[2,0] LIVRE SECOND. [2,1] LETTRE I. SIDONIUS A SON CHER ECDICIUS, SALUT. DEUX maux affligent également aujourd'hui tes Arvernes; quels maux, diras-tu ? la présence de Séronatus et ton absence. Pour parler d'abord de Séronatus, la fortune prévoyant, en quelque sorte, ce qui devait arriver, semble avoir joué sur son nom; c'est ainsi que nos ancêtres ont donné, par antiphrase, le nom de "bella" aux combats qui sont, de tous les désastres, les plus hideux ; c'est ainsi encore qu'ils ont appelé "Parcae" les destins qui n'épargnent personne. Le Catilina de notre siècle est venu depuis peu des pays voisins de l'Adour; afin de mêler ici le sang des malheureux citoyens à la ruine de leurs fortunes, et d'achever parmi nous ce qu'il avait commencé, ailleurs. Sachez que son naturel féroce, longtemps dissimulé, se dévoile de jour en jour; il se montre envieux sans dissimulation, il feint avec bassesse, il s'enorgueillit comme un esclave, il commande en maître, il exige en tyran, il condamne en juge, il calomnie en barbare; armé tout le jour par la crainte, affamé par l'avarice, terrible par sa cupidité, cruel par sa vanité, il ne cesse ou de punir ou de commettre lui-même des larcins. C'est ouvertement et au milieu des rires, qu'il parle de combats avec les citoyens, de littérature avec les Barbares; sans avoir même les premiers principes de grammaire, il dicte publiquement et avec jactance des lettres qu'il retouche avec impudence. Tout ce qu'il convoite, il l'acquiert en quelque sorte, n'en donne pas le prix par dédain, n'en prend pas d'acte de vente faute d'espoir qu'on pût le trouver légitime. Il ordonne dans le conseil, il se tait dans les délibérations, il plaisante à l'église, il moralise dans les festins, il condamne dans sa chambre, il dort sur le tribunal. Chaque jour il remplit les forêts de fugitifs, les campagnes de citoyens, les temples de coupables et les prisons de clercs ; il loue les Goths, et insulte aux Romains ; il se moque des préfets, et s'entend avec les receveurs publics; foulant aux pieds les lois de Théodose, proposant celles de Théodoric, il recherche d'anciennes fautes et imagine de nouveaux tributs. Débarrasse-toi donc promptement des affaires qui te retardent, et brise tous les obstacles qui peuvent te retenir. La liberté aux abois de nos citoyens tremblants soupire après ton retour. Quelle que soit la crainte ou l'espérance, on ne veut rien faire qu'avec toi et sous ta conduite. S'il n'y a point de ressources, point de secours à espérer de la république; si, comme on le dit, la puissance du prince Anthémius est nulle, la noblesse a résolu d'attendre ton avis pour quitter la patrie, ou pour embrasser l'état ecclésiastique. [2,2] LETTRE II. SIDONIUS A SON CHER DOMITIUS, SALUT. TU me querelles de ce que je suis à la campagne, lorsque je pourrais plutôt me plaindre de te voir aujourd'hui retenu à la ville. Déjà le printemps fait place à l'été, et le soleil, remontant vers le tropique du Cancer, s'avance à grands pas contre le pôle septentrional. Pourquoi te parler ici de notre climat? le Créateur l'a placé de manière à ce que nous fussions exposés aux chaleurs de l'occident. Que dire de plus? le monde est en feu, la glace fond au sommet des Alpes, et la sécheresse entrouvre partout le sein de la terre. Les gués n'ont plus d'eau, le limon se durcit sur le rivage, les champs ne présentent que poussière, les ruisseaux languissants ne se traînent plus qu'avec peine, et la chaleur fait bouillonner les ondes. Chacun sue maintenant ou sous la toile, ou sous la soie; mais toi, enveloppé d'un manteau qui recouvre d'autres habits, cloué de plus au fond d'une chaire dans le municipe de Camérino, tu expliques en bâillant à tes disciples, aussi pâles de chaleur que de crainte : Ma mère était de Samos. Hâte-toi donc, si tu tiens à ta santé, de te soustraire aux rues étroites de ta ville, où l'on ne peut respirer, et de venir au milieu de nous braver, dans une aimable retraite, les ardeurs de la canicule. Veux-tu connaître la position de la campagne où je t'appelle? Nous sommes à Avitacum, c'est le nom de ma terre qui me vient de ma femme, et qui par-là m'est bien plus précieuse que celle que mon père m'a laissée. Nous y vivons, les miens et moi, dans une douce concorde, sous la protection divine, à moins que tu n'attribues notre bonheur à quelque enchantement. Au couchant, s'élève une montagne de terre escarpée toutefois, qui produit comme d'un double foyer des collines plus basses, éloignées l'une de l'autre d'environ quatre arpents. Jusqu'à ce que l'on découvre le champ qui sert de vestibule à notre domicile, les flancs des collines suivent en ligne droite une vallée placée au milieu, et se terminent au bord de notre villa dont les deux faces regardent l'une au midi, l'autre au septentrion. Du côté du sud-ouest, est un bain appuyé contre le pied d'un rocher couvert de bois; lorsqu'on abat les arbres qui l'ombragent, ils roulent comme d'eux-mêmes jusqu'à la bouche de la fournaise où l'on fait chauffer l'eau. Cette pièce est de la même grandeur que la salle des parfums qui l'avoisine, si toutefois l'on excepte le demi-cercle d'une cuve assez grande, dans laquelle l'eau bouillante vient se rendre par des tuyaux de plomb, qui traversent les murs. Dans l'appartement des bains, le jour est parfait, et cette brillante clarté augmente encore la pudeur de ceux qui s'y baignent. Près de là se trouve la pièce où l'on se rafraîchit; elle est vaste, et pourrait bien aisément le disputer aux piscines publiques. Le toit qui la couvre se termine en cône, dont les quatre côtés sont revêtus de tuiles creuses; cette salle est carrée, d'une étendue convenable, et d'une exacte proportion ; les domestiques ne s'embarrassent point dans leur service, elle peut contenir autant de sièges que le bord demi-circulaire de la cuve reçoit de personnes. L'architecte a percé deux fenêtres à l'endroit où commence la voûte, afin qu'on pût voir le goût avec lequel le plafond est construit. La face intérieure des murs ne présente qu'un enduit d'une extrême blancheur. Là, aucune peinture obscène, point de honteuse nudité qui, tout en faisant admirer l'art, vienne déshonorer l’artiste. On n'y voit point d'histrions, dans un costume et sous un masque ridicule, imiter Philistio par leur fard et la bigarrure de leurs couleurs. On n'y aperçoit aucun lutteur tâchant, par diverses attitudes, de vaincre son adversaire ou d'éluder ses coups ; aujourd'hui même, si les luttes offrent des postures indécentes, la chaste baguette des gymnasiarques les détruit sur le champ. On n'y trouve rien, en un mot, qui puisse alarmer la pudeur. Quelques vers néanmoins peuvent arrêter un instant les personnes qui entrent; ils sont de telle nature, qu'on n'est point tenté de les relire, qu'on ne regrette pas de les avoir lus. En fait de marbres, on ne trouve chez moi ni ceux de Paros, ni ceux de Carystos, ni ceux de Proconissos, ni ceux de Phrygie, de Numidie ou de Sparte, avec leurs variétés; des pierres figurées en rochers éthiopiens, et en précipices que la pourpre colore, ne viennent point déguiser l'indigence de notre séjour. Mais si aucun marbre étranger ne l'enrichit, du moins cette humble habitation offre-t-elle la fraîcheur naturelle du pays. Pourquoi ne pas te dire ce que nous avons, plutôt que ce que nous n'avons pas? A l'extérieur et à l'orient du château se rattache une piscine, ou, si tu aimes mieux l'expression grecque, un baptistère qui contient environ vingt mille muids. C'est là qu'au sortir des bains chauds, l'on se rend par des passages ouverts dans le mur en forme de voûtes; au milieu de ce réservoir s'élèvent, non pas des pilastres, mais des colonnes que les plus habiles architectes appellent la pourpre des édifices. Six tuyaux, dirigés extérieurement autour de la piscine, amènent des torrents d'eau du sommet de la montagne ; ils sont terminés chacun par une tête de lion si bien exécutée, que les personnes qui entrent sans être prévenues croient effectivement voir des dents prêtes à les dévorer, des yeux étincelants de fureur, et une crinière qui se hérisse. Si les gens de la maison ou du dehors environnent le maître, comme le bruit des eaux dans leur chute empêche de s'entendre réciproquement, on se parle à l'oreille, et les conversations ainsi gênées par une cause extérieure, offrent un air mystérieux qui devient risible. En sortant de là, on trouve devant soi l'appartement des femmes ; le garde-manger est contigu à cette pièce, et n'est séparé que par une cloison du lieu où l'on fait la toile. De dessous le portique, soutenu moins par de pompeuses colonnes que par de simples piliers ronds, on découvre un lac du côté du levant. Près du vestibule, s'ouvre une longue allée couverte, qui n'est interrompue par aucun mur transversal ; cette allée n'offrant aucun point de vue, il me semble qu'on peut l'appeler, sinon un hippodrome, au moins une galerie fermée. Elle se rétrécit quelque peu à son extrémité, et forme une salle d'une admirable fraîcheur. La troupe babillarde des clientes et des nourrices se hâte, lorsque les miens et moi nous avons gagné la chambre à coucher, de venir s'y reposer sur des sièges placés exprès. De cette galerie, on passe dans l'appartement d'hiver; là, un feu quelquefois très grand charge de suie la voûte de la cheminée. Mais à quoi bon tous ces détails, puisque je ne t'invite pas à venir te chauffer? Il vaut beaucoup mieux te parler de choses relatives à toi et à la saison. De l'appartement d'hiver on passe dans une petite salle à manger, d'où l'on découvre presque tout le lac; on peut aussi, depuis ce lac, apercevoir la salle. Elle offre un lit pour se mettre à table, et un très beau buffet. Au-dessus de ce bâtiment, est une plate-forme à laquelle on monte du portique par un escalier large et commode ; on y peut jouir tout à la fois des plaisirs de la table et d'une vue délicieuse. Si l'on t'apporte de l'eau de cette fontaine, renommée pour sa fraîcheur, tu verras soudain, quand elle sera versée dans les vases, se former des taches de neige et des parcelles nébuleuses ; une gelée subite obscurcira l'éclat des verres, comme ferait de la graisse. La liqueur répond aux coupes qui la contiennent, et les bords glacés de celles-ci rebuteraient, je ne dis pas ceux qui ne boivent point, mais encore les personnes les plus altérées. De là, tu verras les pécheurs faire avancer leur nacelle en plein lac, jeter leurs filets que des morceaux de liège retiennent arrêtés, ou bien, après avoir placé des signes de distance en distance, lancer à l'eau leurs lignes armées d'hameçons, ou enfin tendre des pièges aux truites avides, qui viendront la nuit se jeter dans ces embûches fraternelles; quel terme plus propre en effet puis-je employer ici, pour dire qu'un poisson est trompé par un poisson ? Les repas finis, tu seras reçu dans un appartement que sa fraîcheur rend très agréable en été. Comme il est exposé au seul aquilon, il laisse entrer le jour sans être incommodé du soleil; auprès est une autre petite pièce, dans laquelle les valets, toujours assoupis, trouvent plus souvent place pour sommeiller, que pour dormir. Qu'il est doux ici d'entendre, vers le midi, le bruit des cigales ; sur le soir, le coassement des grenouilles; dans le plus profond silence de la nuit, le chant des cygnes, des oies et des coqs, puis les cris des corbeaux, saluant trois fois le flambeau pompeux de la naissante aurore, et, au point du jour, la voix de Philomèle cachée sous le feuillage, les gazouillements de Progné sur les branches touffues ! A ce concert viennent se mêler encore les sons rustiques de la flûte à sept trous, avec laquelle les vigilants Tityres de nos montagnes se disputent le prix du chant durant la nuit, au milieu des troupeaux qui font retentir leurs sonnettes en beuglant dans la prairie; ces voix, ces sons divers, favoriseront encore plus ton sommeil. En sortant du portique, si l'on descend sur la verte pelouse, jusques au bord du lac, on trouve, à peu de distance, un bois ouvert à tout le monde; deux larges tilleuls, dont les branches sont unies, quoique leurs troncs soient séparés, forment un ombrage sous l'épaisseur duquel je joue quelquefois à la balle avec mon Ecdicius, lorsqu'il m'honore de sa présence. Ce plaisir dure jusqu'à ce que l'ombre ne s'étende pas au-delà de leurs rameaux; alors ils nous prêtent encore un abri contre les rayons du soleil, et là nous jouons aux dés pour nous remettre de notre fatigue. Mais comme, après avoir achevé la description du bâtiment, je te dois celle du lac, écoute ce qui reste. Il dirige son cours vers l'est ; lorsque les vents soufflent et font enfler ses eaux, il mouille le pied de l'édifice qui est sur le rivage. L'endroit vers lequel il prend sa source présente un sol marécageux, rempli de précipices et tout-à-fait inaccessible; il s'y amasse une quantité de limon, que l'eau rend extrêmement gras; de tous côtés jaillissent des sources d'eau froides, et les bords sont tout couverts d'algues. Cependant, de petites barques sillonnent au loin la surface mobile du lac, alors que l'onde est tranquille; mais, s'il s'élève un tourbillon du côté du midi, les flots s'enflent alors d'une manière prodigieuse, et, jetée avec fracas au-dessus de la cime des arbres qui bordent le rivage, l'eau retombe sur eux en forme de pluie. Le lac, suivant les mesures appelées nautiques, a dix-sept stades de long. Il reçoit un fleuve dont les eaux, brisées contre les rochers, paraissent toutes blanches d'écume, et se perdent un peu au-dessous de l'endroit où les écueils semblent vouloir s'opposer à son passage. Cette rivière coule encore au-delà du lac, soit qu'elle le traverse sans mêler ses eaux avec les siennes, soit qu'elle les y mêle ; forcée de s'échapper par de petits couloirs souterrains, elle ne perd, dans ce passage, que les poissons qui ont suivi son cours; ceux-ci, repoussés dans une eau plus tranquille, y croissent promptement, et la blancheur de leur ventre fait ressortir la rougeur de leur chair ; ainsi, ne pouvant quitter le lac, ils trouvent dans leur corpulence même une sorte de prison vivante et portative. A droite, le lac va serpentant ; les bords en sont coupés, et tout couverts de bois; le rivage du coté gauche est uni, découvert et tapissé d'herbes. Vers le sud-ouest, les arbres, dont le feuillage s'étend jusque sur l'eau, en font paraître la surface entièrement verte; car, si les eaux communiquent au sable leur couleur, elles reçoivent également la couleur des rameaux qu'elles réfléchissent. Du côté de l'orient, une autre couronne d'arbres colore aussi les flots d'une teinte verdâtre. Au nord, les eaux conservent leur aspect naturel; vers l'ouest, les bords sont remplis d'arbrisseaux de toute espèce, courbés souvent par le passage des barques. Tout auprès fléchissent des touffes de joncs, et sur les flots nagent les plantes grasses du marais; les saules verts ont toujours là des eaux douces pour entretenir leur amertume. Au milieu du lac se trouve une petite île, où s'élèvent, sur de grosses pierres naturellement amoncelées, des bouts de rames qui servent de borne à de nombreuses courses navales ; c'est là que les bateliers viennent faire de joyeux naufrages. Nos aïeux avaient coutume d'imiter en cet endroit les naumachies que la superstition troyenne avait établies à Drepano. Pour ce qui concerne la campagne, quoique je ne me sois pas engagé à te la décrire, elle est couverte de bois dispersés çà et là; elle a des prairies émaillées de fleurs, des pâturages où abondent les troupeaux, des bergers riches de leurs épargnes. Mais je ne te retiens plus, car si je ne mettais fin à ma lettre, je craindrais que l'automne ne te trouvât encore occupé à la lire. Par conséquent, hâte-toi de venir, et tu te ménageras ainsi le moyen de t'en retourner plus tard. Pardonne-moi, si ma lettre trop minutieuse a dépassé les justes bornes, jalouse qu'elle était de n'épargner aucun détail ; toutefois, dans la crainte de t'ennuyer, je n'ai pas voulu tout dire. Un bon juge et un lecteur ingénieux appelleront grande, non pas la page qui décrit une campagne spacieuse, mais cette campagne elle-même. Adieu. [2,3] LETTRE III. SIDONIUS A SON CHER FELIX, SALUT. JE me réjouis, mon digne maître, de ce que tu as obtenu les insignes d'un haut rang; mais je ne me réjouis pas moins de ce que tu m'as envoyé un message tout exprès pour me l'annoncer ; car, quoique à présent tu sois le magistrat le plus élevé, et que la dignité patricienne, après tant de siècles, rentre aujourd'hui dans les lares Philagriens, grâce à ta seule félicité, tu sais trouver toutefois, ô le plus constant des amis, le moyen de rehausser encore tes honneurs par des manières affables, et, chose bien rare, d'ajouter à ton élévation par l'abaissement de ta modestie. C'est ainsi qu'autrefois la faveur publique préféra Q. Fabius, maître de la cavalerie, à l'inflexibilité dictatoriale et à l'orgueil de Papirius. C'est ainsi que la constante popularité de Cn. Pompeius le plaça au-dessus de ses rivaux. C'est ainsi que Germanicus étouffa, par l'amour de tout l'empire, la jalousie de Tibère. Je ne veux donc pas que la munificence du prince aille s'applaudir de tes succès, puisque, après tout, elle ne t'a donné que ce que tu aurais obtenu malgré nous et en nous dépassant. Ce qui t'appartient d'une manière spéciale, ton mérite particulier, c'est que, n'ayant pas d'envieux, tu ne trouves pas non plus de rivaux. Adieu. [2,4] LETTRE IV. SIDONIUS A SON CHER SYAGRIUS, SALUT. L'ILLUSTRE Projectus, distingué par sa naissance, remarquable par son père et son oncle, et que recommande aussi un aïeul, pontife rempli de mérite, vient avec empressement, si cela ne te déplaît pas, se jeter, dans le sein de ton amitié. La splendeur de sa famille, la probité de ses mœurs, l'étendue de son patrimoine, l'éclat de sa jeunesse, tout contribue à le rendre digne des premiers partis; mais, avec cela, il se croira parvenu au comble du bonheur le plus parfait, s'il est admis dans l'intimité de ta grâce. Bien qu'il ait demandé et obtenu de sa mère (Dieu veuille en cela lui devenir favorable!) la fille de l'illustre Optantius, mort assez récemment, il pense toutefois que ses vœux sont loin d'être accomplis, s'il n'obtient ton consentement à cet égard, ou par son assiduité ou par l'entremise de mes prières. Car, en tout ce qui concerne la jeune fille, tu remplaces Optantius par ta sollicitude généreuse, tu as pour cette enfant l'affection d'un père, l'autorité d'un patron, les soins d'un tuteur. Donc, puisque tu es digne que les personnes même les plus éloignées recherchent avec empressement la discipline si vantée de ta maison, accorde, comme doit le faire un homme d'honneur, une réponse favorable à la timidité suppliante d'un amant. Sollicité d'une pareille manière, lorsque tu devrais désirer que ta pupille fût demandée par Projectus, ne crains pas de la lui donner, maintenant qu'elle est promise ; car tu tiens de ton mérite une si grande autorité sur la jeune fille, qu'Optantius, fût-il même vivant, ne pourrait en avoir plus. Adieu. [2,5] LETTRE V. SIDONIUS A SON CHER PETRONIUS, SALUT. JOANNES, mon ami, jeté dans l'inextricable labyrinthe d'une affaire très embarrassante, ignore ce qu'il doit dédaigner, ce qu'il doit désirer, tant que votre science, ou un savoir égal au votre, si toutefois il en est, n'aura pas examiné la valeur de ses titres. La forme de ce procès, en quelque sorte à deux faces, est tellement compliquée, qu'il ne sait plus, dans son exposé, ce qu'il faut défendre, ni ce qu'il faut combattre. En conséquence, je vous prie instamment d'étudier ses papiers, de lui dire s'il a quelque droit, lui exposant ce qu'il peut objecter, ce qu'il peut réfuter, et comment il doit s'y prendre. Nous ne craindrons pas que le cours de cette affaire, s'il trouve sa source dans vos conseils, vienne à être affaibli et détourné par les menées des opposants. Adieu. [2,6] LETTRE VI. SIDONIUS A SON CHER PEGASIUS, SALUT. C'EST un proverbe assez répandu, que souvent un retard est une bonne chose, comme nous venons de l'éprouver. Menstruanus, ton ami, que nous avons eu longtemps avec nous, a mérité de trouver place parmi les personnes qui nous sont chères, qui nous sont attachées ; c'est un homme agréable, élégant, modeste, sobre, économe, religieux, et doué d'un tel caractère, que, s'il est admis à l'amitié de quelques hommes de bien, il ne procure pas lui-même un avantage moindre que celui qu'il reçoit Je ne t'écris pas cela, comme si tu l'ignorais ; mais c'est que je veux manifester ma pensée. Ainsi donc, triple sujet de se réjouir : pour toi d'abord, qui as le bonheur de former ou de choisir de tels amis ; ensuite pour les Arvernes, qui ont été flattés assurément du mérite que tu as su voir en lui, je n'en doute pas; enfin, pour Pégasius, dont les gens de bien s'accordent à faire l'éloge. Adieu. [2,7] LETTRE VII. SIDONIUS A SON CHER EXPLICIUS, SALUT. COMME votre justice est avec raison vénérée de tout le monde, parce qu'on a fait souvent l'épreuve de votre droiture, c'est volontiers et avec empressement que je recommande à vos lumières toutes les personnes qui demandent cela ; car je désire me délivrer au plus tôt des ennuis de la discussion, et les soulager, elles, du fardeau de l'inimitié. C'est ce qui arrivera, si tu ne vas pas, conseiller modeste, refuser d'entendre toute la plainte des parties ; quoique, au reste, en accordant difficilement ta présence aux personnes litigantes, tu prouves que tu jugeras bien. Car, où est celui qui n'ambitionne point d'être choisi pour arbitre, afin d'accorder quelque chose à l'argent ou à la faveur ? Excuse donc ceux qui volent en toute hâte vers le tribunal de ta sainte conscience; le vaincu n'accuse pas tes décisions, comme ferait un sot; le vainqueur ne s'en moque pas, comme ferait un esprit subtil ; par égard pour la vérité, les condamnés te conservent du respect, les absous te marquent leur gratitude. En conséquence, je te prie instamment de prononcer entre Aléthius et Paulus, sur le sujet de leurs débats, aussitôt qu'ils te l'auront exposé. Car, si je ne me trompe, la modération toute seule de ton caractère saura, bien plus que les sentences des Décemvirs et des Pontifes, remédier, avec ta sagesse accoutumée, au mal de cette querelle presque interminable. Adieu. [2,8] LETTRE VIII. SIDONIUS A SON CHER DESIDERATUS, SALUT. C'EST avec une extrême douleur que je t'annonce cette nouvelle. Nous avons perdu, voilà trois jours, au milieu du deuil général, la matrone Philimatia, épouse soumise, maîtresse indulgente, mère utile, fille pieuse, qui méritait chez elle et au-dehors les hommages de ses inférieurs, les égards de ses supérieurs, l'affection de ses égaux. Unique enfant d'une mère qui depuis longtemps n'était plus, elle avait, à force de tendres caresses, empêché que son père, jeune encore, ne désirât un rejeton d'un autre sexe. Maintenant, par un trépas soudain, elle plonge son mari dans le veuvage, son père dans un cruel abandon. Ajoute à cela que cette mort prématurée livre au deuil cinq enfants, tristes fruits d'une malheureuse fécondité. Ces jeunes orphelins, s'ils avaient, au lieu de leur mère, perdu un père faible depuis longtemps, sembleraient peut-être moins délaissés. Toutefois, si ce ne sont pas de vains honneurs ceux que l’on rend à nos corps, Philimatia n'a point été inhumée par le ministère sinistre des vespillones et des sandapilaires ; mais, comme tout le monde et les étrangers même touchaient, arrêtaient et baisaient son cercueil, reçue par les mains des prêtres et de ses proches, elle fut portée aux éternelles demeures, plus semblable à une personne endormie qu'à une personne défunte. Ensuite, d'après la demande de son malheureux père, j'ai dicté, les yeux encore brûlants de larmes, une nénie funèbre, non pas en vers élégiaques, mais en vers hendécasyllabes, que l'on a gravés sur le marbre. Si elle trouve grâce devant toi, mon libraire pourra la joindre au recueil de mes épigrammes ; si elle ne te plaît pas, c'est assez qu'une méchante pièce soit mise sur la pierre. Voici donc cette épitaphe : « Ravie par un trépas subit et cruel à ses cinq enfants, à son père, à son époux, la matrone Philimatia repose dans ce tombeau, où l'ont placée les mains de ses concitoyens en pleurs. O femme, l'honneur de ta race, la gloire de ton mari, prudente, chaste, modeste, sévère, douce, et digne d'être imitée par les vieillards eux-mêmes, tu as su, grâce à la facilité de ton caractère, allier bien des choses qu'on regarde comme inconciliables ! Un abandon plein de gravité, une pudeur pleine d'enjouement furent les douces compagnes de ta vie. Voilà pourquoi nous sommes si tristes que tu aies à peine vu ton sixième lustre, et qu'à la fleur de ton âge il nous ait fallu, bien avant l'heure, te rendre les derniers devoirs. » Que mes vers te plaisent ou non, hâte-toi, viens au plus tôt à la ville ; car tu dois des consolations aux familles affligées de deux citoyens. Remplis ce pieux office, et plaise au Ciel qu'on n'ait jamais à le remplir envers toi! [2,9] LETTRE IX. SIDONIUS A SON CHER DONIDIUS, SALUT. Tu me demandes pourquoi je diffère si longtemps mon retour de Nîmes, après lequel tu soupires avec ardeur; je vais l'exposer les motifs qui ont prolongé mon séjour, et je ne tarde pas à le faire, parce que les choses qui me sont agréables te plaisent aussi à toi. Au milieu des plus belles campagnes, chez les seigneurs les plus aimables, Ferréolus et Apollinaris, j'ai passé le temps le plus délicieux. Leurs terres sont contiguës, leurs domiciles voisins, et l'intervalle qui les sépare n'est qu'une promenade, un peu longue pour un homme à pied, trop courte pour un homme à cheval. Les coteaux qui dominent leurs habitations sont plantés de vignes et d'oliviers ; vous diriez les sommets d'Aracynthe et de Nysa, si vantés par les poètes. De l'une des deux maisons, vous apercevez les plaines et un pays découvert ; de l'autre, de vastes forêts ; mais toutefois leurs sites différents procurent un égal plaisir. Au reste, que vous parlé-je de la position de ces terres, quand je dois vous raconter la manière dont on m'y a reçu? D'abord des hommes intelligents avaient été apostés pour épier notre arrivée; les deux seigneurs avaient fait occuper non seulement les grands chemins, mais aussi les chemins tortueux et détournés, et jusqu'aux sentiers fréquentés par les bergers, afin qu'il nous fut impossible d'échapper aux embûches officieuses que nous tendait l'amitié. Nous tombâmes dans le piège, je l'avoue, mais sans que ce fût contre notre gré, et l'on nous fit jurer sur le champ de ne pas songer à poursuivre notre route avant que sept jours ne se fussent écoulés. Chaque matin il s'élevait entre nos deux hôtes une contestation flatteuse pour nous, afin de savoir lequel des deux nous aurait ce jour-là, et quelle cuisine fumerait en notre honneur. L'alternative ne pouvait accorder leur différend, quoique je fusse lié à l'une des maisons par le sang, et à l'autre par mes proches; car, outre l'amitié qui m'unit à l'ancien préfet Ferréolus, son grand âge et sa dignité lui donnaient le droit d'obtenir la préférence. Nous volions chez eux de plaisirs en plaisirs. A peine avait-on mis le pied sous le vestibule de l'un ou de l'autre, que l’on voyait ici les bandes des joueurs de paume s'agiter dans l'arène circulaire, et que là, à travers les voix bruyantes de quelques autres joueurs, on entendait bruire les cornets et les dés. Ailleurs, beaucoup de livres, tu dirais des tablettes destinées aux ouvrages de grammaire, ou les degrés de l'Athénée, ou enfin les armoires qui remplissent les boutiques des libraires. Tout est disposé de manière que les tablettes des matrones contiennent des livres de piété, et que les gradins des pères de famille sont enrichis des plus beaux ouvrages de l'éloquence latine. Différents auteurs ont employé avec un même succès le même langage pour traiter des sujets différents ; aussi l'on y voit Augustin, Varron, Horace et Prudence, hommes d'un savoir égal. Parmi tous ces auteurs, celui qui intéressait le plus les personnes de notre croyance, est Adamantius Origènes, traduit excellemment par Turranius Rufinus. Chacun, selon qu'il l'affectionnait plus ou moins, pensait et parlait de lui diversement. Pourquoi certains Protomystes le rejetaient-ils comme un docteur violent et à craindre? Pourtant ses expressions et ses pensées ont été rendues avec une telle fidélité, qu'Apulée n'a pas mieux reproduit le Phoedon de Platon, ni Tullius le Ctésiphon de Démosthène, d'après l'usage et les règles de la langue latine. Pendant que chacun de nous était occupé soit à lire, soit à jouer, on venait, de la part du chef d'office, pour avertir qu'il était temps de se mettre à table; l'envoyé observait sur la clepsydre la marche des heures, et la cinquième heure, prête à expirer, nous prouvait qu'il était entré à propos. Nous dînions promptement et beaucoup, à la manière des sénateurs ; il est d'usage chez eux de mettre une grande quantité de viandes sur un petit nombre de plats ; le repas cependant était varié, tantôt par des mets rôtis, tantôt par d'autres cuits dans leur jus. En buvant, on racontait quelque histoire qui réjouissait la compagnie et lui servait en même temps de leçon, parce qu'elle était toujours présentée d'une manière à la fois gaie et instructive. Qu'ajouter de plus? Nous étions reçus avec distinction, avec délicatesse, avec magnificence. Au sortir de table, si nous étions à Voroangus (c'est le nom de l'une des terres), nous retournions vers nos bagages et à notre auberge; si nous étions à Prusianum, (c'est le nom de l'autre terre), nous jetions Tonantius et ses frères, les plus excellents de tous les seigneurs, hors de leurs lits ; car il eût été trop difficile de transporter souvent l'appareil de notre couche. Notre méridienne achevée, nous faisions une petite promenade à cheval, afin de mieux préparer pour le souper nos estomacs chargés de nourriture. Chacun de nos hôtes avait des bains dans sa maison., mais aucun n'en faisait usage ; lorsque la troupe des gens de ma suite et de mes domestiques avait un peu cessé de boire, et que de nombreuses libations dans les coupes de nos hôtes avaient troublé les cerveaux, on creusait à la hâte une fosse au bord d'une rivière ou au bord d'une fontaine, et l'on jetait dedans un monceau de pierres échauffées; ensuite on entrelaçait, en forme d'hémisphère, sur l'ouverture de cette fosse, des branches flexibles de coudrier; lorsqu'elle était bien embrasée, l'on étendait sur ces branches des couvertures de poil de chèvre; elle fermait tout passage à la lumière, et repoussait ainsi la vapeur qui s'exhale des cailloux enflammés, sur lesquels on a verse de l'eau bouillante. Nous passions là des heures entières, bien enveloppés, non sans y tenir des discours pleins de sel et d'enjouement, pendant lesquels une nuée, qui s'élevait avec bruit, excitait en nous une sueur très salutaire ; de là nous allions nous plonger dans des bains chauds, qui facilitaient en nous la digestion, et nos chairs, amollies par la chaleur, reprenaient ensuite leur fermeté dans des eaux froides de fontaine, de puits ou de rivière. Le Vuardo coule au milieu de ces terres, sur un lit de cailloux, clair, pur et tranquille, à moins que les neiges fondues n'en troublent les eaux, ce qui ne l'empêché point d'abonder en poissons délicats. Je te parlerais de nos soupers où régnait l'abondance, si le papier, plus que la retenue, ne mettait des bornes à mon babil ; j'aurais cependant beaucoup de plaisir à t'en faire la description, mais je serais honteux de salir le dos de ma lettre avec mes plumes humides. Comme nous sommes prêts à partir, et, qu'avec l'aide du Christ, nous espérons te revoir bientôt, il sera mieux de te raconter les soupers de mes amis dans ceux que nous ferons ensemble : puisse la fin de la semaine arriver rapidement, et nous rendre cet appétit si désiré ! car il n'est rien qui soit capable, comme la diète, de rétablir un estomac délabré par les excès de la table. Adieu. [2,10] LETTRE X. SIDONIUS A SON CHER HESPERIUS SALUT. J'AIME en toi ton amour pour les lettres, et je m'efforce toujours d'entretenir par les plus grands éloges une si noble passion, qui me rend ton début recommandable, et me fait chérir mes propres études. Car, lorsque nous voyons les jeunes esprits grandir avec des goûts pour lesquels nous avons, nous aussi, soumis nos mains à la férule, nous retirons une ample récompense de notre travail. Il y a plus, la foule des hommes oisifs s'accroît tellement, que si vous autres, amateurs de la langue latine, n'en défendez, avec votre petit nombre, la pureté et la propriété, contre des barbarismes rudes et grossiers, nous déplorerons bientôt la perte de sa gloire et sa ruine entière : tant les fleurs du beau langage se flétrissent par l'incurie du peuple ! Mais nous parlerons une autre fois de ceci. En attendant, reçois ce que tu demandes. Or, tu désires que s'il m'est échappé quelques vers depuis notre séparation, je te les envoie comme pour compenser en quelque sorte mon absence. Je me hâte de t'obéir. Tu es doué, quoique jeune encore, d'une telle maturité d'esprit, que nous, tes aînés, nous aimons à condescendre à tes vœux. On vient de bâtir à Lugdunum une église, dont la perfection est due aux soins du pape Patiens, homme saint, courageux, sévère, compatissant, et qui, par ses abondantes largesses, par son humanité envers les pauvres, donne la plus haute idée de sa vertu. Sur la demande du pieux évêque, j'ai fait graver à l'extrémité de cette église des vers à triple trochée, faits à la hâte, genre de poésie qui m'est encore très familier, et dans lequel tu excelles. Les hexamètres de deux poètes illustres, Constantius et Secundinus, embellissent les côtés de la basilique, voisins de l'autel ; une certaine pudeur me défend de te les transcrire ici, car je ne t'offre qu'en tremblant les fruits de mon loisir, et je serais écrasé par le voisinage de vers bien supérieurs aux miens. Et, comme rien ne convient moins à une nouvelle mariée qu'une conductrice plus belle qu'elle-même; comme un homme d'un teint basané paraît beaucoup plus noir, s'il est vêtu de blanc : ainsi les faibles sons de mon chalumeau vont se perdre au milieu des trompettes retentissantes ; et c'est moins son peu de mérite, que l'audace avec laquelle il ose se placer auprès d'elles, qui en fait mieux sentir encore toute la faiblesse. Les inscriptions des autres poètes éclipsent donc bien justement la mienne par leur éclat ; je l'ai tracée en quelque sorte au hasard et sans trop d'attention. Mais à quoi bon tout ceci? laissons le modeste chalumeau murmurer le chant qu'on lui demande. « Qui que tu sois qui vantes cet ouvrage de Patiens, notre pontife et notre père, puisses-tu voir tes vœux exaucés et tes demandes écoutées ! Ici s'élève un temple ; il n'est tourné ni vers la droite, ni vers la gauche, mais sa face regarde l'orient équinoxial. La lumière étincelle au-dedans ; le soleil est attiré contre des lambris dorés, et promène sur le métal jaunâtre ses rayons de même couleur. Des marbres de différente nature enrichissent la voûte, les fenêtres et le pavé ; et, sous des figures peintes, un enduit d'un vert printanier fait éclater des saphirs sur des vitraux verdoyants. Un triple portique, soutenu par de magnifiques colonnes de marbre d'Aquitaine, forme l'entrée du temple : d'autres portiques, semblables au premier, embellissent le fond du vestibule ; une forêt de colonnes de pierre, se déroulant au loin, environne la grande nef. D'un côté retentit la voie publique ; de l'autre l'Arar se voit repoussé : c'est vers le temple que se retourne le piéton, le cavalier, et celui qui dirige un chariot bruyant ; c'est vers le temple que le chœur des matelots inclinés élève la voix en saluant le Christ; les rimes répètent cependant de joyeux alléluia. Chantez, chantez ainsi, matelots et passants : voilà le lieu où chacun doit se rendre, voilà le chemin qui conduit au salut. » Tu vois que j'ai obéi à tes ordres, comme si j'étais le plus jeune. Rappelle-toi maintenant que je dois être amplement récompensé; et, afin de me satisfaire avec plus de facilité et de plaisir, il te faut lire toujours, avoir toujours envie de lire. Ne souffre pas que l'heureuse épouse qui va bientôt être conduite dans ta maison, te détourne de ce goût pour l'étude. Souviens-toi bien que jadis Marcia tenait le flambeau à Hortensius, Terentia à Cicéron, Calpurnia à Pline, Pudentilla à Apulée, et Rusticiana à Symmaque, pendant que ces grands hommes lisaient et méditaient. Si tu dis que la société des femmes affaiblit ton éloquence et ta verve ; si tu te plains que la force de ta parole, embellie par des études assidues, se flétrit et s'énerve, souviens-toi que Corinna acheva souvent un vers avec Ovide, Lesbia avec Catulle, Césennia ave Gœtulicus, Argentaria avec Lucain, Cynthia avec Properce, Délia avec Tibulle. Il est donc manifeste que le mariage fournit aux hommes studieux une occasion d'étudier; il n'y a que les paresseux qui s'en fassent une excuse. Donc, applique-toi, et que la tourbe des ignorants ne déprise point ton amour pour les lettres ; car naturellement toutes les sciences paraissent d'autant plus précieuses, que le nombre de ceux qui les cultivent est moins grand. Adieu. [2,11] LETTRE XI. SIDONIUS A SON CHER RUSTICUS, SALUT. SI l'intervalle des lieux nous rapprochait davantage, si nous n'étions séparés l'un de l'autre par une vaste distance, je ne voudrais pas cette rareté de lettres entre des amis, et je ne cesserais d'élever, par toute sorte de bons offices, les fondements une fois jetés d'une affection mutuelle. Mais nos demeures, que séparent l'une de l'autre des espaces immenses, s'opposent au rapprochement de nos âmes, sans pouvoir néanmoins refroidir deux cœurs unis par l'amitié. Toutefois la distance respective de nos municipes fait qu'étant liés comme nous le sommes, nous voulons nous imputer réciproquement cette rareté de lettres, qui vient du vaste intervalle jeté entre nous, tandis que des difficultés naturelles ne doivent ni constituer une offense, ni donner lieu à une excuse. Seigneur illustre, les porteurs de tes lettres, formés à l'école de ta discipline, et montrant sur eux l'aimable réserve des manières de leur maître, je les ai bien reçus, je les ai écoutés patiemment, je les ai congédiés comme il faut. Adieu. [2,12] LETTRE XII. SIDONIUS A SON CHER AGRICOLA, SALUT. TU m'as envoyé une felouque légère, solide, capable de contenir un lit, et remplie de poissons. Tu m'as envoyé aussi un pilote très habile, des rameurs forts et dégagés, qui savent glisser sur la surface d'un fleuve, en le remontant avec une rapidité égale à celle de son cours. Tu m'excuseras, si je refuse l'invitation que tu me fais d'aller pêcher avec toi : car des liens trop puissants me retiennent auprès de notre malade, et j'éprouve un chagrin que doivent partager mes amis et les étrangers mêmes. Si donc tu ressens une véritable affection fraternelle, je pense qu'aussitôt après avoir lu ma lettre, tu ne manqueras pas de songer au retour. Sévériana, notre commune sollicitude, inquiétée d'abord par une toux lente et pénible, est fatiguée maintenant d'une fièvre qui va s'aggravant chaque nuit ; elle désire donc aller à la campagne, et, lorsque nous avons reçu ta lettre, nous nous préparions à partir pour notre villa. Ainsi, que tu viennes ou non, joins tes prières aux nôtres, afin que Sévériana, qui désire l'air des champs, se trouve bien de son nouveau séjour. Ta sœur et moi, suspendus entre l'espérance et la crainte, nous avons cru que nous pourrions augmenter son ennui, si nous nous opposions à la volonté de notre malade. Nous allons donc, nous et toute notre maison, nous dérober, sous la conduite du Christ, à la chaleur et à l'engourdissement de la ville ; nous fuyons en même temps les conseils des médecins toujours divisés d'opinion, et qui, peu habiles, quoique assez assidus, tuent de la manière la plus officieuse grand nombre de malades. Cependant, par droit d'amitié, nous emmènerons avec nous le médecin Justus, duquel je pourrais dire, s'il était permis de plaisanter au milieu de la tristesse, qu'il est plus versé dans l'art de Chiron que dans celui de Machaon. C'est un motif pour prier et conjurer le Christ avec plus d'instance, afin que le pouvoir d'en-haut rétablisse une santé que tous nos soins n'ont pu guérir. Adieu. [2,13] LETTRE XIII. SIDONIUS A SON CHER SERRANUS, SALUT. TA lettre m'a été remise par l'avocat Marcellinus, homme habile et amical ; après les premières paroles de salutation, tu consacres le reste de cette missive assez étendue, à louer ton patron l'empereur Pétronius Maximus. Avec plus d'obstination ou de flatterie que de justesse et de vérité, tu l'appelles très heureux, sans doute parce qu'à travers les emplois les plus honorables, il s'est élevé jusqu'à l'empire. Pour moi, je ne serai jamais de l'opinion qu'il faille regarder comme heureux les hommes qui sont placés au faite glissant et escarpé de la république. On ne saurait dire, en effet, combien de misères supporte à chaque heure dans ce monde la vie de ces heureux, si toutefois l'on peut appeler de ce nom ceux qui osent, comme Sylla, usurper ce titre présomptueux, et qui, s'élevant au-dessus de toutes les lois humaines, prennent le souverain pouvoir pour la souveraine béatitude, d'autant plus malheureux en cela, qu'ils comprennent moins le pénible asservissement auquel ils sont condamnés. Car, de même que les rois dominent sur les autres hommes, de même aussi le désir de commander domine sur les rois. Laissons de côté la chute de tant de princes qui ont passé et qui passeront encore ; tout seul, ton Maximus pourra nous être ici d'un haut enseignement. Lui qui était monté d'un pas intrépide au rang de préfet, de patricien, de consul, et qui, insatiable dans son ambition toujours renaissante, avait passé de nouveau par les premières magistratures, lorsqu'il fut venu cependant de toutes ses forces au faîte escarpé de l'autorité souveraine, il éprouvait sous la couronne une sorte de vertige que lui donnait son immense domination, et il ne pouvait plus supporter l'empire, cet ambitieux qui n'avait pu supporter de maître. Enfin, considère quelle fut sa première condition, son crédit, sa puissance, sa longue prospérité, et mets en regard l'origine, les troubles, la fin d'un pouvoir qui ne dura guère plus de deux mois ; assurément tu verras que cet homme était plus heureux avant de porter ce nom, qu'il ne le fut ensuite. Ainsi donc, celui qui avait vu ses repas, ses manières, ses trésors, sa magnificence, son savoir, ses dignités, son patrimoine, son crédit, vantés naguères; dont toutes les heures, tous les instants étaient réglés par les clepsydres : dès qu'il fut proclamé Auguste, et qu'il fut renfermé avec ce titre dans le palais impérial, il soupira, même avant le soir, d'être parvenu au terme de ses vœux. Comme le poids des affaires l'empêchait de se livrer à ses anciens loisirs, il renonça bientôt à ses habitudes, et comprit que les occupations de prince ne pouvaient aller de pair avec l'oisiveté de sénateur. L'avenir justifia ses tristes prévisions. Après avoir parcouru tranquillement tous les honneurs du palais, cet homme gouverna la cour de la manière la plus orageuse, parmi les troubles des soldats, du peuple et des alliés ; à cela vint se joindre une chute étrange, prompte et cruelle, ensanglantée par les perfidies d'une fortune longtemps flatteuse, qui le frappa de ses derniers coups, à la manière du scorpion. Un personnage érudit, et que son mérite éleva jadis à la questure, Fulgentius, l'un des plus hommes de bien, avait coutume de dire qu'il avait souvent entendu Maximus, lorsque, fatigué du poids de l'empire, il regrettait son ancienne sécurité, laisser échapper ces mots : Heureux Damoclès, qui n'as supporté les embarras du trône que durant l'espace d'un seul repas ! Ce Damoclès, comme nous lisons, de la province de Sicile, de la ville de Syracuse, fut l'ami du tyran Dionysius ; dans son inexpérience, il donnait des louanges outrées aux biens de son patron, et à tout le reste. Veux-tu, lui dit alors Dionysius, essayer du moins aujourd'hui, à cette table, et de mes biens et de mes maux? — Volontiers, répliqua Damoclès. Le prince fait donc aussitôt dépouiller de ses vêtements plébéiens son client joyeux, le couvre, quoique étonné, de la pourpre de Tyr ou de Tarente, puis le place tout brillant de diamants et de perles sur un lit d'or, sur un tapis soyeux. On lui prépare un festin digne de Sardanapale ; on lui donne un pain fait avec du blé de Leontium ; on lui sert des mets exquis sur des plats magnifiques ; le Falerne écume dans de riches et vastes coupes; les essences réchauffent le froid cristal; parfumée de cinnamome et d'encens, la salle répand des odeurs étrangères ; des guirlandes de fleurs couronnent ses cheveux humectés de nard : mais voilà qu'un glaive nu se balance au-dessus de sa tête du haut des lambris, et semble prêt à frapper le royal convive; car, suspendu à un crin de cheval, et terrible par sa pesanteur menaçante comme par sa pointe acérée, il arrêtait l'appétit de cet autre Tantale épouvanté et craignant que les vivres, une fois entrés dans son corps, n'en sortissent à travers les blessures. Après des prières mêlées de larmes, après de nombreux soupirs, Damoclès à peine délivré s'échappe en toute hâte, et se dérobe à ces royales délices avec l'empressement que l'on met à les rechercher. Il revient au désir de la médiocrité par la crainte des grandeurs, et se garde bien d'appeler ou d'estimer heureux l'homme qui, entouré d'armes et de satellites, couve ainsi des richesses enlevées, et pèse sur l'or, pendant que le fer pèse sur lui. J'ignore donc, seigneur frère, si c'est un bonheur d'aspirer à une pareille condition ; toujours est-il que c'est un malheur d'y parvenir. Adieu. [2,14] LETTRE XIV. SIDONIUS A SON CHER MAURUSIUS, SALUT. J'APPRENDS que la vendange a mieux répondu à tes soins et à nos vœux communs, que ne donnait lieu de l'espérer la stérilité dont nous étions menacés cette année. Aussi, je présume que tu resteras plus longtemps à Vialosc, bourg appelé dans les âges précédents Martialis, à cause du quartier d'hiver qu'y passèrent les troupes de Jules César. Tu as là une vigne féconde, puis un domaine digne de toi par son étendue; les agréments de sa situation, et les récoltes dont tu es occupé, t'y retiendront sans doute pendant quelque temps avec ta famille ; mais si, après avoir rempli tes caves et tes greniers, tu te décides à y attendre le retour des hirondelles et des cigognes, à y passer au coin du feu, dans un repos champêtre, les mois neigeux de Janus et de Numa, nous en finirons bientôt, nous aussi, avec les retards peu avantageux qui nous retiennent à la ville ; et, pendant que tu jouis de la campagne, nous jouirons de toi, car nous n'aimons pas plus, tu le sais, un fonds de terre avec des revenus considérables, qu'un voisin aimable avec de bonnes mœurs. Adieu.