[4,0] LIVRE QUATRIÈME. [4,1] LETTRE I. SIDONIUS A SON CHER PROBUS, SALUT. ELLE est ma sœur, celle qui est ta femme; de là entre nous une grande et intime liaison, et cette fraternité de cousins plutôt que de frères, qui enfante ordinairement une amitié plus pure, plus forte, plus véritable. Les contestations de biens entre les frères étant depuis longtemps apaisées, ceux qui naissent de ces frères n'ont plus rien à démêler; aussi remarque-t-on souvent entre les cousins une affection plus forte, parce que les haines que soulèvent les procès cessent à la fin, et que la voix du sang se fait toujours entendre. Ce qui resserre encore les nœuds de notre amitié, c'est la conformité de nos études et de nos goûts; car, en fait de littérature, nous pensons de même, nous blâmons, nous louons les mêmes choses; et, quel que soit le style d'un ouvrage, il nous plaît ou nous déplaît également. Au reste, c'est trop de présomption d'assimiler mon jugement au tien. Est-il quelqu'un des jeunes gens et des vieillards, qui ne sache que toi seul as été mon maître, lorsque nous semblions avoir un maître commun? Et si un poète héroïque a fait une œuvre de longue haleine, si un comique a produit quelque pièce pleine de saillies, si un lyrique a composé un poème digne d'être chanté; si un orateur a quelque chose de grave et de sensé, un historien quelque chose de vrai, un satyrique de ressemblant, un grammairien de régulier, un panégyriste de plausible, un sophiste de sérieux, un épigrammatiste de mordant, un commentateur de lucide, un jurisconsulte de profond, n'est-ce pas à toi que chacun d'eux en est redevable, sauf les esprits auxquels a manqué l'aptitude, ou qui se sont manques à eux-mêmes? Bon Dieu! comme déjà nos pères se glorifiaient, en voyant que, sous la protection du Christ, tu pouvais enseigner et que je pouvais apprendre; que non seulement tu faisais ce que tu voulais, mais encore que tu voulais ce que tu faisais, et que l'on te regardait comme un citoyen aussi vertueux qu'habile! Et, en vérité, dans l'école d'Eusèbe, tu étais déjà si mûr, que, façonné par ce philosophe, tantôt tu nous expliquais tous les secrets de la nature et de l'éloquence, aux applaudissements même de celui qui t'avait instruit; tantôt, comme Platon qui surpassait presque son maître Socrate, tu te montrais, sous Eusèbe, au milieu des catégories d'Aristote, dialecticien habile et plein d'atticisme! Eusèbe, à son tour, façonnait notre enfance impressionnable, tendre et inexpérimentée, nous châtiant avec sévérité, nous façonnant par des préceptes salutaires. Mais quels préceptes, bon Dieu! qu'ils étaient précieux! Si quelqu'un, dans un esprit de prosélytisme, s'avisait de les porter ou chez les Sicambres, enfoncés dans leurs marais, ou chez les Alains, habitants du Caucase, ou chez les Gelons, qui boivent le lait de leurs cavales, à coup sûr ils amolliraient les cœurs endurcis de ces peuples sauvages et barbares, et relâcheraient leurs fibres engourdies; leur stupide et féroce ignorance, qui, dans eux comme dans les bêtes, est inepte, brute et impétueuse, ne serait plus l'objet de nos railleries, de nos mépris et de nos craintes. Ainsi donc, puisque la parenté et les goûts nous ont unis, je t'en prie, en quelque lieu que tu sois, conserve-moi une amitié inébranlable; si la distance nous sépare, que l'amitié nous rapproche. Pour ce qui me concerne, je garderai toujours, et tant qu'il me restera un souffle de vie, les droits sacrés de l'amitié. Adieu. [4,2] LETTRE II. CLAUDIEN AU PAPE SIDONIUS, SALUT. S'IL m'était possible de t'aller voir quelquefois, même un seul moment, toi mon maître, je ne rechercherais ni les conseils ni l'amitié des premières personnes venues ; mais je consulterais ce qui pourrait le plus me favoriser dans les égards que je te dois. De nombreux et tristes motifs m'empêchent d'aller te visiter ; quant à l'occasion favorable d'écrire, ou elle se présente rarement, ou elle ne se présente jamais. Si tout cela est pardonnable ou non, tu en jugeras toi-même. Mais que tu favorises de lettres fréquentes des personnes qui ne désirent peut-être ni ne méritent cette grâce plus que moi, il n'est pas facile, je pense, de te justifier à cet égard au tribunal de l'amitié. Je vois avec douleur, si je n'en parle pas, que tu n'aies honoré d'aucune réponse la dédicace de ces livres que tu me laisses publier sous les glorieux auspices de ton nom. Hais peut-être ne peux-tu disposer d'un seul instant en faveur d'une grande amitié ; seras-tu jamais si occupé quelque part, que cela ne tourne à l'avantage d'autrui ? Lorsque tu apaises Dieu par tes prières, ce n'est pas sur des amis seulement, mais encore sur des inconnus que tu attires ses faveurs. Lorsque tu scrutes les mystères des célestes Ecritures, plus tu mets de zèle à te pénétrer de leurs trésors, plus aussi tu répands sur les autres une doctrine abondante ; lorsque tu prodigues tes biens aux pauvres, tu consultes sans doute hautement tes intérêts ; mais par-là même tu n'oublies pas ceux des autres. Ainsi donc, il n'est rien, absolument rien de si stérile dans toutes tes actions, qui ne produise des fruits abondants et pour toi, et pour beaucoup d'autres personnes. Il n'est donc pas d'excuse même fausse que tu puisses alléguer, de ce que moi, ton ami particulier, ton intime, je ne retire aucun avantage d'un ami particulier, lui qui est si utile, même à un grand nombre d'inconnus ; mais, comme je le pense, suivant l'exemple de cet homme de l'Evangile, ce que tu ne donnes pas à un ami qui a faim, tu le donnerais à un solliciteur importun. Or, si tu persistes dans ton refus opiniâtre, je t'en ferai repentir ; car, si tu te rends coupable d'un plus long silence, moi je me vengerai aussitôt en t'écrivant; et certes, il n'y a pas de doute que tu seras aussi puni de mes lettres, que je le suis, moi, de ton silence. Adieu. [4,3] LETTRE III. SIDONIUS A SON CHER CLAUDIEN, SALUT. TU déclares, mon digne maître, que j'ai violé les droits de l'amitié, parce que, relativement aux salutations qui te sont dues, j'ai bien différé de prendre le style et les tablettes, et encore parce que mon papyrus n'a chargé les mains d'aucun voyageur, pour te porter les vœux d'une amitié bienveillante. Cela n'est pas juste, et tu as tort si tu penses qu'un homme, quelque goût qu'il ait d'ailleurs pour la langue latine, soit sans crainte lorsque ses écrits se présentent au tribunal de ton goût, de ton goût, dis-je, auquel je n'oserais pas, n'était la prérogative qui consacre les âges antérieurs, comparer la gravité de Fronton, l'abondance et la force d'Apulée ; devant lequel les Varrons, Atacinus on Térence; les Plines, l'oncle et Secundus, ne sembleraient avoir aujourd'hui que la langue vulgaire. Ce qui vient à l'appui de mon jugement, c'est ce volume "de la Nature de l’Âme", si riche en pensées et en paroles, que tu as publié. En le commençant par mon nom, tu as fait, merveilleuse faveur ! que ma renommée, qui ne pouvait grandir avec mes livres, se perpétuera grâce aux tiens. Et quel livre, bon Dieu ! quel magnifique ouvrage ! Dans une matière abstraite, un langage lumineux ; dans une proposition obscure, des développements pleins de clarté ; et à travers la sécheresse rebutante des syllogismes, toutes les fleurs d'une douce éloquence. Là, des termes nouveaux, parce qu'ils sont vieux; un style qui triompherait, mis en parallèle avec les écrits mêmes des anciens; et ce qui vaut mieux encore, une diction incisive, cadencée et coulante, riche de choses, pleine de pensées concises, laissant plus à entendre qu'elle ne dit. Autrefois, et à juste titre, on regardait comme le principal mérite dans l'éloquence de renfermer beaucoup de choses en peu de mots, et de chercher à remplir le sujet plutôt que la page. Mais que dirai-je de ce que, dans tes livres, une gravité continuelle admet néanmoins une certaine grâce, et sème à propos une certaine douceur au milieu des choses sérieuses, pour recueillir soudainement en de voluptueuses retraites, comme dans une sorte de port, l'attention du lecteur fatiguée à travers toutes les richesses de la philosophie déployées avec abondance? O livre d'un mérite si vaste ! ô paroles d'un esprit non point médiocre, mais habile, et qui ne s'enflent point en flots d'exagérations hyperboliques, qui ne descendent pas non plus en figures basses et rampantes ! Ensuite, un savoir unique et rare, qui se révèle dans quelque sujet que ce soit, et qui a coutume de parler de chacun des arts avec chacun des artistes; qui même, au besoin, ne dédaigne pas de manier la lyre avec Orphée, le bâton avec Esculape, la baguette du géomètre avec Archimède, l'horoscope avec Euphrates, le compas avec Perdix, l'aplomb avec Vitruve ; qui ne se lasserait jamais d'interroger les temps avec Thaïes, les astres avec Atlas, les poids avec Zétus, les nombres avec Chrysippe, les mesures avec Euclide. Personne enfin, de nos jours, n'a su établir aussi bien ce qu'il s'est proposé de prouver. Quand il déploie sa science contre celui qu'il combat, il se montre, en fait de mœurs et d'études, égal aux auteurs de l'une et de l'autre langue. Il pense comme Pythagore, il divise comme Socrate, il explique comme Platon, il enveloppe comme Aristote, il flatte comme Eschine, il se passionne comme Démosthène, il est fleuri comme Hortensius, il s'enflamme comme Céthégus, il presse comme Curio, il temporise comme Fabius, il feint comme Crassus, il dissimule comme César, il conseille comme Caton, il dissuade comme Appius, il persuade comme Tullius ; et pour en venir à une comparaison avec les saints Pères, il instruit comme Jérôme, il détruit comme Lactance, il établit comme Augustin, il s'élève comme Hilaire, il s'abaisse comme Jean, il reprend comme Basile, il console comme Grégoire, il est abondant comme Orose, il est serré comme Rufin, il narre comme Eusèbe, il touche comme Eucher, il presse comme Paulin, il se soutient comme Ambroise. Maintenant, pour ton hymne, si tu me demandes ce que j'en pense, je la trouve d'un style incisif, abondant, plein de douceur, d'élévation, et, par l'aménité de la poésie, par la vérité historique, surpassant tous les dithyrambes possibles. Ce qu'elle a de particulier, c'est que, tout en conservant les pieds des mètres, les syllabes des pieds, les propriétés des syllabes, un vers pauvre par lui-même renferme dans ses justes limites de riches paroles, et que la brièveté de ce vers n'exclut pas la longueur d'un langage pompeux ; tellement il t'est facile, à toi, avec de petits trochées, avec des pyrrhiques plus petits encore, de dépasser non seulement les ternaires molossiques et anapestiques, mais aussi les quaternaires épitrites et péoniens. La grandeur de ton style s'élance au-delà des bornes étroites assignées par les règles; elle ressemble à une magnifique perle que peut enchâsser à peine un petit anneau d'or, et à l'ardeur d'un coursier généreux qui, s'il est retenu par le frein, quand il vole frémissant à travers des lieux âpres et difficiles, laisse comprendre que c'est l'espace qui lui manque, bien moins que l'élan. Qu'ajouter encore ? A mon avis, dans l'un et dans l'autre genre d'écrire, Athènes me semble moins attique, les Muses me paraissent moins harmonieuses, si toutefois un trop long repos ne m'a pas rendu incapable de porter un jugement. Car, tandis que, me couvrant du prétexte de la profession où l'on m'a jeté, j'aspire insensiblement à une nouvelle manière d'écrire, et que je m'éloigne à grands pas de mes anciennes habitudes littéraires, je n'ai plus rien d'un bon orateur, si ce n'est que j'ai commencé d'être poète pire encore. Ainsi, je te prie de m'excuser, si, me souvenant un peu qui je suis, je mêle plus rarement à ton fleuve mon ruisseau desséché. Le monde entier pourra bien à bon droit montrer de la vénération pour ta lyre ; il est certain que les accents en ont été doublement heureux, puisqu'elle n'a trouvé ni rival, ni concurrent, elle qui depuis longtemps, promenée aussi par moi, charmait les oreilles et les lèvres des peuples. Pour nous, c'est trop de hardiesse d'oser élever la voix auprès des orateurs de municipe et de chaire, ou bien des parleurs de tréteaux, qui même, cela soit dit sans offenser les gens de mérite, lorsqu'ils pérorent, et c'est bien la classe la plus nombreuse, s'occupent de lettres fort illettrées. Mais toi qui, soit que tu veuilles écrire en prose ou en vers, sais rendre des sons divers, tu ne seras imité que par le petit nombre des favoris d'Apollon. Adieu. [4,4] LETTRE IV. SIDONIUS A SON CHER SIMPLICIEN ET APOLLINARIS, SALUT. VOILA enfin l'accomplissement de ma promesse et l'objet de votre attente, Faustinus, père de famille, d'une maison distinguée, et qui doit être compté parmi les plus grandes gloires d'une patrie commune à lui ainsi qu'à moi. Il est mon frère par l'égalité d'âge, mon ami par la ressemblance de goûts. Souvent avec lui j'ai partagé des occupations sérieuses, souvent nos jeux furent communs. Lorsque nous étions jeunes, jouer à la balle, aux dés, sauter, courir, chasser, nager, c'était là pour nous deux une lutte toujours sainte, parce qu'elle était toujours assaisonnée d'affection. A la vérité, Faustinus était mon aîné, mais jusque-là seulement que c'était moins un devoir pour moi de l'honorer, qu'un plaisir de l'imiter. Lui, de son côté, éprouvait plus de satisfaction à voir que je l'aimais plutôt que je ne le respectais. Mais, avec l'âge, et une fois qu'il fut entré dans la milice cléricale, l'amitié que j'avais eue pour lui jusque-là se changea en vénération. Je vous salue par lui, désirant, avec l'aide du Christ, vous voir au plus tôt, si les affaires publiques ne s'y opposent pas. C'est pourquoi, si ma demande ne vous semble point trop importune, veuillez, au retour de Faustinus, me faire connaître en quel lieu, à quelle époque je pourrai vous voir. J'ai le dessein de m'arracher aux embarras de mes occupations privées, et de donner le plus de temps possible à nos mutuels embrassements, pourvu toutefois, ce que j'appréhende fort aujourd'hui, qu'une force majeure ne vienne pas déranger mes dispositions. C'est une chose sur laquelle, vous aussi, vous ne devez pas dédaigner, suivant que les circonstances le conseilleront, de délibérer en commun avec le frère Faustinus ; parce que je l'aime, je l'ai envoyé comme un ami. S'il répond à mon attente, j'en suis très flatté. Or, comme c'est un homme que tout le monde estime, il doit être bon, pour ne pas dire excellent. Adieu. [4,5] LETTRE V. SIDONIUS A SON CHER FELIX, SALUT. C'EST par le même messager que je vous adresse de nouvelles salutations. Votre Gozolas (plût à Dieu que je pusse le dire nôtre !) devient une seconde fois porteur de ma lettre. Epargnez-nous donc à tous deux une honte commune; car, si vous voulez encore garder le silence, tout le monde pensera que nous sommes indignes de vos égards, moi à qui vous devez écrire, lui par qui vous devez le lire. Quant à l'état des affaires, je ne te demande plus, comme par le passé, où elles en sont ; je crains qu'il ne te soit trop pénible de m'annoncer des choses défavorables, vu que les événements ne prennent pas une marche prospère. Comme il ne te convient pas de donner de fausses nouvelles, et que tu n'as rien d'agréable à m'annoncer, j'évite, quel que soit le mal, d'en être informé par les gens de bien. Adieu. [4,6] LETTRE VI. SIDONIUS A SON CHER APOLLINARIS, SALUT. JE vous avais informé par l'évêque Faustinus, qui ne m'est pas moins cher à cause de notre ancienne amitié, qu'à raison de son nouveau ministère, des précautions que vous auriez à prendre. Je vois avec plaisir que vous avez écouté mon avis. C'est la coutume des hommes sages d'éviter les dangers ; d'un autre côté, il est absurde, si l'événement contrarie une audacieuse entreprise, de se consumer en plaintes, et de rejeter sur les incertitudes des hasards l'issue fâcheuse d'un dessein malavisé. A quoi tend ceci? direz-vous. Je le confesse, j'ai trop appréhendé que, dans le temps même de la crainte générale, vous ne craignissiez rien ; que l'inébranlable sécurité d'une maison jusqu'ici ferme, n'eût à trembler d'une dévotion intempestive devant les incursions orageuses des ennemis, et qu'une solennité désirée ne commençât, dans le cœur sensible des matrones, à perdre de son prix. Au reste, la plus sincère piété s'est choisi dans leurs âmes une habitation si particulière, que, lors même qu'il fût arrivé quelque accident aux voyageurs, elles se fussent félicitées d'avoir souffert une sorte de martyre en l'honneur du saint Martyr. Mais moi, à qui moins de piété donne plus de défiance, je m'attache volontiers dans ce doute au parti le plus prudent, et je me range sans peine du côté de ceux qui craignent, même quand il n'y a rien à craindre. Par conséquent, il est fort heureux que vous ayez eu la sagesse de différer un voyage critique, et que vous n'ayez pas exposé aux chances d'un si grand hasard le sort d'une si grande famille. Et, quoique d'ailleurs le voyage commencé eût pu s'achever heureusement, je serais loin toutefois d'approuver une résolution dont la témérité ne pourrait être absoute que par un rare bonheur. Dieu donnera sans doute à nos vœux leur accomplissement, et nous pourrons, au milieu des agréments de la paix, nous rappeler encore ces terreurs; mais les circonstances présentes rendent prudents ceux que l'avenir trouvera pleins de sécurité. Quant au moment, le porteur de ma lettre se plaint de ce que votre Génésius lui a causé quelque dommage. Si tu vois que la réclamation soit fondée, alors, je t'en prie, rends-lui justice, et congédie promptement un pèlerin. Mais s'il s'abandonne à une calomnie punissable, ce sera déjà un châtiment pour lui, accusateur effronté, d'avoir supporté les frais et la fatigue du voyage, les incommodités d'un procès témérairement engagé ; et cela, au plus fort de l'hiver, au milieu des neiges amoncelées et des glaces durcies, dans un temps qui, pour les plaideurs, n'est pas toujours sans doute bien long à l'audience, mais qui produit toujours de longues inimitiés. Adieu. [4,7] LETTRE VII. SIDONIUS A SON CHER SIMPLICIUS, SALUT. "Vous avertissez un homme qui court", a coutume de répondre celui qui est prié de faire ce qu'il aurait fait, lors même qu'on ne l'en eût pas prié. — Tu vas me demander peut-être à quoi tend ce début. Le porteur de ce billet me demande instamment que je lui donne une lettre pour vous ; lorsque j'ai su qu'il se préparait à partir, je me disposais à lui demander la même chose, ne m'en eût-il pas parlé. C'est l'amitié que j'ai pour vous, plutôt que la considération du porteur, qui m'a déterminé à lui faire ce plaisir. Au reste, cet homme pense avoir mérité un bon office, lui qui en rend un, quoique, du reste, il ait reçu ce qu'il demandait, sans rien savoir toutefois de l'amitié qui nous unit. Aussi, quoique absent, je me figure sans peine quelle sera tout-à-coup sa surprise, lorsque, grâce à moi, étant reçu avec bienveillance, il comprendra qu'il a eu moins de peine à me demander une lettre qu'il n'en a à la livrer. Il me semble déjà voir comment, pour cet homme qui n'est pas plaisant à l'excès, tout sera nouveau, lorsqu'on l'invitera, lui pèlerin, à loger dans la maison ; lui tout timide, à partager la causerie ; lui paysan, à se mêler dans la gaité commune ; lui pauvre, à s'asseoir à la table. Lui, qui a vécu ici parmi des gens gorgés d'ognons, régal souverain pour eux, il se verra traité avec autant de politesse que s'il se fût trouvé toujours au milieu des plus délicats Apicius et des plus habiles écuyers tranchants de Byzance. Quel qu'il soit, du reste, il m'a servi largement pour vous rendre un devoir qui m'est bien cher. Cependant, quoique lès gens de cette espèce aient souvent un extérieur méprisable ; en fait de commerce épistolaire entre amis, on supporterait de grandes privations, si l'on voulait, à cause du peu d'éducation des porteurs, ne pas saisir toutes les occasions favorables pour s'entretenir par lettres. Adieu. [4,8] LETTRE VIII. SIDONIUS A SON CHER EVODIUS, SALUT. LORSQUE ton courrier, en me remettant ta lettre, apprit à certains amis que, d'après les ordres du roi, tu allais partir pour Toulouse, nous aussi nous quittions la ville pour nous rendre à une campagne fort éloignée. Retardé une partie du matin, c'est à peine si je pus, à l'occasion de ta lettre, m'arracher à la foule empressée de ceux qui m'accompagnaient, et satisfaire à ta demande, en allant soit à pied, soit à cheval. Dès le point du jour, mes domestiques avaient pris les devants et devaient dresser la tente à la distance de dix-huit mille pas, dans un lieu très propre à faire halte. Une source d'eau fraîche y coule du haut d'une colline couverte de bois ; au-dessous est une plaine verdoyante ; devant vous se trouve une rivière remplie de poissons et d'oiseaux ; en outre, sur ses rives on aperçoit une maison neuve qui appartient à un ancien ami, dont l'amabilité, soit qu'on se rende ou non à ses invitations, ne connaît pas de bornes. C'est là que mes gens nous attendaient ; nous avions suspendu notre départ, afin de renvoyer plus promptement ton domestique, tout au moins au sortir du bourg; la quatrième heure était déjà passée ; le soleil, déjà bien élevé, avait absorbé de ses rayons plus ardents l'humidité de la nuit ; la chaleur et la soif devenaient insupportables, et, sous un ciel parfaitement serein, nous n'avions d'autre abri contre les ardeurs du soleil qu'un nuage de poussière. L'étendue de la route, qui se déroulait à nos yeux à travers la verdoyante surface d'une plaine découverte, nous faisait gémir de ce que nous dînerions plus tard ; toutefois, dans cette traversée, c'était moins la fatigue qui nous brisait, que l'attente qui nous épouvantait. Tout ce préambule, seigneur frère, ne tend qu'à te prouver que je n'ai eu ni beaucoup de liberté de corps et d'esprit, ni beaucoup de loisir, pour satisfaire à ta demande. Or donc, revenons au contenu de ta lettre. Après m'avoir salué, tu me pries de t'envoyer une épigramme en douze vers, qui puisse être gravée sur un large bassin fait en forme de conque, et qui a six cannelures du côté de chaque anse, depuis la roue du fond jusqu'à l'extrémité de la circonférence. Tu as dessein, je crois, d'inscrire chaque vers dans la cavité, ou mieux encore, si cela convient, sur la bosse de chaque cannelure, et d'offrir ce bassin travaillé avec tant d'art à la reine Ragnahilde, afin de te faire d'elle un secourable appui pour réussir dans tout ce que tu désireras et voudras entreprendre. Je réponds en quelque façon à ta demande, mais non pas comme je l'eusse souhaité. Pardonne le premier ta faute, puisque tu as accordé plus de temps à l'ouvrier qu'au poète, quand tu n'ignorais pas, certes, que dans la forge des hommes de lettres, les vers que produit l'enclume métrique ont besoin d'être polis avec une lime forte et mordante. Mais à quoi bon de telles observations ? Voici mes vers : « Que la conque sur laquelle Triton porte Cythérée et fend les flots, le cède à celle-ci en la voyant. Nous t'en prions, descends un peu du haut de ta grandeur, et reçois, puissante reine, ce petit présent. Ne dédaigne pas de prendre Evodius sous ton patronage ; son élévation rehaussera ta gloire. Puisses-tu, toi dont le père, le beau-père et l'époux sont assis sur le trône, voir aussi ton fils régner avec son père et après son père ! Ondes heureuses, renfermées dans ce brillant métal, les traits de notre souveraine sont plus brillants que vous ! car, lorsqu'elle daigne se mouiller ici le visage, la blancheur de son teint est réfléchie par l'argent. » Si tu m'aimes assez pour accueillir cette bagatelle, ne nomme point l'auteur ; tout n'ira que mieux si l'on t'attribue ces vers ; car, dans ce forum, ou dans cet athénée, on admirera moins l'inscription que l'objet sur lequel elle est gravée. Adieu. [4,9] LETTRE IX. SIDONIUS A SON CHER INDUSTRIUS, SALUT. J'AI visité dernièrement Vectius, illustre personnage, et j'ai observé à fond et comme à loisir ses actions de chaque jour. Puisqu'elles m'ont paru dignes d'être étudiées, je crois aussi qu'elles ne sont pas indignes d'être racontées. Et d'abord, ce que nous louerons avant tout, c'est que sa maison, pareille au maître, se recommande par une conduite irréprochable : les esclaves sont laborieux ; les vassaux, pleins de condescendance, honnêtes, dévoués, obéissants et satisfaits de leur patron. La table est ouverte à l'étranger comme au client ; on trouve là une grande politesse, et une sobriété plus grande encore. Ce qui est moins important, celui dont nous parlons ne le cède à personne pour élever des chevaux, dresser des chiens, porter les faucons. Une grande propreté dans les vêtements, de la recherche dans les ceintures, de l'éclat dans les caparaçons ; de la noblesse dans l'allure, du sérieux dans l'esprit. De ces deux choses, l'une lui attire la considération publique; l'autre lui prête de la dignité dans son intérieur. Une indulgence qui ne gâte pas, des réprimandes qui n'ensanglantent pas; une sévérité ménagée qui n'est point odieuse, mais austère. Et puis encore, la lecture fréquente des volumes sacrés, lecture qui, plus d'une fois, sert pendant ses repas à nourrir son âme. Vectius lit souvent les psaumes, les chante plus souvent encore, et, par une nouvelle manière de vivre, il retrace un moine parfait, non point sous le manteau, mais sous le paludamentum. Il ne mange pas de la chair des bêtes sauvages, et cependant il consent à les poursuivre ; ainsi, cet homme religieux use de la chasse en secret et en amateur, sans manger du gibier. Une fille unique, petite encore à la mort de sa mère, fait la consolation de son veuvage, et il l'élève avec une tendresse d'aïeul, avec des soins de mère, avec une bonté de père. Envers ses domestiques, il n'use point de termes menaçants quand il leur parle, il ne dédaigne point d'adopter leurs conseils, et ne s'obstine point à chercher l'auteur d'une faute. Ses inférieurs, ce n'est pas par l'autorité, mais par la raison qu'il les gouverne; on dirait qu'il est bien moins le maître que l'administrateur de sa propre maison. En voyant la sagesse et la modération de cet homme, j'ai pensé que ce serait chose utile pour l'instruction de tant d'autres, que de donner un aperçu d'une pareille vie. Outre les personnes revêtues d'un habit sous lequel on en impose parfois au siècle présent, tous les hommes de notre profession pourraient être puissamment excités à suivre cet exemple ; car, cela soit dit sans offenser ceux de mon ordre, si chaque individu montrait autant de bonnes qualités que celui-ci, j'admirerais plus un aspirant au sacerdoce qu'un prêtre lui-même. Adieu. [4,10] LETTRE X. SIDONIUS A SON CHER FELIX, SALUT. JE VOUS adresse des salutations bien tardives, mon illustre seigneur, moi qui n'en ai pas reçu de vous depuis plusieurs années, et qui n'osais pas écrire aussi souvent que par le passé, depuis que, relégué loin du sol de la patrie, j'ai souffert les malheurs de l'exil. C'est pourquoi vous devez me pardonner, si je rougis ; car il convient que des hommes humiliés prennent une humble contenance, et ne se permettent plus la même familiarité avec ceux pour lesquels il serait mal peut-être d'avoir plus d'affection que de respect. Aussi, voilà bien longtemps que je me tais, et j'ai vu avec plus de résignation que de plaisir que vous avez gardé le silence, vous, quand mon fils Héliodore est venu ici. Mais tu avais coutume de dire, quoique en plaisantant, que tu redoutais mon éloquence : cette excuse, eût-elle été fondée, n'était pas de saison ; car, après avoir achevé un livre un peu élégamment, j'emploie pour les autres lettres le langage usuel, quoique mon langage poli ne vaille guère mieux. Est-ce bien la peine, après tout, de donner tant de soins à des choses qui ne verront pas le jour ? Au reste, si tu veux reprendre encore le cours de nos anciennes causeries avec ton amitié ordinaire, nous aussi nous reviendrons à notre vieille loquacité. De plus, pourvu que le Christ soit mon guide, en quelque lieu que vous vous trouviez, si mon patron, de retour, veut me le permettre, j'y volerai pour que mes actions raniment une amitié qu'un silence trop prolongé avait laissée s'engourdir. Adieu. [4,11] LETTRE XI. SIDONIUS A SON CHER PETREIUS, SALUT. JE suis désolé de la perte que vient de faire notre siècle par la mort toute récente de ton oncle Claudien, enlevé à nos yeux qui ne verront plus désormais, je le crains, aucun homme pareil. Il était, en effet, plein de sagesse et de prudence, docte, éloquent, ingénieux, et le plus spirituel des hommes de son temps, de son pays, de sa nation ; il fut toujours philosophe, sans jamais offenser la religion ; et, quoiqu'il ne s'amusât point à faire croître ses cheveux ni sa barbe, quoiqu'il se moquât du manteau et du bâton des philosophes, quoiqu'il allât même quelquefois jusqu'à les détester, il ne se séparait cependant que par l'extérieur et la foi de ses amis les Platoniciens. Bon Dieu ! quelle fortune toutes les fois que nous nous rendions auprès de lui pour le consulter ! Comme tout-à-coup il se donnait tout entier à tous, sans hésitation et sans dédain, trouvant son plus grand plaisir à ouvrir les trésors de sa science, lorsqu'on venait à rencontrer les difficultés de quelque question insoluble ! Alors, si nous étions assis en grand nombre auprès de lui, il nous imposait à tous le devoir d'écouter, n'accordant qu'à un seul, celui que peut-être nous eussions choisi nous-mêmes, le droit de parler; puis, il nous exposait les richesses de sa doctrine, lentement, successivement, dans une ordre parfait, sans le moindre artifice de geste ni de langage. Dès qu'il avait parlé, nous lui opposions nos objections en syllogismes ; mais il réfutait toutes les propositions hasardées de chacun ; et ainsi, rien n'était admis sans avoir été mûrement examiné et démontré. Mais, ce qui excitait en nous le plus grand respect, c'est que toujours il supportait, sans la moindre humeur, la paresseuse obstination de quelques-uns ; c'était à ses yeux un tort excusable, et nous admirions sa patience sans savoir l'imiter. Qui aurait pu craindre de consulter, sur les questions difficiles, un homme qui ne se refusait à aucune discussion, ne repoussait aucune question, pas même de la part de gens idiots et ignorants? C'en est assez sur ses études et sa science; mais qui pourrait louer dignement et convenablement les autres vertus de cet homme qui, se souvenant toujours des faiblesses de l'humanité, assistait les clercs de son travail, le peuple de ses discours, les affligés de ses exhortations, les délaissés de ses consolations, les prisonniers de son argent ; ceux qui avaient faim, en leur donnant à manger ; ceux qui étaient nus, en les couvrant de vêtements ? Il serait, je pense, également superflu d'en dire davantage à ce sujet ; car les vertus dont il avait orné et enrichi sa conscience, pauvre qu'il était des biens terrestres, il s'étudiait soigneusement à les cacher, dans l'espoir de la rétribution future. Tout plein d'affectueux égards pour son frère aîné qui était évêque, il le chérissait comme un fils, et le vénérait comme un père. Celui-ci, à son tour, l'environnait de la plus haute considération, trouvant en lui un conseiller dans les jugements, un collaborateur dans ses églises, un procurateur dans ses affaires, un métayer dans ses domaines, un collecteur pour ses tributs, un compagnon dans ses lectures, un interprète dans ses explications, un ami dans ses voyages. C'est ainsi que tous deux, par une admirable rivalité, se rendaient les devoirs d'une confiance, d'une fraternité réciproque. Mais pourquoi, loin de calmer notre douleur, ne fais-je que la nourrir davantage ? Ainsi donc, et nous avions voulu le dire d'abord, nous avons, en l'honneur de cette cendre ingrate, comme parle Virgile, c'est-à-dire, qui ne saurait nous rendre grâces, composé une triste et lamentable complainte, non sans beaucoup de peine, car n'ayant rien dicté depuis longtemps, nous y avons trouvé plus de difficulté; toutefois, notre esprit naturellement paresseux a été ranimé par une douleur qui avait besoin de se répandre en larmes. Voici donc ces vers: « La gloire et la douleur de son frère Mamert, l'unique pompe des évêques qui l'admiraient, sous ce gazon repose Claudianus. En ce maître brilla une triple science, celle de Rome, celle d'Athènes et celle du Christ ; et dans la vigueur de son âge, simple moine, il l'avait conquise tout entière et en secret. Orateur, dialecticien, poète, savant docteur dans les livres sacrés, géomètre et musicien, il excellait à délier les nœuds des questions les plus difficiles, et à frapper du glaive de la parole les sectes qui attaquaient la foi catholique. Habile à moduler les psaumes et à chanter, en présence des autels et à la grande reconnaissance de son frère, il enseigna à faire résonner les instruments de musique ; il régla, pour les fêtes solennelles de l'année, ce qui devait être lu en chaque circonstance. Il fut prêtre du second ordre, et soulagea son frère du fardeau de l'épiscopat ; car celui-ci en portait les insignes, et lui tout le travail. Toi donc, ami lecteur, qui t'affliges comme s'il ne restait plus rien d'un tel homme, qui que tu sois, cesse d'arroser de larmes tes joues et ce marbre ; la gloire et le génie ne sauraient être ensevelis dans un tombeau. » Voilà les vers que j'ai gravés sur les restes de celui qui fut notre frère à tous. Car j'étais absent lors de ses funérailles, et je n'ai pas néanmoins pour cela perdu entièrement l'occasion si désirée de pleurer. En effet, pendant que, l'âme trop pleine, j'étais à méditer, j'ai donné libre cours à mes pleurs, et j'ai fait sur l’épitaphe ce que d'autres ont fait sur le tombeau. Nous t'avons écrit ceci, de peur que tu n'allasses croire, par hasard, que nous cultivons seulement l'amitié des vivants, et que nous ne fussions coupable à ton jugement, si nous ne nous rappelions toujours les amis défunts, comme ceux qui sont pleins de santé. Et certes, de ce que l'on garde à peine un faible souvenir même des vivants, tu pourrais conclure sans témérité qu'il est très peu de gens qui aiment les morts ! Adieu. [4,12] LETTRE XII. SIDONIUS A SON CHER SIMPLICIUS ET APOLLINARIS, SALUT. BON Dieu ! combien le mouvement des esprits est semblable à une mer orageuse, puisque des nouvelles affligeantes le bouleversent par sa propre tempête en quelque sorte ! Dernièrement, mon fils et moi, nous analysions les fines railleries de l’Hecyra de Térence. J'étais auprès de mon élève, me souvenant de la nature, et oubliant ma profession : Pour lui faire suivre avec plus de facilité les rythmes comiques, j'avais dans mes mains une fable sur le même sujet, c'est-à-dire, l’Epitreponte de Ménandre. Nous lisions l'un et l'autre, nous admirions, nous plaisantions ; ce qui entre dans nos vœux respectifs, il était charmé de la lecture, et moi je l'étais de lui. Voilà que tout-à-coup un domestique se présente, le visage inquiet. — Nous alors : Qu'est-ce donc ? — Et lui : J'ai vu à la porte le lecteur Constant revenant de chez les seigneurs Simplicius et Apollinaris ; il a, dit-il, donné votre lettre, mais il a perdu celle qu'on lui a remise pour vous. A ces mots, la sérénité de ma joie se troubla aussitôt sous le nuage du chagrin, et la contrariété de cette nouvelle alluma si fort ma bile, que, durant plusieurs jours, je défendis impitoyablement qu'on laissât paraître à mes yeux cette stupide souche, ne pouvant lui pardonner s'il ne me rendait pas toutes les lettres, quelles qu'elles fussent et de quelque part qu'elles vinssent. Je ne parle point des vôtres, puisque, tant que j'aurai quelque ombre de sens, elles me sembleront d'autant plus désirables qu'elles seront moins fréquentes. Mais une fois que ma colère se fut un peu calmée avec le temps, je lui demandai s'il n'avait pas à me donner des détails de vive voix ? Lui, quoique tout agité, tout confus, balbutiant au souvenir de sa faute, et les yeux troublés, il répondit que tous les détails capables de m'instruire ou de me charmer étaient contenus dans la lettre qui s'était perdue. Ainsi donc, recourez à vos tablettes, déployez vos membranes, écrivez de nouveau ce que vous aviez écrit. Je supporterai avec patience l'incident qui m'a privé de l'objet de mes désirs, jusqu'à ce que ma lettre, parvenue vers vous, puisse vous apprendre que la vôtre ne m'est point parvenue. Adieu. [4,13] LETTRE XIII. SIDONIUS A SON CHER VECTIUS, SALUT. DERNIEREMENT, à la prière de Germanicus, homme recommandable, j'ai visité l'église de Cantèle. Il tient sans contredit le premier rang parmi ses concitoyens, et quoiqu'il ait déjà vu passer derrière lui douze lustres, chaque jour néanmoins, par son extérieur et sa mine affectée, non seulement il rajeunit, mais encore il semble en quelque sorte redevenir enfant. Son habit est serré, son cothurne bien tiré ; ses cheveux sont taillés en forme de roue ; sa barbe est coupée jusqu'à la superficie de la peau avec des ciseaux fins enfoncés entre ses rides. De plus, par une faveur d'en haut, les jointures de ses membres sont fermes, sa vue est parfaite, sa démarche est rapide, et ses dents, toujours blanches comme le lait, tiennent à des gencives intactes encore. Son estomac n'éprouve point de nausée, son sang ne s'enflamme point, son cœur n'est sujet à aucune palpitation, ses poumons n'ont point la respiration gênée, ses épaules sont encore souples, son foie ne s'enfle pas, sa main est toujours ferme, son dos n'est point courbé; Germanicus, doué d'une santé de jeune homme, ne tient de la vieillesse que le respect dû à cet âge. A cause de ces faveurs spéciales de Dieu, je te prie et t'avertis, puisque vous êtes liés d'une si étroite amitié, comme voisins, d'obtenir par tes conseils, car ta grande vertu est une invitation puissante à les suivre, qu'il ne compte pas beaucoup sur des choses équivoques, et qu'il n'en croie pas trop à une trop grande vigueur; mais qu'embrassant enfin une vie religieuse, il reprenne plutôt des forces dans une innocence nouvelle; vieux par les ans, qu'il devienne jeune par les vertus ; et, comme il n'est presque personne qui n'ait à se reprocher quelques fautes secrètes, qu'il expie par une satisfaction publique les péchés secrets qu'il peut se souvenir d'avoir commis: car, père d'un prêtre, fils d'un pontife, s'il n'est saint, il ressemble à un buisson qui, né des roses, produisant des roses, et tenant le milieu entre les fleurs qu'il a produites et celles qui l'ont produit, est environné d'épines dont on peut comparer la blessure à celle que fait le péché. [4,14] LETTRE XIV. SIDONIUS A SON CHER POLEMIUS, SALUT. C. TACITE, l'un de tes ancêtres, consulaire du temps des Ulpiens, rapporte dans son histoire qu'un général germain disait : D'intimes rapports m'unissent depuis longtemps à Vespasien, et quand il était homme privé, on nous appelait amis. Que signifie ce préambule, diras-tu ? — C'est pour te faire souvenir que, dans les temps où tu remplis une charge publique, tu dois te rappeler toujours tes affections d'homme privé. Il y a deux ans bientôt que tu as été nommé préfet du prétoire des Gaules ; nous en sommes joyeux, non point à cause de ta nouvelle dignité, mais à cause de notre ancienne amitié. Nous verrions avec peine ton élévation, si les malheurs de l'empire nous le permettaient, et si chaque particulier, je ne dirai pas chaque province, n'était par toi comblé de bienfaits divers. Mais aujourd'hui que l'on aurait honte de te demander ce que tu ne peux plus accorder, dis-moi, je te prie, quelle humanité tu montrerais dans tes actions, toi qui es si avare de paroles ? Comparé à tes aïeux, non seulement tu peux surpasser Tacite comme orateur, mais encore Ausone comme poète. Si ta nouvelle charge t'a soudainement rendu fier, toi qui jusqu'ici avais été fidèle disciple de la philosophie, sache que nous aussi nous avons eu quelque crédit et quelque gloire. Mais si l'humilité de notre profession te semble méprisable, parce que nous découvrons au Christ, seul médecin des âmes et des maux d'ici-bas, les plaies hideuses des consciences malades, sache que les hommes de notre ordre, dominés peut-être encore par un peu de négligence, ont déposé néanmoins toute espèce d'orgueil, et qu'il n'en est pas devant le juge du monde, comme devant le président du forum. Celui qui vous avoue ses fautes est condamné, mais celui qui nous en fait l'aveu devant le Seigneur est absous ; il est donc manifeste que vos juges regardent bien à tort comme très coupable celui dont la cause dépend d'un autre tribunal. Tu ne saurais donc plus rejeter les plaintes pressantes et douloureuses que je t'adresse ; car, au sein de la prospérité, soit que tu oublies, soit que tu négliges une ancienne connaissance, cela est également amer. Par conséquent, si tu songes à l'avenir, écris à un clerc; si le présent te charme davantage, réponds à un collègue : c'est une vertu de ne jamais dédaigner ses anciens amis pour des amis nouveaux. Cette vertu est-elle dans ton cœur ? cultive-la ! n'y est-elle pas ? fais-l'y naître ; autrement tu semblerais user de tes amis comme on use des fleurs, qui ne plaisent qu'autant qu'elles sont nouvelles. Adieu. [4,15] LETTRE XV. S1DONIUS A SON CHER ELAPHIUS, SALUT. PREPARE un grand repas et de vastes lits pour se mettre à table. Par plusieurs chemins, une foule nombreuse doit venir vers toi ; les gens de bien se sont décidés à ce voyage, quand ils ont appris le jour de la dédicace future. Le baptistère que vous faisiez bâtir, vous m'écrivez que l'on peut à présent le consacrer ; nous sommes appelés à cette fête, vous par votre vœu, nous par notre ministère, beaucoup par leur office, tous par leur foi. C'est, en effet, quelque chose d'admirable que vous bâtissiez une nouvelle église, dans un temps où d'autres oseraient à peine réparer les anciennes. Il nous reste à souhaiter que, comme vous accomplissez des vœux, vous fassiez aussi à notre Dieu la promesse d'en accomplir d'autres en des années heureuses; et cela, non point en secret, mais ouvertement et en public. Je souhaite que les temps deviennent meilleurs, et que le Christ exauce mes désirs comme ceux des Ruteni, afin que vous puissiez offrir aussi pour eux des sacrifices, vous qui élevez aujourd'hui pour vous des autels. Au reste, quoique l'automne vers sa fin abrège déjà les jours; que les feuilles qui tombent dans tous les bois bruissent aux oreilles inquiètes du voyageur ; que le château où vous m'invitez soit d'un accès difficile, entouré qu'il est de rochers semblables aux Alpes, et sous le voisinage des frimas, nous toutefois, Dieu étant notre guide, nous viendrons à travers les flancs escarpés de tes montagnes, et nous ne craindrons ni les rocs placés à nos pieds, ni les neiges amoncelées au-dessus de nous, quand même il nous faudra tourner et retourner par les pentes des montagnes, dans des routes brisées en forme de spirales ; car, n'y eût-il aucune solennité, tu mériterais, comme dit Cicéron, que pour toi seul on allât visiter Thespies. Adieu. [4,16] LETTRE XVI. SIDONIUS A SON CHER RURICIUS, SALUT. J'AI reçu, par Paterninus, votre lettre qui laisse à douter si elle a plus de douceur que de finesse. Du reste, à l'heureuse abondance de style qu'elle présente, aux fleurs dont elle brille, on croit sans peine que ce n'est point seulement par des lectures connues, mais encore par des lectures dérobées, que tu avances, quoique après tout le larcin d'un livre que tu t'excuses d'avoir fait copier, ait moins besoin de pardon, que d'éloges. Eh ! que fais-tu qui ne soit bien, toi dont les fautes mêmes sont louables ? Pour mon compte, j'apprends sans peine la fraude qui a été commise envers moi pendant mon absence, et je la regarde comme un bienfait signalé puisque j'ai essuyé un dommage qui n'en est pas un; car, ce dont tu as fait ton usage, n'a pas cessé d'être pour cela notre propriété, et l'accroissement de ton savoir n'a point eu lieu au détriment du savoir d'autrui. Bien plus, tu ne manqueras pas d'être loué de ceci, et à bon droit, puisque ton esprit a si parfaitement la nature du feu, qui se communique et reste néanmoins, tout entier. Ainsi donc, garde-toi de trembler, et cesse de juger mal du caractère de ton ami ; car, en cette circonstance, il serait bien plus coupable s'il était accessible à la jalousie. Adieu. [4,17] LETTRE XVII. SIDONIUS A SON CHER ARVOGASTE, SALUT. EMINENTIUS ton ami, ô mon illustre maître, m'a donné une lettre savante que tu as dictée toi-même, et qui brille de l'éclat d'une triple vertu ; la première de ces trois vertus, c'est la charité avec laquelle tu daignes estimer de faibles talents dans un homme étranger comme moi, et jaloux de rester inconnu ; la seconde est cette modestie qui t'élève à juste titre, alors même que tu trembles sans raison; la troisième est cette délicatesse qui te fait dire, en plaisantant, que tu écris des sottises, toi qui, abreuvé aux sources de l'éloquence romaine, parais, sur les rives de la Moselle, n'avoir bu que les eaux du Tibre. Sans cesse au milieu des barbares, tu ignores cependant ce que c'est que barbarisme, égal par ton éloquence et ta valeur à ces anciens capitaines dont la main savait manier le style aussi bien que l'épée. Si donc on peut trouver quelque part l'élégance du langage romain, depuis longtemps bannie de la Belgique et des contrées rhénanes, elle doit s'être réfugiée auprès de toi ; tant que tu respireras, ou que tu composeras, la langue latine vivra toujours sur les frontières de l'empire, quoique la puissance de Rome y ait expiré. Aussi, en te rendant le salut que tu m'as adressé, je me réjouis beaucoup de ce qu'il est resté dans ton noble cœur, du moins, quelques traces des lettres qui s'en vont chaque jour ; si tu les cultives par des lectures assidues, tu éprouveras de plus en plus qu'autant l'homme est supérieur aux animaux, autant l'homme instruit l'emporte sur l'homme ignorant. Pour les écrits spirituels dont tu veux que je te parle, faible interprète comme je le suis, il serait mieux de t'adresser à ces pontifes qui t'environnent ; pontifes vénérables par leur âge, illustres par leur foi, renommés par leurs œuvres, d'une éloquence toujours prête, d'une mémoire toujours fidèle, et qui l'emportent sur moi par l'éclat du plus rare mérite. Sans parler de l'évêque de votre ville, personnage accompli, que la conscience de ses vertus et sa renommée rendent également heureux, tu pourras avec plus de succès adresser toutes sortes de questions aux illustres pères et protomystes des Gaules ; Lupus et Auspicius ne sont pas fort éloignés de toi; toutes tes demandes ne sauraient épuiser leur immense érudition. Puisque je ne satisfais point aux prières que tu me fais, sois assez bon pour me le pardonner; tu feras de plus un acte de justice, car s'il convient que tu fuies un ignorant, il convient aussi que j'évite de montrer de la présomption. Adieu. [4,18] LETTRE XVIII. SIDONIUS A SON CHER LUCONTIUS, SALUT. TU oublies les demandes que l'on te fait, et, au contraire, si tu ordonnes quelque chose, tu te souviens très bien de l'exiger à la rigueur. Il y a longtemps que toi et les tiens vous nous avez promis à moi et aux miens un prompt retour ; de tout cela, rien n'a été fait. De plus, lorsque vous concertiez votre fuite, pour nous faire croire que vous reviendriez à la fête de Pâques, vous n'emportâtes pas de la ville à la campagne un gros bagage, vous n'emmenâtes aucune voiture, aucun chariot pour transporter vos fardeaux. Je ne parle point du tour que nous ont joué les dames qui sont parties avec un léger bagage ; toi et mon frère Volusianus, vous n'étiez accompagnés que d'un petit nombre de clients et d'esclaves ; et ainsi, par l'espoir d'un prompt retour, vous avez trompé tous ceux qui vous accompagnaient. Mon frère Volusianus, qui allait dans les terres du Bessin, avait déjà sans doute formé le projet de parcourir toute la seconde Lyonnaise, et nous en a également imposé par l'apparence d'un très court voyage. Et maintenant, toi qui manques à ta parole, en prolongeant ton séjour à la campagne, tu me pries de t'envoyer les bagatelles que je puis avoir faites en vers depuis ton départ. J'obéis à ta demande, parce que tu es digne de lire de telles productions : la pièce que je t'envoie est si grossière et si peu soignée, que tu croiras qu'au lieu d'aller à la campagne, elle vient de la campagne même. L'évêque Perpétuus, digne successeur du pontife et confesseur Martin, a fait bâtir en son honneur une basilique beaucoup plus grande que celle qui existait déjà. C'est un ouvrage, dit-on, grand et admirable; un tel homme était bien digne de l'élever en l'honneur d'un tel saint. Perpétuus, dont je vous parle, m'a chargé de composer, pour être gravée sur les murs de la nouvelle église, cette inscription que tu examineras ; je n'ai pu me refuser à sa demande, car le pieux zèle qui l'anime lui donne de rares prérogatives pour obtenir tout ce qu'il désire. Puisse mon offrande, marque de ma soumission, ne point souiller la pompe d'un si grand édifice, ni les présents qui lui seront faits ! Mais je crains bien qu'il n'en soit autrement, à moins, par hasard, que la médiocrité même de cette épigramme ne la fasse remarquer au milieu de toutes les beautés qui l'entourent, comme une tache noire parait sur un corps blanc, où l'on ne la souffre qu'autant qu'elle fait rire. Mais pourquoi toutes ces réflexions? Embouche toi-même le chalumeau, et, parce que mon élégie boîte, donne-lui la main. « Le corps de Martin, honoré par toute la terre, et où la gloire survit au trépas, n'était couvert ici que d'une humble chapelle; mais cet illustre confesseur méritait un autre temple. La gloire immense du personnage et la petitesse du lieu ne cessaient de couvrir de honte les citoyens ; l'évêque Perpétuus, son sixième successeur, a détruit ce long sujet de reproche ; il a fait disparaître cette petite chapelle, élevant à sa place un vaste édifice. Par la faveur du saint patron, le temple a grandi en espace, et le fondateur en mérite. Ce temple peut le disputer à celui de Salomon, qui était la septième merveille du monde ; l'or, l'argent et les pierreries enrichissaient celui-là, mais celui-ci est par la foi au-dessus de tous les métaux. Loin d'ici, envie aux dents envenimées; que nos prédécesseurs soient absous, et que la postérité ne change, n'ajoute rien ici. Et jusqu'à ce que le Christ vienne ressusciter tous les peuples, que le temple de Perpétuus dure perpétuellement. » Nous t'offrons, comme tu le vois, les vers les plus nouveaux qui soient sortis de notre plume; mais nous ne cesserons pas moins de fatiguer le ciel de nos plaintes, si tu tardes encore; nous ferons même, s'il le faut, usage de la satire, et crois qu'elle n'aura rien de la douceur de cette épigramme. Lorsqu'il s'agit de blâmer ou de critiquer, l'homme le fait naturellement avec plus d'ardeur et de force, que s'il fallait donner des éloges. Adieu. [4,19] LETTRE XIX. SIDONIUS A SON CHER FLORENTINUS, SALUT. TU accuses notre retard et notre silence; l'un et l'autre sont excusables, car nous venons et nous écrivons. Adieu. [4,20] LETTRE XX. SIDONIUS A SON CHER DOMITIUS, SALUT. TOI qui aimes tant à voir des armes, des troupes et des guerriers, quel plaisir tu aurais goûté si tu avais vu Sigismer, jeune prince du sang royal, paré à la manière de sa nation, comme un nouvel époux ou comme un homme qui va faire la demande d'une femme, se rendre au prétoire de son beau-père ! Il était précédé et suivi de plusieurs chevaux superbement harnachés et tout couverts de pierreries étincelantes ; mais ce qui, dans cette pompe, méritait le plus de fixer l'attention, c'était le jeune prince marchant lui-même à pied au milieu de ceux qui le devançaient ou qui le suivaient ; il était revêtu d'écarlate, éblouissant d'or, couvert de soie d'une éclatante blancheur; le contour de sa chevelure, le vermeil de ses joues, le teint de sa peau, tout répondait à sa riche parure. L'aspect des petits rois et des officiers qui l'accompagnaient inspirait la terreur au sein même de la paix; leurs pieds étaient entièrement enfermés dans des bottines, attachées au-dessus du talon, et revêtues d'un poil rude ; leurs genoux, leurs jambes et leurs mollets étaient découverts. Ces guerriers avaient, en outre, des habits très hauts, serrés et de diverses couleurs, qui descendaient à peine à leurs jarrets saillants ; les manches de leurs habits ne couvraient que le haut du bras ; leurs sayes de couleur verte étaient bordées d'écarlate, et leurs épées suspendues à leurs épaules par des baudriers qui leur serraient les côtés ; ils portaient des robes fourrées, retenues par une agrafe. Ce qui servait à leur parure servait aussi à leur défense ; leur main droite était armée de piques à crochet et de haches qui se lancent ; leur bras gauche était ombragé par des boucliers dont les bords étaient d'argent et la bosse dorée ; la lumière en faisait ressortir la richesse et le travail ; enfin, tout se trouvait disposé de telle sorte que, dans une cérémonie nuptiale, on étalait une pompe non moins digne de Mars que de Vénus. Mais à quoi bon de plus grands détails ? A un tel spectacle, il n'a manqué que ta présence. En voyant que tu étais privé de voir ce qui te charme si fort, j'ai ressenti alors la peine que te causera le regret de n'avoir pas été là. Adieu. [4,21] LETTRE XXI. SIDONIUS A SON CHER APER, SALUT. QUAND il s'agit de faire connaître notre origine, c'est du père que nous parlons d'abord ; mais toutefois, nous devons beaucoup à nos mères. Il n'est pas moins juste d'honorer celles qui nous ont portés que ceux dont nous avons reçu l'être. Mais je laisse aux physiciens à expliquer la manière dont nous sommes formés : revenons à notre sujet. Ton père est Eduen, ta mère Arverne. Tu te dois d'abord aux Eduens, mais non point à eux seuls, à en juger d'après ce que dit notre Virgile. Il nous apprend que Pallas, regardé comme Arcadien et comme Samnite, aurait pu, en qualité d'étranger, armer les Etrusques contre Mézence, si, par sa mère, qui était Sabellienne, Pallas n'eût tiré son origine de l'Etrurie. Voilà, dans un auteur imposant, une preuve convaincante que le pays de notre mère doit être pour nous comme une portion de notre patrie, à moins que tu n'ailles penser que les poètes mentent, alors même qu'ils ne s'écartent pas de l'histoire. Si donc les Arvernes revendiquent à bon droit une portion de toi-même, daigne écouter les plaintes de ceux qui te regrettent, et qui, par le ministère d'une seule bouche, la mienne, épanchent les secrets de leurs cœurs à eux tous. Imagine-toi qu'ils disent hautement et devant toi : « Ingrat, quel si grand crime avons-nous commis envers toi, pour que tu fuies, comme un pays ennemi et pendant tant d'années, la terre qui a nourri ton enfance ? Ici, nous avons veillé sur ton berceau ; ici, nous avons entendu les vagissements de ton enfance, nous avons fortifié tes membres délicats ; ici, nos concitoyens te portaient dans leurs bras; ici, ont vu le jour et ton aïeul Fronto, caressant pour toi, sévère pour lui-même, qui aurait pu servir d'exemple à ceux que nous prenons aujourd'hui pour modèles ; et ton aïeule Auspicia qui, lorsque ta mère ne fut plus, te prodiguait à elle seule les soins de deux mères : c'est encore parmi nous que naquirent et ta tante, et cette Frontina plus sainte que les vierges sacrées, que respectait ta mère, que vénérait ton père ; cette fille d'une grande abstinence, d'une extrême austérité, d'une foi rare, et qui avait pour Dieu une telle crainte qu'elle inspirait elle-même de la crainte aux hommes. Ici, un grammairien et un rhéteur se sont disputé la gloire de te former aux arts libéraux ; les progrès que tu y as faits devraient seuls te faire aimer les Arvernes, tout au moins en considération des lettres. » Je ne dis rien des agréments particuliers de notre territoire, de cette vaste étendue de campagne où les eaux, coulant sans danger au milieu des moissons, conduisent avec elles la fécondité ; plus le cultivateur montre d'industrie pour amener l'eau dans ses terres, moins il éprouve de pertes. Notre patrie est agréable à ceux qui voyagent, rapporte aux laboureurs d'abondantes moissons, plaît aux chasseurs, présente des montagnes couvertes de pâturages, des coteaux chargés de vignes, des plaines embellies de fermes, des châteaux sur les lieux escarpés d'épaisses forêts, des champs cultivés, des vallons arrosés de sources, des précipices entourés de fleuves ; elle est telle, en un mot, que des étrangers, après l'avoir vue une fois, ont souvent oublié leur patrie. Je ne te parle point de la ville ; tu y fus toujours si fort aimé, que rien ne devrait te paraître préférable à la société des nobles. Chacun se disputait le bonheur de te posséder, et ainsi ta présence était un plaisir à tout le monde, sans causer jamais de satiété. Que dois-je dire au sujet de tes biens, qui supporteraient d'autant plus facilement les dépenses qu'elles seraient plus nombreuses ? Les frais d'un maître qui cultive lui-même sa terre concourent à l'accroissement de ses revenus. C'est au nom de tous les Arvernes, ou au moins des bons citoyens, que je te fais cette demande, que je t'exprime ces vœux. Puisqu'ils te réclament avec tant d'empressement, qu'ils te désirent avec tant d'amour, tu peux penser quelle sera ta joie si tu te rends à leurs supplications. Adieu. [4,22] LETTRE XXII. SIDONIUS A SON CHER LEO, SALUT. LE magnifique Hespérius, la perle des amis et la gloire des lettres, revenu depuis peu de Toulouse, m'a dit que tu m'ordonnes de quitter le style épistolaire lorsque mes livres de lettres seront terminés, pour embrasser le genre de l'histoire. Je reçois avec beaucoup de respect, beaucoup de reconnaissance, un avis aussi noble et aussi flatteur; car tu prononces que je suis capable d'ouvrages plus relevés, puisque tu penses que je dois abandonner des travaux moins importants. Mais, je l'avoue, j'admire plus volontiers ta décision, que je ne me sens disposé à suivre ton conseil. Ce genre, sans doute, est bien digne de l'attention que tu lui donnes, mais il n'est pas moins digne d'être traité par toi. Autrefois C. Cornélius ayant donné un semblable conseil à C. Sécundus, ne tarda pas à faire lui-même ce qu'il avait enjoint à son ami. Tu fais très bien de te servir d'un pareil exemple, car je le cède à Pline et ne suis que son disciple, tandis que tu surpasses certainement Cornélius par ta manière de raconter, qui est celle d'autrefois. S'il pouvait revivre maintenant, et voir ta manière d'écrire, c'est alors qu'il serait plus véritablement Tacite. Ainsi, tu es bien à la hauteur du sujet que tu me proposes, puisque tu réunis une rare éloquence à un grand savoir. Admis chaque jour dans les conseils d'un prince très puissant, occupé des intérêts de l'univers entier, tu connais parfaitement et les affaires, et les droits, et les alliances, et les guerres, et les états, et les qualités du roi. Qui donc pourrait se mettre à une pareille œuvre, mieux que toi qui as étudié les ressorts qui font agir les nations, les diverses ambassades, les exploits des généraux, les traités des princes, enfin tous les secrets des états; et qui, élevé dans un poste éminent, ne te trouves point dans la nécessité ou de taire la vérité ou d'orner le mensonge ? Mais ma condition est bien différente; une carrière nouvelle est trop pénible à parcourir, et je ne suis point habitué au style des anciens. La religion doit être mon unique étude; humble et modeste par état, je ne dois plus aspirer à la gloire; je suis moins touché des choses présentes, que je n'espère dans les choses à venir. Enfin, ma mauvaise santé est un obstacle à tes désirs ; je commence à aimer le repos, c'est l'apanage de mon âge. La gloire que donnent les lettres, et même celle qui nous survit, n'a plus pour moi d'attrait, et je ne suis point curieux du peu de renommée que je pourrais acquérir en m'appliquant à l'histoire. Car, les hommes engagés dans la cléricature ne peuvent parler sans témérité des choses qui les concernent; sans présomption, de celles qui leur sont étrangères. Ils dévoilent le passé sans aucun fruit, et le présent avec trop de retenue; ils ne disent les choses fausses qu'avec honte, et les choses vraies qu'avec danger. Ce genre d'écrire est tel, que si vous faites mention des gens de bien, vous ne vous attirez que peu de faveurs ; que si vous blâmez les personnes notables, vous vous attirez des ennemis puissants. C'est ainsi qu'aussitôt vient se mêler à votre style cette couleur, cette odeur de satire. Un écrit historique semble peu convenir à notre état, puisqu'il excite l'envie à son début, ne se continue qu'avec des fatigues, et se termine par des haines. Mais ces choses n'arrivent qu'à des clercs qui se font auteurs : toujours en butte à des hommes envieux et jaloux, ils sont traités d'insensés, s'ils écrivent avec simplicité ; de présomptueux, s'ils écrivent avec soin. Mais toi qui peux, dans le chemin de la gloire, devancer les censeurs ou marcher sur leur tête, si tu traites ce sujet, personne encore n'aura écrit l'histoire avec plus de noblesse que toi, et d'une manière qui ressemble autant à celle des anciens, lors même que tu raconteras des faits récents; car, nourri des auteurs de l'antiquité, instruit des affaires présentes, tu ne laisses point de prise aux morsures envenimées de l'envie; et c'est pourquoi la postérité te consultera avec utilité, t'écoutera avec plaisir, et s'autorisera de tes écrits. Adieu. [4,23] LETTRE XXIII. SIDONIUS A SON CHER PROCULUS, SALUT. TON fils, qui est aussi le mien, est venu vers moi, tout affligé de la faute qu'il a commise en te laissant plein de honte et de repentir de son évasion. Après avoir entendu son aveu, je l'ai gourmande de cette fuite, en paroles amères, d'un visage menaçant, et avec ma voix, mais avec le rôle de père, lui disant qu'il était digne d'être déshérité, digne de la croix, digne du culeus et de tous les autres supplices réservés aux parricides. A cette réprimande, il a rougi de confusion, sans chercher à couvrir sa faute d'une excuse impudente; mais touché de mes reproches, il a mêlé à la honte des larmes si vives, si abondantes, qu'elles ont répondu de sa conduite future. Sois donc, je te prie, plein de clémence pour un enfant sévère contre lui-même; imite le Seigneur, et ne condamne pas à ton tribunal celui qui s'avoue coupable. Si tu vas, inflexible, lui faire subir des peines inouïes, il ne saurait être plus tourmenté par tes châtiments, qu'il ne l'est par sa propre confusion. Affranchis de toute crainte et son désespoir, et ma confiance; cédant à l'amour paternel, si je te juge bien, délivre-toi de la douleur secrète qui te consume, lorsque tu vois ton fils publiquement affligé. Certes, je l'ai traité bien sévèrement, et tu devrais le ménager un peu; j'espère même que tu emploieras la clémence, à moins que tu ne sois plus insensible que les rochers, plus dur que le diamant. Si donc j'ai droit de mieux augurer de ton caractère et de notre amitié, excuse ton fils et reçois-le avec indulgence; en le remettant dans tes bonnes grâces, je promets qu'il sera toujours soumis à l'avenir; l'absoudre promptement de sa faute, c'est m'obliger par un bienfait ; je te prie donc avec instance de lui pardonner, et, aussitôt qu'il se présentera, de le recevoir non seulement dans ta maison, mais aussi dans ton cœur. Grand Dieu! quel beau jour pour toi, quelle heureuse nouvelle pour moi, quelle joie pour lui, alors que prosterné à tes pieds, de cette bouche sévère, de cette bouche terrible dont il n'attend que des reproches, il recevra un baiser! Adieu. [4,24] LETTRE XXIV. SIDONIUS A SON CHER TURNUS, SALUT. CES paroles du poète de Mantoue conviennent bien à ton nom et à ton affaire : "Turnus, ce que pour toi n'eût fait aucun des Dieux, Un bonheur imprévu vient l'offrir a tes vœux". (Enéide, LX, 6, 7. Trad. de Delille.) Turpion, ton père, homme tribunitien, avait emprunté, si tu te le rappelles, de Maximus, officier du palais, une somme d'argent, et pour nantissement, pour garantie, n'avait déposé aucun objet précieux, n'avait engagé aucune terre; mais, ainsi que le prouve le billet, les intérêts sont d'un centième; puis, accumulés pendant deux lustres, ils ont égalé le capital. Or, comme ton père, voisin de la mort, succombait à la maladie, que l'autorité publique le pressait vivement, malgré son état de souffrance, de payer la dette, et qu'il ne pouvait plus résister aux importunes sollicitations des exécuteurs, au désespoir de cela, il me commanda par lettres, lorsque je partais pour Toulouse, d'obtenir avec mes prières que votre créancier lui accordât du moins quelque délai. Je cédai aussitôt à sa demande, parce que je ne connaissais pas seulement Maximus, mais que j'avais encore avec lui d'anciennes liaisons d'hospitalité. Je me détournai donc volontiers de la route pour aller voir cet ami, quoique sa villa fut éloignée de la voie publique de plusieurs milles. Quand j'arrivai, il vint lui-même au-devant de moi. Je lui avais vu jusque-là le corps droit, la démarche aisée, la voix libre, le visage ouvert; mais alors sa démarche était bien différente de celle d'autrefois. Son extérieur, son allure, sa modestie, sa candeur, sa parole, tout respirait la religion. Il avait les cheveux courts, la barbe longue, des sièges à trois pieds, des portières d'étoffe de Cilicie ; point de plume à son lit, point de pourpre sur sa table ; il recevait d'une manière honnête mais frugale, et l'on servait à ses repas moins de viandes que de légumes. S'il y avait quelque mets délicat, c'était non pas pour lui, mais pour ses hôtes. Lorsque nous nous levâmes de table, je demandai tout bas aux assistants quel genre de vie des trois ordres il avait embrassé; s'il était moine, clerc ou pénitent? On me répondit qu'il était depuis peu chargé de l'épiscopat, où l'affection de ses concitoyens l'avait élevé malgré lui. Lorsque le soir fut venu, pendant que les esclaves et les clients s'occupaient à prendre les animaux, je lui demandai un entretien secret; il me l'accorda. Je l'embrasse aussitôt, je le félicite d'abord de son élévation ; ensuite, j'en viens aux prières. Je lui expose la demande de notre cher Turpion, je fais valoir ses besoins, je déplore l'extrémité où il est, ajoutant que ce qui semblait le plus dur à ses amis affligés, c'était de le voir mourir avec des dettes. Je le prie de se rappeler sa profession nouvelle, son ancienne amitié, et d'arrêter, en accordant quelque sursis, les barbares poursuites des exécuteurs qui le pressaient à toute outrance ; et, si le malade venait à mourir, de vouloir bien accorder aux héritiers toute l'année du deuil sans les inquiéter ; si Turpion recouvrait la santé, ce que je désirais fort, de lui donner, après une maladie qui avait épuisé ses forces, le temps de se rétablir. Je suppliais encore, lorsque soudain cet homme de charité se prit à pleurer abondamment, non point sur le délai du paiement de sa dette, mais sur le danger où se trouvait son débiteur. Puis, mettant un frein à ses sanglots : « A Dieu ne plaise, dit-il, qu'étant clerc, j'exige d'un malade ce que j'aurais à peine exigé d'un homme sain, lorsque j'étais séculier ! J'aime tellement les enfants de Turpion, que, s'il arrive à cet ami quelque ce chose de fâcheux, je ne leur demanderai que ce qui ce convient au devoir de ma profession. Ecris-leur cela, à ces enfants inquiets ; puis, afin qu'ils comptent davantage sur ce que tu leur demanderas, j'écrirai aussi que, quelle que soit l'issue de la maladie, et nous désirons la voir arriver à bonne fin, je leur accorde un an de délai, et leur remets la moitié du total, formée des intérêts, me contentant de la somme prêtée. Je rendis à Dieu de très grandes actions de grâces, je fis à mon hôte de grandes félicitations de ce qu'il aimait ainsi et sa renommée et sa conscience, assurant à mon ami qu'il envoyait devant lui au ciel ce qu'il vous remettait, et qu'il achetait le royaume d'en haut en ne vendant point des bienfaits terrestres. Maintenant donc, fais en sorte de rendre au plus tôt la somme prêtée tout au moins ; n'oublie pas de remercier beaucoup Maximus, même au nom de ceux qui te sont liés par la fraternité, et à qui l'âge ne permet pas encore peut-être de sentir le bienfait qu'ils reçoivent. Il ne faut pas que tu ailles dire : J'ai des consorts ; le partage n'a point encore été fait ; il est constant que j'ai été traité plus défavorablement que mes cohéritiers ; mon frère et ma sœur sont encore en âge de minorité ; on n'a encore trouvé ni mari pour ma sœur, ni curateur pour mon frère, ni caution pour le curateur. De tels prétextes peuvent bien être allégués par des créanciers, mais par de mauvais créanciers. Quand on est lié envers une personne par une dette, dont elle veut bien remettre la moitié alors qu'elle pourrait tout exiger, si l'on tarde trop, ce qu'elle avait accordé par une pieuse compatissance, elle le réclame justement à cause du tort qu'on lui a fait. Adieu. [4,25] LETTRE XXV. SIDONIUS A SON CHER DOMNULUS, SALUT. JE ne puis tarder plus longtemps à te faire partager notre grande joie, puisque tu désires savoir ce que notre père en Christ, le pontife Patiens, a fait, à Châlons, avec sa religion et sa fermeté accoutumées. Il arriva en cette ville en partie précédé, en partie accompagné des évêques de la province, réunis pour donner un chef à l'église de ce municipe, chancelante dans sa discipline depuis la retraite et la mort du trop jeune évêque Paul. L'assemblée des clercs trouva dans la ville des factions diverses, ces intrigues privées qui se forment toujours au détriment du bien public, et qu'avait excitées un triumvirat de compétiteurs. L'un d'eux, privé d'ailleurs de toute vertu, étalait l'illustration d'une race antique ; un autre, nouvel Apicius, se faisait appuyer par les applaudissements et les clameurs de bruyants parasites gagnés à l'aide de sa cuisine ; un troisième s'était engagé, par un marché secret, s'il parvenait au but de son ambition, à livrer les domaines de l'église au pillage de ses partisans. Le saint Patiens et le saint Euphronius qui, dédaignant toute haine et toute faveur, étaient les premiers à soutenir fermement et rigidement le plus sage avis, reconnurent bientôt l'état des choses. Ils tinrent d'abord conseil avec les évêques leurs collègues, avant de rien manifester en public ; puis, bravant les cris d'une tourbe de furieux, ils imposèrent tout-à-coup les mains, sans qu'il se doutât de rien et formât aucun vœu pour être élu, à un saint homme nommé Jean, recommandable par son honnêteté, sa charité et sa douceur. Jean a été d'abord lecteur et a servi à l'autel dès son enfance; puis, à la suite de beaucoup d'années et de travail, il est devenu archidiacre. Longtemps retenu dans ce grade ou ce ministère, à cause de son talent, il n'a pu être élevé en dignité, parce qu'on ne voulait pas le décharger du soin des affaires ecclésiastiques. Il était donc prêtre du second ordre, et, au milieu de ces factions si acharnées, personne n'exaltait par ses louanges un homme qui ne demandait rien ; mais personne aussi n'osait accuser un homme qui ne méritait que des éloges. Au grand étonnement des factions, à l'extrême confusion des méchants, aux acclamations des gens de bien, et sans que personne osât ou voulût réclamer, nos évêques l'ont consacré leur collègue. Maintenant donc, si tu n'es plus retenu dans ces monastères du Jura, que tu visites si volontiers pour y préluder aux joies célestes des habitations d'en haut, réjouis-toi de ce merveilleux accord, de cette rare unanimité qui a régné parmi nos pères et nos protecteurs communs. Applaudis encore au choix que viennent de faire Euphronius et Patiens, l'un par son témoignage, l'autre par l'imposition des mains, tous deux par leur prudence. En cela, Euphronius s'est conduit comme le demandaient son grand âge et le long exercice de sa dignité; Patiens, que l'on ne saurait trop louer, s'est comporté comme devait le faire un personnage qui se trouve, par le sacerdoce, chef de notre ville, et par notre ville, chef de ta province. Adieu.