi réduire le rebelle. Mais s'il est sur la terre des coupables dont le crime ait mérité ta haine; si, insensibles à tes avis, ton juste courroux les maudit et les exclut du commerce des hommes et de l'assemblée des saints, odieux au ciel, vainement ils soupireront après le séjour du bonheur, s'ils ne doivent à ton indulgence un pardon, à leur changement leur rentrée dans leurs droits. C'est à toi qu'il est donné désormais d'ouvrir ou de fermer aux malheureux mortels les portes du séjour étoilé". (677) Tels étaient les ordres de Jésus, au moment de quitter et la terre et les hommes. — Ainsi, près de mourir, un berger remettant à ses enfants chéris les agneaux et leur bercail, les instruit des ruses et des ravages du loup, et leur indique les pâturages dangereux au troupeau. — Ainsi le pilote déjà fatigué par les ans, lorsqu'il confie le gouvernail aux mains novices de ses compagnons, leur enseigne les parages divers, les sables peu profonds et les écueils féconds en naufrages. (684) Les avis sont donnés : une nuée lumineuse, étendue sur toute la montagne, embrasse la tête élevée des palmiers, et des flammes célestes éclairent les contours du rivage. Cependant une allégresse inconnue anime le palais des cieux : des bataillons d'enfants divins, des essaims légers d'immortels applaudissent des ailes et des mains, et renouvellent les fêtes : les célestes parvis retentissent des accents de la joie. Les uns, observateurs attentifs et transportés de joie, occupent les jours et bordent les remparts élevés qui défendent les cieux. Les autres, près des portes entr'ouvertes, brûlent de voler au-devant de ses pas et s'élancent dans l'air qu'ils obscurcissent de leurs ailes. Ceux-ci aiment à manier l'archet et pincer la lyre, ceux-là à tirer les doubles accords de la flûte : d'autres remplissent de leur souffle les cors recourbés, les bruyantes trompettes, et, d'une main empressée, font résonner les cymbales. Des choeurs agiles et joyeux ont trois fois entouré le trône du Tout-Puissant, trois fois, en se jouant, ils ont parcouru l'espace étoilé; [6,700] puis, descendus des hauteurs du ciel, ils dirigent vers le monarque divin leurs essaims volages, au bruit harmonieux des instruments et des voix mélodieuses. — Tel qu'au temps où les remparts superbes de Romulus n'étaient pas encore réduits en poussière, où s'élevait encore la roche Tarpéienne, où Rome, la reine des cités, donnait encore des lois à l'univers asservi, un consul, vainqueur de tous les ennemis, au retour des combats, entrait dans les murs et montait triomphant au Capitole. — Tel, dans sa marche à travers la nue, le vrai fils de l'Éternel s'avançait vers le ciel. Mais, afin de pouvoir fléchir son père, lorsque son courroux préparerait aux crimes de la race humaine de justes châtiments, il porte avec lui tous les instruments de son cruel trépas : on voit d'abord le double pieu qui formait sa croix, la colonne infâme qui l'exposa, enchaîné, à des traitements inhumains, les faisceaux de verges déchirantes, les courroies ensanglantées, la lance, et la coupe suspendue à un léger roseau; on voit encore trois clous dont la pointe allongée perça ses pieds et ses mains, la couronne que hérissent de leurs dards des épines enlacées, l'étendard des Romains fixé sur un long javelot, la corne qui renfermait la lumière, élevée sur un tronc dans les airs, enfin le roseau qui remplaçait le sceptre dans la main de Jésus. Les anges chargés, chacun, d'un sanglant trophée, le précèdent, et se rendent, à travers l'espace, aux célestes demeures. (726) Les disciples lèvent la tête, et, d'un oeil étonné, suivent ce nuage d'enfants ailés, et Jésus lui-même, au sein des airs, tendant les mains et fendant l'espace azuré. Tout à coup, du ciel enflammé, une voix vient frapper leurs oreilles : (730)« Bannissez les alarmes ! pourquoi fixer au ciel vos yeux surpris? Jésus va partager avec son père l'empire des cieux. » Aussitôt le céleste palais retentit de doux concerts, l'espace étoilé de sons mélodieux; imitateurs empressés, les disciples applaudirent, et, les yeux et le coeur attachés à la voûte azurée, répétèrent tour à tour ces accents : «Réjouissez-vous, mortels : de la voix et des mains, témoignez votre joie et chantez votre dieu gravissant au divin séjour. Réjouissez- vous, habitants des airs et de la terre; et vous, hôtes muets de l'onde, réjouissez-vous ! que la terre, partout où s'étendent ses vastes contours, que les montagnes et les fleuves enchantés, que les sources qui produisent les rivières, et la mer dont l'immense ceinture environne le globe, prennent une voix, chantent leurs transports, reconnaissent leur auteur, et redisent dans leur langage : —Sa naissance a devancé le temps ; toujours grand, toujours il a régné avec son père; et, dieu comme lui, il remplit tout de sa divinité. Ce n'est pas d'un premier germe, c'est du néant qu'il a tiré, dans la suite des temps, le ciel, la terre, la mer, et les êtres épars sous la vaste étendue des cieux : c'est lui qui a séparé la terre des eaux, le ciel de la terre, [6,750] éclairé la céleste voûte de flambeaux lumineux, émaillé de plantes diverses la surface du sol, fécondé les moissons et fourni à la vigne sa liqueur bienfaisante. Moteur tout-puissant de l'univers, c'est à toi qu'obéissent et les airs, et les eaux amassées dans les airs, que les vents et les nues apportent leurs hommages. C'est à tes ordres, que la nuit et le jour, toujours dociles et fidèles, commencent et fournissent leur carrière : c'est de tes lois que la plaine azurée et ses monstrueux habitants reconnaissent le pouvoir : ton bras puissant balance la masse pesante de la terre et la suspend, poids immense, dans le vide de l'air : tu disposes les éléments, règles leur harmonie et diriges l'accord de leurs mouvements vers un centre commun. L'espace t'ouvre de liquides sentiers, les nuages te servent de char, et tu marches assis sur l'aile rapide des vents. Pour toi, le temps ne fuit pas, emporté sans retour par d'impétueux coursiers : il reste à tes yeux sans changement et sans cours ; le présent renferme à la fois le passé et l'avenir : à ta voix, le soleil docile suspendit sa marche au sommet des cieux, la lune même laissa son croissant imparfait, et les astres enchaînèrent, immobiles, leur course accoutumée : à ta voix, la flamme oublia mille fois sa puissance destructrice et laissa sans blessures, au milieu d'une fournaise, des enfants occupés, d'une voix commune, à célébrer tes louangés : à ta voix, la mer, accessible aux vaisseaux, partagea ses vagues affermies et fraya à travers ses abîmes de solides sentiers aux nations : à ta voix, le fleuve détourne ses eaux rapides de leur lit étonné, le roc à peine touché rend une onde abondante, les fontaines et les rivières s'arrêtent dans leur cours. Tu regardes la terre, elle tremble épouvantée : tu frappes les montagnes, et leur fumée s'élève jusqu'à la nue. A ton aspect, les rois quittent leur trône, déposent à tes pieds les armes, baissent le sceptre, et, pénétrés d'un religieux effroi, adorent ta divinité. A tes ordres, le sourd entend, l'aveugle voit, le muet parle, le malade recouvre ses forces, et le mort enseveli déjà dans le creux d'un tombeau reprend une vie depuis longtemps éteinte et des sens pour jamais endormis et glacés. Tu as vu, sans pâlir, le spectacle affreux du plus affreux trépas ; et le séjour de la confusion, le théâtre de l'effroi, l'enfer n'a pu t'épouvanter. Tu as fait trembler les mânes; le tyran du ténébreux empire n'a pu soutenir ta présence, ta présence qui portait la solitude au repaire des tourments : ce monstre éperdu s'est plongé au fond de ses abîmes; et les furies ont caché leur mortelle frayeur en des gouffres lointains, tandis qu'un essaim de captifs délivrés t'accompagnait, triomphant, vers la céleste voûte. Vainqueur, tu règnes aujourd'hui dans les cieux, tu donnes des lois à l'heureux sénat des immortels, tu disposes les moments prévus par ta sagesse, tu rends à l'univers les siècles trop tôt écoulés du bonheur, et défends au soleil d'en arrêter désormais la marche. Salut, créateur de la nature ! sauveur de la race humaine, salut ! Jette sur nous, jette sur les habitants de la terre un regard favorable : ta mort lui vient d'ouvrir la porte du ciel [6,800] et d'effacer enfin, au coeur de ton père, le souvenir de son courroux.» Ainsi chantaient à l'envi, sur un rivage rocailleux, les apôtres et la foule réunie des disciples. Cependant cet excès d'allégresse n'a pas fermé les coeurs à la crainte, une force divine n'a pas encore affermi leurs âmes ; c'est en de sombres cavernes qu'ils cherchent encore des asiles. — Ainsi, quand l'épervier abattu sur un colombier sourcilleux saisit, enlève, et, de son bec recourbé, déchire une victime, les colombes, loin de là, s'envolent, puis se cachent au fond de leur retraite, et confondent leur impuissant murmure. — Ainsi, après la mort de leur maître, les disciples éperdus s'enferment dans leur demeure, et, par des voeux ardents, appellent le dieu dont Jésus a flatté leur espérance. (813) Enfin luit le jour marqué; et les feux renaissants du soleil ont dix fois dissipé les ténèbres étendues sur l'univers : le Tout-Puissant, dans cet espace serein du ciel, où l'air plus pur embellit les astres d'une clarté vermeille, le Tout-Puissant siégeait au milieu des cieux dans le cercle des immortels et réglait les moments et les secrets de la destinée. Jésus, alors dépouillé de la frèle enveloppe des mortels et répandant, en sens divers, les rayons lumineux qui l'entourent, Jésus se présente à son père et lui adresse ces paroles inspirées par le plus tendre amour : (822) "Le voici, ô mon père, il est arrivé le moment de rassurer mes disciples. La perte de leur maître disperse leur essaim timide; et la faiblesse, qu'ils tiennent de la mortalité, les livre aux mouvements d'une terreur extrême. Bannis de leur âme cet effroi, fortifie leurs coeurs et qu'ils puissent voler avec transport au-devant des hasards qui les attendent. Armés contre eux d'une injuste haine, et cette haine, c'est pour moi qu'elle se déchaîne, Solyme et la Judée leur dressent des embûches : cependant ils devaient, saintement audacieux, répandre mon nom, désormais immortel, dans toutes les contrées qu'embrassent de leur vaste ceinture les eaux des mers, et, d'un culte impie, appeler tous les peuples à un culte sacré : telles furent tes promesses, ô mon père, et tes promesses sont immuables. Mille fois, assuré de la tendresse qui leur ouvre, à la fin de leurs travaux, le céleste séjour, mille fois, j'ai moi-même dissipé leurs doutes, ranimé leur courage, et promis à leur espoir, dans un avenir rapproché, ton secours tout-puissant : forts de cet appui, bravez, leur ai-je dit, les rois et leurs superbes menaces : courez, volez à la mort, et, victimes volontaires, sachez à la vraie religion sacrifier votre vie. (842) A ces mots, il montre ses pieds et ses mains percées d'un fer aigu, la blessure ouverte dans sa poitrine, et la couronne épineuse qu'il porta comme victime. Le Tout Puissant souscrit à la prière de son fils, lui donne un baiser empreint de son amour éternel, et lui répond en ces mots : (847) « J'ai prévenu ta demande, ô mon fils, et vais accomplir tes voeux. Pourquoi tendre vers moi tes mains ? fidèle à ma promesse, je remplirai de mon esprit, j'embraserai d'un feu céleste les mortels attachés à tes lois : [6,850) tu les verras, contempteurs magnanimes des charmes de la vie, affronter pour toi le fer et la flamme, la gueule des monstres, les roues hérissées de dents tranchantes ; et ces hommes, qu'épouvante aujourd'hui le souffle même du zéphir, un jour ils braveront avec joie et sans contrainte les périls, lutteront avec l'ennemi, insulteront à la mort, et, pleins d'un orgueil vertueux, d'un beau corps exhaleront une belle âme. En vain la chaleur, en vain la froidure tenteront d'arrêter leurs pas, soit que l'été fende la terre de ses ardeurs mortelles, soit que l'hiver, de son haleine glaciale, enchaîne le cours des fleuves. Leur voix retentira par de là les sables du Gange et la Bactriane placée aux limites du monde. L'Ismare, la Thrace et Gadès, le Sère lointain et le Breton baigné des mers entendront leurs accents : (863) leurs leçons rempliront l'univers, réformeront la race humain; et la terre, qu'ils auront parcourue, élevera des temples augustes en ton honneur. Les peuples, arrachés au crime, t'apporteront leurs hommages, peuples que la barrière des mers sépare des autres mortels: un nouvel âge d'or, tu le sais, et mille fois je t'en fis la promesse, un nouvél âge d'or embellira la terre convertie. Tes plaies, ô mon fils, n'ont pas mérité l'entrée du ciel aux seuls mortels que le crime, propagé du premier homme à ses descendants, avait précipités, malgré leur innocence, dans les ténèbres de l'infernal abîme : tes plaies en ouvriront encore l'accès, pendant le cours successif des siècles, à des troupes innombrables que leurs crimes auraient à jamais éloignées des célestes demeures. Tels sont le prix, la force et le mérite attachés à ta mort. C'est peu encore : qu'on réunisse tous les forfaits que le temps a produits depuis son origine et produira jusqu'à sa fin : pour les effacer et les détruire, il suffirait, il serait trop de la plus faible partie de ton sang ; que dis-je ? un jour viendra, et ce jour n'est pas éloigné, quand l'astre des cieux aura, pendant trois cents lustres, parcouru sa carrière, un jour viendra que les poètes, amis de la vérité, oublieront les fables de la Grèce, et consacreront leurs vers purifiés à redire aux nations ton trépas : tes louanges alors retentiront dans toutes les cités, mais surtout dans les plaines enchantées de l'heureuse Italie, que baignent, de leurs eaux vagabondes, l'Adda, le Sérius épanché, plus limpide que l'ambre, sur la mousse qui tapisse les replis tortueux de son lit, et le roi des fleuves, l'Éridan, dont les eaux, en pressant les remparts ébranlés de Crémone aux longues tours, roulent avec fracas et menacent encore ses frèles édifices. Là, pareils à des cygnes argentés qui se jouent dans la nue, les jeunes garçons et les jeunes vierges répèteront à l'envi sur tous les rivages de chastes accords: confondus sur un tendre gazon, ces jeunes essaims accoutumeront leur bouche à redire nos louanges, et, d'une voix à peine articulée, célébreront déjà tes bienfaits. Telle est ta destinée; nulle puissance n'en pourra changer l'ordre ». (897) Ainsi parle le père à son fils, et lui souffle son tendre amour. Cependant les disciples maudissent le crime du perfide Judas, et, pour exécuter les ordres de leur maître, [6,900] se partagent l'étendue de la terre; chacun, dans la contrée que le sort lui assigne, doit porter de nouveaux usages, un culte nouveau. Mais, afin de soumettre, ainsi qu'avant le déicide, à deux fois six chefs les jeunes fidèles, et remplir le vide que le traître a laissé dans ce religieux sénat, on choisit un nouvel apôtre : le sort, dont tu subis la loi, te revêt de ce brillant honneur, ô Mathias, vertueux descendant de pères inconnus. Tous alors, le coeur attristé, ils adressent au ciel cette prière : (908) "Cieux, ouvrez-vous, et toi, émanation de la bouche du Tout-Puissant, esprit divin, viens enfin, dans ce jour, descendre dans nos âmes! Jésus nous a mille fois promis que tu serais notre appui : le temps a déjà réalisé ses autres prédictions: seule, cette promesse est encore sans effet." Tel est le langage que leur inspire, à tous, une douloureuse attente. (914) Tout à coup la voûte éthérée semble s'abattre : le tonnerre gronde et remplit le ciel d'effrayants éclats; on lève les yeux, une lumière inconnue brille de toutes parts aux regards étonnés : du sommet des airs paraît descendre une nuée marquée de tâches de feu, d'où, jaillissant de côtés divers, des rayons éclairent toute l'enceinte. Une vaste flamme aussitôt s'arrête innocemment sur la tête des disciples, de légères étincelles embrasent et rougissent l'espace d'alentour. — Ainsi des paillettes scintillantes s'échappent, en éclairs multipliés, de l'acier, quand d'infatigables forgerons, le bras levé avec de lents efforts, déchargent tour à tour des coups pesants sur l'enclume, et, de leurs tenailles mordantes, retournent la masse enflammée. — Le Père tout-puissant et son fils, éternel comme lui, exhalant à la fois, du haut des cieux, leur divine haleine, insinuent l'Esprit saint dans l'âme des apôtres : c'est Dieu, oui, c'est Dieu lui-même. A son souffle céleste, les coeurs, d'abord glacés, commencent à s'embraser; ils sentent son approche, se remplissent de sa présence, et conçoivent un religieux délire : Dieu règne en eux tout entier : il n'est ni délai ni repos : trois fois des éclairs étincelants les enveloppent d'une effrayante clarté, trois fois un tourbillon rapide les embrasse, l'amour divin les enflamme, leur âme devient une brûlante fournaise, de vifs aiguillons, des mouvements impérieux fatiguent leurs coeurs palpitants. (938) Tout à coup l'effroi fait place au courage; dans les disciples, aujourd'hui, tout étonne, le langage et sa matière. La même langue, qui croira ce prodige? chaque peuple la comprend, et, doucement trompé, s'imagine entendre la langue de sa patrie. Cependant de nombreux étrangers remplissaient l'enceinte de Solyme, accourus de toutes les parties de l'univers; un sentiment religieux et une vaine curiosité les avaient amenés dans la ville occupée de célébrer alors une pompeuse solennité : cinq fois dix jours avant cette fête, une fête différente avait placé sur toutes les tables et présenté, pour assouvir la faim, l'agneau sacré. Ils entendent ici leur langage, l'enfant de la Libye, de la Gaule et de Rome, l'habitant de la Perse et de la Scythie; ils l'entendent, celui que la Thrace enfanta sous son climat glacé, [6,950) que l'Afrique et la Crète ont nourri, celui encore qui a quitté la Phrygie et l'Inde, l'Arabie et les sables du Garamante. L'étranger s'étonne, avec lui s'étonnent les disciples eux-mêmes : on dirait qu'ils ont dépouillé l'homme et sa mortelle enveloppe : ils parcourent en esprit l'immensité des airs, les célestes demeures, et jouissent, attentifs et muets, des entretiens, des immortels. (956) Déjà ils annoncent l'avenir : Dieu éclaire leur esprit, et dissipe le nuage humide et sombre qui, répandu à l'entour des corps, obscurcit, émousse l'humaine intelligence; ces hommes que la crainte honteuse d'un cruel trépas avait glacés naguère et renfermés en de sombres cavernes, aujourd'hui étrangers à la frayeur, armés d'un impassible courage, indifférents aux intérêts terrestres, c'est aux yeux du public qu'ils se montrent; ils bravent le fer et la flamme, les monstres et leur fureur, et proclament hautement que leur maître, victime d'une mort injuste, est le fils du Tout-Puissant, et le ciel son berceau. Ils rougissent aujourd'hui de leur timidité première, et, pénétrés de l'esprit divin, chaque jour enflamme davantage leur ardeur de mourir. —Ainsi, quand la chaleur dessèche les campagnes, et, de fentes nombreuses, déchire le sein de la terre, l'herbe languit et meurt; mais si le ciel verse une pluie bienfaisante, l'herbe redresse soudain la tête, la campagne dépouille sa tristesse et recouvre sa verdure. (973) Les apôtres se séparent; et, dispersés en des contrées différentes, partout ils chantent les louanges, partout les éclatantes actions de l'Homme-Dieu ; et bientôt leur voix, réalisant les antiques oracles des prophètes, leur voix a parcouru l'univers; elle a pénétré dans ces plages inhospitalières que la zone brûlante change en de vastes déserts; elle a pénétré jusqu'à ces limites du monde que battent les derniers flots des mers. Partout ils imposent aux cités un culte et des lois, purifient les peuples coupables dans les eaux du baptême, effacent leur antique souillure, et partout élèvent à la nouvelle religion de nouveaux autels. C'est alors que les disciples prennent, du nom de Jésus-Christ, le nom de chrétiens : ce peuple ramène l'âge d'or sur la terre; et des siècles de bonheur commencent leur brillante carrière.