[20,0] LIVRE XX. [20,118] CXVIII. QU'EST-CE QUE LE BIEN? Vous voudriez de moi des lettres plus fréquentes? Comptons ensemble : vous n'aurez pas de quoi payer. Il était convenu que vous commenceriez : vous deviez m'écrire, et moi vous répondre; mais je ne serai pas exigeant. Je sais qu'on peut vous faire crédit : je vous livrerai donc les avances. Je ne ferai pas comme Cicéron, l'homme le plus disert, qui engageait Atticus "à lui écrire, à défaut même de tout sujet, ce qui lui viendrait à l'esprit". Les sujets ne me manqueront jamais, dussé-je omettre tous ces détails qui remplissent les Lettres de Cicéron : "quel candidat a le moins de chances; quel autre s'appuie d'auxiliaires ou de ses seules forces; qui, pour le compte de son propre crédit ou pour celui de ses partisans, se repose sur César, qui sur Pompée, qui sur ses intrigues personnelles; quel âpre usurier c'est que Cécilius, dont ses proches mêmes ne peuvent tirer un écu à moins de cent pour cent". Eh ! parlons de nos misères plutôt que de celles d'autrui; sondons notre coeur, voyons de combien de choses il se fait candidat, et refusons-lui notre voix. La vraie grandeur, ô Lucilius, la sécurité, l'indépendance consistent à ne rien solliciter et à s'éloigner de tous comices où préside la fortune. N'est-il pas bien doux, dites-moi, quand les tribus sont convoquées, les candidats guindés au haut de leurs tribunes, que l'un promet de l'argent; que l'autre en fait le dépôt authentique; qu'un troisième couvre de baisers la main de l'homme auquel, après son élection, il ne daignera pas présenter la sienne; que tous attendent dans l'anxiété la voix qui proclame les élus, n'est-il pas bien doux de rester à l'écart, impassible témoin de ces marchés publics, sans acheter ni vendre quoi que ce soit? Mais combien n'est-elle pas plus vive encore la joie de celui qui voit d'un oeil calme, non plus cet étroit forum où l'on fait des préteurs et des consuls, mais ces comices de tous les pays où les uns postulent des honneurs annuels; d'autres de perpétuels pouvoirs; ceux-ci, des guerres heureuses et des triomphes; ceux-là des richesses; tels, une postérité, d'autres enfin la santé pour soi et les siens! Généreuse est l'âme qui seule ne fait nulle demande, ne courtise personne, et qui peut dire : "Je n'ai rien, ô Fortune! de commun avec toi; je ne me mets pas à ta merci. Je sais que tes exclusions sont pour les Catons, tes choix pour les Vatinius : je ne te demande rien". Voilà détrônerl'aveugle déesse. C'est ainsi que j'aime à correspondre avec vous, et à exploiter une matière toujours neuve, quand de toutes parts nous voyons s'agiter ces milliers d'ambitieux qui, pour emporter quelque désastreux avantage, courent à travers tant de maux à un nouveau mal, convoitent tout à l'heure ce qu'ils vont fuir, ou du moins dédaigner. Car quel homme eut jamais assez du succès dont le désir seul lui avait semblé téméraire? Non que la prospérité soit, comme on se l'imagine, avide de jouissances : c'est qu'elle en est pauvre; aussi ne rassasie-t-elle personne. Vous croyez tel homme fort élevé, parce que vous rampez bien loin de lui; mais à ses yeux, ce point où il est parvenu n'est qu'un poste inférieur. Ou je me trompe, ou il cherche à monter encore; et ce que vous prenez pour le faîte des honneurs en est le marchepied. Tous les hommes se perdent par l'ignorance du vrai; trompés par de vains bruits, on y vole comme vers des biens; les a-t-on obtenus après bien des traverses, on trouve que ce sont des maux, ou du moins des bagatelles qu'on s'était beaucoup exagérées. Presque toujours le lointain nous abuse, et nous admirons : et pour le vulgaire, ce qui est grand est bon. Pour ne point donner dans la même méprise, recherchons "quel est le vrai bien". On l'a compris diversement : les uns l'ont défini ou exprimé d'une manière, les autres d'une autre. Quelques-uns disent : "Le bien, c'est ce qui invite l'esprit et l'appelle à soi". D'autres aussitôt de répondre : Eh quoi ! même s'il invite l'homme à sa perte? Vous le savez, il y a bien des maux qui séduisent. Le vrai et le vraisemblable diffèrent entre eux. Ainsi le bien se joint au vrai; car il n'est de bien que le vrai; mais ce qui invite, ce qui allèche, n'est que vraisemblable : il dérobe, il sollicite, il entraîne. - Voici une autre définition : "Le bien est une chose qui excite l'appétit d'elle-même, ou le mouvement et la tendance de l'âme vers elle". A quoi on réplique également que ce mouvement de l'âme est excité par beaucoup de choses dont la poursuite perd le poursuivant. - Une meilleure définition est celle-ci : "Le bien est ce qui attire vers soi le mouvement de l'âme conformément à la nature : celui-là seul est digne d'être recherché". Dès qu'il mérite nos recherches, il est honnête; car c'est celui qu'une âme parfaite doit rechercher. Ceci m'avertit d'expliquer "en quoi diffèrent le bien et l'honnête". Ils ont quelque chose entre eux de mixte et d'indivisible; et il ne peut exister de bien qui ne renferme de l'honnête, comme à son tour l'honnête est toujours bien. En quoi donc diffèrent-ils? L'honnête est le bien parfait, le complément de la vie heureuse, qui change en bien tout ce qu'il touche. Expliquons ma pensée : il y a des choses qui ne sont ni biens ni maux, comme le métier des armes, les ambassades, les magistratures. Ces fonctions honnêtement remplies, arrivent à être des biens, et de douteuses deviennent bonnes. Le bien a lieu par l'alliance de l'honnête : l'honnête est bien de sa nature. Le bien découle de l'honnête; l'honnête existe par lui-même. Ce qui est bien a pu être mal; ce qui est honnête n'a pu être que bien. On a encore défini le bien, "ce qui est conforme à la nature". Or, ici prêtez-moi votre attention. Ce qui est bien est selon la nature ; il ne s'ensuit pas que ce qui est selon la nature soit bien aussi. Beaucoup de choses, conformes à cette nature, sont de si mince importance, que le nom de bien ne leur convient pas. Elles sont trop futiles, trop dignes de dédain : or, jamais bien, même le moindre, n'est à dédaigner. Car tant qu'il est petit, ce n'est pas un bien ; dès qu'il commence à être un bien, il n'est plus petit. A quoi le bien se reconnaît-il? - S'il est parfaitement selon la nature. - Vous avouez, dira-t-on, que ce qui est bien est selon la nature; voilà son caractère; et vous avouez aussi qu'il est des choses conformes à la nature, qui ne sont pas des biens. Comment donc l'un est-il bien, les autres ne l'étant pas? comment prend-il un caractère différent, les autres ayant comme lui le privilége d'être conforme à la nature? - C'est par sa grandeur même. Il n'est pas nouveau de voir certaines choses changer en s'accroissant. C'était un enfant, c'est maintenant un homme; son caractère devient autre; car l'enfant n'avait pas de raison, l'homme est raisonnable. Il est des choses qui par l'accroissement deviennent non seulement plus grandes, mais tout autres. On répond : Ce qui grandit ne devient pas autre ; que vous remplissiez de vin une bouteille ou un tonneau, il n'importe : dans les deux vases le vin conserve sa propriété vineuse; une petite quantité de miel ou une grande ne diffèrent pas de saveur. - Il n'y a point d'analogie dans les exemples qu'on m'oppose : dans le vin et dans le miel la qualité est et reste la même, quoique la quantité augmente. Certaines choses, s'augmentant, ne perdent ni leur genre ni leur propriété; certaines autres, après beaucoup d'accroissements, finissent en dernier lieu par changer de nature, par subir une condition d'existence nouvelle et autre que la première. Une seule pierre a fait la voûte : c'est celle qui sert de clef; celle-ci presse comme un coin les deux flancs inclinés et sert à les lier. Pourquoi cette dernière addition produit-elle tant d'effet, malgré son peu de volume? Ce n'est pas qu'elle augmente, c'est qu'elle complète. Certaines choses ne font de progrès qu'en dépouillant leur première forme pour en recevoir une nouvelle. Quand on a longtemps par la pensée reculé les bornes d'un objet qu'on s'est fatigué à en suivre la grandeur, on dit qu'il est infini : il est bien autre qu'il n'était lorsqu'il paraissait grand, mais fini. C'est ainsi que, si nous songeons à une chose difficile à diviser, la difficulté croissante nous amène enfin au non divisible. Ainsi encore, d'un corps lourd, et qu'on meut avec peine, nous arrivons à l'immobile. De même une chose d'abord conforme à la nature a pu, par un accroissement de grandeur, prendre une autre propriété, et devenir un bien. [20,119] CXIX. QU'ON EST RICHE QUAND ON COMMANDE A SES DÉSIRS. Quand j'ai trouvé quelque chose, je n'attends pas que vous disiez : Partageons! - je me le dis pour vous. Qu'ai-je donc trouvé ? vous voulez l'apprendre? Tendez la main: c'est tout profit. Vous allez savoir le secret de devenir riche en un instant, secret dont vous êtes si curieux et avec raison. Je vous conduirai à la plus haute fortune par une voie très courte. Il vous faudra cependant un prêteur; car tout commerce nécessite des emprunts; mais je ne veux pas que ce soit par l'entremise de personne, ni que les courtiers colportent votre signature. J'ai pour vous un créancier tout prêt, celui de Caton: "Emprunte à toi-même". Quelque petit qu'il soit, l'emprunt suffira, si ce qui manque, nous ne le demandons qu'à nous. En effet, cher Lucilius, nulle différence entre ne pas désirer et posséder; dans les deux cas le résultat est le même : des tourments de moins. Et je ne prétends pas que vous refusiez rien à la nature : elle est intraitable, on ne peut la vaincre, elle exige son dû; je dis seulement que tout ce qui va au delà est purement volontaire, mais non point nécessité. Ai-je faim ? il faut manger. Il n'importe à la nature que son pain soit grossier ou de premier choix. Elle ne demande pas que l'estomac soit flatté, mais soit rempli. Ai-je soif? que mon eau soit puisée dans le lac voisin, ou que je l'aie enfermée sous une voûte de neige dont elle emprunte la fraîcheur, qu'importe à la nature? Tout ce qu'elle me commande, c'est d'étancher ma soif. Que ce soit dans une coupe d'or ou de cristal, dans un vase murrhin ou de Tibur, ou dans le creux de ma main, qu'importe encore ? En toute chose ne voyez que le but, et laissez là ce qui n'y mène pas. La faim me presse : c'est le premier aliment venu qu'il faut saisir: d'elle-même elle assaisonnera tout ce qui sera tombé sous ma main. La faim n'est jamais dédaigneuse. Voulez-vous donc savoir ce qui m'a plu si fort, et me semble si bien dit? Le voici : "Nul plus que le sage ne recherche avec empressement les richesses naturelles". - Viande creuse que cela, dites-vous; chétif butin à partager ! J'avais déjà préparé mes coffres; déjà je m'inquiétais sur quelle mer j'irais trafiquer et risquer mes jours, quelle branche d'impôt j'exploiterais, quelles denrées j'importerais. C'est se moquer que de me prêcher la pauvreté, après m'avoir promis des richesses. Ainsi vous jugez pauvre celui à qui il ne manque rien? - Le mérite, dites-vous, en est à sa patience, et non à sa situation. - Vous jugez donc qu'il n'est pas riche par la raison qu'il ne saurait cesser de l'être? Lequel vaut le mieux, d'avoir beaucoup ou d'avoir assez ? Qui a beaucoup, désire davantage ; preuve qu'il n'a point encore assez : qui possède assez, a obtenu ce que jamais riche n'a atteint, le terme de ses désirs . - Vous ne croyez pas aux richesses du sage ! Est-ce parce qu'elles ne font proscrire personne; parce qu'elles ne poussent point le fils à empoisonner son père, et la femme son mari; parce qu'elles sont à l'abri des guerres, et dans la paix libres de soins; parce qu'on peut les posséder sans danger, et les régir sans peine? Est-ce avoir peu que d'être exempt du froid, de la faim, de la soif ? Que possède de plus Jupiter? On n'a jamais peu, dès qu'on a assez; et qui n'a pas assez, n'a jamais beaucoup. Après avoir vaincu Darius et subjugué les Indes, le Macédonien Alexandre est pauvre encore : je me trompe, il veut encore acquérir; il va scrutant des mers inconnues, il lance les premières flottes qu'ait vues l'Océan; il a forcé, faut-il le dire ?, les barrières du monde. Ce qui suffit à la nature ne suffit pas à un mortel. Il s'en trouve un qui désire encore après qu'il a tout. Tant peut s'aveugler notre esprit, tant l'homme, à force d'avancer, oublie d'où il est parti! Celui-ci, hier possesseur d'un coin de terre obscur et contesté, gémit de ne pouvoir revenir des confins de son empire immense que par ce globe qu'il a déjà conquis. Jamais l'or ne fait riche, au contraire, il irrite davantage la soif de l'or. En voulez-vous savoir la cause? c'est que plus on en a, plus il est aisé d'en avoir encore. Au surplus, faites venir ici qui vous voudrez de ceux dont on accole les noms à celui des Crassus, des Licinius; qu'il apporte ses registres, qu'il suppute à la fois tout ce qu'il a et tout ce qu'il espère : à mon sens, il est pauvre; au vôtre même, il peut le devenir. Mais l'homme qui s'accommode aux exigences de la seule nature, loin qu'il ressente la pauvreté, ne la craint même pas. Voyez pourtant comme il est difficile de se réduire au pied de la nature: celui même qui proportionne son avoir au voeu de la nature, et que vous nommez pauvre, celui-là, selon nous, a du superflu. Mais l'opulence éblouit le peuple et attire vers elle tous les yeux, quand de grosses sommes sortent d'une maison, qu'on y voit tout jusqu'au toit couvert de dorures, quand une troupe d'esclaves choisis s'y fait remarquer par sa bonne mine ou par sa riche tenue. Tout cela n'est qu'une félicité de parade; celle de l'homme que nous avons soustrait aux caprices du peuple comme de la fortune, est tout intérieure. Quant à ceux qui sous le nom d'opulence sont en proie à la pauvreté, ils ont des richesses, comme on dit que nous avons la fièvre, quand c'est elle qui nous tient. On devrait renverser la phrase, et dire du malade : "La fièvre le tient"; comme du riche : "Les richesses le possèdent". Voici donc le conseil que j'ai le plus à coeur de vous donner, et qu'on ne donne jamais assez : réglez vos désirs selon la nature, qu'on peut contenter ou sans qu'il en coûte, ou à peu de frais. Seulement n'alliez point le vice avec le désir. Vous vous inquiétez de la table, de la vaisselle où paraîtront vos mets; puis, si les esclaves qui les serviront sont bien appareillés et ont la peau bien lisse. La nourriture toute seule, voilà ce que veut la nature ! "Quand une soif ardente brûle ton gosier, vas-tu demander une coupe d'or? Quand la faim te tourmente, dédaignes-tu tous les mets, excepté le paon et le turbot"? La faim n'a point toutes ces exigences: il lui suffit qu'on la fasse cesser, elle ne se soucie guère avec quoi. Ces inquiétudes sont dues à une déplorable sensualité, qui s'ingénie pour que la faim dure après qu'elle est rassasiée; pour que l'estomac soit non pas rempli, mais comblé; pour que la soif éteinte aux premières rasades se renouvelle encore. C'est donc avec raison qu'Horace nous dit que la soif ne s'embarrasse guère du choix de la coupe, ou de la main qui lui verse son eau. Si vous croyez que la chevelure plus ou moins belle de l'échanson ou le transparent du vase soit chose essentielle, vous n'avez pas soif. Un des plus grands bienfaits de la nature, c'est d'ôter aux besoins le dégoût. C'est le superflu qui choisit et fait dire: - Ceci n'est guère de mise; cela est peu vanté; voici qui choque mes yeux. - Le créateur de ce monde, en prescrivant à l'homme des lois, a voulu le conserver, non l'efféminer. Tout dans ce but est à sa portée, sous sa main : les recherches de la délicatesse ne s'obtiennent qu'à grande peine et à force d'art. Jouissons donc de ce bienfait de la nature; regardons-le comme un des plus grands; et songeons qu'elle n'a à aucun titre mieux mérité de nous qu'en nous portant à satisfaire sans dégoût les appétits qui naissent de la nécessité. [20,120] CXX. COMMENT NOUS EST VENUE Là NOTION DU BON ET DE I.'HONNÊTE. Votre lettre, qui touche en courant nombre de questions subtiles, s'arrête enfin sur celle-ci, dont elle demande la solution: "Comment nous est venue la notion du bon et de l'honnête" ? - Suivant les autres philosophes, ce sont là deux choses diverses ; et suivant nous, deux parties du même tout. Je m'explique. Ce qui est bon, selon quelques-uns, c'est ce qui est utile; et ils nomment ainsi la richesse, un cheval, du vin, une chaussure, tant ils ont du bien une idée abjecte, tant ils la font descendre bas! L'honnête pour eux, c'est ce qui répond à la loi du devoir et de la vertu : comme des soins pieux donnés à la vieillesse d'un père, des secours offerts à la pauvreté d'un ami, un vaillant coup de main, un avis dicté par la prudence et la modération. Nous aussi, nous divisons les attributs, mais le sujet est un. Rien n'est bon que l'honnête, et l'honnête, par son essence même, est bon. Je crois superflu d'ajouter ce que j'ai dit mainte fois sur la différence des deux choses: sachez seulement que rien ne nous semble bon de ce qui peut servir au mal - or, vous voyez combien de gens font mauvais usage des richesses, de la noblesse, de la puissance. Mais revenons au point que vous désirez voir éclaircir : "Comment nous est venue la notion première du bon et de l'honnête ? » La nature n'a pu nous l'enseigner : elle nous a donné les germes de la science, non la science elle-même. Quelques-uns disent que cette notion s'est offerte à nous par aventure; mais est-il croyable que l'image de la vertu n'ait que fortuitement apparu â je ne sais quel homme? Selon nous, l'observation a recueilli, comparé entre eux certains actes fréquents de la vie, et l'intelligence humaine y a connu le bon et l'honnête par analogie. Comme ce mot a reçu des grammairiens latins droit de cité, je ne crois pas devoir le proscrire et le renvoyer dans son pays natal; je l'emploie donc, non pas seulement comme toléré, mais comme sanctionné par l'usage. Or, qu'est-ce que cette analogie ? le voici. On connaissait la santé du corps, on s'avisa, que l'âme aussi avait la sienne; et pareillement, de la force physique on déduisit la force morale. Des traits de bonté, d'humanité, de courage nous avaient frappés d'étonnement; nous commençâmes à les admirer comme autant de perfections. Il s'y mêlait beaucoup d'alliage; mais le prestige d'une action remarquable les couvrait de son éclat: nous avons donc dissimulé ces taches. Car naturellement nous sommes portés à outrer le plus juste éloge; et toujours le portrait de la gloire a été au delà du vrai. De ces faits divers fut donc tiré le type du bien par excellence. Fabricius repoussa l'or de Pyrrhus, et vit moins de grandeur à posséder un royaume qu'à mépriser les dons d'un roi. Le même Fabricius, à qui le médecin de Pyrrhus promettait d'empoisonner son prince, avertit celui-ci d'être sur ses gardes. Ce fut l'effet d'une même vertu de ne pas être vaincu par l'or, et de ne vouloir pas vaincre par le poison. Nous avons admiré ce grand homme, également inflexible aux promesses faites par le roi et contre le roi, obstiné à suivre la vertu son modèle ; cet homme qui, soutenant le plus difficile des rôles, celui d'un chef de guerre irréprochable, crut qu'il est des choses non permises, même contre un ennemi; qui enfin, au sein d'une extrême pauvreté, pour lui si glorieuse, n'eut pas moins horreur des richesses que de l'empoisonnement. "Roi d'Épire, a-t-il dit, tu vivras, grâce à moi; réjouis-toi de ce qui tout à l'heure causait ta peine: Fabricius est toujours incorruptible". Horatius Coclès à lui seul intercepta l'étroit passage d'un pont; il consentit à ce que la retraite lui fût coupée, pourvu qu'on fermât le chemin à l'ennemi dont il soutint l'effort jusqu'au moment où retentit avec fracas la chute des solives brisées. Alors tournant la tête, et voyant le péril de sa patrie écarté au prix du sien: "Me suive qui voudra maintenant", s'écrie-t-il; et il se précipite dans le fleuve, non moins soucieux, au milieu du courant qui l'entraîne, de sauver ses armes que sa vie, ses armes victorieuses, dont il maintint l'honneur intact ; et il rentra dans Rome sans le moindre mal, comme s'il eût passé par le pont même. Ces actions et d'autres semblables nous ont appris ce que c'est que la vertu. D'un autre côté, ce qui peut sembler étrange, il est des vices qui ont les dehors de l'honnête: ainsi, la meilleure des choses est produite par son contraire. Car vous le savez, vices et vertus se touchent, et dans les hommes les plus vils et les plus corrompus se rencontrent les apparences du bien. Ainsi le prodigue a les apparences de la générosité; bien que la distance soit grande de qui sait donner, à qui ne sait pas conserver. Car, on ne peut trop le redire, Lucilius, beaucoup jettent leurs dons et ne les placent pas : or, appellerai-je libéral un bourreau d'argent? La négligence ressemble à la facilité; la témérité, au courage. Ces conformités apparentes nous obligèrent à prendre garde, et à distinguer des choses très rapprochées à l'extérieur, mais au fond très dissemblables. En portant les yeux sur ceux qu'avait illustrés une action d'éclat, on sut y démêler l'homme chez qui cet élan généreux d'un grand coeur ne s'était manifesté qu'une fois. On vit cet homme, brave à la guerre, timide aux luttes du forum; héros contre la pauvreté, sans force contre la calomnie : en louant l'action, ou méprisa l'homme. On en vit un autre bon avec ses amis, modéré envers ses ennemis, administrant avec des mains pures et religieuses les affaires de l'État et des citoyens; également doué de la patience qui tolère, et de la prudence qui n'agit qu'à propos; donnant à pleines mains, quand la libéralité est de saison; quand le travail commande, s'y dévouant avec persévérance, et suppléant par l'activité de l'âme à l'épuisement du corps; du reste, se montrant toujours en tout le même: vertueux non plus par système, mais par habitude, et arrivé au point, non pas seulement de pouvoir bien faire, mais de ne pouvoir faire autrement que bien. On jugea que là était la parfaite vertu, laquelle fut divisée en plusieurs parties. Car on avait des passions à dompter, des frayeurs à vaincre; il fallait prévoir les choses à faire, rendre à chacun selon son droit: on trouva pour tout cela la tempérance, la force, la prudence, la justice, qui reçurent chacune leur tâche respective. Qu'est-ce donc qui nous a fait connaître la vertu ? Nous l'avons reconnue à l'ordre qu'elle établit, à sa beauté, à sa constance, à l'harmonie de toutes ses actions, à cette grandeur qui la rend supérieure à tout. Alors naquit l'idée de cette vie heureuse qui coule doucement, sans obstacle, qui s'appartient toute à elle-même. Mais comment cette dernière image s'offrit-elle à notre esprit? Je vais le dire. Jamais ce mortel parfait, cet adepte de la vertu, ne maudit la fortune; jamai sil n'accueillit les événements de mauvaise grâce: se regardant comme citoyen du monde, comme soldat de la Providence, il vit dans chaque épreuve un commandement à subir. Toutes celles qui lui survinrent, il ne les repoussa point comme des maux, comme des accidents qui l'auraient atteint : il les accepta comme une charge à lui dévolue. Quelle qu'elle soit, se dit-il, elle est mienne ; elle est dure, elle est cruelle: ce sera pour mon courage un aiguillon de plus. Force était donc de reconnaître la vraie grandeur dans un homme qui jamais n'avait gémi sous le malheur, jamais ne s'était plaint de sa destinée, qui avait fait ses preuves en mille rencontres; qui, brillant comme une vive lumière au sein de la nuit, avait appelé tous les regards vers sa paisible sérénité, par son équité à remplir ses devoirs envers les hommes comme envers les dieux. Cette âme accomplie, cette nature excellente ne voyait au-dessus d'elle que l'intelligence divine, dont une parcelle était descendue dans sa mortelle enveloppe ; or, jamais l'homme n'est plus semblable à Dieu que lorsque, se reconnaissant mortel, il sent qu'il n'a reçu la vie que pour l'employer dignement; que ce corps n'est point un domicile fixe, mais une hôtellerie et une hôtellerie d'un jour, dont il faut sortir dès qu'on se sent à charge à son hôte. Oui, Lucilius, notre âme n'a pas de titre plus frappant de sa haute origine, que son dédain pour l'indigne et étroite prison où elle s'agite, que son courage à la quitter. Il n'ignore pas où il doit retourner celui qui se rappelle d'où il est venu. Ne voyons-nous pas combien d'incommodités nous travaillent, et que ce corps est peu fait pour nous? Nous nous plaignons tour à tour du ventre, de la tête, de la poitrine, de la gorge. Tantôt nos nerfs, tantôt nos jambes nous tiennent au supplice; les déjections nous épuisent, ou la pituite nous suffoque; puis c'est le sang qui surabonde, et qui plus tard vient à nous manquer; les infirmités nous assiègent, nous tiraillent dans tous les sens : inconvénients ordinaires à l'habitant d'une demeure qui n'est point la sienne. Et au sein même du ruineux domicile qui nous est échu, nous n'en formons pas moins d'éternels projets, nous n'en embrassons pas moins de nos espérances le plus long avenir qu'une vie humaine puisse atteindre, jamais désaltérés d'or, jamais rassasiés de pouvoir. L'impudence et la déraison peuvent-elles aller plus loin ? Rien ne suffit à des êtres faits pour mourir; disons mieux, à des mourants. Car point de jour qui ne nous rapproche du terme, du bord fatal d'où nous devons tomber, et chaque heure nous y pousse. Voyez dans quel aveuglement nous sommes ! Cet avenir dont je parle s'accomplit en ce moment même, et se trouve en grande partie arrivé. Car le temps que nous avons vécu est rentré dans le néant où il était avant que nous vécussions; et quelle erreur de ne craindre que le dernier de nos jours, quand chacun d'eux nous avance d'autant vers la destruction ! Ce n'est point le pas où l'on succombe qui produit la lassitude ; il ne fait que la révéler. Le dernier jour arrive à la mort, mais chaque jour s'y acheminait. Elle nous emmène doucement, elle ne nous enlève pas. Aussi l'âme vraiment grande, qui a la conscience d'une vie meilleure, s'efforce-t-elle, au poste où elle est placée, de se conduire avec honneur et talent; du reste, ne regardant comme à elle aucun des objets qui l'environnent, elle n'en use qu'à titre de prêt: c'est un hôte, un étranger qui ne fait que passer. La vue d'un homme doué d'une pareille constance ne serait-elle pas pour nous la révélation d'une nature extraordinaire, surtout, je le répète, si cette grandeur, toujours égale, nous démontre par là qu'elle est vraie? Le vrai reste uniforme et invariable; le faux ne dure pas. Certains hommes jouent tour à tour le rôle de Vatinius ou de Caton : naguère ils ne trouvaient pas Curius assez austère, Fabricius assez pauvre, Tubéron assez frugal, assez simple dans ses besoins; et maintenant ils luttent d'opulence avec Licinius, de gourmandise avec Apicius, de mollesse avec Mécène. Un des plus sûrs indices de la corruption du coeur est cette fluctuation qui le promène sans cesse de la fausse imitation des vertus à l'amour trop réel des vices. "Tantôt il avait deux cents esclaves ; tantôt il n'en avait que dix; tantôt il-ne parlait que de rois, de tétrarques et de grandeurs; tantôt il s'écriait : "Que j'aie une table à trois pieds, une coquille pour salière, une toge grossière pour me garantir du froid"! Eussiez-vous donné un million de sesterces à cet homme si économe, content de si peu, au bout de cinq jours sa bourse eût été vide". Tous les hommes dont je parle sont représentés par ce personnage d'Horace, jamais égal ni semblable à lui-même: tant il est ondoyant et mobile. Tels sont beaucoup de caractères, je dirais presque tous. Quel est l'homme qui chaque jour ne change de dessein et de voeu ? Hier il voulait une épouse, aujourd'hui c'est une maîtresse; tantôt il tranche du souverain, tantôt il ne tient pas à lui qu'il ne soit le plus obséquieux des esclaves: souvent l'orgueil se gonfle jusqu'à le rendre haïssable, souvent il se rabaisse, et se fait plus petit, plus humble que ceux qui rampent dans la poussière; d'une main il sème l'or, de l'autre il le ravit. Ainsi se trahit surtout l'absence de jugement: vous le voyez sous telle forme, puis sous telle autre; ce qu'il y a, selon moi, de plus honteux au monde, il n'est jamais lui. C'est une grande chose, savez-vous, que d'être toujours le même. Or, excepté le sage, nul n'en est capable. Nous autres, nous ne savons encore que changer, tour à tour économes et prodigues, frivoles et sérieux; à toute heure nous changeons de masque, et en prenons un différent de celui que nous venons de quitter. Gagnez donc sur vous de vous maintenir jusqu'à la fin tel que vous avez résolu d'être. Faites qu'on puisse vous louer, ou du moins vous reconnaître. Il y a tel homme, qu'on a vu la veille, et dont on peut dire: "Quel est-il"? Tant est grande la métamorphose ! [20,121] CXXI. QUE TOUT ANIMAL A LA CONSCIENCE DE SA CONSTITUTION. Vous me ferez un procès, je le vois, si je vous expose la subtile question qui aujourd'hui m'a retenu assez longtemps. Vous vous écrierez encore : "Qu'y a-t-il là pour les moeurs"? Récriez-vous, soit; moi, je vous opposerai en première ligne mes garants, contre lesquels vous plaiderez, Posidonius, Archidème : ils accepteront le procès, et je parlerai après eux. Il n'est pas vrai que tout ce qui tient à la morale constitue les bonnes moeurs. Telle chose concerne la, nourriture de l'homme, telle autre ses exercices, telle autre son vêtement, son instruction ou son plaisir : toutes cependant se rapportent à l'homme, bien que toutes ne le rendent pas meilleur. Quant aux moeurs, il est diverses manières d'influer sur elles. On s'applique tantôt à les corriger et à les régler, tantôt à scruter leur nature et leur origine. Quand je recherche pourquoi la nature a produit l'homme, pourquoi elle l'a mis au-dessus des autres animaux, croyez-vous que je m'écarte bien loin de la morale? Vous vous tromperiez. Comment saurez-vous quelles mœurs l'homme doit avoir, si vous ne découvrez ce qu'il y a pour lui de plus avantageux, si vous n'approfondissez sa nature? Vous ne comprendrez bien ce que vous devez faire ou éviter, que quand vous aurez appris ce que vous devez à votre nature. - Oui, direz-vous, je veux apprendre à modérer mes désirs et mes craintes; débarrassez-moi de la superstition; enseignez-moi que ce qu'on appelle félicité est chose légère et vaine, et que l'unique syllabe qui change tout s'y adapte bien facilement. - Je contenterai votre désir : j'exhorterai aux vertus, je flagellerai les vices. Bien qu'on me trouve trop vif et trop peu modéré sur ce point, je ne cesserai de poursuivre l'iniquité, d'arrêter le débordement effréné des passions, de m'opposer aux voluptés qui aboutissent à la douleur, de m'élever contre des voeux téméraires. Et n'ai-je pas raison, quand nos plus grands maux sont nés de nos souhaits, et que les choses dont on nous félicite, deviennent l'objet même de nos plaintes? En attendant, souffrez que j'examine cette question qui sem- ble un peu s'éloigner de la morale : "Tous les animaux ont-ils le sentiment de leur constitution"? Ce qui prouverait le mieux qu'ils l'ont, c'est l'à-propos et la facilité de leurs mouvements, qui sembleraient révéler une étude réfléchie. On n'en voit point qui ne se servent avec agilité de tous leurs membres. L'ouvrier sait manier avec aisance ses outils; le pilote, son gouvernail; le peintre démêle d'un coup d'oeil les couleurs qu'il a placées devant lui nombreuses et variées, pour faire un portrait son regard et sa main voyagent sans le moindre obstacle de la palette au tableau. L'animal n'est pas moins preste à se mouvoir dans tous les sens qui lui conviennent. On admire souvent ces habiles pantomimes, dont le geste prompt sait tout rendre, exprime toutes les passions et part aussi vite que la parole. Ce que l'acteur doit à l'art, l'animal le tient de la nature. Aucun n'a peine à mouvoir ses membres, aucun n'est embarrassé dans l'usage qu'il en fait. Dès leur naissance, les animaux exécutent sur-le-champ les fonctions auxquelles ils sont destinés : ils reçoivent leur science avec la vie, ils naissent tout élevés. Les animaux, dira-t-on, ne meuvent si à propos les diverses parties de leur corps, que parce qu'autrement ils éprouveraient de la douleur. - Ils y sont donc contraints, selon vous; c'est par crainte et non volontairement que leur allure est ce qu'elle doit être. Rien de plus faux. Les mouvements lents sont ceux que nécessite la contrainte; l'agilité est le propre de la spontanéité. Loin que ce soit la crainte de souffrir qui les fasse mouvoir, ils se portent a leurs mouvements naturels en dépit de cette même souffrance. Ainsi l'enfant qui tâche de rester debout, qui s'étudie à se tenir sur ses jambes, ne peut d'abord essayer ses forces qu'il ne tombe, pour se relever chaque fois en pleurant, tant qu'il n'a pas fini le douloureux apprentissage gue demande la nature. Renversez certains animaux dont le dos est d'une substance dure : ils se tourmentent, ils dressent et replient leurs pieds jusqu'à ce qu'ils aient repris leur position naturelle. Une tortue renversée ne sent point de douleur; toutefois elle est inquiète, elle regrette l'équilibre qu'elle a perdu, elle s'agite, et ne cesse de faire effort que lorsqu'elle se retrouve sur ses pieds. Disons-le donc : tout ce qui respire a la conscience de sa constitution, d'où lui vient ce prompt et facile usage de ses membres; et la plus forte preuve qu'ils apportent cette connaissance en naissant, c'est que nul être vivant n'ignore l'emploi de ses facultés. - On répondra encore: "La constitution, comme vous dites, vous autres stoïciens, est une certaine disposition dominante de l'âme à l'égard du corps". Cette définition embarrassée et subtile, que vous-mêmes avez peine à expliquer, comment un enfant la concevra-t-il? Il faudrait que tous les animaux naquissent dialecticiens, pour comprendre une chose que trouvent obscure la plupart de nos savants. L'objection serait fondée, si je prétendais que notre définition est comprise par les animaux. Mais la nature nous fait connaître notre constitution bien mieux que ne fait la parole. Ainsi l'enfant ignore ce que c'est que constitution, mais il connaît très bien la sienne; il ne sait ce que c'est qu'un animal, mais il sent qu'il en est un. En outre, il a de sa constitution même une idée vague, sommaire et confuse; comme nous savons que nous possédons une âme, sans en connaître la nature, le siège, la forme, ni l'origine. Tout comme la conscience de son âme arrive à l'homme, bien qu'il ignore ce qu'est cette âme et où elle réside; de même aux animaux se manifeste la conscience de leur constitution. il faut bien qu'ils aient le sentiment de ce qui leur fait sentir tout le reste. Il faut qu'ils aient le sentiment de la force qui les dirige et qui leur fait la loi. Il n'est personne qui ne conçoive qu'il existe en lui quelque chose dont il reçoit ses impulsions, sans pouvoir dire ce que c'est; ce mobile est inné chez moi, je le sais! quel est-il? d'où vient-il? je l'ignore. L'enfant, comme l'animal, n'a, de la partie souveraine de son être, qu'une conscience vague et indéterminée. Dans votre opinion, me direz-vous, "toute créature se conforme d'abord à sa constitution; celle de l'homme étant d'être raisonnable, il se conforme à la sienne, non comme animal seulement, mais comme animal raisonnable : car l'homme se doit aimer par l'âme qui seule le rend homme". Comment donc l'enfant peut-il se conformer à une constitution raisonnable, lui qui n'est pas raisonnable encore ? - Tout âge a sa constitution propre : autre est celle de la première enfance, autre celle du second âge, autre celle du vieillard; et tous savent s'y conformer. La première enfance n'a point de dents, et s'en passe volontiers; les dents lui viennent, elle apprend à s'en servir. Le brin d'herbe qui deviendra paille et froment, est autrement constitué lorsque tendre encore il lève à peine hors du sillon, que quand, déjà plus ferme, il se tient sur sa tige assez forte dans sa faiblesse pour supporter le jeune épi; il change une troisième fois lorsqu'il jaunit, et que son épi durci n'attend plus que le fléau. Mais en quelque état que se trouve cette plante, elle s'y forme, elle s'y ajuste. L'âge d'un enfant est autre, que celui d'un jeune homme, et celui d'un jeune homme, autre que celui d'un vieillard; et cependant je suis le même que j'étais dans ces diverses saisons de la vie. Ainsi la façon d'être a beau varier, on s'y accommode toujours également. Car ce n'est ni l'enfance, ni la jeunesse, ni la vieillesse, mais bien moi que la nature me recommande. Ainsi l'enfant s'affectionne à sa constitution d'enfant, et non à celle qu'il aura plus tard, et si des accroissements ultérieurs l'attendent, il ne s'ensuit pas que l'état dans lequel il naît ne soit pas conforme à sa nature. L'animal s'attache d'abord à lui-même; car il faut bien conserver l'être auquel tout doit se rapporter. Je cherche le plaisir: pour qui? pour moi; c'est donc de moi que je prends soin. De même je fuis la douleur, toujours à cause de moi. Si, en quoi que ce soit, je tends à mon bien-être, c'est que je mets mon bien-être avant tout. Voilà chez toutes les espèces l'instinct, non acquis, mais inné. La nature ne jette pas au hasard ses créatures dans la vie : elle les y introduit par la main; et, comme au gardien le plus proche et partant le plus sûr, elle confie chacun à soi-même. Voilà l'animal qui ne fait que de naître : de quelque manière qu'il s'échappe du sein maternel, il connaît tout de suite ce qui lui est pernicieux ou mortel, puis il l'évite; et les races que poursuivent les oiseaux de proie, redoutent jusqu'à l'ombre de ceux-ci, lors même qu'ils volent bien au-dessus de leur tête. Aucun animal ne parvient à la vie sans la crainte de la mort. Mais, dit-on, d'où l'animal naissant tient-il l'intelligence de ce qui le conserve ou le détruit? - D'abord la question est de savoir s'il l'a, et non comment il peut l'avoir. Or il l'a manilestement, car les plus intelligents ne feraient pas mieux. D'où vient que la poule, qui se tient tranquille en présence du paon ou de l'oie, fuit l'épervier, bien plus petit qu'elle-même, encore qu'elle n'en ait jamais vu? D'où vient que les poussins redoutent le chat, et jamais le chien? N'est-ce pas qu'évidemment ils ont de ce qui peut leur nuire une connaissance innée, indépendante de l'expérience, puisqu'ils se gardent du mal avant d'avoir pu l'éprouver? Et ne croyez pas que le hasard y fasse rien : ils ne craignent que ce qu'ils doivent craindre, et jamais ne perdent cet instinct de vigilance et de précaution. C'est toujours de la même manière qu'ils fuient les mêmes périls. Ajoutez qu'ils ne deviennent pas plus timides avec l'âge ; ce qui montre qu'ils ne font rien pour l'avoir appris, mais par l'amour naturel de leur conservation. Les leçons de l'expérience sont lentes et varient selon les individus ; celles de la nature sont égales et immédiates pour tous. Cependant, si vous l'exigez, je vous dirai comment tout animal cherche à connaître ce qui lui est nuisible. Il sent qu'il est fait de chair, et reconnaît, par conséquent, ce qui peut couper, brûler ou écraser cette chair. Les races armées pour faire le mal lui apparaissent comme antipathiques et hostiles. Car ce sont choses indivisibles que le désir de la conservation, la recherche du bien-être, et l'horreur de ce qui blesse naturellement; nous ahborrons ce qui nous est contraire, et ce que la nature nous ordonne, nous le faisons sans réflexion, sans dessein. Voyez quel art déploient les abeilles dans la construction de leur ruche ! quel accord dans la répartition de leurs tâches respectives ! Et ces tissus de l'araignée, inimitables à toute l'industrie humaine : quel travail inouï pour combiner tous les fils, dont partie, suivant la ligne droite, se prolongent en suspensoirs, et partie se roulent en cercles à mailles déliées, pour que l'insecte, contre lequel s'ourdit la trame homicide, demeure empêtré comme dans un filet ! Cette science, la nature la donne, elle ne s'apprend pas. De là vient qu'un animal n'est pas plus habile qu'un autre ; que les toiles des araignées se ressemblent toutes, et que toutes les cellules des ruches sont d'égale grandeur. Les traditions de l'art sont faillibles et inégalement réparties ; il n'y a d'uniforme que les enseignements de la nature. Elle apprend surtout aux animaux à se défendre, à user pour cela des ressources de leur instinct; commencent-ils à vivre, en même temps ils commencent à apprendre. Et ce n'est pas merveille s'ils naissent pourvus d'une faculté sans laquelle ils naîtraient en vain. C'est le premier moyen que la nature leur donne pour qu'ils pourvoient constamment à leur conservation et à leur bien-être. Ils n'auraient pu se conserver, s'ils n'en avaient la volonté expresse. Cela seul ne les eût pas sauvés, mais rien ne les eût sauvés sans cela. Au reste, vous ne verrez aucun animal dédaigner ou même négliger en rien le soin de sa conservation. Le plus stupide et le plus brute d'entre eux, insensible pour tout le reste, a pour fuir la mort mille expédients. Oui, vous reconnaîtrez que les créatures les plus inutiles aux autres ne se manquent jamais à elles-mêmes. [20,122] CXXII. CONTRE CEUX QUI FONT DE LA NUIT LE JOUR. Les jours commencent à diminuer, et à reculer devant les nuits : ils sont néanmoins assez longs pour qui se lèverait, comme on dit, avec l'aurore, pressé par de plus nobles devoirs que d'attendre ses premiers rayons pour aller faire sa cour. Honte à qui est encore à demi endormi quand le soleil est déjà haut, et qui ne s'éveille qu'en plein midi! Pour bien des gens toutefois, il n'est pas encore jour à cette heure-là. Il y a des hommes qui font du jour la nuit, et réciproquement : appesantis par l'orgie de la veille, leurs yeux ne commencent à s'ouvrir que quand l'ombre descend sur la terre. Tels que ces peuples, placés, à ce qu'on prétend, par la nature sur un point du globe diamétralement au-dessous du nôtre, et dont Virgile a dit: Quand les coursiers du jour nous soufflent la lumière, Pour eux l'astre du soir commence sa carrière ; les hommes dont je parle contrastent avec tous, sinon par le pays qu'ils habitent, du moins par leur genre de vie : antipodes de Rome au sein de Rome même, ils n'ont, suivant le mot de Caton, "jamais vu du soleil ni le lever, ni le coucher". Pensez-vous qu'ils sachent comment on doit vivre, ceux qui ignorent quand il faut vivre? Et ils craignent la mort, eux qui s'y plongent tout vivants; hommes d'aussi malencontreux présage que les oiseaux de ténèbres ! Qu'ils passent dans le vin et les parfums leur nocturne existence; qu'ils consument leur veille contre nature en festins coupés de nombreux services ce ne sont pas de joyeux banquets, ce sont leurs repas de mort qu'ils célèbrent. Et encore, est-ce de jour qu'on rend aux morts ce triste hommage. Les journées, grands dieux! sont-elles jamais trop longues pour l'homme occupé? Sachons agrandir notre vie: le devoir et la preuve de la vie, c'est l'action. Retranchons à nos nuits pour ajouter à nos jours. L'oiseau qu'on élève pour nos tables, et qu'on veut engraisser avec moins de peine, est tenu dans l'ombre et l'immobilité; ainsi l'homme qui fuit l'exercice pour l'inertie voit son corps assiégé d'un excès d'embonpoint, et ses membres qui se chargent d'une paresseuse obésité. Les corps de ces hommes voués aux ténèbres sont hideux à voir, leur teint est plus pàle que celui des malades. Livides et languissants, ils portent dans un corps vivant une chair morte. Cependant, le dirai-je? c'est là le moindre de leurs maux : des ténèbres encore plus épaisses environnent leur âme abrutie, éclipsée, jalouse même du malheureux privé de ses yeux. Jamais la vue fut-elle donnée à l'homme pour les ténèbres? Vous voulez savoir d'où vient cette horreur contre nature de la lumière, cette vie transportée tout entière dans le domaine de la nuit? - C'est que tout vice fait violence à la nature, et se sépare de l'ordre légitime. La manie du luxe est d'aimer à tout bouleverser : il ne dévie pas seulement de la droite raison, il la fuit le plus loin qu'il peut, et ose même la heurter de front. Dites-moi : ne violent-ils pas les lois de la nature, ceux qui boivent à jeun, qui, dans un estomac vide, versent le vin à grands flots, et ne mangent que quand ils sont ivres? Rien n'est pourtant plus commun que de voir une jeunesse, folle de gymnastique, boire presque sur le seuil du bain, et boire outre mesure, au milieu d'hommes nus comme elle, et faire à chaque instant essuyer les sueurs provoquées par une liqueur brûlante et des rasades multipliées. Ne boire qu'après les repas est trop vulgaire : on laisse cela à la rusticité de ces pères de famille qui ne se connaissent pas en plaisirs. Le vin qu'on savoure est celui qui ne surnage pas sur les aliments, qui pénètre immédiatement jusqu'aux nerfs une ivresse délicieuse est celle qui agit sur des organes libres. Ne violent-ils pas les lois de la nature, ceux qui revêtent des habillements de femme? Ne vivent-ils pas contre la nature, ceux qui aspirent à ce que leur mignon garde la fraîcheur de l'adolescence dans un âge qui ne l'admet plus? 0 cruauté, ô misère sans égale! il ne sera jamais homme, pour pouvoir plus longtemps se prostituer à un homme; et quand son sexe aurait dû le sauver de l'outrage, l'âge même ne l'y soustraira pas! Ne violent-ils pas ces mêmes lois, ceux qui demandent la rose aux hivers, et qui, par les irrigations d'une onde attiédie, par une température factice, habilement ménagée, arrachent aux frimas le lis, cette fleur du printemps? Et ceux encore qui plantent des vergers au sommet des tours; qui voient sur les toits et sur le faîte de leurs palais se balancer des bosquets dont les racines plongent là où leurs cimes les plus hardies devraient à peine monter? ne violent-ils pas les lois de la naturc, tout comme cet autre qui jette au sein des mers les fondements de ses bains, et ne croit pas nager assez voluptueusement dans ces lacs d'eaux thermales, si ses réservoirs ne sont battus des flots et de la tempête? Dès qu'on a pris le parti de ne plus vouloir que des choses contraires au voeu de la nature, on finit par un complet divorce avec elle. Il fait jour? c'est l'heure du sommeil. Tout dort? prenons nos exercices : ma litière, mon dîner, maintenant. L'aurore va paraître? il est temps de souper. N'allons pas faire de même que le peuple : à vivre comme lui il y aurait de la bassesse. Laissons le jour qui luit pour tous: il nous faut un matin tout exprès pour nous. En vérité, de tels hommes sont à mes yeux comme s'ils n'étaient plus. Combien peu s'en faut-il qu'on ne soit mort, et mort avant l'âge, quand on vit à la lueur des torches et des cierges? Ainsi vivaient, nous nous en souvenons, une foule d'hommes du même temps, entre autres Atilius Buta, ancien préteur. Après avoir mangé un patrimoine considérable, il exposait sa détresse à Tibère qui lui répondit : "Vous vous êtes réveillé trop tard". Montanus Julius, poëte passable, connu par sa faveur auprès du même Tibère sitôt refroidi pour lui, récitait des vers où il mêlait à tout propos le lever et le coucher du soleil. Quelqu'un s'indignant qu'il eût tenu toute une journée son auditoire, dit que c'était un homme qu'il ne fallait.plus aller entendre; sur quoi Natta Pinarius répliqua : "Puis-je faire plus pour lui? Je suis prêt à l'entendre du lever au coucher du soleil". Un jour il déclamait ces vers : "Déjà Phébus commence à ramener ses flammes ardentes; déjà le jour répand dans les champs sa clarté vermeille, et la triste hirondelle commence à porter la nourriture à sa bégayante couvée, et à la lui distribuer avec une tendre sollicitude ---". "Et Buta commence à dormir", s'écria Varus, chevalier romain, courtisan assidu de L. Vinicius, et amateur des bonnes tables où son humeur caustique lui méritait une place. Puis, quand le poète vint à dire : "Déjà les pasteurs ont rentré leurs troupeaux dans l'étable; déjà la sombre Nuit commence à répandre le silence sur la terre assoupie ---". Varus l'interrompant encore : "Que dit-il? qu'il est déjà nuit? Allons donner le bonjour à Buta". Rien n'était plus notoire que le goût de Buta pour le contre-pied de la vie commune, goût partagé, comme je viens de le dire, par beaucoup de contemporains. Si c'est celui de certaines gens, ce n'est pas que la nuit ait par elle-même plus de charmes pour eux, c'est que rien de commun ne leur plaît, et que le grand jour pèse aux mauvaises consciences. Les hommes qui convoitent ou méprisent les choses selon qu'elles s'achètent plus ou moins cher, dédaignent la lumière qui ne coûte rien. Et puis, les gens de plaisir veulent qu'on s'entretienne, tant qu'elle dure, de la vie qu'ils mènent. Si l'on n'en dit rien, ils croient leur peine perdue. Aussi s'en veulent-ils à eux-mêmes, chaque fois que leurs actions ne s'ébruitent pas. Beaucoup mangent comme eux leur bien, beaucoup ont des maîtresses ; pour se faire un nom parmi leurs pareils, il faut donc non seulement du luxe, mais un luxe original. Dans une ville aussi affairée, les sottises ordinaires ne font point parler d'elles. J'ai ouï rapporter à Pédo Albinovanus, conteur très agréable, qu'il avait habité une maison voisine de Sp. Papinius, l'un de ces hommes qui fuyaient le jour. Vers la troisième heure de la nuit, disait-il, j'entends des coups de fouet qui réson- nent; je demande ce que fait le voisin : il règle, me répond-on, les comptes de ses gens. Sur le minuit, s'élèvent des vociférations précipitées : Qu'est-ce que cela? demandé-je encore. On me dit : Papinius exerce sa voix. Deux heures après, j'entends un bruit de roues; et j'apprends qu'il va sortir en voiture. Vers le point du jour, on court de tous côtés; on appelle les esclaves : sommeliers, cuisiniers s'agitent tumultueusement; on me dit que mon homme sort du bain et demande son gruau et son vin miellé. - Peut-être qu'il prolongeait son souper bien avant dans le jour? - Non, je vous assure : il était très sobre, et ne dépensait que les heures de la nuit. C'est pourquoi Pédo répondait à ceux qui traitaient cet homme d'avare et de vilain : "Convenez pourtant qu'il n'épaxgne pas son huile". Qu'on ne s'étonne point de voir les vices prendre tant de formes; ils sont variés, et ont mille faces diverses : on n'en peut saisir les traits généraux. Il n'est qu'une manière d'aller droit; il en est tant de s'égarer : et le caprice nous pousse si vite à de nouveaux écarts! Il en est de même des moeurs; pleines d'aisance et de facilité en ceux qui suivent la nature, elles n'offrent que des nuances imperceptibles. Vous écartez-vous de cette même nature, vous voilà sur mille points en désaccord avec tous et avec vous-même. Je crois que la grande cause de cette maladie est le dégoût qu'on prend du train ordinaire de la vie. Se fait-on remarquer dans la foule par la recherche de sa mise, la délicatesse de sa table, le luxe de ses équipages, on veut encore s'en séparer par la distribution du temps. Se contenterait-on d'excès vulgaires, quand on ne veut pour prix des siens que le scandale même, but de tous ces gens qui, pour ainsi dire, vivent à rebours? Tenons donc, ô Lucilius, tenons la route que la nature nous a tracée, et n'en dévions jamais. Pour qui la suit, tout est ouvert et facile; aller contre elle, c'est ressembler à ceux qui rament contre le courant. [20,123] CXXIII. MOEURS FRUGALES DE SÉNÈQUE. QU'IL FAUT FUIR LES APOLOGISTES DE LA VOLUPTÉ. Harassé d'avoir fait une route plus incommode que longue, je suis arrivé à ma maison d'Albe fort avant dans la nuit. N'y trouvant rien de préparé que moi-même, je me suis jeté sur un lit pour me délasser, et prendre en patience le retard du cuisinier et du boulanger. Je me représente qu'il n'est rien de fâcheux pour qui le reçoit de bonne grâce, rien qui doive nous dépiter, si le dépit même ne nous l'exagère. Mon boulanger n'a-t-il point de pain? Mon fermier, mon concierge, mon porlier en ont. - Mais il est détestable ? - Attends, et il deviendra bon; la faim te le fera trouver tendre et de premier choix. Seulement n'y touche point qu'elle ne te commande. - J'attendrai donc, et ne mangerai que quand j'aurai de bon pain, ou que je cesserai d'avoir du dégoût pour le mauvais. Il est nécessaire que l'homme s'habitue à vivre de peu. Mille obstacles de temps et de lieux empêchent les riches et ceux que les dieux ont comblés de biens de satisfaire à leurs souhaits. Nul ne peut avoir tout ce qu'il désire. Mais on peut ne pas désirer ce qu'on n'a point, et user gaiement de ce que le sort nous offre. C'est un grand point d'indépendance, qu'un estomac bien discipliné et qui sait souffrir les mécomptes. Vous ne sauriez imaginer quelle satisfaction j'éprouve à sentir ma lassitude se reposer sur elle-même. Je ne demande ni frictions, ni bain, ni aucun autre remède que le temps. Ce qui est venu par la fatigue s'en va par le repos; et ce souper, tel quel, me flattera plus qu'un banquet d'apparat. Voilà donc enfin mon courage mis à une épreuve inattendue, par conséquent plus franche et plus réelle. Car l'homme qui s'est préparé, qui s'est arrangé pour souffrir avec patience, ne découvre pas si bien quelle est sa vraie force. Les preuves les plus certaines sont celles que notre âme en donne sur-le-champ quand les contre-temps la trouvent non seulement courageuse, mais calme; quand loin d'éclater en transports, en invectives, nous suppléons à ce que nous avions droit d'attendre en supprimant notre désir; et réfléchissons que si nos habitudes en souffrent, nous-mêmes n'y perdons rien. Que de choses dont on ne comprend toute l'inutilité que lorsqu'elles viennent à nous manquer! On en usait non par besoin, mais parce qu'on les avait ! Que de choses l'on achète parce que d'autres les ont achetées, parce qu'elles se trouvent chez presque tout le monde ! L'une des causes de nos misères, c'est que nous vivons à l'exemple d'autrui, et qu'au lieu d'avoir la raison pour règle, la coutume nous emporte. Ce qu'on n'aurait garde de faire, si peu de gens le faisaient, nous l'imitons comme si, pour être plus générale, la chose en était plus belle, et l'erreur prend sur nous les droits de la sagesse, dès qu'elle devient l'erreur publique. On ne voyage plus maintenant que précédé d'un escadron de cavaliers numides et d'une légion de coureurs. Il est mesquin de n'avoir personne qui jette hors de la route ceux qui vont vous croiser, et qui annonce par des flots de poussière que voici venir un homme d'importance. Tout le monde a des mulets pour porter ses cristaux, ses vases murrhins, ses coupes ciselées par de grands artistes. Il est pitoyable de paraître avoir une vaisselle à l'épreuve des cahots. Chacun fait voiturer ses jeunes esclaves le visage enduit de pommades, de peur que le soleil, que le froid n'offense leur peau délicate; et l'on doit rougir lorsque, dans le cortége de ses mignons, on n'a pas de visage assez frais pour avoir besoin de cosmétique. Évitons le commerce de tous ces gens-là. Ce sont eux qui communiquent le vice et le portent d'un lieu dans un autre. On a toujours cru que la pire espèce d'hommes étaient les colporteurs de médisances : mais il est aussi des colporteurs de vices. Leurs doctrines sont profondément pernicieuses, et quand elles n'empoisonneraient pas sur-le-champ, elles n'en laissent pas moins leurs germes dans le coeur; elles ne nous quittent plus même après que le corrupteur s'est éloigné, et développent plus tard leur venin. Comme au sortir d'une symphonie notre oreille emporte avec elle l'harmonie et la douceur des chants, qui, occupant notre pensée, ne lui permettent point d'application sérieuse; ainsi le discours des flatteurs et de ceux qui louent des choses déshonnêtes retentissent en nous plus de temps que l'on n'en met à les entendre, et difficilement l'on bannit de son âme ce concert enchanteur : il nous poursuit, il se prolonge, il revient par intervalles. Gardons-nous donc de ces discours pervers, et surtout des premières insinuations. Car si une fois nous les souffrons, s'ils trouvent accès près de nous, ils deviendront plus hardis, et bientôt nous entendrons ces lâches maximes : « La vertu! la philosophie! la justice! termes sonores, mais vides de sens. Le seul bonheur, c'est de mener joyeuse vie, bien manger, bien boire, et jouir, sans contrainte, de son patrimoine : voilà vivre, voilà se rappeler qu'on doit mourir. Les jours s'écoulent, la vie t'échappe pour ne plus revenir : hésiterais-tu? que te sert d'être sage? Et puisque tu ne seras pas toujours habile aux plaisirs, à quoi bon imposer la frugalité à l'âge capable de les goûter et qui les demande? Pourquoi mourir dès cette vie, et te retrancher à présent même tout ce que la mort te doit ravir? Tu n'as point de maîtresse, point de mignon qui puisse rendre ta maîtresse jalouse; tu sors chaque matin le gosier sec; tes repas sont ceux d'un fils qui doit soumettre à son père son journal de dépense. Ce n'est pas là jouir, c'est assister aux jouissances des autres. Quelle folie de te faire le gérant de ton héritier, de tout te refuser, pour que ton ample succession te fasse un ennemi d'un ami! car plus tu lui laisseras, plus ta mort lui causera de joie. Quant à ces esprits chagrins et sourcilleux, censeurs d'autrui, ennemis d'eux-mêmes, pédagogues du genre humain, n'en tenons nul compte, et préférons hardiment bonne vie à bonne renommée. Langage à fuir aussi loin que ces chants qu'Ulysse ne voulut entendre qu'après s'être fait attacher au mât de son vaisseau. Il a en effet le même pouvoir: il chasse de nos cœurs, patrie, famille, amitié, vertus, et nous jette dans le gouffre d'une vie de misère et de honte. Qu'il vaut bien mieux suivre le droit chemin et s'élever jusqu'à ce point désiré où l'honnête seul a droit de nous plaire! C'est à quoi nous pourrons atteindre si nous considérons qu'il est deux sortes d'objets qui nous attirent ou nous repoussent. Ce qui nous attire, ce sont les richesses, les plaisirs, la beauté, les honneurs, et tous les charmes, toutes les séductions d'ici-bas; ce qui nous repousse, c'est le travail, la mort, la douleur, l'ignominie, une vie en butte aux privations. Notre devoir est de nous habituer à ne pas craindre ceux-ci, à ne pas désirer ceux-là. Sachons combattre et résister, fuyons ce qui nous invite, et faisons tête à ce qui nous attaque. Ne voyez-vous pas combien l'homme qui monte diffère d'attitude avec celui qui descend? Si l'on descend, on porte le corps en arrière; si l'on gravit, on se penche en avant: car peser, en descendant, sur la partie antérieure du corps, et, pour monter, le ramener en arrière, c'est vouloir se précipiter. Or on court aux voluptés par une descente rapide, et l'on monte vers la sagesse par un sentier difficile et raide; ici l'on doit pousser le corps en avant, et pour descendre il faut le retenir en arrière. Ma pensée n'est point, comme vous pourriez le croire, que ceux-là seuls sont dangereux à écouter qui vantent le plaisir et nous inspirent la crainte de la douleur, déjà effrayante par elle-même. J'en vois d'autres non moins nuisibles, qui, sous le masque du stoïcisme, nous exhortent aux vices. Qu'annoncent-ils en effet? "Que le sage, le philosophe seul sait faire l'amour; que seul il possède le grand art de bien boire et d'être bon convive. Nous examinons aussi, disent-ils, jusqu'à quel âge on peut aimer les jeunes garçons"? Mais laissons aux Grecs cette coutume; prêtons plutôt l'oreille à ceux qui nous disent: "Nul ne devient bon par hasard; la vertu veut un apprentissage. La volupté est une chose abjecte, ignoble, futile, digne de toute notre indifférence, qui nous est commune avec les animaux privés de la parole, et que les dernières, les plus viles d'entre les brutes poursuivent avec le plus d'ardeur. Qu'est-ce que la gloire? Un songe, une fumée, un je ne sais quoi plus fugitif que le vent. La pauvreté n'est un mal que pour qui se révolte contre elle. La mort n'est point un mal. Et qu'est-ce donc? dites-vous. C'est la seule loi d'égalité chez les hommes. La superstition est une erreur qui tient du délire: elle craint quand elle devrait aimer, et son culte est un outrage. Quelle différence y a-t-il entre nier les dieux et les diffamer"? Voilà ce que la philosophie doit nous dire et redire sans cesse. Son devoir n'est point de fournir des excuses au vice. Plus d'espoir de salut pour le malade, si son médecin l'invite à l'intempérance. [20,124] CXXIV. QUE LE SOUVERAIN BIEN RÉSIDE DANS L'ENTENDEMENT ET NON DANS LES SENS. "Je puis vous rapporter maints préceptes des anciens, si vous ne dédaignez pas de vous arrêter à ces simples leçons". Or vous ne le dédaignez pas, et si subtiles qu'elles soient, elles ne vous font jamais peur. Votre goût éclairé n'exclut pas tout ce qui n'est point sublime. Je vous approuve aussi de tout rapporter à l'utile, et de ne haïr que les subtilités qui lassent l'esprit sans le mener à rien : je vais tâcher que cela ne m'arrive pas. On demande "si le bien se perçoit par les sens ou par l'entendement"? et l'on ajoute "que l'enfant et la brute ne le connaissent pas". Tous ceux qui mettent la volupté par-dessus tout, pensent que le bien nous vient par les sens; nous, au contraire, nous l'attribuons à l'entendement, et nous le plaçons dans l'âme. Si les sens étaient juges du bien, nous ne repousserions aucun plaisir, puisqu'il n'en est aucun qui n'ait son attrait, son charme particulier; comme aussi jamais nous ne subirions volontairement la douleur: car toute douleur révolte les sens. De plus, on n'aurait droit de blâmer ni l'ami trop ardent du plaisir, ni celui qui craint trop la douleur. Et cependant nous condamnons les gourmands et les libertins, et nous méprisons ceux qui, crainte de souffrir, n'osent point agir en hommes. En quoi pèchent-ils, s'ils obéissent aux sens, c'est-à-dire aux juges du bien et du mal, aux arbitres, selon vous, de nos appétits comme de nos répugnances ? Mais évidemment, à la raison, qui commande à tout cela, appartient le droit de régler la conduite, de régler ce qui est vertu, honnêteté, et aussi ce qu'on doit appeler le bien ou le mal. Nos adversaires veulent que la partie la plus vile ait droit de décision sur la plus noble : ce qui est bien, les sens le détermineront, les sens, obtus et grossiers, moins prompts chez l'homme que chez les animaux. Et si quelqu'un s'avisait, pour discerner de menus objets, de s'en rapporter au tact plutôt qu'à la vue ? La vue alors serait de tous les sens le plus subtil, le plus pénétrant dans la distinction du bien et du mal? Voyez dans quelle ignorance du vrai ils se débattent, et à quel point ils ravalent ce qui est sublime et divin, les hommes qui érigent le toucher en juge du souverain bien et du mal ! "Mais, nous dit-on, de même que toute science et tout art doivent avoir quelque chose de manifeste, de saisissable par les sens, et tirer de là leurs principes et leurs développements; ainsi la vie heureuse a sa base et son point de départ dans des choses manifestes et qui tombent sous les sens". - Car vous aussi, vous prétendez que la vie heureuse prend son origine de choses manifestes. Pour nous, nous appelons heureux ce qui est conforme à la nature; or ce qui est conforme à la nature se manifeste clairement, sur-le-champ, comme tout ce qui n'a rien d'exceptionnel. Les choses conformes à la nature sont ce que reçoit l'homme dès sa naissance : je ne veux pas dire le bonheur, mais les germes du bonheur. Et vous, vous gratifiez l'enfance du suprême bonheur, de la volupté épicurienne : le nouveau-né arrive tout d'abord au but que peut seul atteindre l'homme fait. C'est mettre la cime de l'arbre où doivent être les racines. Celui qui dirait que le foetus enseveli dans le sein maternel et dont le sexe même est indécis, que cette molle et uniforme ébauche jouit déjà de quelque bonheur, serait taxé d'erreur évidente ; or bien faible est la différence de l'enfant qui ne fait que de naître à ce fardeau qui se cache dans les flancs de la mère. L'un n'est pas plus mûr que l'autre pour l'intelligence du bien et du mal; et l'enfant qui vagit est aussi peu capable de bonheur que l'arbre ou tout animal privé de la parole. Et pourquoi le bonheur n'est-il pas fait pour l'arbre ni pour l'animal? Parce qu'ils n'ont point la raison. Par le même motif, il n'appartient pas non plus à l'enfant dépourvu de raison; il faut pour arriver au bonheur, que cette raison lui soit venue. Il y a l'animal irraisonnable, il y a celui qui n'est pas raisonnable encore, et celui qui l'est imparfaitement. Le bonheur n'est chez aucun d'eux: la raison seule apporte le bonheur avec soi. Entre les trois classes que je viens de citer quelles sont donc les différences ? Jamais le bonheur ne sera dans l'être irraisonnable ; celui qui n'est pas encore raisonnable ne peut jusque-là le posséder ; celui qui l'est imparfaitement marche vers le bonheur, mais ne l'a pas atteint. Non, Lucilius, le bonheur n'est point le lot d'un individu ni d'un àge quelconque: du bonheur à l'enfance, il y a le même intervalle que de premier à dernier, que d'apprenti à maître. A plus forte raison n'est-il pas dans un mol embryon, doué à peine de quelque consistance. Eh oui! certes, pas plus qu'il n'était dans la semence même. C'est comme qui dirait : "je connais telle vertu à cet arbre, à cette plante ; mais elle n'est pas dans le rejeton qui ne fait que de poindre et percer la terre". Le blé a son utilité propre, que n'a point encore le brin l'herbe en lait, ni le tendre épi qui se dégage de son fourreau, mais bien ce froment que dore et mûrit le soleil dans la saison prescrite. Comme tout être n'a ses qualités développées que du jour où son accroissement est complet, ainsi l'homme ne possède le bonheur de son attribut, que quand la raison est consommée en lui. Et cet attribut quel est-il ? Une âme indépendante et droite, qui met tout à ses pieds et rien audessus d'elle. Ce bonheur est si peu pour la première enfance, que l'adolescence ne l'espère même pas, et que la jeunesse l'espère à tort. Heureuse même la vieillesse que de longues et sérieuses études ont amenée à conquérir ce bien, vrai trésor de l'intelligence ! "Selon vous, dira-t-on, il existe un bien virtuel pour l'arbre, un bien pour la plante: l'enfant peut donc avoir aussi le sien". Le vrai bien ne se trouve ni dans l'arbre, ni dans la brute; mais l'espèce de bien qui est en elle ne s'appelle ainsi que par un terme d'emprunt. - Où donc est le bien pour eux ? - Dans ce qui est conforme à leurs natures respectives. Mais, je le répète, le vrai bien n'est en aucune façon donné à la brute : c'est l'apanage d'une nature meilleure et plus heureuse. Où la raison n'a point place, le bien ne saurait habiter. Il y a quatre espèces de natures : celle de l'arbre, celle de la brute, celle de l'homme, et celle de Dieu. Les deux premières espèces sont irraisonnables : leur nature est la même ; les deux autres diffèrent : Dieu ne meurt pas, l'homme est mortel ; la nature de l'un constitue son bonheur, l'autre a besoin de le conquérir. Les deux autres natures sont parfaites dans leur genre, mais non vraiment parfaites, car elles ne sont pas douées de raison. Il n'y a de réellement parfait que ce qui l'est d'après les lois universelles de la nature : or cette nature est raisonnable ; mais des créatures inférieures peuvent avoir une perfection relative. L'être en qui ne peut se trouver le bonheur ne saurait avoir ce qui le produit : le bonheur se compose d'un ensemble de biens ; cet ensemble n'est point chez la brute, donc la brute n'a pas le vrai bien. La brute percevra les sensations présentes, se rappellera les sensations passées, quand d'aventure ses organes en seront avertis : un cheval mis en face d'un chemin se ressouvient s'il l'a déjà pris; mais dans l'écurie, il n'a nulle mémoire de la route qu'il aura mille fois parcourue. Quant à l'idée de l'avenir, elle n'est pas faite pour lui. Comment donc peut-on voir une entière perfection chez les êtres qui n'ont du temps qu'une perception incomplète ? Car des trois parties qui le composent, le passé, le présent, l'avenir, c'est la plus courte que l'animal saisit dans son cours rapide, le présent; le passé rarement revient à sa mémoire, et n'y revient qu'à l'occasion du présent. Ainsi le lieu qui appartient à une nature parfaite ne peut s'allier à une nature qui ne l'est point; ou, si cette dernière en possède un quelconque, c'est à la manière des plantes et des semences. Je ne nie pas que l'animal ne se porte avec impétuosité vers tout ce qui est selon la nature; mais ses élans sont irréguliers et désordonnés. Or jamais le vrai bien n'est irrégulier ou désordonné. - "Mais, me direz-vous, sur quoi décidez-vous que les animaux n'ont ni ordre ni règle dans leurs mouvements"? - Oui, voilà ce que je dirais si l'ordre était dans leur nature; mais, en réalité, ils ne se meuvent que selon leur nature désordonnée, il n'y a proprement de déréglé que ce qui peut être parfois conforme à la règle; pour qu'il y ait inquiétude, il faut qu'il puisse y avoir sécurité ; le vice n'est jamais qu'où pourrait être la vertu. C'est ainsi que les mouvements des animaux correspondent à leur nature. Mais pour ne pas trop vous arrêter, j'accorde qu'il peut y avoir chez les bêtes quelque bien, quelque mérite, quelque perfection, mais un bien, un mérite, une perfection qui ne sont pas absolus. Tout cela n'appartient qu'à l'être raisonnable à qui il est donné d'en apprécier les causes, l'étendue et l'application. Le bien ne se trouve donc que chez l'être doué de raison. "A quoi tend aujourd'hui cette discussion, demandez-vous, et quel profit l'âme en peut-elle recueillir"? - Celui d'un exercice qui l'aiguise, d'une honnête occupation qui, faute de mieux, la tient en haleine. L'homme profite aussi de tout ce qui l'arrête dans son penchant au mal. Mais je dis plus : je crois ne pouvoir mieux vous servir qu'en vous montrant où est votre vrai bien, qu'en vous séparant de la bête, qu'en vous associant à Dieu. Pourquoi en effet, ô homme! nourrir et cultiver sans cesse les forces de ton corps ? la nature en a donné de plus grandes à certains animaux domestiques ou sauvages. Pourquoi prendre tant de soin de la beauté? quoi que tu fasses, combien d'entre eux te surpasseront à cet égard. Pourquoi tant d'apprêts dans l'arrangement de ta chevelure? quand tu l'auras fait flotter à la mode des Parthes, ou tressée en natte comme les Germains, ou éparpillée comme les Scythes, la crinière que fait bondir le cheval sera toujours plus épaisse que la tienne, celle du lion plus terrible et plus magnifique. Quand tu auras bien appris à courir, tu ne seras jamais l'égal du plus chétif lièvre. Ah! renonce à des avantages où tu as forcément le dessous; n'aspire plus à ce qui n'est pas pour toi, et reviens an bien qui t'est propre. Et où est-il ? Il est dans une âme bien épurée et chaste, émule de la divinité, dédaignant la terre, et ne plaçant hors d'elle-même rien de ce qui la fait ce qu'elle est. Ton bien, à toi, c'est une raison parfaite. Fais quelle arrive à son dernier terme, et s'élève aussi haut qu'elle peut prétendre. Tu pourras t'estimer heureux quand toutes tes félicités naîtront de toi-même, quand parmi ces objets que les mortels s'arrachent, qu'ils convoitent, qu'ils conservent péniblement, nul ne te semblera digne, je ne dis pas de tes préférences, mais du moindre désir. En somme voici la règle qui te donnera la mesure de tes progrès ou la conscience de ta perfection : tu jouiras du vrai bien le jour où tu reconnaîtras que les heureux du monde sont dans le fait les plus malheureux.