[0] FACÉTIE SATIRIQUE SUR LA MORT DU CÉSAR CLAUDE VULGAIREMENT APPELÉE APOKOLOKYNTOSE [1] Ce qui s'est passé au ciel, le troisième jour avant les ides d'octobre, sous le consulat d'Asinius Marcellus et d'Acilius Aviola, durant une année nouvelle, au commencement d'un siècle de prospérité, je veux en consigner le souvenir. Rien dans mon récit ne sera dicté par la haine ou par la faveur. Et ces faits incontestables, si l'on veut savoir d'où je les tiens; d'abord je puis, s'il ne me plaît pas, me dispenser de répondre. Qui pourrait m'y forcer ? Grâce à Dieu, je suis libre depuis qu'il a vu son dernier jour, celui qui justifiait si bien ce proverbe : "Il faut être né ou sot ou roi". S'il me plaît de répondre, je dirai ce qui me viendra à la bouche. A-t-on jamais exigé d'un historien des cautions sous serment? Cependant, s'il y avait nécessité de produire un témoin, interrogez celui qui a vu Drusilla entrer au ciel ; il vous dira aussi qu'il a vu Claude suivre le même chemin d'un pas inégal. Bon gré, malgré, il faut que mon témoin soit informé de tout ce qui se fait au ciel. Il est inspecteur de la voie Appienne, par où vous savez que le divin Auguste et Tibère César sont montés vers les dieux. Si vous l'interrogez, ce n'est qu'à vous seul qu'il débitera son récit : jamais devant plusieurs personnes il n'en dira mot. Car depuis qu'en plein sénat il a juré avoir vu Drusilla monter au ciel, et que, pour prix d'une si bonne nouvelle, personne n'a voulu croire à ce qu'il avait vu, il a fait serment en forme qu'il garderait le silence, quand même il aurait vu, au milieu de la place publique, un homme assassiné. C'est donc de lui que je tiens la chose, elle est certaine, elle est positive : je vous la transmets; et puisse mon homme jouir d'une vie heureuse et tranquille ! [2] Par un plus court chemin l'astre qui nous éclaire Dirigeait à nos yeux sa course journalière; Le dieu fantasque et brun qui préside au repos A de plus longues nuits prodiguait ses pavots : La blafarde Cynthie, aux dépens de son frère, De sa triste lueur éclairait l'hémisphère, Et le difforme hiver obtenait les honneurs De la saison des fruits et du dieu des buveurs; Le vendangeur tardif, d'une main engourdie, Otait encore du cep quelque grappe flétrie. Vous me trouverez, je pense, plus intelligible, si je vous dis qu'on était au mois d'octobre, au troisième jour des ides d'octobre. Quant à l'heure, je ne puis vous la dire au juste. Plus aisément on mettrait d'accord les philosophes que les horloges. Toutefois, c'était entre la sixième et la septième heure. C'est parler trop crûment! quand nos poètes se donnent tant de mal, non contents de décrire le lever et le coucher du soleil, il leur faut encore s'évertuer à peindre le milieu du jour; et vous n'êtes pas homme à laisser passer une si belle heure. "Déjà du haut des cieux le dieu de la lumière Avait en deux moitiés partagé l'hémisphère, Et pressant de la main ses coursiers déjà las, Vers l'hespérique bord accélérait leurs pas". [3] Claude s'évertuait à pousser son âme au dehors, mais elle ne pouvait trouver d'issue. Alors Mercure, qui s'était toujours amusé de l'esprit de Claude, tire à part une des trois Parques, et lui dit : "Quel plaisir, femme cruelle, peux-tu prendre aux tourments de ce misérable homme ? Ce n'est pas la peine de le torturer si longtemps : il y a tantôt soixante-quatre ans qu'il est en lutte avec son âme. Pourquoi lui en vouloir? Souffrez que les astrologues rencontrent vrai une fois, eux qui, depuis qu'il est devenu prince, le tuent chaque année, chaque mois ? Et toutefois, ce n'est pas merveille qu'ils se trompent : personne n'a jamais connu l'heure de sa naissance. Aussi bien personne n'a jamais cru qu'il fùt né. Allons, fais ton office. Livre-le à la mort, et faisqu'un plus digne régne à sa place." « A dire vrai, répond Clotho, je voulais ajouter encore quelque chose à sa vie pour qu'il pût gratifier du titre de citoyen le peu de gens qui ne l'ont pas encore. Il s'était mis en tête de voir tous les Grecs, Gaulois, Espagnols, Bretons, revêtus de la toge. Mais comme il est bon de laisser pour la graine quelques étrangers, qu'il soit fait ainsi que tu le dis. » Alors elle ouvre une petite boîte et en tire trois fuseaux : l'un était pour Augurinus, l'autre pour Baba, le troisième pour Claude. « Ce sont, dit-elle, trois mortels que dans l'année j'expédierai à de courts intervalles : je ne veux pas renvoyer Claude sans compagnie. Il n'est pas séant que celui qui naguère voyait tant de milliers d'hommes lui faire cortège en avant et en arrière, se trouve tout à coup abandonné à lui seul. Il se contentera, faute de mieux, de ces deux compagnons." [4] Elle dit : et d'un tour fait sur un vil fuseau, Du stupide mortel abrégeant l'agonie, Elle tranche le cours de sa royale vie. A l'instant Lachésis, une de ses deux soeurs, Dans un habit paré de festons et de fleurs, Et le front couronné des lauriers du Permesse, D'une toison d'argent tire une blanche tresse Dont son adroite main forme un fil délicat. Le fil sur le fuseau prend un nouvel éclat. De sa rare beauté les soeurs sont étonnées; Et toutes à l'envi de guirlandes ornées, Voyant briller leur laine et s'enrichir encor, Avec un lit doré tissent le siècle d'or. De la blanche toison la laine détachée, Et de leurs doigts légers rapidement touchée, Coule à l'instant sans peine, et file et s'embellit; De mille et mille tours le fuseau se remplit. Qu'il passe les longs jours et la trame fertile Du rival de Céphale et du vieux roi de Pyle ! Phoebus, d'un chant de joie annonçant l'avenir, De fuseaux toujours neufs s'empresse à les servir, Et cherchant sur sa lyre un ton qui les séduise, Les trompe heureusement sur le temps qui s'épuise. Puisse un si doux travail, dit-il, être éternel! Les jours que vous filez ne sont pas d'un mortel : Il me sera semblable et d'air et de visage, De la voix et des chants il aura l'avantage. Des siècles plus heureux renaîtront à sa voix; Sa loi fera cesser le silence des lois. Comme on voit du matin l'étoile radieuse Annoncer le départ de la nuit ténébreuse; Ou tel que le soleil, dissipant les vapeurs, Rend la lumière au monde et l'allégresse aux coeurs; Tel César va paraître; et la terre éblouie A ses premiers rayons est déjà réjouie." Ainsi dit Apollon : Lachésis, charmée pour sa part de favoriser un mortel si beau, s'empresse d'obéir. A pleine main, elle ourdit les fils, et de son chef ajoute plusieurs années à Néron. Pour Claude tous décident, "Avec joie et des cris de, jubilation, qu'il soit à l'instant expédié." Aussitôt son âme s'échappe comme une bulle d'air, et il cesse de paraître en vie. Il expira en écoutant des comédiens. Aussi tu vois que ce n'est pas sans cause que je crains ces gens-là. La dernière parole qu'il fit entendre parmi les hommes, après avoir émis un son plus bruyant par l'organe dont il parlait le plus volontiers, fut : "Malheur à moi ! je me suis embrené". Qu'aurait-il pu faire de mieux ? je ne sais, puisqu'il en fit toujours de même. [5] Ce qui s'est ensuite passé sur terre, il est superflu de le rapporter. Vous le savez de reste; et il n'est pas à craindre qu'on perde la mémoire de ce que le bonheur public a si bien gravé dans les coeurs. Personne n'est oublieux de sa félicité. Quant à ce qui s'est passé au ciel, écoutez : j'ai nommé mon auteur, vous devez l'en croire. On vint annoncer à Jupiter qu'il était arrivé un homme d'une bonne taille, parfaitement chauve, et qui murmurait entre ses dents je ne sais quelle menace ; il branlait perpétuellement la tête, traînait le pied droit; interrogé sur son pays, il avait répondu je ne sais quoi dans un langage inarticulé et d'une voix sourde; on ne pouvait comprendre son langage; il n'était ni Grec, ni Romain, ni d'aucune nation connue. Alors Jupiter avisant Hercule, qui, ayant parcouru tout l'univers, devait connaître toutes les nations, lui commanda d'aller voir à quelle race d'hommes pouvait appartenir le nouveau venu. Hercule donc, au premier aspect, se sentit réellement troublé, lui qui avait su affronter tant de monstres suscités par Junon. Quand il vit cette face d'un aspect si nouveau, cette étrange manière de marcher, cette voix n'appartenant à aucun animal terrestre, mais tout à fait semblable au mugissement d'un monstre marin, il crut qu'il s'agisssait pour lui d'un treizième travail. En examinant avec plus d'attention, il reconnut une espèce d'homme. Il s'approche donc, et, chose facile à un Grec, il lui dit : "D'où viens-tu? quel es-tu? de quel pays es-tu?" En entendant ces mots, Claude se réjouit de voir qu'il y a là des beaux esprits ; déjà il se flatte que ses histoires y seront quelque jour de mise. Aussi s'annonçant pour César par un vers d'Homère, il dit : "Les vents m'ont amené des rivages troyens", Mais le vers suivant eût été plus vrai. «Dont j'ai détruit les murs, tué les citoyens.» [6] Cependant il aurait fait accroire à Hercule, dieu assez peu malin, cette fable, si là ne se fût justement trouvée la Fièvre qui seule avait quitté son temple pour accompagner Claude. Tous les autres dieux étaient restés à Rome. « Cet homme, dit-elle, conte de purs mensonges. Je te le dis, moi qui ai vécu tant d'années avec lui ; c'est à Lyon qu'il est né. Tu vois en lui un bourgeois du municipe de Plancus : c'est à seize milles de Vienne qu'il est né; il n'est qu'un franc Gaulois. Aussi, comme il convenait à un Gaulois, il a pris Rome. Oui, je te le garantis né à Lyon, où Licinius a régné nombre d'années. Pour toi, qui as plus couru de pays qu'aucun muletier toujours en route, tu dois connaître les Lyonnais, et savoir que bien des milles séparent le Xanthe du Rhône.» Là–dessus Claude devient rouge de colère, et autant qu'il le peut, il le manifeste par un grognement. Que disait-il ? personne qui le comprît : seulement il faisait signe de conduire la Fièvre au supplice, en levant sa main inerte, mais toujours assez forte pour le geste par lequel il faisait décoller un homme. Il ordonnait donc que l'on coupât le cou à la Fièvre; mais vous auriez dit que tous ceux qui étaient là étaient ses affranchis : car personne ne se mettait en peine de l'écouter. [7] Alors Hercule : « Écoute-moi, et cesse de faire l'impertinent : te voilà dans un pays où les rats rongent le fer. Dis-moi promptement la vérité, sinon je vais mettre ordre à tes fadaises. » Puis, pour se rendre plus terrible, il prit le ton tragique, et dit : "Nomme à l'instant les lieux où tu reçus le jour, ou ta race avec toi va périr sans retour. De grands rois ont senti cette lourde massue, Et ma main dans ses coups ne s'est jamais déçue ; Tremble de l'éprouver encore à tes dépens. Quel murmure confus entends-je entre tes dents? Parle, et ne me tiens pas plus longtemps en attente : Quels climats ont produit cette tête branlante ? Jadis, dans l'Hespérie, au triple Géryon J'allai porter la guerre, et par occasion, De ses nobles troupeaux, ravis dans son étable, Ramenai dans Argos le trophée honorable. En route, au pied d'un mont doré par l'orient. Je vis se réunir dans un séjour riant Le rapide courant de l'impétueux Rhône Et le cours incertain de la paisible Saône Est-ce là le pays où tu reçus le jour ?" Et tout cela fut dit avec assez de feu et d'assurance. Toutefois le dieu n'était pas dans son assiette, et il craignait la tape d'un fou. Mais Claude, voyant un homme vigoureux, fit trêve à ses impertinences, et comprit que si à Rome personne n'osait agir en égal avec lui, il ne trouvait pas là le même avantage, et que partout un coq est maitre sur son fumier. Aussi, autant qu'on a pu le comprendre, il parut dire ce qui suit : "J'espérais que, ô vous, Hercule! le plus vaillant des dieux, vous me protégeriez auprès de vos confrères, et si l'on m'eût demandé un répondant, c'est vous que j'aurais nommé, vous qui me connaissez parfaitement. Car, veuillez vous le rappeler, j'étais celui, qui devant votre temple, rendait la justice durant tous les jours de juillet et d'auguste. Vous savez combien là j'ai enduré de misères en écoutant les avocats, et le jour et la nuit : si vous aviez eu à les affronter comme moi, tout vaillant que vous puissiez vous croire, soyez sûr que vous auriez aimé mieux nettoyer les écuries d'Augias : j'avoue, moi, que j'ai avalé bien plus d'ordures.» Ces paroles attendrirent Hercule, qui l'introduisit dans le ciel. Claude n'y fut pas plus tôt que quelques dieux du second ordre l'entourèrent. Il se dit bien des choses qu'on ne pouvait entendre par le grand bruit qu'on faisait. Le tumulte étant apaisé, l'un des demi-dieux s'adressant à Hercule, lui dit : [8] "Il n'est pas étonnant que tu te sois introduit dans notre sénat : aucune barrière ne peut t'arrêter. Or, dis-nous, quel dieu veux-tu qu'on fasse de cet homme? Ce ne peut être un dieu à la façon d'Epicure, un dieu sur lequel les objets extérieurs n'ont pas d'action, et qui, lui-même, n'en exerce aucune au dehors. En ferons-nous un dieu stoïcien? Mais, pour être de forme ronde, ne faudrait-il pas que, selon l'expression de Varron, il n'eût ni tête ni prépuce? Il est néanmoins en lui quelque chose d'un dieu stoïcien: oui ; je le vois, il n'a ni coeur ni tête. Si, mon cher Hercule, {lacune} il eût sollicité ce bienfait de Saturne, en l'honneur de qui, empereur, il célébra toute l'année le mois des Saturnales; mais il n'aurait pas eu pour lui l'assentiment de Jupiter, qu'il a condamné, autant qu'il était en lui, comme incestueux. N'a-t-il pas fait mourir L. Silanus son gendre? Et pourquoi, je vous le demande ? La soeur de Silanus, la plus attrayante des jeunes filles, était, par tout le monde, appelée Vénus : Silanus aima mieux la nommer Junon. « Eh quoi ! dit Claude, je vous le demande, est-il permis d'aimer sa soeur? »- «Imbécile! reprit le dieu, la loi ne le permet-elle pas à demi à Athènes, et dans Alexandrie sans restriction? Parce qu'à Rome, ajouta-t-il, les souris mangent des gâteaux, cet homme ne veut-il pas tout redresser ici! Ce qu'il fait dans sa chambre à coucher, je l'ignore; mais déjà il parcourt les régions du ciel; il veut absolument être Dieu. C'est peu pour lui d'avoir dans la Bretagne un temple, où les Barbares lui ont voué un culte et le prient comme un dieu. Gardez-vous de la colère d'un fou. » [9] A la fin, Jupiter imagina d'appeler les individus qui composaient son sénat, à dire leur avis sans disputer. « Pères conscrits, dit-il, je vous avais permis de faire des interrogations; vous n'avez dit que de pauvres balivernes. Je veux que vous observiez les formes d'un sénat. Cet homme, quel qu'il puisse être, quelle opinion aura-t-il de nous ? » On fait sortir Claude ; et Janus est invité à opiner le premier. Ce dieu avait été désigné, pour les calendes de juillet, consul des après-dînées : c'est un subtil personnage; il peut toujours voir à la fois et devant et derrière. En dieu qui passe sa vie au forum, il dit beaucoup de belles choses que le scribe ne put suivre; c'est pourquoi je m'abstiens de rapporter son discours, de peur de lui faire dire ce qu'il n'a pas dit. Il s'étendit sur la grandeur des dieux, et soutint qu'il ne fallait pas prodiguer cet honneur. « Autrefois, dit-il, c'était une grande affaire que d'être fait dieu : aujourd'hui vous avez ravalé cet honneur dans l'opinion. En conséquence, pour ne pas paraitre voter sur la personne, et non sur la chose, je suis d'avis qu'à dater de ce jour, nul ne soit fait dieu, de tous ceux qui broutent l'herbe des champs ou qui se nourrissent des fruits de la terre. Quiconque, au mépris de ce sénatus-consulte, sera fait dieu, soit en sculpture, soit en peinture, je vote pour qu'il soit livré aux Larves, et qu'aux premiers jeux qui se donneront, il soit assimilé aux esclaves vendus pour combattre les bêtes. » Vint ensuite, pour dire son avis, le tour du divin fils de Vica Pola, aussi désigné consul grippe-sou. Il vivait de ses petits profits, en vendant de petits droits de cité. Hercule, s'approchant de lui d'un air gracieux, lui tira l'oreille, et le dieu opina en ces termes : « Puisque le divin Claude est du même sang que le divin Auguste; qu'aussi bien il a fait déesse la divine Augusta son aïeule; qu'il surpasse de beaucoup tous les mortels en sagesse, et qu'il est de l'intérêt de la république que Romulus ait quelqu'un pour manger avec lui des raves bouillantes; je suis d'avis, qu'à dater de ce jour, le divin Claude soit fait dieu, à tout aussi bon titre que personne avant lui, et que cette décision soit ajoutée aux Métamorphoses d'Ovide. » Bien qu'il y eût partage d'opinions, Claude paraissait devoir l'emporter. Hercule, qui sait battre le fer quand il est chaud, courait de côté et d'autre, disant : « Veuillez ne pas me faire de la peine ; je prends à cette affaire un intérêt personnel. Dans une autre occasion, s'il en est besoin, je vous rendrai la pareille: une main lave l'autre. » [10] Alors le divin Auguste se leva quand son tour vint de dire son avis, et le fit en fort beaux termes : « Pères conscrits, je vous prends à témoin : depuis que je suis dieu, je n'ai pas dit un seul mot. Jamais je ne me mêle que de mes affaires. Mais je ne puis plus longtemps dissimuler ma douleur, que la honte rend encore plus vive : il faut qu'elle éclate. Est-ce donc pour le misérable que voici que j'ai rétabli la paix sur terre et sur mer; que j'ai apaisé la guerre civile; que j'ai, par mes lois, fondé une seconde fois Rome; que je l'ai ornée de tant d'ouvrages? Et, pour exprimer ce que je sens, pères conscrits, je ne puis trouver de termes : pas de parole qui réponde à mon indignation. Je ne puis que répéter, après l'éloquent Messala Corvinus, cette belle sentence : "Il a coupé les nerfs de l'empire"! Cet être-là, pères conscrits, qui ne paraît pas capable de chasser une mouche, tuait les hommes aussi facilement qu'un chien avale un morceau. Mais que dire de tant de déplorables sentences ? Je n'ai pas le loisir de pleurer sur les malheurs publics quand je porte la vue sur les désastres de ma famille. Aussi, gardant le silence sur les premiers, je ne vous parlerai que des autres. Et quoiqu'il soit possible que lui, dont on veut faire un dieu, ne se doute pas des maux qu'il a faits, moi je les sais, et cela suffit. Cette brute que vous voyez, qui, pendant maintes années, a vécu caché sous la protection de mon nom, m'a témoigné sa reconnaissance en faisant mourir d'abord deux Julie, mes petites-filles, l'une par le fer, l'autre par la faim; puis Silanus, mon arrière-neveu. Fais attention, ô Jupiter! à ce que tu vas décider dans une si mauvaise cause ; ce sera, sans contredit, à ton dam, si une fois il obtient une place parmi nous." « Mais dis-moi, divin Claude, pourquoi, tous ceux et toutes celles que tu as fait mourir, les condamnais-tu sans jamais t'informer du sujet de l'accusation, sans avoir préalablement entendu l'accusé? est-ce là la coutume? Au ciel, il n'en est pas ainsi. [11] « Voyons Jupiter, qui règne depuis tant d'années, ce n'est qu'au seul Vulcain qu'il a cassé la jambe; oui : "Lui prenant le pied, il le précipita de la céleste demeure". et quand il se mit en colère contre sa femme, il se contenta de la suspendre par les pieds. Enfin, il n'a tué personne. Mais toi, n'as-tu pas tué Messaline, dont j'étais le grand-oncle aussi bien que le tien? Je l'ignore, dis-tu. Malédiction sur toi, misérable ! N'est-il pas plus honteux d'avoir ignoré, que d'avoir commis ce meurtre? Cet être-là n'a cessé de suivre pas à pas C. César. Celui-ci avait fait mourir son beau-père : Claude a ôté la vie à son gendre. C. César défendit au fils de Crassus de porter le nom de Grand ; Claude lui a rendu ce nom, mais il a fait tomber sa tête. ll a immolé, dans une seule famille, Crassus le Grand, Scribonie, Tristionie, Assarion, tous gens de la première noblesse ; Crassus, entre autres, qui était assez sot pour mériter aussi le trône. « Songez, pères conscrits, quel monstre aspire à être admis parmi les dieux. Pourrez-vous donc vous décider à en faire un dieu ? Voyez ce corps formé par la colère des immortels. Mais pour conclure : qu'il prononce seulement trois paroles de suite, et je me constitue son esclave. Un tel dieu, à quel culte, à quelle foi pourra-t-il prétendre? Enfin si vous communiquez la divinité à de pareilles gens, qui pourra reconnaître la vôtre? En un mot, pères conscrits, si je me suis comporté honnêtement parmi vous, si je me suis montré poli envers tout le inonde, daignez venger mes injures. Voilà mes raisons; voici mon avis. » Alors il prit ses tablettes, et lut ce qui suit: « Attendu que le divin Claude a tué le beau-père de sa fille, Appius Silanus; ses deux gendres, Pompée le Grand et L. Silanus; le beau-père de sa fille, Crassus, cet homme si sobre, et tout semblable à lui, comme un oeuf à un oeuf ; la belle-mère de sa fille Scribonie, Messaline son épouse, et tant d'autres dont le nombre est incalculable, mon avis est qu'il soit sévèrement puni, qu'il soit condamné à juger des procès sans relâche, qu'il soit chassé d'ici au plus tôt, banni du ciel dans trente jours, et de l'Olympe dans trois jours. » Chacun se rangea à cet avis. A l'instant le Cyllénien, le saisissant par la nuque, le traîne aux enfers, "D'où nul, dit-on, ne retourna jamais". [12] En descendant par la voie Sacrée, Mercure demande ce que signifie ce grand concours de monde qu'il aperçoit, et si ce ne sont pas là les funérailles de Claude ? Et en effet, le convoi était magnifique ; on n'y avait rien épargné pour la dépense, et vous n'auriez pas manqué de reconnaître qu'on faisait les obsèques d'un dieu. En joueurs de flûtes, cornets à bouquins et autres instruments d'airain, il y avait telle affluence, telle cohue, que Claude lui-même pouvait bien les entendre. Ce n'était que joie, qu'allégresse : le peuple romain marchait gaillardement comme ayant secoué ses fers. Agathon et un bien petit nombre d'avocats versaient des larmes bien sincères, je vous assure. Les jurisconsultes sortirent enfin de leur retraite, pâles, maigres, défaits, ayant à peine un souffle, comme gens qui revenaient à la vie. Un d'entre eux, voyant les avocats baisser la tête, s'assembler et déplorer leur ruine, s'approcha et leur dit : «Je vous disais bien que les Saturnales ne dureraient pas toujours". Claude, ainsi témoin de ses funérailles, comprit qu'il était mort. Car on chantait à tue-tête un chant de deuil en vers anapestes. O cris! ô perte ! ô douleurs: De nos funèbres clameurs Faisons retentir la place : Que chacun se contre-fasse ; Crions d'un commun accord, Ciel: ce grand homme est donc mort! Il est donc mort ce grand homme Hélas! vous savez tous comme, Sous la force de son bras, Il mit tout le monde à bas. Fallait-il vaincre à la course ; Fallait-il, jusque sous l'Ourse, Des Bretons presque ignorés, Du Cauce aux cheveux dorés Mettre l'orgueil à la chaîne, Et sous la hache romaine Faire trembler l'Océan? Fallait-il en moins d'un an Dompter le Parthe rebelle ? Fallait-il d'un bras fidèle Bander l'arc, lancer des traits Sur des ennemis défaits, Et d'une audace guerrière Blesser le Mède au derrière ? Notre homme était prêt à tout. De tout il venait à bout. Pleurons ce nouvel oracle, Ce grand prononceur d'arrêts, Ce Minos que par miracle Le ciel forma tout exprès. Ce phénix des beaux génies N'épuisait point les parties En plaidoyers superflus : pour juger sans se méprendre Il lui suffisait d'entendre Une des deux tout au plus. Quel autre toute l'année Voudra siéger désormais. Et n'avoir, dans la journée. De plaisir que les procès ? Minos, cédez-lui la place, Déjà son ombre vous chasse Et va juger aux enfers. Pleurez, avocats à vendre; Vos cabinets sont déserts. Rimeurs, qu'il daignait entendre, A qui lirez-vous vos vers? Et vous qui comptiez d'avance Des cornets et de la chance Tirer un ample trésor, Pleurez, brelandier célèbre ; Bientôt un bûcher funèbre Va consumer tout votre or. [13] Claude se délectait à écouter ses louanges, et il eût bien voulu jouir plus longtemps du spectacle. Mais le Talthybius des dieux, mettant la main sur lui, et lui enveloppant la tète pour l'empêcher d'être reconnu, l'entraîna par le Champ-de-Mars ; puis, entre le Tibre et la voie Couverte, le fit descendre aux enfers. Déjà l'y avait précédé, par une voie plus courte, Narcisse, son affranchi, pour faire les honneurs à son patron : frais et parfumé comme un homme sortant du bain, il marche au-devant de lui, et s'écrie : « Qu'ont les dieux à démêler avec les hommes ? - Dépêche-toi ! dit Mercure, et annonce notre arrivée. L'autre aurait voulu faire encore plus de caresses à son patron : Mercure lui commande derechef de se hâter, et stimule sa lenteur à coups de caducée. Plus prompt que la parole, on eût vu voler Narcisse. La pente est rapide et la descente facile : aussi, malgré sa goutte, il arrive en un moment au seuil du palais de Pluton. Là était couché Cerbère, ou, comme dit Horace, le monstre aux cent têtes, s'agitant et secouant son horrible crinière. Narcisse, qui avait fait ses délices d'une levrette blanche, éprouve quelque effroi à l'aspect d'un grand vilain chien noir à long poil, que vous ne seriez nullement flatté de rencontrer dans les ténèbres. Toutefois il éleva la voix pour dire : « Voici le César Claude. » Aussitôt arrivent en battant des mains, des gens qui chantaient : "Nous l'avons trouvé ; réjouissons-nous". Là étaient C. Silius, consul désigné; Junius, chef des gardes prétoriennes; Sextus Trallus, M. Helvius, Trogus, Cotta, Vectius Valens, Fabius, tous chevaliers romains, que Narcisse avait fait conduire au supplice. Au milieu de cette troupe ainsi chantant, était Mnester le pantomime, que Claude, pour l'amour des convenances, avait fait raccourcir. La nouvelle de l'arrivée de Claude ne tarda pas à parvenir à Messaline. On vit accourir les premiers parmi tous les affranchis, Polybe, Myron, Harpocras, Amphéus et Phéronactes, que Claude avait envoyés devant, afin que nulle part le service de sa personne ne lui fit faute. Suivaient les deux préfets Justus Catonius et Rufus, fils de Pompée; puis ses amis Saturnius Luscius, et Pedo Pompeius, et Lupus, et Celer Asinius, consulaires; enfin la fille de son frère, la fille de sa soeur, son gendre, son beau-père, sa belle-mère, et presque tous ses parents. Toute cette troupe accourt au-devant de Claude, qui, dès qu'il les voit, s'écrie: « Tous les lieux sont pleins de mes amis! Par quel hasard êtes-vous ici ? » Alors Pedo Pompeius prenant la parole : « Qu'oses-tu dire, ô le plus cruel des hommes ? Par quel hasard? Et personne autre ne nous y a envoyés que toi, bourreau de tous tes amis! Mais allons devant le juge, je vais t'en montrer le chemin. » [14] Il le conduit au tribunal d'Éaque. C'était lui qui avait charge d'informer en vertu de la loi Cornelia portée contre les meurtriers. Pedo requiert que son nom soit inscrit, et signe l'acte d'accusation énonçant le meurtre de trente sénateurs, de trois cent quinze chevaliers romains et plus, outre les simples citoyens dont le nombre égale celui des sables de la mer. Claude, tout épouvanté, tourne les yeux de tous côtés pour trouver un avocat qui se charge de sa cause. Personne qui se présente pour lui. Enfin s'avance P. Petronius, son ancien convive, homme éloquent à la manière de Claude. Il demande à être admis à le défendre. Néant à sa requête : Pedo Pompeius l'accuse à grands cris. Petronius se met en devoir de répondre. Eaque, en homme souverainement juste, l'en empêche. Ouï seulement une seule partie, il condamne, et dit: "Il est de toute justice qu'il souffre à son tour ce qu'il a fait souffrir aux autres". Il se fit un grand silence. Chacun, étonné, émerveillé d'une forme si nouvelle, soutenait qu'elle était sans exemple. Claude la trouva plus inique encore que nouvelle. On discuta longtemps sur le genre de la peine qu'il fallait lui infliger. Enfin il y en eut qui dirent, que si on allait ainsi perdre le jour en vaines discussions, Tantale allait périr de soif, faute de soulagement; qu'il fallait quelque peu aider Sisyphe à soulever son fardeau; arrêter quelque peu la roue du malheureux Ixion. Il fut résolu de ne rien remettre de leur supplice à ces vétérans de l'enfer, de peur que Claude ne se flattât d'un semblable adoucissement. On décida ensuite qu'il fallait inventer un supplice nouveau, lui créer un travail inutile et vain qui réveillât chez lui un désir sans fin, une espérance toujours trompée. Alors Eaque ordonne que Claude jouera aux dés dans un cornet percé; et déjà le pauvre homme avait commencé à ramasser incessamment ses dés qui fuyaient sans lui faire rien gagner. [15] Car à peine, agitant le mobile cornet, Aux dés prêts à partir il demande sonnet, Que, malgré tous ses soins, entre ses doigts avides, Du cornet défoncé, tonneau des Danaïdes, Il sent couler les dés; ils tombent, et souvent Sur la table, entraîné par ses gestes rapides, Son bras avec effort jette un cornet de vent, Ainsi, pour terrasser son adroit adversaire, Sur l'arène un athlète, enflammé de colère, Du geste qu'il élève espère le frapper ; L'autre gauchit, esquive, a le temps d'échapper, Et le coup, frappant l'air avec toute sa force, Au bras qui l'a porté donne une rude entorse. Soudain on vit paraître C. César, qui se mit à réclamer Claude comme son esclave; il produisit des témoins qui l'avaient vu le charger d'étrivières, de férules et de soufflets. Il est donc adjugé à C. César; Éaque le décide ainsi; et Caïus le met entre les mains de Ménandre, son affranchi, afin d'en faire un débrouilleur de procès.