[5,0] LA CHRISTIADE. LIVRE CINQUIÈME. PILATE cependant brûle de délivrer le captif innocent, et son esprit, tout entier à ce désir, court de projets en projets ; à sa pensée reviennent sans cesse la renommée, la vertu, la beauté céleste de l'infortuné : tout lui prouve et sa naissance divine et la vérité du récit qu'il vient d'entendre. Enfin il se tourne vers les habitants de Solyme qui remplissent l'enceinte de frémissements confus. «Sortez, dit-il, calmez votre fureur, puis rentrez en ce lieu. Qu'un homme, choisi parmi vous, vienne, en votre nom, déclarer quel crime affreux s'oppose à la délivrance du captif, et commande son trépas. » A ces mots, ils se retirent, la menace à la bouche : leur dessein est fixé, la mort de Jésus sera le terme de leur fureur. Ailleurs, le parjure qui a livré son maître aux mains des ennemis, Judas change de sentiment et reconnaît son crime. Hélas ! que ne peut-il, innocent, revenir sur ses pas! Inutiles désirs! son âme est inaccessible au repos; les furies déchaînées en lui-même, punissent son forfait par une vengeance secrète; et son coeur ne peut renfermer l'orage tumultueux des remords. Hors de lui-même, il revient : dans sa main est la somme qui inspira son déicide, l'argent que lui remit pour salaire la reconnaissance de Solyme. Arrivé sur le seuil de l'enceinte sacrée que les prêtres occupent : "Les voici, s'écrie-t-il, reprenez vos funestes présents. Je vous rapporte le prix fatal de mes fureurs! qu'ai-je, hélas! prétendu? et quel intérêt m'a pu conduire à pareil attentat? Oui, il est le fils de l'Éternel, il est véritablement Dieu, ce jour enfin me le découvre, mes ténèbres se dissipent, la lumière se montre, et mon délire a disparu". 28 A ces mots, Judas jette l'argent à leurs pieds ; mais les prêtres se rient de ses larmes et de son retour tardif à la vérité. L'infortuné s'éloigne, hors de lui, l'esprit aveuglé par le désespoir; ses pensées se succèdent, ses soucis redoublent, le remords déchire son coeur, et ses yeux considèrent à regret la lumière. Roulant alors de toutes parts des regards enflammés : Malheureux ! se dit-il à lui-même, que ferai-je ? quel siècle, quelque reculé qu'il puisse être, pourra jamais taire et mettre en oubli mon sacrilège? Reporterai-je mes prières à ses pieds? avouerai-je mon crime, et, malgré sa noirceur, ouvrirai- je mon âme à l'espoir d'un pardon? Mais de quel oeil regarder, de quelle bouche supplier celui qui, jouet de ma perfidie, méritait un retour différent ! Hé bien ! je vais fuir, autant que la fuite sera possible, pour couler, inconnu, sous un ciel lointain, le reste de mes jours. Rapides aquilons, enlevez mon corps de ces lieux; transportez-moi sur ces bords où le jour, au terme de sa carrière, disparaît à nos regards : mais quel asile pourra me rassurer? Dieu remplit l'univers de sa présence, et l'épouvante de ses foudres; que mes pieds parcourent la terre, qu'un vaisseau me conduise par-delà les ondes, je porterai partout ma conscience, et partout mes remords. Mais quel sera mon protecteur et quelle sera ma ressource? c'est trop tarder, des songes bercent mon esprit : ô terre, je t'en conjure, ouvre sous moi tes abîmes! [5,50] pourquoi balancer davantage?... Malheureux Judas! Tu sens donc aujourd'hui l'horreur de ton crime ! Il la fallait sentir, tels devaient être tes pensées, lorsque tu pouvais reculer et prévenir ta honte ! Meurs donc aujourd'hui, et que ton bras venge enfin cet horrible attentat; meurs, et qu'une mort volontaire te dérobe à la vue de la lumière et des hommes! » 55 Ainsi criait Judas, résolu de trancher une vie odieuse et de terminer par le trépas ses cuisants remords : c'est le seul remède qu'il trouve à ses peines mortelles. En proie à l'incertitude, il croit qu'à chaque instant la terre va l'engloutir, et que la foudre va tomber sur sa tête, tant l'image de son maître captif est présente à sa vue! La pâleur de son visage, le sang qui rougit ses yeux, le frisson de son corps annoncent l'approche de la mort, une nuit épaisse l'enveloppe de son crêpe lugubre, et d'impénétrables ténèbres voilent la nature à ses regards. Insensé, qui n'a pas osé avouer son crime, espérer un pardon ! Le roi des cieux n'est pas sourd aux prières, et sa bonté fait taire le plus juste courroux. Le dessein de Judas est arrêté; quelque temps immobile à la place qu'il occupe, enfin il part, et pénètre en tremblant sous les arbres qui, près du séjour des rois, étalent un épais feuillage : là, il balance, incertain de la mort qui doit mettre un terme à son trouble; tournera-t-il, d'une main intrépide, le fer contre sa poitrine, pour le plonger tout entier aux sources de la vie? Ira-t-il, d'une hauteur, se précipiter dans un abîme? Les furies, ces guides cruels qui nourrissent son délire et fortifient sa fureur pour une mort volontaire, les furies lui montrent, dans une corde qu'elles suspendent à une branche inclinée, un instrument de mort. Aussitôt, par une juste vengeance, il l'attache à son cou; et, pour mettre, avec cet infâme lacet, une fin à sa vie, il serre sa gorge, ferme le conduit de la respiration, et son corps, tout à coup suspendu, se dessèche dans les airs. 82 Le retour du matin n'émaillait pas encore le ciel de couleurs vermeilles; déjà les prêtres, réunis par troupes tumultueuses, et debout auprès du vestibule, faisaient retentir les portiques de bruyantes clameurs : là, un antique usage les arrête, et, dans un jour sacré, leur défend de toucher un seuil profane. Pilate enfin, entouré d'une nombreuse jeunesse, Pilate paraît; les faisceaux le précèdent, la pourpre le décore, un trône d'ivoire l'attend à la porte du palais : il s'assied; à ses côtés, selon leur rang, s'asseyent les sénateurs. Le silence a longtemps régné, lorsque Pilate parle enfin en ces termes : 92 "Vous demandez la mort de ce jeune et vertueux captif; mais répondez, quel crime la commande? J'ai moi-même examiné sa naissance et sa vie, et je n'ai rien trouvé qui la puisse mériter. Que dis-je? la renommée célèbre l'éclat de ses actions : à peine l'ai-je vu dans les chaînes, à peine ai-je entendu ses discours, que l'étonnement m'a saisi; sa voix n'a rien de la voix d'un mortel; en lui la figure, le langage et les yeux, tout est d'un dieu. Il est dieu sans doute, ou du moins il est son fils. [5,100] Renoncez à votre haine, et gardez-vous, aveugles volontaires, de méconnaître votre roi". A ces mots, une violente fureur embrase tous les coeurs : de toutes parts la rage éclate, des gémissements retentissent : un vieillard se lève dans l'assemblée, Anne est son nom; et sa bouche éloquente prononce ces paroles : "Si déjà d'autres preuves, ô Pilate, ne vous avaient pas dévoilé le crime du captif, chacun le pourrait augurer, et vous, surtout, pouvez-vous n'être pas ému lorsque vous voyez ces nombreux citoyens, réunis de cent endroits divers, déposer des forfaits d'un coupable ? Discoureur habile, il a séduit par son langage nombre de victimes : son front, ah! gardez-vous de ses artifices! son front imposteur annonce une vertu qu'il n'a pas, et son coeur, dans ses profonds replis, ne recèle que la fureur du crime. Ne découvrez-vous pas où tendent cette religion naissante, ces orgies, ces rassemblements enveloppés des ombres de la nuit? Adroit artisan de séditions, il soulève les villes de la Judée et se déclare avec audace roi de l'univers et fils de l'arbitre suprême, du maître absolu des cieux. Aussi est-ce à ce titre qu'il assure un pardon à l'aveu spontané des crimes et dégage le coupable de la crainte du châtiment qui l'attend à la mort. La mort, oui, la mort pourra seule expier ce sacrilège : nos pères en ont prononcé l'arrêt. C'est peu, il renverse des usages héréditaires, et, sous le masque de la divinité, il établit, dans nos cités, des lois différentes, d'autres cérémonies, des sacrifices nouveaux, dont il prescrit l'exécution à la plus reculée postérité. Nos autels, il menace, et sa menace n'est pas obscure, de les détruire; notre temple, de le livrer aux flammes, notre temple élevé avec tant de travaux et de dépenses. Bientôt même il voudra éteindre le soleil, attaquer le ciel même, et par ses paroles en détacher les astres. Mais l'imposteur n'a pu longtemps cacher le crime au fond de son coeur : la pudeur ne l'a pas éloigné des repaires qui recèlent les coupables : des avis ne sauraient l'arracher à d'infâmes sociétés; et, sur ses compagnons, la tempérance est sans empire. Que dis-je? s'il est, dans l'enceinte de Solyme, un monstre signalé, parmi les scélérats, par l'éclat de ses forfaits, heureux de rencontrer un égal, soudain il l'aborde, il l'obsède, il s'unit à lui des liens de l'amitié; tant la fureur du crime le maîtrise, tant il semble mettre son bonheur à faire des dupes et des coupables! puis, malgré la loi qui, pendant les jours de fête, interdit tout travail, il ose, profanateur impie, soigner les infirmes et guérir les malades. Dirai-je que ses disciples, contempteurs impunis de nos défenses, se gorgent, dans leurs demeures, d'aliments illicites, et, portant partout, contre les usages et les lois, des mains que n'a pas arrosées une eau pure, souillent et le pain et les coupes de leur toucher immonde ? Ainsi le Tout-Puissaut abolirait des cérémonies auxquelles il a souri pendant tant d'années ! ainsi il renoncerait à ses desseins! A quel siècle sommes-nous réservés, siècle où l'on pourrait taxer le ciel d'inconstance! Livrez, livrez le coupable à la mort, pour conserver à nos offrandes des autels que ses paroles menacent, et détourner ses imitateurs de semblables forfaits. [5,150] Oui, livrez l'impie à la mort : que le châtiment soit égal à ses crimes; et dérobez, en l'immolant, notre temple à ses flammes sacrilèges. » Il dit : tous, d'une voix unanime, approuvent ce discours; mais ce discours ne fléchit pas l'inébranlable résolution de Pilate; ces accusations, il les a déjà entendues, il sait qu'elles sont une coupable invention de la haine, et que la gloire du captif et l'éclat de sa vertu produisent en ces ames sacrilèges l'aiguillon de l'envie. "Mille fois, répond-il, si j'en crois la renommée, vous lui avez imputé ces crimes; mille fois ses réponses victorieuses ont dévoilé la vérité et réfuté l'imposture. Sans doute il se déclare le fils de l'Éternel ; mais vous savez vous-mêmes que, ce fils, le ciel vous l'a promis pour soulager un jour les mortels malheureux, calmer le courroux antique du Créateur, rendre à votre nation son amour, et, par sa puissance, expier les fautes de vos pères. Tels sont, il m'en souvient, et vous me l'avez appris vous-mêmes, tels sont les présages de vos prophètes, le langage de vos aïeux, et la preuve en est dans ses actions : paraît-il dans les murs de vos cités, il les étonne par d'éclatantes merveilles, supérieures à l'art, supérieures à la puissance des humains; il a même rappelé des victimes des ténèbres à la lumière, quand la mort, déjà répandue dans leurs membres, avait brisé les liens qui attachent l'âme à son corps. Bannissez donc, accusateurs aveugles, bannissez une injuste haine, terminez cette lutte inégale, et sachez reconnaître votre Dieu. » 175 Il dit : ces paroles augmentent encore la fureur; les impies poursuivent à grands cris leur projet, déchaînent une rage effrénée et déchirent la robe qui couvre leurs épaules : cette bouillante colère s'accroît à l'égal de l'ardeur impétueuse de l'Adige ou du Pô, près d'engloutir sous leurs ondes des plaines riantes. Le laboureur s'efforce-t-il d'opposer à tant de menaces une digue à la hâte élevée; le fleuve, impatient de l'obstacle, s'irrite davantage, s'élance, et, vainqueur, entraîne la barrière abattue. Roi de la Judée et descendant des rois, Hérode était alors à Solyme, appelé par la fête. La faveur des Romains lui avoit rendu une partie de l'empire enlevé à son père : il tenait les rênes de la Galilée. Le Romain, gouverneur de la contrée, apprend à peine son arrivée dans la ville : pour se dérober à la rigueur de sa fonction, il remet aux mains du monarque galiléen le Galiléen captif, lui recommande l'examen de sa vie et de ses attentats, et le charge de prononcer l'arrêt qu'a mérité le crime. A peine a-t-il entendu le nom de Jésus, Hérode enchanté le fait introduire : il brûle, et ce désir est pressant, de considérer ses traits, d'écouter son langage, et fait succéder les questions aux questions; mais Jésus, muet, les yeux toujours attachés sur le ciel, ne montre à ses yeux qu'un homme ordinaire : aussi, devenu l'objet de ses railleries, il est, par ses ordres, reconduit au prétoire, où Pilate revoit à regret entre ses mains l'innocence accusée. [5,200] Ici mon ardeur s'éteint, mon âme languit et succombe : je frissonne au souvenir des maux qu'éprouve le véritable fils de Dieu, Dieu devenu mortel et créateur des cieux, que ne peuvent embrasser la terre, les mers, l'immense étendue de l'espace et la plage illimitée de la voûte étoilée. Esprit tout-puissant, descends du ciel, viens ranimer mes forces et raffermir mon courage par ta divine influence. Quand j'essaie de peindre cette tragique scène, mes sens m'abandonnent; tout prend à mes côtés une teinte funèbre; je vois les astres pâlir, le soleil couvrir d'un voile lugubre les roses de son front, et le ciel attristé s'épancher en larmes. C'est donc un excès d'amour, c'est une charité compatissante pour les disgrâces humaines, qui t'a réduit, toi le brillant flambeau du ciel, toi le vrai fils de Dieu, toi Dieu véritablement descendu des célestes demeures, à supporter, victime volontaire, ces traitements douloureux et barbares, à courber, chargé d'une enveloppe terrestre, ta tête divine sous le poids accablant de souffrances spontanées, à recueillir ce triste retour de la bonté gratuite qui, pour effacer nos crimes, te soumet à la mort? C'est nous qui avons arraché de l'arbre défendu le fruit délicieux : pour toi, sur un tronc infâme, dans l'horreur des supplices, tu expies la compassion que t'inspire notre misère. O fils de l'Éternel ! O Dieu véritable ! O Jésus! ainsi, dans les fers, tu es forcé d'entendre les différents arrêts que prononcent contre toi les hommes, et, destiné à venir un jour juger l'univers, de paraître sous les yeux d'un juge mortel. 225 Pilate voit ramener le captif à son tribunal, Pilate que rien ne peut désormais soustraire à sa pénible fonction ; son âme est assaillie de l'orage affreux des soucis. Tantôt il saisit un moyen, et tantôt un autre, pour fléchir ces coeurs étrangers à l'humanité, fermés à la compassion : ses tentatives sont impuissantes, et son zèle oppose aux ennemis d'inutiles efforts. Afin de les calmer, il passe tour-à-tour de la prière à la menace, de la douceur à la sévérité; mais ce langage irrite davantage la fureur, aigrit encore les âmes. "Au retour de ces fêtes, dit-il enfin, que chaque année ramène, et que vos pères ont consacrées à une vaine superstition, l'usage me commande d'arracher à ses fers et de rendre à la liberté un des nombreux captifs que leurs crimes ont renfermés dans les cachots. Voulez-vous que de cet innocent prisonnier je brise enfin les chaînes? Qui donc a plus de droits à ce bienfait? N'avez-vous pas déjà épuisé contre lui la barbarie et les tortures? Oui, je le vais délivrer, ou du moins éloignez-le de ces lieux et livrez-le sans moi, malgré son innocence, à toutes les horreurs de la mort. » Le peuple, irrité, interrompt ce discours, grossit encore les calomnies, et réclame à grands cris de plus cruels tourments. Odieux au peuple, odieux au sénat, Barabbas, de tous les brigands le brigand le plus fameux, Barabbas, depuis longtemps au sein des cachots, attendait, dans ces jours, la peine de ses crimes : il n'était pour lui aucun espoir de fuite, aucun moyen de salut. Est-ce Barabbas, est-ce Jésus que veut délivrer la pitié publique? [5,250] Pilate le demande, et croit ainsi assurer la délivrance de son captif. Mais la haine entraîne, la fureur aveugle l'habitant de Solyme : c'est de Barabbas, c'est de ce monstre seul qu'il demande, d'une voix unanime, la délivrance et la grâce, c'est de Jésus qu'il exige le trépas; tout l'excès de sa rage s'oppose aux désirs de Pilate. Pilate abandonne, ordre cruel, déplorable spectacle ! ce corps divin aux coups des courroies et des verges. Peut-être, se dit-il à lui-même, pourrai-je, par ce moyen, éteindre dans ses ennemis la soif d'un sang innocent; peut-être la pitié entrera dans ces coeurs impitoyables; peut-être l'aspect rapproché de ses membres en lambeaux rassasiera leur vengeance, et les empêchera de solliciter son trépas. Déjà le sang ruisselle à grands flots répandu, le sang inonde, rougit son cou, ses bras, ses côtes dépouillées, toutes les parties de lui-même, et sa bouche vermeille vomit une épaisse sanie. Tel, on l'expose aux regards avides du peuple, les épaules, la poitrine, les jambes ensanglantées : son corps est nu; un tissu blanc en voile seulement le milieu. A cet aspect, le ciel pâlit, la lune émousse son disque d'argent, s'enfuit épouvantée sous la terre, dérobe sous un nuage épais sa face aux humains; les étoiles semblent, à son exemple, abandonner la céleste voûte. 272 Cependant la vue de son sang n'éteint pas la fureur ennemie: les prières ajoutent encore à la rage commune; et, pour l'adoucir, l'adresse et les efforts de Pilate sont également impuissants. Tout innocent qu'il est, on lui prépare le trépas, on demande pour lui les plus affreuses tortures : les cris de la haine remplissent l'étendue du prétoire; les bourreaux s'échauffent et s'irritent à l'envi. Des furies, des ministres échappés de la nuit infernale, des êtres invisibles, des simulacres de corps se mêlent à la foule, attisent encore la fureur dans les âmes, épaississent les ténèbres, et donnent à la rage de nouveaux aiguillons. 282 Un songe cependant a troublé le sommeil de l'épouse de Pilate : elle le conjure de ne pas souiller ses mains dans le sang, et d'épargner le jeune captif. La nuit lui a présenté de menaçants présages. "Oui, c'était là, jamais songe ne m'a trompée, c'était là, je le reconnais à sa blancheur, cet agneau que des chiens épars et des bergers armés de pieux attaquaient à l'envi. A peine fut-il expiré, les pâturages le pleuraient, les bois et les champs lui donnaient des larmes : en proie à un déplaisir sensible, le maître du tonnerre déchaîne sa vengeance sur les auteurs du meurtre : il semble que soudain l'air se trouble et s'abat sur la terre, la grêle bondissante écrase les forêts et les plaines : une voix descend tout à coup du ciel et traverse la nue. — "Pilate, dit-elle, épargne ton Dieu, enchaîne la fureur de ses bourreaux". —Non, je n'enpuis douter, et tu n'es pas déçu, le captif est le sang de Dieu même. Ah ! épargne un crime à tes mains, et crains de répandre un sang sacré ! Puisse la bonté des immortels détourner ce présage ! Puisse leur courroux ne peser que sur le Juif et sa postérité ! » [5,300] A ces mots, Pilate montre à l'habitant de Solyme une fermeté nouvelle; son dessein est pris de ne céder jamais à sa fureur. Ce n'est plus le langage de la douceur, c'est celui de la menace qu'il oppose aux cris d'une rage qui ne connaît plus de bornes : on eût dit qu'il voulait rompre les liens de la victime, la rendre à la liberté et se décharger lui-même du poids affreux des soucis. 306 Il le sent, le cruel monarque des ombres, tourmenté, au fond même de l'abîme, de craintes ineffaçables, d'ineffables souvenirs, il le sent, il soupire; et son coeur irrité s'indigne d'une défaite. Aussitôt, d'un ténébreux repaire, il évoque la Crainte, monstre affreux, noir, immense, inévitable, de tous les monstres qu'enferment les sombres bords le monstre le plus sinistre et le plus jaloux des actions éclatantes. A ses côtés sont et la Froideur et la Pusillanimité, les yeux fixés en terre. Tout à coup il arrache à sa langueur et fait monter la Crainte au séjour des mortels : c'est à l'endroit où les monts phéniciens, jusqu'alors respectés du ciseau, s'élèvent par une pente adoucie, qu'elle doit pénétrer dans les remparts de Solymne, refroidir, abattre le courage de Pilate, et, par des alarmes, le détourner de son projet. 319 Empressée d'exécuter ces ordres, la Crainte fixe à ses épaules les ailes rembrunies des oiseaux nocturnes, et resserre ses membres en une masse étroite: bientôt elle touche au terme de sa route, paraît et reparait cent fois, oiseau funèbre, aux yeux de Pilate; puis, dans son vol importun et bruyant, frappe de ses ailes sombres tantôt la poitrine, tantôt le visage du Romain, le pénètre d'un frisson mortel, et forme à l'entour de son coeur une chaîne de glace. A cet aspect, Pilate reste immobile : la pâleur couvre son front, ses cheveux se dressent sur sa tête : une froide horreur circule dans ses veines, ses genoux tremblent, la parole expire sur ses lèvres. Les Juifs ont à peine découvert dans Pilate des craintes jusqu'alors inconnues, la pâleur sur son front, et son corps différent de lui-même, aussitôt ils saisissent cet instant et le fatiguent de leurs clameurs : 332 "Il ose, s'écrient-ils, usurper le titre, aspirer au sceptre, réclamer les honneurs d'un roi ! Si vous prétendez le dérober à la mort, si des crimes pareils n'ont pas sur vous d'empire, bientôt, artisan habile de séditions et de fourbes, il arrachera la Judée aux lois des Romains, la Syrie à la puissance du sénat. Ah! si l'intérêt de Rome, si la gloire de César vous touche, délivrez sans délai la terre de l'aspect de ce monstre : qu'il subisse la peine due à ses crimes nombreux; et que la contagion n'envahisse pas la nation entière". Tous, ils persistent et répètent à l'envi ces paroles; mais Pilate, qui connaît leur rage opiniâtre et sent déjà l'effet du monstre déchaîné dans son coeur, Pilate, au nom de roi, pâlit, cesse de contester la victoire, avoue sa défaite, cède aux clameurs, et ne peut résister plus longtemps à la fureur ennemie. —Ainsi, sur le milieu de la plaine liquide, lorsque les aquilons opposent leur souffle à la marche d'une galère, [5,350] le pilote, du haut de la poupe, lutte d'abord, anime ses compagnons à se courber sur les rames pesantes: mais s'il voit ses efforts inutiles, le ciel toujours plus irrité, et la rage des vents enfin victorieuse, il prend une route nouvelle, que la fortune lui trace sur les ondes ouvertes à ses courses, et, livré à la merci des autans, agite d'une main affaiblie la rame impuissante. 356 Pilate cependant ne retient plus sa voix et fait entendre aux Juifs ces menaces. "Hé bien, s'écrie-t-il, puisque votre fureur est sans retour, je cède, et ne veux plus vous arrêter : condamnez ce captif, qu'il meure malgré son innocence! pour vous, un supplice vous attend, supplice affreux, que rapproche mon espérance. Malheureux, votre sang sacrilège et le sang de vos derniers neveux, justement répandu, expiera ce forfait.» 362 A ces mots, il veut qu'on apporte une urne remplie d'une eau fraîche, il en arrose ses mains, et poursuit en ces termes : "Ainsi que mes mains sont à présent sans souillures, ainsi n'ai-je point de part à ce forfait; je me déclare étranger à votre déicide". Il dit, et, de son trône, retourne au sein du palais. — "Que le ciel nous punisse, répondent les barbares, et nous, et nos enfants; et qu'il nous rende un jour tous les supplices que nous méritons". 369 Tandis que le peuple sous les portiques, devant le vestibule, considère ces débats, les valets de Pilate, les armes à la main, dans l'intérieur du palais, se jouent du captif et se rient de son silence. Au souvenir de la royauté que voulurent lui déférer des peuples et des cités, on le couvre d'un manteau que rougit une pourpre vermeille, et, sur un siège élevé, on l'expose aux regards. Des épines aiguës, arrondies autour de sa blonde chevelure, remplacent la tresse d'or et la couronne des monarques : un roseau des marais tient lieu d'un sceptre étincelant. Les portes s'ouvrent, les transports éclatent, les applaudissements retentissent, le peuple le voit et le salue du nom de roi. — Ainsi des enfants choisissent, dans leur essaim joyeux, un chef destiné à guider leur obéissance volontaire : tous, enchantés, l'entourent de leur bataillon, et, debout en sa présence, exécuteurs des ordres que se plaît à leur donner ce fier monarque, ils remplissent le ciel de clameurs enfantines. 385 — Un jeu semblable occupe, dans l'intérieur, la horde des valets inhumains : ils couvrent d'un large bandeau les yeux du captif, puis frappent avec la main et des roseaux sa tête divine. Celui-ci lui arrache la barbe que le sang épaissit : celui-là souille, sans pudeur, d'une impure salive, ses yeux rivaux des astres, et son beau corps d'une immonde poussière. Il n'est ni trêve ni bornes aux outrages : aux mouvements que leur bras lui imprime il n'oppose que la patience : les souffrances ne lui arrachent pas une plainte; et le sommeil, le sommeil est un bien qu'on interdit à ses yeux fatigués. Triste spectacle, qui déchire le coeur et révolte les yeux ! il est des feuilles dans les forêts, il est des antres dans les montagnes, où les oiseaux et les monstres sauvages peuveut passer les nuits et déposer leurs petits naissants. Mais, sur la terre entière, l'auteur de la nature, le maître du palais des cieux cherche en vain un espace [5,400] pour reposer sa tête et trouver un terme à ses fatigues et le repos de la mort. Le Juif alors triomphe, il prépare les instruments du supplice, recherche les divers genres de tortures, et veut épuiser contre lui toutes les rigueurs de la mort. On va, d'une main empressée, dresser le bois fatal, y placer le captif, et prolonger la souffrance qui le mène au trépas. Soudain des arbres sont fendus, la cognée les partage à coups retentissants, et, de leurs débris, forme une croix élevée. C'était un supplice que les rois destinaient jadis aux auteurs des plus noirs attentats. La mort ainsi ménageait le coupable, prolongeait les douleurs, et semblait n'immoler qu'avec peine. Cet instrument avait été jusqu'alors sans éclat et sans nom : aujourd'hui vénérable et sacré, cet instrument obtient des hommages : adorateurs suppliants, descendants de pères religieux, nous le plaçons, enchâssé dans l'argent et dans l'or, sur les autels; et depuis ce moment, notre pieux souvenir lui présente de saints transports. Un jour il brillera dans les cieux; et sa clarté, pareille à celle que répandent les flambeaux célestes, éclairera l'étendue de l'univers, lorsque le même instant livrera tous les êtres à la mort, et que la flamme viendra dévorer l'ouvrage des humains. 420 L'aurore montrait à peine sa lumière à la terre : des diverses parties de Solyme, la foule se précipite, impatiente de voir : les passages sont remplis, on accourt, on se presse. Jésus, dépouillé de la pourpre dont l'a revêtu une insultante raillerie, et les mains attachées, Jésus, au milieu du concours et des cris tumultueux, marchait au supplice : il marchait, de longues cordes nettoient ses pas à travers les spectateurs : déjà demi-mort, tremblant, ensanglanté, couvert des plaies de la nuit, lui-même, sur l'épaule, il portait deux pieux, coupés au sein d'un chêne et chargés de noeuds pesants. C'est sur cette croix qu'un affreux supplice va l'arracher à la terre et terminer à la fois ses jours et ses souffrances. Les Juifs, tout armés, l'environnent : à l'entour se forme un cercle de boucliers : les lances portent au loin leur clarté rayonnante, les casques couvrent et surmontent les têtes de panaches couleur de sang; et les clairons, par des accents alternatifs, répondent aux clairons. Les uns, à pied, s'avancent sur ses pas, les autres brillent montés sur de superbes coursiers; les coteaux voisins répètent les clameurs : d'autres, en grand nombre, qu'animent de vertueux sentiments, d'autres répandent des torrents de larmes: ce sont des mères tendres, des vierges sensibles, qui le voient, les pieds nus, marcher en des routes rocailleuses et mille fois heurter les pierres inégales, tandis qu'il traîne avec effort, contre la pente de la montagne, son accablant fardeau. A leur aspect, Jésus soupire, et, d'une voix émue, «Femmes sensibles, leur dit-il, non, ne pleurez pas les maux affreux que j'endure : pleurez plutôt votre prochain trépas, pleurez le supplice que ma mort attire à vos enfants ! » Jésus, à ces mots, quitte, d'un pas mal assuré, les murs de Solyme. Cependant, à ce moment d'un si grand intérêt, le roi des immortels monte au point le plus élevé de la voûte éthérée : [5,450] il veut, spectateur volontaire, considérer la mort barbare de son fils mortel. Les habitants des cieux joignent à sa marche leurs bataillons ailés, et se pressent, compagnons empressés, sur ses pas. Au sommet de l'Olympe est un temple construit dans une masse d'or, parsemé de perles transparentes ; édifice immense, majestueux sanctuaire de l'Éternel, il domine les astres qui, abaissés dans l'espace, éclairent l'univers. Au milieu s'arrondit, taillé dans un bloc de diamant, un tertre dont la tête s'aiguise, ainsi qu'un pin, à mesure qu'elle s'élève; des sièges innombrables, disposés à diverses hauteurs, l'environnent; et neuf degrés les placent au-dessus de la céleste voûte. C'est là que se rendent les immortels : à leur entrée, tous, ils saluent le monarque suprême par des danses qu'ils forment et des chants qu'ils répètent, puis occupent les trônes qui leur sont destinés : brillants d'un éclat divin, ils tracent autour de l'élévation neuf vastes cercles, et siégent à des places distinctes : car, ainsi que leurs rangs, différent aussi leur force et leur puissance: la diversité de grandeur assigne à chacun des sièges divers; et, dans cette foule, il n'est aucun qui ne soit content de son poste, heureux de sa destinée. Dans le centre, l'Éternel, sur un trône élevé, tient un sceptre d'or, embrasse d'un regard, dans toute son étendue, la création entière : il est tout resplendissant : des feux éclatants étincellent à l'entour; et le lointain est de ses brillantes clartés. Bientôt ses regards ne s'attachent que sur les terres criminelles de la Judée : là, ses yeux considèrent la montagne de la douleur, où la troupe immortelle porte aussi des yeux attristés, montagne fatale, la première qui, au sortir de Solyme, présente ses contours blanchis d'ossements humains. C'est là que les artisans de crimes subissent, par une mort infâme, un châtiment mérité : aux arbres mutilés d'alentour pendent les cadavres ensanglantés, noircis, défigurés. 481 Jésus a parcouru la carrière et touche à peine théâtre étranger à la pitié : à ses yeux apparaissent et les apprêts de son cruel supplice et la croix, la croix fatale déjà dressée. Il promène de toutes parts ses regards abattus et cherche si, de près ou de loin, le hasard n'offrira pas à sa vue, au milieu de la troupe ennemie, quelqu'un de ses disciples : mais cette troupe ne lui présente pas d'ami, elle ne renferme que des hommes qui respirent la cruauté, dont les armes éclairent la plaine de sinistres lueurs. Ses amis l'ont abandonné, ses amis... la fuite les a, loin de lui, dispersés en des lieux divers;— ainsi lorsque, précipitée du haut des cieux, la foudre a frappé, ou qu'un monstre élancé de son repaire a dévoré un berger dans le fond du vallon, aussitôt les brebis, sans gardien, se dispersent dans les champs, et les remplissent de bêlements plaintifs. 494 Déjà il monte sur la croix inhumaine, et balance entre le ciel et la terre : l'horreur le glace : il semble oublier qu'il est Dieu. A ce genre affreux de mort, la crainte s'empare de son coeur; un trouble intérieur, de cruelles pensées, des soucis rongeurs, de douloureuses réflexions ébranlent et partagent son âme : la pâleur est étendue sur ses membres, qu'inonde un mélange de sueur et de sang; [5,500] et souvent il rappelle le palais des cieux, sa patrie. Alors, les yeux attachés sur le céleste séjour, il tire de son coeur ces paroles : "Éternel, ô mon père! hélas, pourquoi délaisser votre fils en ce péril extrême? qu'est devenue votre tendresse paternelle?" Le Tout- Puissant entend ces paroles, le choeur des immortels les entend avec lui. Le père, dont l'intelligence embrasse toutes les pensées, n'a pas oublié que sa volonté est le mobile de ces événements, le père reste insensible et réprime sa colère. Pour les habitants ailés des célestes plaines, qui l'environnent de leurs essaims réunis, rien ne peut retenir leurs transports spontanés: un déplaisir soudain les pénètre, la colère les embrase de ses feux : ils veulent secourir le fils de leur maître, empêcher le crime, et, le fer à la main, repousser l'ennemi. Les armes sont leur cri, les armes leur désir, les armes leur unique pensée. Un ange distingué dans la nation ailée, et, de tous les anges, le plus habile, quand, à l'aide du clairon recourbé, il faut réunir les bataillons guerriers, un ange s'élève, d'un vol rapide, au sommet du ciel; assis au faîte de l'empire azuré, il sonne le signal des combats. A ce signal, le ciel entier s'ébranle, un mouvement inconnu agite les étoiles. Ce bruit va frapper et celui que la lune pluvieuse, humble dans sa marche, retient dans un monde éloigné : il va frapper aussi ceux que le destin a chargés de la garde des humains. La terre même tremble, la terre, en proie à d'épouvantables secousses : les messagers, partis à la voix du roi des immortels, pour des contrées diverses, se reportent vers la plaine éthérée, interrompent le cours de leur mission, et reprennent leur vol vers le sommet de la céleste voûte. 528 — Telles des colombes que la recherche de la pâture nécessaire avait arrachées à leur séjour; à peine un orage inattendu s'approche, le ciel se trouble, le tonnerre gronde, des nuages enveloppent les airs d'un voile épais; soudain, de toutes parts, elles désertent les plaines, regagnent à tire-d'aile leur demeure élevée, et se replongent à la hâte dans leurs trous profonds. Déjà l'on quitte à pas pressés le sommet du ciel : le glaive à double tranchant brille dans l'immensité de la plaine éthérée, l'horreur s'accroît, on entend le roulement des chars, les cris des roues et le cliquetis des armes qui déchire les airs : cet horrible fracas étonne les deux pôles, surprend les astres, épouvante les globes placés sur un ciel toujours mobile : ce bruit est l'ouvrage de ces êtres subtils, qui vivent sans être attachés à des corps, et dont la forme naturelle échappe à nos sens; mais soit qu'un ordre suprême les envoie au séjour des humains, soit que la nécessité leur mette les armes à la main pour combattre des frères autrefois rebelles, souvent ils empruntent un corps étranger, de ce corps ils s'adaptent les ailes, et couvrent leur forme adoptive de membres aériens, pour soumettre des esprits à la vue des mortels. Impétueux dans leurs mouvements, ils revêtent une opaque enveloppe, que l'oeil peut saisir, et chargent leurs brillantes épaules d'armes depuis longtemps inconnues, [5,550] qu'ils viennent de détacher des colonnes de bronze qui soutiennent le ciel. Ce sont les dépouilles des immortels : ce sont des trophées conquis autrefois, dans une guerre sacrilège, sur des compagnons qu'égarait la fureur. L'un, enflammé d'ardeur, s'arme d'un javelot, brandit et pousse une énorme lance : l'autre, d'une main empressée, saisit une torche brûlante, l'autre des flèches ailées, et suspend à ses radieuses épaules un arc en croissant arrondi. Celui-ci enlace les cestes redoutés à l'une et l'autre main, celui-là entortille à sa droite la corde d'une fronde : il n'est aucun qui n'attache à son côté une épée d'or, enfermée dans un fourreau d'ivoire; d'autres encore attellent des chars sur l'azur du ciel; le reste, avec des ailes diversement colorées, balance des corps légers dans l'espace. Ils n'ont pas tous la même force à fendre l'air; il est une différence dans leur agilité: plusieurs voguent à l'aide de deux ailes qu'agite tour à tour chaque épaule : plusieurs, les pieds garnis d'un triple rang de plumes, traversent la plaine éthérée : ainsi que leur figure, leur couleur diffère. Les uns présentent à leurs talons des plumes pareilles à la pourpre, et sur leur dos un éclat semblable à celui de la flamme : les autres retracent la verdure du printemps, l'azur de l'éméraude : d'autres jaunissent leur dos de taches de safran. Cent autres ont émaillé leurs ailes de cent autres nuances. — Tel, après les ardeurs de l'été, l'automne pare tous les arbres de fruits, aux couleurs variées, et, fier de ses richesses, promène de tous côtés son beau front. 574 Déjà la troupe ailée traverse le vague des airs, et couvre l'espace de ses légers essaims. Elle surpasse en nombre les guerriers qui, depuis l'origine du monde, ont paru sur la terre et volé aux combats. Ce sont trois fois trois bataillons, que dirigent trois fois trois héros : le chef suprême les domine de la tête; naguère revenu de la cime élevée du Gargan, ennobli par ses exploits dans une guerre antique, la gloire l'a placé au-dessus de ses frères; il marche au milieu d'eux, avec la confiance du triomphe, il porte un casque d'or, que surmonte un superbe cimier; et brille au loin de l'éclat des diamants. Il étale aux yeux une glorieuse dépouille, la peau du dragon, aux replis tortueux, devenu sa conquête. Il en presse de la lance et du pied le gigantesque dos : ses armes étincellent au loin, des flammes jaillissent de son bouclier doré, et les étoiles du jaspe émaillent sa flamboyante épée. 589 Les anges touchent aux portes du ciel : l'ardeur commune s'enflamme encore davantage, à l'instant qui présente à leur vue d'antiques trophées : ils voient, attachés aux saints portiques, des chars suspendus à des tours sourcilleuses : ils voient des armes, des traits, des boucliers : ce sont les dépouilles de leurs frères, devenus victimes d'un attentat sacrilège contre le roi des cieux : les ingrats ! dans l'oubli de leur faiblesse, dans leur impuissante ambition, ils aspiraient au sceptre fortuné du ciel : eux, fidèles à un parti plus sage; ils attaquent, ils luttent, et, vainqueurs de la révolte, exilent du ciel les vaincus. [5,600] Des mains laborieuses avoient jadis gravé ce combat sur l'or, l'or péniblement incrusté dans le bronze des portes. Deux armées suspendues dans le vague des airs, opposées l'une à l'autre, paraissaient commencer la bataille, voler en cent endroits différents, obscurcir de leurs flèches le milieu de l'espace. On voyait les rivaux s'approcher, se confondre, mesurer leurs armes, puis, délaissés de leurs traits, enlacer dans la chevelure ennemie leurs mains recourbées, élever ainsi et rouler d'un mouvement circulaire les vaincus dans les airs : les uns cèdent par degrés, les autres, placés au-dessus de leurs têtes, les poursuivent : enfin repoussés de l'empire entier du ciel, çà et là dispersés, les rebelles, loin du champ de bataille, se précipitent dans l'immensité, pareils à la nue fugitive, aux rapides aquilons. Le Tout-Puissant, la main armée de la foudre, renverse les troupes désordonnées, attache à leurs pas ses flammes vengeresses : rejetées du céleste séjour, l'abîme les engloutit dans ses affreux cachots. 616 Au souvenir de ce combat et de cette antique victoire, les immortels brûlaient de renverser les portes du ciel et de prendre l'essor. Tous, ils allaient s'élancer, et, maîtres de la terre, embraser la contrée criminelle, livrer les cités à la flamme, et punir, coupable Judée, tes déicides fureurs. Mais, frappé de l'éclat soudain de ce tumulte, le maître du tonnerre gourmande, de sa demeure étoilée, ce belliqueux projet, et suspend par des menaces sévères, un impérieux langage, les progrès d'une guerre imprudente. Il porte ses yeux à l'entour, et voit à ses côtés mille vierges, ministres ailés de sa volonté, qui, sous une forme humaine, à sa droite, à sa gauche, attendent, pour exécuter ses ordres suprêmes, un signe de sa tête. Dans ce nombreux essaim, c'est la Clémence, au front empreint de douceur, qu'il choisit et charge de ce message. 630 "Va, dit-il, descends d'un vol rapide à travers les airs, porte ces paroles à tes frères : Que je n'ai pas remis en leurs mains les rênes du ciel et de la terre immense. Quoi! ils osent, sans mon ordre, méditer de sinistres projets, livrer des combats, bouleverser le séjour des immortels et des hommes, et remplir les âmes de semblables mouvements! Qu'ils renoncent à leurs desseins, quittent les armes, et paraissent sans retard à mes pieds". 637 Il dit : la Clémence, sur un char ailé, fend rapidement l'espace, annonce à ses frères le courroux dont le Très-Haut les menace, s'ils balancent à déposer leurs armes, rétablir le calme et rentrer dans le ciel. A la Clémence se joignent, compagnes fidèles, la Piété, la Paix, source du bonheur, l'Espérance, la Foi, et la mère du plus tendre amour, la Charité : elles s'avancent, et tiennent, à la main, des branches d'olivier pacifique: partout où les porte leur vol, les armes tombent, la fureur disparaît, le calme rentre dans les coeurs. Docile aux ordres suprêmes, la troupe ailée paraît sans armes aux yeux de son monarque : chacun occupe le siège que lui marque son rang, et garde le silence. Le maître du tonnerre promène alors ses regards à l'entour; trois fois il agite sa tête éclatante, [5,650] trois fois il ébranle les pôles d'un tremblement affreux, puis il parle en ces termes : "D'où vous vient, au mépris de ma défense, cette fureur pour les combats? Immortels, où courez-vous? Ne puis-je donc, par mon secours, prolonger l'existence de mon fils; et mon bras vous paraît-il impuissant? Retenez votre courroux et bannissez un semblable souci. Les maux qu'il endure, ma puissance les permet, vous le savez : c'est par sa mort que va s'effacer le crime des humains, c'est à ce prix que j'ai résolu de leur ouvrir les portes du ciel. Aussi l'ai-je assujetti aux plus pénibles travaux, aussi ai-je voulu que sa vie sur la terre fût en butte à toutes les disgrâces, et qu'il souffrît exil, pauvreté, privations. Le moment décisif est arrivé : l'arrêt porté est un arrêt irrévocable; ce jour, jour funeste, va éclairer sa mort : lui-même, victime innocente et volontaire, offre la tête à ses coups. Mais ce spectacle soudain l'a glacé d'effroi, et, sur le seuil du trépas, la crainte a troublé son esprit éperdu. En lui le Dieu semble s'être évanoui, il n'est resté que l'homme avec sa faiblesse et un corps accessible à tous les traits. Autrement, qu'aurait pu toute la force des hommes contre une substance divine ? qu'auraient pu les armes contre des membres impénétrables? si ma volonté avait révoqué ses décrets, ma puissance et mes forces ne sont pas affaiblies : quand la mort l'aurait déjà saisi, je pourrais arracher mon fils de ses bras, dussent coutre lui s'élever tous les mortels que la terre, depuis son origine, a vus tour à tour naître et mourir. Non, ce n'est pas ma faiblesse que Babel éprouva, lorsque, élevant une tour orgueilleuse, les géants prétendirent se frayer un sentier vers les astres, les géants dont la main pouvait déraciner les plus inébranlables montagnes. Ne fume-t-elle pas encore aujourd'hui, cette tour renversée par la foudre ? N'ai-je pas enchaîné mille fois à mon gré la fureur des orages et des tempêtes, capables d'agiter l'univers chancelant sur ses bases? Oui, je pourrais, de mon bras tout-puissant, ébranler la terre, bouleverser l'étendue des cieux, inonder la nature d'un déluge nouveau; environné de feux dévastateurs, armé de mon triple foudre, la race humaine me verrait, moi, aujourd'hui même, déchaîner ma colère, dissiper de mon souffle cet essaim de mortels, et, le fer à la main, moissonner cette plaine. Mais, attendez, il approche, et ne tardera pas d'arriver, il approche le moment où Solyme rachèterait, à grand prix, les outrages qu'elle fait éprouver au fils de l'Éternel. » 689 Il dit : un mouvement de sa tête ébranle l'univers, le tonnerre éclate, le ciel tremble, l'ardeur des immortels s'amortit, leur fureur est calmée : seulement le choeur entier accompagne la victime de ses voeux, et, des célestes hauteurs, accorde au fils de Dieu une muette compassion.— Ainsi que, sur la surface d'une enceinte interdite à la foule, deux jeunes athlètes, enflammés de l'amour de la gloire, de la passion de l'honneur, s'approchent, et vont, à armes égales, engager le combat : répandue à l'entour, la jeunesse promène ses regards sur la lice : si l'un des rivaux s'affaiblit par degrés et pâlit, si, victime d'un terrain inégal, il tombe sur la poussière, [5,700] avec quels transports ses fidèles compagnons se lèvent, le secondent de leurs voeux ! qu'ils voudraient lui prêter le secours de leurs bras! Mais la loi les arrête; debout, la douleur sur le front, ils maudissent dans le lointain la disgrâce de leur malheureux ami. 703 Tel Jésus reste sans défenseurs et sans armes : les épaules découvertes, le corps sans vêtement, les bourreaux l'étendent sur la longueur de l'instrument fatal, ses bras nus sont tendus vers les deux bras du bois, un double fer fixe à chaque côté chacune de ses mains, la même pointe réunit et perce ses deux pieds : des ruisseaux de sang inondent l'arbre funeste. On redouble d'efforts, le fer pénètre, les troncs élevés gémissent, la montagne inclinée retentit du bruit sinistre; et l'écho répète et double les coups. Des caractères, imprimés sur la croix au-dessus de sa tête, retracent en langues diverses son nom, sa patrie, la cause de son trépas. Non loin de Jésus, à droite ainsi qu'à gauche, deux coupables, étendus sur deux arbres, partageaient son supplice. Les lois, pour satisfaire la justice et punir leurs forfaits, les condamnaient à des peines méritées; mais l'arbre entre eux placé les dominait, et semblait dire par son élévation : Voilà un conseiller, voilà un artisan de crimes : de tous les brigands, c'est le plus féroce. 721 Malheureuse Solyme! postérité malheureuse de Juda, qui, par penchant, fus l'ennemie des justes et le bourreau des prophètes! Tel est donc le palais, tels sont le trône et le lit que tu destines au roi des immortels ! voilà les compagnons que tu donnes et les honneurs que tu prépares à celui qui, descendu des cieux pour les enfants des hommes, a parcouru la terre, exilé volontaire, sous une forme humaine! C'est lui qui ramena tes aïeux des bords égyptiens, et, leur donnant de fouler à pied sec et sans danger l'onde salée, entrouvrit le sein de la mer et te fraya, à travers ses flots, un passage. C'est lui dont la pitié, pendant ta marche à travers de stériles déserts, soutint d'un aliment céleste tes longues fatigues. C'est lui qui, pour toi, fit jaillir d'un rocher une eau douce, que te refusait l'éloignement des sources et des rivières. C'est lui encore dont le choix te préféra à toutes les contrées de l'univers, pour illustrer ton nom, et, comme prix de tes vertus et gage de ses faveurs, t'élever jusqu'au ciel. Et voilà les hommages dont tu paies ses bienfaits! ainsi tu signales ta reconnaissance! les oracles des prophètes, l'éclat de ses prodiges, n'ont pas ému ton coeur! et tu ne sens pas, en le voyant, la présence d'un Dieu! Destinas-tu jamais au plus horrible brigand de si cruels supplices? vit-on jamais un ennemi barbare imposer à sa victime ces tortures inhumaines? 743 Cependant, le dos attaché sur la croix, Jésus, élevé dans les airs, occupait tous les regards : tournés vers lui, ils attendent quels miracles vont signaler sa mort, quels seront, dans ce moment, fatal son espoir et sa ressource. Pour lui, muet, immobile, rien n'étonne sa patience : la pâleur n'a pas encore éteint les roses de son visage, ses yeux brillent encore d'un éclat divin; [5,750] seulement le sang inonde ses joues, rougit ses traits décolorés; une sueur abondante s'y méle à la poussière, et une sanie épaisse efface la blancheur de ses dents. — Ainsi l'Aurore, à peine sortie de l'azur des mers, embellit de ses rayons la voûte étoilée : si cette riante sérénité cesse de sourire au monde, si le ciel commence à pâlir sous un nuage inattendu, l'astre du matin ne cache pas encore sa face entière; demi voilée qu'elle est, sa beauté, malgré quelques ombres, brille encore, et perce par son éclat l'épaisseur de la nue. 758 Marie cependant, qu'un bruit incertain a conduite naguère à Solyme, Marie, hélas! une nouvelle trop certaine a frappé ses oreilles! Marie vient d'apprendre que son fils, victime de la trahison et livré à ses ennemis, est traîné de la ville au trépas. Ces paroles ne sont pas achevées, que l'infortunée a pâli, ses membres sont glacés. Sans doute, elle sait que ces événements sont l'ouvrage de la sagesse du père et de la volonté du fils; mais l'excès de la douleur l'emporte, tout autre souvenir est effacé, elle court éperdue et remplit sa maison de plaintives clameurs : les yeux pleins de larmes amères, le coeur gros d'inutiles soupirs, sourde aux consolations de ses fidèles compagnes, elle part, erre çà et là au sein de la ville, et, d'un pas infatigable, cherche le lieu fatal; puis, tantôt ici, tantôt plus loin, tout à coup arrêtée, elle écoute des yeux, interroge de l'oreille et le bruit de la marche et les sons de la voix. Telle la biche que l'approche du soir et le souvenir de sa tendre portée rappellent, des pâturages que lui offre une haute montagne, à sa retraite accoutumée : elle voit la terre d'alentour baignée de sang, et nulle part n'aperçoit ses petits : aussitôt elle parcourt des yeux, elle foule d'un pied rapide la forêt entière que déchirent ses gémissements : si quelque route, dans le bois, lui présente les traces d'un loup ou d'un lion ravisseur, elle la suit, observe les pas tracés sur l'herbe, et imprime çà et là les marques de ses pieds. 782 — Telle, sur le mont dont la tête couronnée d'oliviers domine au loin SoIyme, Marie distingue à peine un concours tumultueux, des armes éclatantes; des boucliers, des chevaux sous le harnois menaçant des combats : elle s'élance à travers la foule, et, dans sa marche précipitée, dépasse la porte de la ville. Placées sous leurs portiques ouverts, élevées aux fenêtres de leurs demeures, les femmes, à grands flots accourues; regardent sa course et plaignent à hauts cris sa disgrâce. Déjà l'infortunée, que presse l'inquiétude, devance leurs essaims épars, malgré les blessures que lui fait la sole pesante des rapides coursiers. Sur les pas de cette mère éplorée marchent, d'un pas égal, Jean le disciple fidèle, ainsi que sa mère, Marthe, qui n'a pas subi les lois de l'hymen, et sa soeur, Salomé et l'épouse attristée de Cléophas, toutes le front également enveloppé du sombre voile de la douleur. 795 Déjà rapprochée du mont fatal, elle voit un tronc dressé, des échelles, des aigles fixées en terre; elle ignore encore l'usage de ces arbres lointains; mais l'effroi glace déjà son coeur, et, trois et quatre fois frappant son visage et son sein palpitant : [5,800] "Hélas ! s'écrie-t-elle, je ne sais quelle disgrâce m'annonce cette machine élevée dans les airs ! Seulement je connais la haine active de cette immense populace; le Juif, depuis longtemps irrité, demande le supplice de mon fils : le voilà, je le reconnais, le signe que la nuit a présenté à mes yeux inaccessibles au sommeil, signe dont les descendants d'Isaac marquèrent le seuil de leur maison, lorsque, après un exil prolongé et d'accablantes fatigues, une voix les avertit de répandre, ainsi que l'ordonne l'usage, le sang d'un agneau dans leurs demeures, et de quitter en secret les rivages du Nil". 809 Elle dit, et soudain continue sa marche; en vain le soldat inhumain la repousse, en vain un mur de boucliers lui ferme les passages, elle écarte les traits, traverse les bataillons, approche du lieu funeste : chaque pas éclaircit ses doutes, confirme ses alarmes. Enfin, sur le sommet de la montagne, paraît à ses yeux effrayés une croix haute, informe, hérissée de noeuds inégaux; mais lorsqu'elle aperçoit, mère infortunée, son fils, son fils condamné à l'horreur d'un pareil supplice, attaché à cette croix, luttant déjà avec la mort; lorsqu'elle le voit, d'un oeil certain, les mains et les pieds percés d'un fer aigu, les tempes et les joues déchirées d'une couronne d'épines, la barbe épaissie, les cheveux souillés de sang, les yeux abattus et nageant déjà dans l'ombre de la mort, la tête inclinée sur l'épaule, et la pâleur du trépas étendue sur le visage, elle s'arrête immobile. — On dirait ce roc inébranlable qui s'élève sur le sommet des Alpes; en vain les autans l'assaillent, en vain le ciel irrité le frappe de son foudre à trois dards, en vain la pluie tente de l'amollir : sa tête rocailleuse, blanchie par les frimas et toujours immobile, défie la durée des siècles. - La vue de sa douleur extrême émut les montagnes, attendrit les fleuves mêmes, et, de sa cime sacrée, le cèdre sourcilleux laissa couler des larmes. 830 A peine, du haut de la croix, Jésus a vu sa mère : soudain, demi-mort, le coeur ému, il fixe, autant que le permet son attitude, sur cette mère chérie des yeux mourants, et, par un doux regard, répond à son amour; puis, pour calmer la douleur qui, à ce, spectacle, glace le sang dans ses veines et triomphe de sa constance, il lui adresse, consolateur bienfaisant, ces dernières paroles : 836 «Voici le terme de ma vie, ô ma mère; mais que l'excès du chagrin ne ronge pas secrètement ton coeur : c'est l'arbitre suprême de l'univers, c'est mon père qui permet les disgrâces que j'endure! Ce jeune homme (c'était Jean qu'il vit, près de Marie, gémir et fondre en pleurs), ce jeune homme te tiendra lieu de fils. » —Ensuite il s'adresse au disciple chéri : «Ma mère, dit-il, sera la tienne. Soigne, je t'en conjure, soigne son abandon; seul, tu lui restes; pour cette mère commune, conserve ma tendresse. » 844 A ces mots, l'ennemi lui-même, l'âme émue, ne retient plus ses larmes, le soldat, tout cruel qu'il est, fait entendre des soupirs. Marie éperdue recouvre enfin la voix et pousse un long gémissement; puis, des larmes abondantes, intarissables, que lui arrache la douleur, elle inonde la croix fatale, la presse de ses bras, et profère ces plaintives paroles : [5,850] «O mon fils ! ô le plus beau des enfants de la terre, quel tu reparais aux yeux de ta mère infortunée! Comment as-tu souscrit à cet affreux trépas? L'idée de mon amour n'a donc pu t'enpêcher de subir cette mort, d'expier par un pareil supplice une faute étrangère, et d'imprimer une plaie mortelle à mon coeur! hélas! quel je te vois, ô mon fils! Est-ce bien là ton front serein? Sont-ce là tes yeux qui, mieux que le soleil, charmaient les regards? Quelle coupable fureur a pu commettre un si cruel attentat? Que tu ressembles peu à ce fils que l'enfance et la jeunesse honorèrent, naguère encore, d'un religieux concours, d'une bruyante joie, lorsque la fête t'amena dans Solyme! Elles virent en toi un monarque, étendirent, sous tes pieds, de superbes tapis, jonchèrent sur la terre le feuillage des arbres, des guirlandes embaumées, et, d'une voix unanime, reconnurent ta divinité. Voilà donc les diamants et la pourpre qui te parent à mes yeux? Il me donna jadis des promesses différentes, ce messager envoyé des cieux vers une vierge craintive. Ainsi je me vois la plus heureuse des mortelles !... Ainsi je marche la reine des cieux! Ce sont là et l'éclat de ma gloire, et la grandeur de ma dignité! Que m'ont servi les présents offerts, après la naissance de mon fils, par la main des monarques? Que m'ont servi les joyeux accords des célestes choeurs, si, après ces présages, ce destin affreux m'attendait, et si je ne traînais mes jours que pour voir cette disgrâce? Heureuses les mères dont le fer d'un roi barbare, pour t'immoler par un trépas cruel à ses vaines alarmes, a moissonné les enfants sur le seuil même de la vie ! Que ne t'a sa fureur enveloppé dans le massacre de ces victimes innocentes? Les voilà, oui, les souffrances que la bouche prophétique d'un vieillard présageait jadis à mon coeur éperdu! Voilà le jour que m'annonçaient ses sinistres accents, où le glaive devait percer mon âme! Je le sens aujourd'hui, le glaive a pénétré, et ma plaie est profonde !... O vous qui portez ici vos pas, jetez sur moi les yeux, et donnez une mère pour compagne à son fils adoré; la vie n'a plus de consolation pour moi; ma douleur n'a pas de douleur qui l'égale. Oui, si vous connaissez la pitié, attachez aussi mon corps à la croix, et qu'elle présente à la fois deux victimes! Montagnes habitées par les monstres, et vous, arbres feuillus qui couvrez ma tête de votre ombrage, témoins de mes justes ennuis, soyez du moins sensibles, et prenez enfin pitié d'une mère infortunée : c'est à ce moment qu'il faut vous ébranler, m'écraser d'une chute rapide; et mettre un terme à l'excès de mes peines. » 892 C'étaient ces plaintes et d'autres semblables que Marie proférait, et ses fidèles compagnes s'efforcent en vain de l'arracher, éplorée, malheureuse, à ce déplorable théâtre. Cependant les soldats continuent d'outrager Jésus mourant; l'ennemi, dans l'horreur des combats, est moins cruel pour son rival. Avec un rire inhumain, ils secouent leur tête : aux pieds de la croix, ils l'insultent et poussent vers le ciel ces accents d'une joie féroce : "O toi, qui te disais l'envoyé des cieux et le fils du père des immortels, qui menaçais le temple et la ville, [5,900] et prenais, imposteur audacieux; le titre de Dieu! viens donc aujourd'hui, pieux adorateur, implorer sa puissance. Tu arrachais naguère tant d'humains des bras de la mort; et, dans ce danger extrême, tu ne peux te dérober toi-même à ses coups! Ton père prétendu t'abandonne et reste indifférent à ton supplice! Si tu es dieu, brise tes fers, romps tes entraves, descends de la croix : à ce prodige, nous te croirons un envoyé du ciel. » 908 Tels étaient les cris des soldats, qui de ce dernier outrage accablaient encore Jésus demi-mort. Lui, toujours patient et toujours invincible au milieu des souffrances, clément jusqu'à l'excès, implorait pour ses ennemis l'indulgence de son père, et trouvait dans leur ignorance et leur fureur aveugle un titre au pardon. Cependant un violent débat partageait les sentiments des jeunes coupables, que des larcins pareils avaient conduits à un pareil supplice et attachés à deux semblables croix : l'un, en proie à la rage des démons, à de longues douleurs, déchirait, par un langage injurieux, l'homme-dieu mourant, et, d'une bouche impie, proférait ces paroles : 919 "Va maintenant, lui disait-il, va démolir le temple, dont l'élévation demanda tant d'efforts et de bras; va, et, dans trois jours, relève sa masse abattue. Aujourd'hui, si le palais des cieux avait été ton berceau, si Dieu était ton père, ainsi que l'assurait ton orgueil, tu pourrais t'arracher et nous arracher avec toi à ces cruels tourments. Mais tu as rempli les villes de tes impostures, usurpé le nom de fils du Très-Haut : nous mourrons et tu mourras avec nous. » 926 L'autre qui, à la droite de Jésus, luttait déjà avec la mort, impatient de ces outrages, lui adresse ces dernières paroles : "Malheureux, quelle folle audace égare ton esprit? Notre châtiment, à nous, est le prix de nos crimes : il n'est, lui, que la victime innocente de la haine. Il serait plus sage de reconnaître nos fautes, et, par nos prières, d'intéresser sa clémence.» A ces mots, tournant ses regards vers Jésus : "Véritable fils du Très-Haut, dit-il d'une voix suppliante, toi que le ciel attend, daigne, de ton élévation, jeter sur moi les yeux, et, par une prompte faveur, adoucir mon trépas.» Jésus souscrit à ses voeux, et, du ton de l'amitié : "Aujourd'hui, répond-il, tu partageras ma gloire, tu partageras mon triomphe : l'empire qui, dans ce jour, va me recevoir, t'offrira dans ce jour également le bonheur; que ton ame enchantée conçoive déjà le ciel ! » 940 A peine a-t-il parlé : le terme de sa vie approche; et, pendant que la mort chasse d'un corps épuisé l'âme qui lutte encore, il gémit : une sueur toujours plus abondante ruisselle sur tous ses membres; la soif dessèche et brûle son gosier; il lève avec peine ses yeux appesantis par la mort, et, pour dernier bienfait, demande quelques gouttes d'une eau fraîche. Après une longue attente, on mêle dans une coupe du fiel avec du vin aigri; et ce breuvage amer, ces sucs infects, ces poisons mélangés, on les approche, à l'aide d'un roseau, de sa bouche mourante. [5,950] Mais il effleure à peine, du bord des lèvres, cette traîtresse liqueur, qu'il la rejette, et longtemps en conserve l'amertume. Cependant un débat tumultueux s'est élevé entre les gardes : ils prétendent partager la robe que Marie fila jadis pour Jésus; et, tous, ils en réclament à l'envi quelques débris. Mais des coutures n'en joignent pas les morceaux, et la couper, c'est la détruire. Arbitre pacifique, le sort lui donne un maître et termine les débats. Des prophètes, pleins de la science de l'avenir, avaient annoncé que telle en serait l'issue. 959 Déjà le soleil a presque fourni la moitié de sa course : tout à coup il pâlit, il se cache au sein des ténèbres étendues sur les airs : au milieu du jour, spectacle épouvantable! une nuit sombre, la plus sombre des nuits, pèse sur la terre entière, et le ciel a disparu sous un voile épais de nuages, qui dérobent tous les objets à la vue des mortels. On dirait, si le ciel n'était pas fermé pour jamais aux soupirs, ainsi qu'à la disgrâce, on dirait que l'Éternel a gémi, pénétré d'une tristesse profonde, et détourné de la terre déicide ses yeux rivaux des astres. Des signes lugubres attestent sa douleur, le ciel en est l'interprète. Les éclairs brillent : témoin de l'événement, la céleste voûte est en feu, le tonnerre gronde, un vaste fracas agite le vaste palais des cieux, et remplit d'un bruit sourd son immense étendue : on dirait l'univers bouleversé, ses fondements détruits. La terre mugit sous les pieds, les pavés se soulèvent, les toits vacillent et les tours inclinent leurs têtes chancelantes. Une terreur soudaine glace les nations éperdues, et se prolonge, de Solyme, aux dernières limites du monde. La cause de ces mouvements est inconnue : mais il n'est personne que n'étonne cet ineffable prodige; le crêpe épais, déployé sur le ciel, consterne les mortels, et leur fait craindre d'éternelles ténèbres. Mais une terreur plus vive a frappé Jérusalem et terrassé l'âme des habitants : tout tremble éperdu, un cri unanime s'élève vers le ciel, chacun a la conscience de son crime. Aussitôt les mères, amies de la vertu, courent en longs essaims vers le temple, les jeunes garçons et les jeunes filles s'y rendent avec elles. Tous implorent la pitié du Très-Haut; et, prosternés, suppliants au pied des autels, les couvrent de parfums et les chargent de religieuses offrandes. Tout à coup, du haut des cieux, le maître du tonnerre fait éclater un prodige plus affreux encore. C'est contre le temple même qu'il déchaîne sa colère : soudain se rompt le voile, dont l'immense étendue dérobe l'enceinte sacrée aux yeux du vulgaire : les colonnes éclatent et se brisent avec fracas. 992 Jésus alors, d'une voix retentissante, prononce ces paroles, les dernières de sa bouche mourante: "Tout est consommé : ô mon père, reçois mon âme : je la remets, innocente, en tes mains". — Il dit, incline la tête, pousse un soupir, et n'est plus.