[2,0] DEUXIÈME DIALOGUE. [2,1] I. — « Aussitôt que j’eus quitté les écoles, je me joignis à Martin. Quelques jours après, comme nous le suivions pendant qu’il allait à l’église, un pauvre à demi nu (c’était en hiver) se présenta à lui, demandant qu’on lui donnât un vêtement. Martin appela alors l’archidiacre, lui ordonna de revêtir le pauvre immédiatement, et entra ensuite dans la sacristie, où il demeura seul selon sa coutume ; car, même dans l’église, accordant toute liberté au clergé, il préférait la solitude ; quand aux autres prêtres, ils se tenaient dans l’autre sacristie, y recevaient des visites, ou s’occupaient d’affaires. Mais Martin restait dans sa retraite, jusqu’à l’heure où il était d’usage de célébrer l’office pour le peuple. Je n’omettrai pas de vous dire que, dans la sacristie, jamais il ne se servit d’un siège orné, et, dans l’église, personne ne le vit jamais s’asseoir, comme le fit naguère un certain personnage que je vis placé (et j’atteste le Seigneur que ce ne fut pas sans honte) sur un siège élevé et magnifique, comme sur un trône royal. Martin s’asseyait sur un petit escabeau grossier, semblable à ceux dont se servent les esclaves, que nous autres, simples Gaulois, nous appelons sièges à trois pieds, et que vous lettrés et vous qui revenez de la Grèce nommez trépieds. L’archidiacre ayant négligé de donner un vêtement au pauvre, celui-ci entra dans la retraite du saint homme, se plaignant d’avoir été oublié, et de souffrir beaucoup. Aussitôt, sans que le pauvre s’en aperçoive, le bienheureux ôte secrètement sa tunique sous son manteau, en revêt le pauvre et le congédie. Quelque temps après, l’archidiacre entre, et, selon l’usage, avertit Martin, que le peuple attend dans l’église, et qu’il est temps de sortir pour célébrer le sacrifice. Mais le Saint lui répond qu’il faut d’abord vêtir le pauvre (il parlait de lui-même), et qu’il ne peut aller à l’église avant que le pauvre n’ait un vêtement. Le diacre qui ne comprend pas, car Martin étant couvert d’un manteau, il ne peut s’apercevoir de sa nudité, affirme qu’il n’y a pas de pauvre. « Que l’on m’apporte ; dit Martin, le vêtement qu’on lui a préparé, et je trouverai un pauvre à vêtir. » Le prêtre, pressé par cet ordre, et dont la bile était déjà en mouvement, achète rapidement pour cinq pièces d’argent, une robe grossière, courte et velue, et la met, tout irrité, aux pieds de Martin : « La voici, dit-il, mais je ne vois point de pauvre. » Martin, sans aucune émotion, lui ordonne de se tenir quelques instants à la porte, désirant être seul, pendant qu’il se revêt de cette tunique, s’efforçant de cacher ce qu’il fait. Mais les saints peuvent-ils céler ces sortes de choses ! bon gré mal gré ceux qui s’en informent les découvrent toujours. [2,2] II. — « Revêtu de cet habit, il alla donc offrir le saint sacrifice. Ce jour-là même (chose merveilleuse !), comme il bénissait l’autel selon la coutume, nous vîmes briller au-dessus de sa tête un globe de feu, qui, en s’élevant en l’air, traça un sillon lumineux. Quoique ce miracle soit arrivé un jour de grande fête, et en présence d’une immense foule de peuple, une vierge, un prêtre et trois moines en furent les seuls témoins. Pourquoi les autres ne le virent-ils pas ? C’est ce que je ne puis expliquer. À peu près à cette époque, mon oncle Evanthius, bon chrétien, quoiqu’il vécut dans le monde, tomba dangereusement malade, et se vit aux portes de la mort ; il fit demander Martin, qui vint aussitôt. Avant que le saint homme eût fait la moitié du chemin, le malade éprouva le bienfait de son approche, recouvra aussitôt la santé, et vint lui-même au-devant de nous. Le lendemain il retint Martin, qui voulait partir, et le même jour un serpent piqua mortellement un des esclaves de la maison. Evanthius le prit sur ses épaules (car le poison était si violent, qu’il était déjà presque inanimé) et le déposa aux pieds du Saint, assuré qu’il n’y avait rien d’impossible pour lui. Déjà le venin s’était répandu dans tous les membres ; vous eussiez vu les veines gonflées soulever la peau et le ventre tendu comme une outre. Martin étendit la main, plaça son doigt près de l’endroit où la bête avait déposé son venin. Alors, (chose admirable !) nous vîmes le poison revenir de tous côtés vers le doigt de Martin, et, mêlé de sang, sortir abondamment par l’étroite ouverture, de même que les mamelles des chèvres ou des brebis, pressées par la main du pasteur, laissent sortir de longs filets d’un lait abondant. L’esclave se leva complètement guéri. Quant à nous, stupéfaits d’un si grand miracle, et cédant à l’évidence, nous avouâmes qu’il n’y avait personne sous le ciel qui pût imiter Martin. [2,3] III. – « Quelque temps après, nous voyagions avec Martin qui visitait son diocèse : je ne sais pourquoi nous étions restés en arrière, et il nous précédait un peu. À ce moment un chariot du fisc, plein de soldats, s’avançait sur la voie publique. Dès que les mules qui le traînaient aperçurent près d’elles Martin, enveloppé d’un vêtement grossier et d’un long manteau noir, saisies de frayeur, elles se jetèrent un peu à l’écart ; leurs traits se mêlèrent, et, elles mirent le désordre dans tout l’attelage. Les soldats rétablirent l’ordre difficilement, ce qui leur causa du retard. Irrités de cet accident, ils se précipitèrent en bas de leurs voitures, et se mirent à frapper Martin à coups de fouets et de bâtons ; mais celui-ci supportait leurs coups sans mot dire, avec une incroyable patience, ce qui augmentait la folie de ces malheureux, rendus plus furieux, parce qu’il semblait mépriser et ne pas sentir leurs coups. Nous arrivâmes aussitôt, et nous trouvâmes Martin étendu à terre, à demi mort, horriblement ensanglanté, et tout le corps cruellement déchiré. Après l’avoir placé sur son âne, nous nous hâtâmes de nous éloigner, en maudissant le lieu de cet affreux malheur. Pendant ce temps, les soldats, revenus à leurs chariots, après avoir assouvi leur fureur, excitent leurs mules à continuer la route. Mais ces animaux, fixés au sol comme des statues d’airain, ne font aucun mouvement, malgré les cris perçants de leurs maîtres et les coups de fouets qui résonnent de tous côtés. Enfin ils se lèvent tous pour les frapper, mais c’est en vain qu’ils font usage des fouets gaulois ; ils dévastent la forêt voisine, et frappent les mules avec d’énormes branches ; mais leurs mains cruelles sont impuissantes, elles restent à la même place, immobiles comme des statues. Ces malheureux ne savaient plus que faire ; malgré leur brutalité, ils ne pouvaient déjà plus se dissimuler qu’ils étaient retenus par une puissance divine. Enfin, rentrant en eux-mêmes, ils commencèrent à se demander quel était celui qu’ils avaient frappé dans ce même endroit ; ils s’informent aux passants, qui leur apprennent que c’est Martin qu’ils ont traité si inhumainement. Alors tout leur fut découvert, ils comprirent que c’était à cause de l’outrage fait au saint évêque qu’ils ne pouvaient plus avancer, et ils s’élancèrent rapidement après nous. Sentant leur faute, et remplis d’une juste honte, pleurant, la tête et la figure couvertes de poussière, ils se précipitent aux genoux de Martin, implorent leur pardon et la permission de s’éloigner, disant que les remords de leur conscience les ont assez punis, et qu’ils comprennent bien qu’ils auraient pu être engloutis par la terre, ou, perdant la raison, être changés en durs rochers, comme leurs mules avaient été clouées au sol ; ils le prient et le supplient de leur pardonner et de leur permettre de partir. Le saint homme savait avant leur arrivée qu’ils étaient retenus, et il nous en avait prévenus ; il leur pardonna cependant avec bonté, et leur permit de continuer leur route avec leur équipage. » [2,4] IV. — « J’ai plus d’une fois remarqué, Sulpice, que Martin, devenu évêque, disait souvent qu’il n’avait plus autant de puissance qu’autrefois pour opérer des miracles. Si cela est vrai, ou plutôt puisque c’est vrai, nous pouvons conjecturer que les miracles qu’il fit sans témoins, lorsqu’il était moine, furent très remarquables ; car il en opéra publiquement de très grands durant son épiscopat. Beaucoup de ses premiers miracles ne purent échapper au monde, ni demeurer dans l’oubli ; mais le nombre de ceux qu’il cacha pour échapper à la vanité, et qu’il ne laissa pas arriver à la connaissance des hommes, est, dit-on, incalculable. Car, supérieur à la nature humaine et sentant sa puissance, il foulait aux pieds la gloire du monde, et n’avait que le Ciel pour témoin. C’est ce qui a été prouvé par le récit de ceux que nous connaissons, et qu’il n’a pu nous cacher. Avant d’être évêque, il a ressuscité deux morts, ce que vous nous racontez très bien dans votre livre ; mais (et je m’étonne que vous ayez omis de le dire) pendant, son épiscopat il n’en ressuscita qu’un seul ; ce que je puis affirmer comme témoin, si mon témoignage vous paraît suffisant. Voici comment la chose s’est passée : Je ne sais pour quelle raison nous allions à Chartres. Comme nous passions dans un bourg très populeux, nous rencontrâmes une grande foule de gentils, car il ne se trouvait aucun chrétien en cet endroit. À l’annonce de l’arrivée d’un si grand homme, les champs voisins s’étaient couverts d’une foule énorme. Martin sentit qu’il devait agir, le frémissement de tout son corps lui annonça l’approche du Saint-Esprit, et d’une voix surhumaine il annonça aux gentils la parole de Dieu, gémissant souvent qu’une si grande multitude ignorât le Seigneur Jésus. Alors (nous étions entourés d’une grande foule) une femme, dont le fils venait de mourir, tendit vers le Saint ce corps inanimé, et lui dit : « Nous savons que tu es l’ami de Dieu ; rends-moi mon fils, mon fils unique. » Martin, voilant en ce moment (comme il nous le dit plus tard) que pour le salut de tous il pourra obtenir un miracle, reçoit l’enfant entre ses bras, fléchit le genou devant la foule, et, après avoir prié, le rend plein de vie à sa mère. Toute cette multitude pousse aussitôt de grands cris qui s’élèvent jusqu’au ciel, et reconnaît le Christ pour son Dieu ; tous ils se jettent aux pieds du saint homme, demandant avec foi qu’on les fit chrétiens. Martin n’hésite pas. Comme il se trouve au milieu d’une plaine, il les fait tous catéchumènes par une imposition générale des mains ; puis, se tournant vers nous, il nous dit que ce n’est pas sans raison que l’on peut faire des catéchumènes dans une plaine, puisque c’est là ordinairement que se consacrent les martyrs. » [2,5] V. — « Tu l’emportes, Gallus, dit Postumianus, non pas sur moi, qui suis dévoué partisan de Martin, qui connais tous ses miracles et y crois fermement, mais tu l’emportes sur tous les ermites et les anachorètes. Aucun d’entre eux, comme votre Martin, ou plutôt comme notre Martin, n’a ressuscité des morts. C’est avec raison que Sulpice le compare aux apôtres et aux prophètes ; il leur ressemble en tout ; sa grande foi et ses miracles nous le prouvent. Mais achève, je t’en prie, quoique nous ne puissions rien entendre de plus magnifique ; achève cependant de nous raconter ce qui te reste à nous dire de Martin. Mon âme désire vivement connaître ses moindres actions de chaque jour, car, sans aucun doute, ses moindres actions sont plus importantes que les plus grandes actions des autres. » — « Il est vrai que je n’ai pas vu ce que je vais raconter, car ce miracle arriva avant que je me fusse joint au bienheureux ; mais il est fort célèbre et a été divulgué par les moines fidèles qui étaient présents. À peu près à l’époque où il reçut l’épiscopat, Martin fut obligé de se présenter à la cour. Valentinien régnait alors. Sachant que Martin demandait des choses qu’il ne voulait pas accorder, il ordonna qu’on ne le laissât pas entrer au palais. Outre sa vanité et son orgueil, il avait une épouse arienne qui l’éloignait du Saint et l’empêchait de lui rendre hommage. C’est pourquoi Martin, après avoir fait plusieurs tentatives inutiles pour pénétrer chez ce prince orgueilleux, eut recours à ses armes ordinaires ; il se revêtit d’un cilice, se couvrit de cendres, s’abstint de boire et de manger ; et pria jour et nuit. Le septième jour, un ange lui apparut et lui ordonna de se rendre avec confiance au palais ; il lui dit que les portes, quoique fermées, s’ouvriront d’elles-mêmes, et que le fier empereur s’adoucira. Rassuré par la présence et les paroles de l’ange, et aidé de son secours, il se rend au palais. Les portes s’ouvrent ; il ne rencontre personne, et parvient sans opposition jusqu’à l’empereur. Celui-ci, le voyant venir de loin, frémit de rage de ce qu’on l’a laissé entrer, et ne veut pas se lever pendant qu’il se tient debout. Tout à coup son siège est couvert de flammes qui l’enveloppent, et forcent ce prince orgueilleux de descendre de son trône et de se tenir debout, malgré lui, devant Martin. Il embrasse ensuite celui qu’il avait résolu de mépriser, et avoue qu’il a ressenti les effets de la puissance divine ; puis, sans attendre les prières de Martin, il lui accorde tout ce qu’il veut, avant qu’il lui ait fait aucune demande. Il le fit souvent venir pour s’entretenir avec lui, ou le faire asseoir à sa table. À son départ, il lui offrit beaucoup de présents ; mais le saint homme, voulant toujours rester pauvre, n’en accepta aucun. [2,6] VI. — « Puisque nous voici dans le palais, je raconterai tout ce que Martin y a fait à diverses époques. Il me semble que je ne dois pas omettre de parler de l’admiration d’une pieuse reine pour Martin. L’empereur Maxime gouvernait l’empire ; c’était un homme dont toute la vie serait digne de louanges, s’il eût pu refuser une puissance illégitime que lui imposèrent des soldats en révolte, et éviter la guerre civile ; mais il n’eût pu sans danger, refuser un si grand empire, et le gouverner sans avoir recours aux armes. Ce prince faisait souvent venir Martin dans son palais, et s’entretenait longtemps avec lui de la vie présente et future, de la gloire des fidèles, de l’éternité des saints ; tandis que jour et nuit la reine restait suspendue aux lèvres de Martin et, semblable à Marie, arrosait ses pieds de pleurs, qu’elle essuyait avec ses cheveux. Martin, qu’aucune femme n’avait jamais touché, ne pouvait éviter la présence continuelle de l’impératrice, ou plutôt cette véritable servitude. Oubliant ses richesses, la dignité impériale, le diadème et la pourpre, prosternée à terre, elle ne pouvait être arrachée des pieds de Martin. Enfin, elle demanda à son mari de lui permettre d’éloigner tous ses serviteurs, et de préparer, seule un repas pour Martin. L’empereur joignit ses instances à celles de l’impératrice, pour décider le bienheureux, qui ne put s’opposer à ce dessein. Elle prépara donc tout de ses mains royales, couvrit son siège d’un tapis, approcha la table, présenta l’eau pour les mains, et apporta les mets qu’elle avait fait cuire elle-même. Pendant que Martin était assis, elle se tint immobile à quelque distance, selon l’usage des domestiques, montrant en tout la réserve d’un serviteur et la soumission d’un esclave ; elle-même lui versa à boire et lui présenta la coupe. Après le repas, elle recueillit avec soin les morceaux de pain et les miettes, préférant ces restes aux repas impériaux. Heureuse femme ! ses sentiments de piété la rendent, avec raison, comparable à cette reine qui vint des confins de la terré entendre Salomon, si nous nous en tenons simplement à l’histoire ; mais si nous comparons la foi de ces deux reines (qu’on me permette cela, en mettant de côté la majesté du mystère), on verra que l’une alla entendre un sage, et que l’autre, non contente de l’entendre, le voulut servir elle-même. » [2,7] VII. — À cet endroit, Postumianus prit la parole. « Il y a longtemps, Gallus, que je t’écoute et que j’admire profondément la foi de l’impératrice ; mais ne m’avais-tu pas dit que jamais Martin ne se laissait approcher par une femme ? et voici que l’impératrice non seulement s’est approchée de Martin, mais encore l’a servi pendant son repas. » — « Pourquoi, lui dit alors Gallus, ne considérez-vous pas ici, comme le font les grammairiens, le lieu, le temps et la personne ? Représentez-vous la position difficile où se trouvait Martin dans le palais de l’empereur ; l’impératrice qui l’obsédait, qui lui faisait en quelque sorte violence par ses prières et les instances que sa foi lui inspirait ; enfin, considérez les circonstances impérieuses qui le pressaient : il voulait obtenir la liberté d’infortunés captifs, faire révoquer des sentences d’exil, et enfin faire rentrer dans la possession de leurs biens des malheureux qu’on en avait dépouillés. Pour obtenir, toutes ces grâces, auxquelles le saint évêque attachait un si grand prix, n’a-t-il pas dû se relâcher un peu de la rigueur de la règle de vie qu’il s’était tracée ? Néanmoins vous pensez, vous, que quelques personnes pourront s’autoriser de cet exemple et en abuser ; eh bien, moi, je proclame heureux ceux qui, dans une circonstance semblable, prendront modèle sur Martin. Qu’on réfléchisse donc que Martin déjà septuagénaire, une seule fois dans sa vie, fut servi à table, non par une veuve vivant à sa guise, ni par une vierge, mais par une femme mariée, qui le fit à la prière de son mari lui-même, par une impératrice. Elle se tint debout pendant qu’il mangeait, sans s’asseoir à côté de lui ; et, sans oser partager son repas, elle le servit humblement. Voici donc la règle : que la femme vous serve sans vous commander et sans prendre place à côté de vous ; Marthe servit ainsi le Seigneur, sans être admise au repas, et qui plus est Marie, qui écoutait la parole du Sauveur, fut mise au-dessus de Marthe qui le servait. Quant à l’impératrice, elle a pareillement agi envers Martin ; elle l’a servi comme Marthe, et écouté comme Marie. Si quelqu’un veut s’autoriser de cet exemple, qu’il l’imite donc scrupuleusement ; que ce soit le même motif, la même personne, la même humilité, le même festin, et que cela ne lui arrive qu’une fois dans sa vie. [2,8] VIII. — {partie sans traduction} « Je vous ai déjà raconté tant de merveilles, que je devrais vous avoir satisfait ; mais puisque je ne puis me refuser à vos désirs, je parlerai encore jusqu’à la fin du jour. Lorsque je regarde cette paille préparée pour nos lits, je me souviens que la paille du lit de Martin fut l’occasion d’un miracle ; voici comment la chose se passa. Le bourg de Claudiomagus se trouve sur les limites du Berri et de la Touraine ; là est une église célèbre par la piété de ses Saints et le troupeau non moins glorieux de ses vierges. Martin passant en cet endroit coucha dans la sacristie. Après son départ, les vierges s’y précipitèrent en foule, baisèrent les endroits où le Saint s’était assis où arrêté, et se partagèrent la paille où il avait reposé. L’une d’elles, quelques jours après, suspendit au cou d’un énergumène la paille qu’elle avait recueillie par respect, et aussitôt, plus vite que je ne vous le raconte, le démon fut chassé et la personne délivrée. [2,9] IX. — « À peu près à cette époque, en revenant de Trèves, Martin rencontra une vache agitée par le démon ; elle avait quitté le troupeau, se précipitait sur tous ceux qu’elle rencontrait, et avait déjà frappé plusieurs personnes. Lorsqu’elle fut près de nous, ceux qui la suivaient de loin se mirent à nous crier de prendre garde ; mais Martin éleva la main au moment où elle s’approchait toute furieuse avec des yeux menaçants, et lui commanda de s’arrêter. À cet ordre, elle demeura aussitôt immobile. Ce fut alors que Martin vit un démon assis sur son dos, et lui dit : « Misérable, éloigne-toi de cet animal innocent et cesse de l’agiter. » L’esprit malin obéit et disparut. La vache, ayant assez d’instinct pour comprendre sa délivrance, devint tranquille, se prosterna aux pieds du Saint, et sur son ordre regagna le troupeau, qu’elle suivit plus douce qu’une brebis. Ce fut cette époque que Martin sortit sain et sauf du milieu des flammes. Je ne crois point devoir rapporter ce fait ; car, quoique Sulpice l’ait omis dans son livre ; il l’a cependant raconté avec détail dans sa lettre à Eusèbe, alors prêtre et récemment devenu évêque. Vous l’avez lue, je crois, Postumianus ; si vous ne la connaissez pas, vous la trouverez à votre disposition dans cette bibliothèque, car je ne rapporte que ce que Sulpice a omis. Un jour, Martin visitait son diocèse, lorsque nous rencontrâmes une troupe de chasseurs dont les chiens poursuivaient un lièvre. Déjà la pauvre bête, fatiguée d’une longue course, et ne voyant aucun refuge dans la plaine immense qui l’entourait, s’efforçait de conjurer le péril imminent en bondissant de côté et d’autre. Le Saint, ému du danger qu’elle courait, ordonna aux chiens de cesser leur poursuite et de la laisser s’échapper. À peine eut-il donné cet ordre, qu’ils s’arrêtèrent à l’instant ; on les aurait crus liés ou plutôt cloués au sol, tant ils demeuraient immobiles. Aussi le pauvre lièvre, dont les ennemis étaient ainsi retenus, put s’échapper sain et sauf. [2,10] X. — « Les propos spirituels et familiers de Martin méritent d’être rapportés. Apercevant une brebis qu’on venait de tondre, il dit : « Elle a accompli le précepte de l’Évangile ; elle avait deux tuniques, elle en a donné une à celui qui n’en avait pas : c’est aussi ce que vous devez faire. » Voyant encore un porcher à demi nu, transi de froid sous un vêtement fait de peaux : « Voici Adam chassé du paradis, dit-il, qui fait paître ses pourceaux sous un vêtement de peaux ; quant à nous, dépouillons notre vieux vêtement que celui-ci a gardé, et revêtons-nous du nouvel Adam. » Des bœufs avaient brouté une partie d’une prairie, des porcs en avaient fouillé une autre ; le reste, demeuré intact, verdoyait, émaillé de mille fleurs. « La partie que les bœufs ont broutée, nous dit-il, représente le mariage ; si la verdure a encore quelque fraîcheur, les fleurs ne l’ornent plus. La partie fouillée par les porcs immondes représente la dégoûtante image de la débauche ; mais la portion qui n’a reçu aucune souillure nous montre la gloire de la virginité ; l’herbe y est épaisse et le foin abondant, et les fleurs, leur plus grand ornement, y brillent comme des pierres précieuses. Quel magnifique spectacle, digne des yeux de Dieu ! car rien n’est comparable à la virginité. Ceux qui comparent le mariage à la fornication sont grandement dans l’erreur, et ceux qui le comparent à la virginité sont de misérables insensés. Les sages doivent faire cette distinction : que le mariage est toléré, la virginité glorifiée, et la fornication punie, à moins qu’on ne l’expie par la pénitence. [2,11] XI. — « Un soldat, ayant abandonné la carrière des armes, fit profession de moine au pied des autels, et se bâtit une cellule dans un lieu retiré pour y vivier en ermite. Mais l’esprit malin, qui agitait de beaucoup de pensées son âme grossière, lui fit changer d’idées et souhaiter de vivre avec sa femme, que Martin avait fait entrer dans un couvent de filles. Ce vaillant ermite alla donc trouver Martin, et lui fit part de son désir. Celui-ci refusa aussitôt, en lui disant qu’il n’était pas convenable qu’une femme habitat avec un homme, qui n’est plus son mari puisqu’il s’est fait moine. Enfin, comme le soldat faisait des instances, affirmant que cela ne nuirait point à son genre de vie, qu’il ne voulait avoir sa femme que comme une consolation, et qu’il n’était point à craindre qu’ils tombassent dans le vice : car, disait-il, je suis soldat du Christ, et ma femme a aussi prêté serment dans cette sainte milice ; accordez donc à, des religieux, qui par le mérite de la foi ne connaissent plus le sexe, la permission de combattre ensemble. Martin lui dit alors (je cite ses propres, paroles) : « As-tu jamais été à la guerre, dans les rangs d’une armée rangée en bataille ? — Souvent, répondit le soldat, je me suis trouvé dans les rangs d’une armée, et j’ai assisté à des combats. — Dis-moi donc, reprit Martin, as-tu jamais vu dans une armée prête à en venir aux mains, ou combattant déjà l’ennemi l’épée à la main, une femme se tenir dans les rangs et prendre part au combat ? » Alors, enfin, le soldat confus rougit et remercia Martin de l’avoir détourné de cette erreur, non par de rudes réprimandes, mais en se servant d’une comparaison juste, raisonnable, et appropriée à un soldat. Puis, Martin se tournant vers nous (car il était souvent entouré d’une nombreuse troupe de frères) : « La femme, dit-il, ne doit point entrer dans le camp des soldats, ni se mêler à eux. Qu’elle reste chez elle ; une armée devient méprisable, lorsqu’une troupe de femmes se mêle à ses rangs. C’est au soldat de combattre en bataille rangée et en plaine ; la femme se doit renfermer dans l’asile de sa demeure. Sa gloire, à elle, c’est de rester pure en l’absence de son mari ; sa première vertu et sa plus grande victoire, c’est de rester cachée. » [2,12] XII. — « Vous devez vous rappeler, Sulpice, avec quelle ardeur Martin louait cette vierge qui s’était si complètement soustraite aux regards des hommes, qu’elle ne voulut pas même recevoir Martin, qui voulait la visiter par honneur ; car, passant par le lieu qu’elle habitait depuis plusieurs années, il s’arrêta, ayant entendu parler de sa foi et de ses vertus, afin d’honorer une si sainte personne d’une visite épiscopale. Nous le suivions, persuadés que cette vierge s’en réjouirait, et regarderait comme un témoignage de sa vertu, qu’un évêque si célèbre se relâchât pour la voir de son austérité. Mais le plaisir de sa visite ne fut pas pour elle une raison suffisante pour manquer à la ferme résolution qu’elle avait prise. Le bienheureux reçut ses excuses par l’entremise d’une autre femme, et s’éloigna plein de joie de la maison de cette vierge, qui ne lui avait pas permis de la voir et de la saluer. Ô la glorieuse vierge ! qui ne souffrit pas les regards de Martin lui-même. Ô heureux Martin ! qui, loin de considérer ce refus comme une injure, exaltait cet acte de vertu, dont on n’avait pas encore vu d’exemple dans ces contrées, et s’en réjouissait dans son cœur. L’approche de la nuit nous ayant forcés de nous arrêter à quelque distance de cette demeure, cette même vierge envoya un cadeau au saint évêque. Martin fit alors ce qu’il n’avait point fait auparavant (car jamais il n’accepta un présent de personne), en disant qu’un évêque pouvait accepter les offrandes bénies d’une vierge si vénérable, que l’on pouvait préférer à bien des évêques. Que les vierges n’oublient pas cet exemple ; qu’elles ferment leurs portes même aux honnêtes gens pour éviter les méchants, et si elles veulent leur fermer tout accès auprès d’elles, qu’elles ne reçoivent pas même les évêques. Que le monde entier l’apprenne, une vierge n’a pas souffert que Martin la vît. Et ce ne fut pas un prêtre quelconque qu’elle refusa de voir, c’était celui dont la vue est le salut de tous ceux qui le voyaient. Quel autre évêque que Martin n’en eût pas été offensé ? Quel n’eût pas été son mécontentement contre cette sainte vierge ? Il l’eût tenue pour hérétique, et l’eût anathématisée. Combien il eût préféré à cette belle âme ces vierges qui toujours vont partout à la rencontre des évêques, leur préparent de somptueux repas, et se mettent à table avec eux. Mais où me conduit mon récit ? Réprimons ce langage trop libre, de peur d’offenser quelqu’un. Car les reproches ne font aucun effet sur les infidèles, tandis que cet exemple suffit pour les fidèles. Mais si j’exalte la vertu de cette vierge, je ne prétends rien ôter à la gloire de celles qui vinrent de régions fort éloignées pour voir Martin, puisque les anges eux-mêmes ont souvent visité le saint homme avec autant de respect. [2,13] XIII. — « Ce que je vais raconter, Postumianus, celui-ci, dit-il en me regardant, vous l’attestera. Un jour, Sulpice et moi nous veillions à la porte de Martin ; nous étions assis là en silence depuis quelques heures, pleins de respect et de crainte, comme si nous veillions à la porte d’un ange. Or la cellule de Martin était fermée, et il ne savait pas que nous fussions là. À ce moment nous entendîmes le bruit d’une conversation ; la frayeur s’empara de nous, et nous sentîmes qu’il se passait quelque chose de surnaturel. Deux heures après Martin sortit. Alors Sulpice (car personne n’est plus familier avec lui) se mit à le prier instamment de satisfaire notre pieuse curiosité, en nous faisant connaître quelle était cette frayeur surnaturelle que nous avions ressentie tous deux, ou quelles étaient les personnes avec lesquelles il avait conversé dans sa cellule ; car nous avions entendu derrière la porte le bruit d’une conversation, qu’à la vérité nous n’avions pu comprendre. Martin hésita beaucoup ; mais il n’y avait rien que Sulpice n’obtint de lui. (Je vais raconter des choses merveilleuses, mais je prends Dieu à témoin que je dis la vérité, et personne ne sera assez sacrilège pour accuser Martin de mensonge). « Je vous le dirai, dit-il, mais, de grâce, ne le confiez à personne ; Agnès, Thècle et Marie étaient avec moi. » Et il nous décrivit le visage et le vêtement de chacune d’elles ; il nous avoua qu’elles ne l’avaient pas visité seulement ce jour-là, mais bien d’autres fois ; il ne nous cacha pas non plus qu’il voyait souvent Pierre et Paul. Lorsque les démons venaient auprès de lui, il les appelait par leurs noms. Mercure lui était particulièrement désagréable ; Jupiter, disait-il, était hébété, et grossier. Toutes ces choses paraissaient incroyables, même à ceux qui habitaient le même monastère que lui, et je ne crois pas que tous ceux, qui les entendront y ajouteront foi. Mais si sa vie, et ses miracles n’étaient pas si étonnants, sa gloire ne serait pas si grande... D’ailleurs il n’est pas surprenant que notre faiblesse humaine doute des miracles de Martin, lorsque nous voyons tous les jours beaucoup de personnes qui ne croient pas même à l’Évangile. Souvent nous avons remarqué que les anges conversaient avec Martin, et nous en avons été témoins. Ce que je vais raconter est peu important, toutefois je le dirai. Martin avait refusé d’assister à un concile d’évêques qui se tenait à Nîmes ; il désirait cependant savoir ce qui s’y passerait. Par hasard, Sulpice était sur le même bateau que lui ; selon son habitude, Martin se tenait loin des autres dans un endroit écarté : là un ange lui annonça ce qui s’était passé dans le concile. Nous nous informâmes avec soin de l’époque où s’était tenu le concile ; nous nous convainquîmes que c’était le jour même de l’apparition, et que les évêques avaient décrété ce que l’ange avait annoncé à Martin. [2,14] XIV. — « Lorsque nous l’interrogions sur la fin du monde, il nous disait que Néron et l’Antéchrist devaient d’abord venir. Néron, ajoutait-il, règnera en Occident après avoir vaincu dix rois, et persécutera le peuple ; pour le faire tomber dans l’idolâtrie. Quant à l’Antéchrist, il règnera d’abord en Orient, et établira le siège de son empire à Jérusalem, qu’il rebâtira ainsi que le temple ; il ordonnera une persécution pour forcer ses sujets à renier Dieu, et à le reconnaître pour le Christ. Il mettra Néron à mort, et soumettra toutes les nations de l’univers. Il nous disait encore qu’il n’était pas douteux que l’Antéchrist, engendré par le malin esprit, ne fût déjà né, mais encore enfant, et n’attendant que l’âge viril pour régner. Il y a déjà huit ans que Martin nous parlait ainsi : voyez combien est imminent cet effrayant avenir. » Pendant que Gallus parlait encore, et il n’avait pas tout dit, un serviteur entra annonçant que le prêtre Réfrigérius était à la porte. Comme nous hésitions, ne sachant s’il était préférable d’écouter encore Gallus, ou d’aller à la rencontre d’un prêtre qui nous est si cher et qui venait nous rendre visite, Gallus nous dit : « Quand bien même nous ne devrions pas finir ces discours pour recevoir un si saint prêtre, la nuit nous forcerait d’abandonner ce récit déjà si long. Comme je n’ai pu vous raconter tous les miracles de Martin, que mon récit d’aujourd’hui vous suffise, demain je vous raconterai le reste. » Après cette promesse de Gallus, nous nous levâmes tous.