[19,0] Livre XIX. [19,110] CX. VOEUX ET CRAINTES CHIMÉRIQUES DE L' HOMME : LA PHILOSOPHIE SEULE PEUT L'EN GUÉRIR. Je vous salue de ma maison de Nomentanum, et vous souhaite la santé de l'âme, c'est-à-dire la faveur de tous les dieux, car ils sont pacifiques et bienveillants pour quiconque s'est réconcilié avec soi-même. Oubliez un moment cette croyance chère à plusieurs, que chaque mortel reçoit pour pédagogue un dieu, non pas du premier ordre, mais de l'étage inférieur, de la classe de ceux qu'Ovide appelle "le commun des dieux". Toutefois n'écartez pas cette idée sans vous souvenir que nos pères, qui l'ont eue, pensaient comme les stoïciens, qui donnèrent à l'homme son Génie, à la femme sa Junon. Nous verrons plus tard si les dieux ont le loisir de veiller aux affaires des individus; en attendant, sachez que, soit que nous soyons confiés à leur garde ou livrés à nous seuls et à la fortune, vous ne pouvez proférer contre personne d'imprécation pire que de lui souhaiter d'être mal avec lui-même. Il n'est pas besoin non plus d'invoquer la colère des dieux sur qui nous semble la mériter; non, cette colère est sur le méchant, lors même qu'ils paraissent se complaire à favoriser son élévation. Ouvrez les yeux : considérez bien ce que sont les choses, et non comme on les appelle, que le mal nous vient plus souvent des succès que des revers. Combien de fois le principe et le germe du bonheur sont sortis de ce que nous nommions calamité ! Combien de fois une élévation, reçue avec grande joie, a-t-elle creusé un précipice et n'a élevé un homme d'un degré de plus que pour rendre sa chute plus périlleuse! Au reste, cette chute même n'a rien en soi de malheureux, si l'on envisage l'issue dernière au delà de laquelle la nature ne saurait précipiter personne. Il est proche le terme de tout ce qui existe : heureux du monde, oui, le précipice est tout proche; infortunés, vous touchez au port. Le prisme de la crainte ou de l'espérance recule et grossit à vos yeux l'un et l'autre. Soyez plus sages, mesurez tout à votre condition d'hommes : abrégez du même coup vos joies et vos appréhensions. Vous gagnerez, à des joies plus courtes, des appréhensions moins longues. Mais que parlé-je de diminuer la somme des maux à craindre? rien ne doit vous paraître tel. Ce ne sont que chimères qui vous émeuvent; qui vous glacent de surprise. Nul ne s'est assuré de l'existence du péril, et la peur des uns a passé dans le coeur des autres. Nul n'a osé s'approcher de l'épouvantail, en sonder la nature, et voir s'il était bien de craindre. Voilà comme un vain prestige, un fantôme abuse nos crédules esprits, parce qu'on n'en a pas démontré le néant. N'hésitons point à porter devant nous un regard ferme : nous verrons clairement que rien n'est plus passager, plus incertain, plus rassurant même que l'objet de nos alarmes. Le trouble de notre imagination est tel que le dépeint Lucrèce : « Comme les enfants tremblent et craignent tout dans les ténèbres, hommes, nous craignons en plein jour. » Eh! que dis-je ? n'est-on pas plus insensé que le plus faible enfant, de prendre peur en plein jour? Mais tu te trompes, Lucrèce, ce n'est pas en plein jour que l'on craint : on s'est créé partout des ténèbres; on ne ne distingue plus rien, ni le nuisible ni l'utile, notre vie est une course continuelle où on se heurte contre tout, sans pour cela faire halte, ni s'inquiéter où l'on pose le pied. Quelle haute folie n'est-ce pas de courir dans les ténèbres ! Apparemment on se presse ainsi pour que la mort ait à nous rappeler de plus loin ; et, bien qu'on ignore où l'on est poussé, on n'en poursuit pas avec moins de vivacité et de persévérance le but qu'on s'est proposé. La lumière pourrait cependant encore revenir, si nous voulions. Le seul moyen pour cela serait d'acquérir la science des choses divines et humaines ; de ne pas l'effleurer seulement, mais de l'approfondir; de revenir à ce que l'on sait déjà, d'y repenser souvent; de démêler ce qui est bien, ce qui est mal, ce qui porte faussement l'un ou l'autre nom; d'étudier ce qui est honnête ou honteux, les décrets de la Providence. Mais là ne s'arrête point l'essor de l'intelligence humaine; il lui est donné de porter ses regards par delà les bornes du monde, de considérer l'espace dans lequel il gravite, et son point de départ, puis vers quelle fin se précipite ce rapide mouvement de tous les êtres. Nous avons arraché notre âme à ces hautes contemplations, pour la plonger en d'ignobles et abjectes pensées, pour 1'enchainer à l'intérêt; et, laissant là les cieux et leurs limites, le grand tout et les maîtres qui les régissent, nous avons été fouiller la terre, et chercher quelque peste à en exhumer, peu contents des dons qu'elle office à sa surface. Tout ce qui devait aider au bien-être de ses enfants, Dieu l'a placé à notre portée. Il a devancé nos recherches : l'utile nous est venu spontanément, le nuisible a été enfoui au plus profond des abimes. L'homme ne peut donc se plaindre que de lui seul : lui seul a déterré les instruments de sa perte, au refus de la nature, qui les lui cachait. Il a vendu son âme à la volupté: faiblesse indigne, qui ouvre la porte à tous les maux; il l'a livrée à l'ambition, à la renommée, à mille autres idoles aussi creuses et aussi vaines. En cet état de choses, que vous conseillerai-je ? Rien de nouveau : car ce ne sont pas des maladies nouvelles que vous m'appelez à guérir. Je vous dirai avant tout : Fixez la limite précise da nécessaire et du superflu. Le nécessaire sera partout sous votre main ; le superflu demandera tous vos moments et tous vos soins. Mais n'allez pas trop vous applaudir de vous peu soucier d'un lit éclatant d'or, de meubles incrustés de pierres fines : quelle vertu y a-t-il à mépriser un tel superflu? Nc vous admirez que le jour où vous mépriserez même le nécessaire. Le bel effort de pouvoir vivre sans un faste royal ; de ne pas désirer des sangliers du poids de mille livres, des plats de langues d'oiseaux étrangers, ni tous ces prodiges d'un luxe qui, dégoûté de voir servir l'animal tout entier, choisit de chaque bête la partie la plus délicate. Oui, je vous applaudirai le jour où vous ne dédaignerez pas le pain le plus grossier, où vous vous persuaderez que l'herbe des champs croît, au besoin, pour l'homme aussi bien que pour la brute ; que les bourgeons des arbres peuvent remplir aussi cet estomac où l'on entasse force mets de prix, comme s'il recevait pour garder toujours! Remplissons-le, sans toutes ces délicatesses. Qu'importe en effet ce qu'on lui donne, puisqu'il doit perdre tout ce qu'on lui donnera? Votre oeil est ravi par la symétrie de toutes ces dépouilles de la terre et de l'onde : ce qui vous plaît des unes, c'est qu'on vous les présente toutes fraîches : des autres, c'est que, contraintes d'engraisser à force de nourriture, leur embonpoint semble fondre et vouloir percer son enveloppe; et ce luisant qu'elles doivent à l'art vous charme. Cependant, ô misère ! ces laborieux tributs, avec leurs mille assaisonnements, une fois passés par votre estomac, seront confondus en une seule et même immondice. Voulez-vous mépriser la sensualité des mets? Songez à ce qu'ils deviennent. Il me souvient de quelle admiration Attale frappait tout son auditoire lorsqu'il disait : « Longtemps les richesses m'ont imposé. J'étais fasciné, dès que j'en voyais briller çà ou là quelque parcelle : le fond, qui m'était caché, je me le figurais aussi beau que la superficie. Mais à l'une des expositions solennelles de tous les trésors de Rome, je vis des ciselures d'or, d'argent, de matières plus précieuses que l'argent et que l'or, des teintures exquises, des costumes venus de plus loin que nos frontières et même que celles de nos ennemis; je vis défiler sur deux lignes des légions de jeunes esclaves mâles et femelles, éclatants de luxe et de beauté; je vis enfin toutes les magnificences qu'étalait, dans une fastueuse revue, la fortune du peuple-roi. Que fait-on, pensais-je, en tout ceci, qu'attiser dans les âmes le feu déjà si ardent de la cupidité ? Que veut dire cet or qu'on étale ? Qu'ici se donnent des leçons publiques d'avarice. Pour moi, je le jure, j'emporte d'ici bien moins de désirs que je n'en apportais. Oui, je méprisai les richesses, moins encore comme superflues que comme puériles. Rappelle-toi, me dis-je, comme il a suffi de peu d'heures pour que cette marche, d'ailleurs si lente, si habilement combinée, achevât de s'écouler. Rempliras-tu toute ta vie de ce qui n'a pu te prendre tout un jour? Mais voici pis encore : ces objets me parurent aussi peu utiles pour qui les aurait, qu'ils l'auraient été pour les spectateurs. Voici donc ce que je me dis à moi-même, chaque fois que pareilles vanités frappent mes yeux, soit magnifique palais, soit brillant cortège d'esclaves, soit litières soutenues par des porteurs de la plus belle figure : « Qu'admires-tu là? d'où vient ton étonnement? Ce n'est qu'une vaine pompe; Ce sont choses que l'on montre et dont on ne jouit pas ; qui flattent un moment, et qui passent. Cherche plutôt les véritables trésors, apprends à te contenter de peu. Élève ce noble et généreux défi : Que j'aie du pain et de l'eau, et je lutte de félicité avec Jupiter lui-même. » - Et, de grâce, luttons même sans cela. Honte à qui place son bonheur dans l'or et l'argent! honte encore à qui le place dans le pain et l'eau ! - Mais que faire, si ces deux choses nous manquent ? Le remède à de telles privations ! Tu me le demandes ? La faim amène le terme de la faim. Sans cela, qu'importe la grandeur ou l'exiguïté des besoins qui te font esclave ? qu'importe le plus et le moins, quand la fortune peut te refuser le tout ? Tu peux, pour cette eau même et pour ce pain, tomber à la discrétion d'autrui : or, la vraie indépendance est celle, non pas qui laisse à la fortune peu de prise, mais qui ne lui en laisse aucune. Encore une fois, ne désire rien, si tu veux défier Jupiter, qui n'a rien à désirer. » Ce qu'Attale nous recommandait, la nature le commande à tous les hommes. Méditez souvent ces leçons : vous saurez par elles être heureux, plutôt que le paraître, et heureux à vos yeux plutôt qu'à ceux des autres. [19,111] CXI. COMBIEN LE PHILOSOPHE DIFFÈRE DU SOPHISTE. Vous me demandez comment s'appelle en latin ce que les Grecs nomment sophismes. - Beaucoup de termes ont été proposés, aucun n'est resté ; sans doute parce que la chose n'était pas reçue ni usitée chez nous, le mot à son tour s'est vu repoussé. Toutefois le terme le plus juste, à mon gré, est celui que Cicéron emploie, "cavillationes", petits moyens qui se réduisent à un tissu de questions captieuses, sans profit d'ailleurs pour la vie pratique, et n'ajoutant rien au courage, à la tempérance, à l'élévation des sentiments. Mais celui qui exerce la philosophie pour l'appliquer à sa propre guérison, acquiert une noblesse d'âme, une assurance, une force invincibles plus on l'approche, plus il paraît grand. Il est de hautes montagnes, dont les proportions, vues de loin, semblent moindres, et qui, de près, frappent le spectateur par leurs gigantesques sommets : tel est, ô Lucilius, l'homme et non le charlatan de la philosophie, debout sur milieu éminent, toujours admirable, et grand d'une grandeur réelle. Il n'est point guindé dans sa marche, et ne se hausse point sur le bout des pieds comme ceux qui appellent l'artifice au secours de leur taille, et veulent paraître plus grands qu'ils ne sont : il se trouve, lui, de taille suffisante. Comment ne serait-il pas satisfait d'être arrivé à ce niveau où n'atteint plus la main de la fortune, et qui par conséquent domine toutes choses humaines; toujours égal à lui-même, en quelque état que ce soit, que sa vie coule doucement ou se voie traversée de disgrâces et de difficultés. Tant de constance ne sera jamais le produit de ces chicanes de mots dont je parlais tout à l'heure. L'esprit s'en amuse, sans que les moeurs y gagnent : elles dégradent la plus sublime des sciences, et la font ramper terre à terre. Ce sont, au reste, des passe-temps que je n'interdis pas, quand on veut être à rien faire. Mais ils sont dangereux, en ce qu'ils offrent un je ne sais quel charme, une subtilité apparente qui distrait l'esprit, le captive et retarde sa marche, lorsque tant d'importants labeurs restent en souffrance, lorsqu'à peine la vie tout entière suffit pour apprendre à la mépriser. Et l'art de la régler ? direz-vous. - C'est ici l'oeuvre secondaire : car pour bien régler sa vie, il faut savoir la mépriser. [19,112] CXII. IMPOSSIBILITÉ D'UNE RÉFORME, QUAND LES MAUVAISES HABITUDES SONT INVÉTÉRÉES. Je souhaiterais de toute mon âme que votre ami se réformât et devint tel que vous le désirez. Mais il est déjà bien endurci ou même, chose plus fâcheuse encore, trop amolli et trop usé par une longue habitude du vice. Je veux vous faire une comparaison tirée de mon métier d'agriculteur. Toute vigne n'admet point la greffe : si le sujet est vieux ou ruiné ; s'il est faible ou grêle, il ne recevra pas le rejeton, ou ne pourra pas le nourrir, et ce dernier ne s'incorporera point avec lui et ne lui transmettra ni sa nature ni sa vertu. Aussi avons-nous coutume de couper la vigne hors de terre, afin que si la première greffe manque, on puisse répéter l'épreuve, et recommencer dans terre l'incision. L'homme, dont parle votre lettre, n'a plus aucune force ; pour avoir trop donné aux vices, il a perdu sa séve et sa flexibilité : on ne peut enter la raison sur cette âme, elle n'y prendrait pas. - Mais il le désire, lui. - N'en soyez pas dupe ! Je ne dis pas qu'il vous mente : il croit le désirer. Il a pris en dégoût la mollesse --- et se réconciliera bien vite avec elle. - La vie qu'il mène fait son tourment ! - Je ne le nie point : eh ! qui n'éprouve ce tourment comme lui ? Quel homme n'aime et ne déteste à la fois son genre d'existence? Ne donnons gain de cause à celui-ci, que sur la preuve qu'il aura rompu sans retour avec la mollesse. Quant à présent, ce n'est entre elle et lui qu'une bouderie. [19,113] CXIII. SI LES VERTUS SONT DES ANIMAUX : ABSURDITÉ DE CES SORTES DE QUESTIONS. Vous désirez savoir mon sentiment sur cette question agitée dans notre école : « La justice, le courage, la prudence et les autres vertus sont-ellesdes animaux? » - Par ces subtilités, cher Lucilius, nous donnons lieu de croire que nous exerçons notre esprit sur des choses vaines, et que nous consumons nos loisirs en disputes qui restent sans fruit. Je satisferai votre désir; je vous exposerai l'opinion de nos maîtres. Mais ma pensée est autre que la leur, je vous le proteste. Selon moi, il y a des assertions qui ne conviennent qu'à gens portant chaussure et manteau grecs. Voici donc ce qui a tant ému les anciens sophistes. Ils tiennent pour constant que l'âme est animal, vu que par elle nous sommes animaux et que tout ce qui respire a tiré d'elle ce nom ; or, la vertu n'étant autre chose que l'âme modifiée d'une certaine façon, est conséquemment animal. De plus, la vertu agit : agir ne se peut sans mouvement ; si elle a ce mouvement, que l'animal seul peut avoir, elle est animal. - Mais, dit-on, si elle est animal, la vertu possédera la vertu. - Pourquoi non ? Elle se possède elle-même : le sage fait tout par la vertu; la vertu, tout par elle-même. - Ainsi donc, tous les arts aussi sont des animaux, et encore toutes nos pensées, tout ce qu'embrasse notre esprit. Il s'ensuit que plusieurs milliers d'animaux logent dans l'étroite cavité de notre coeur, et que nous sommes ou que chacun renferme en soi plusieurs animaux. - Vous demandez ce qu'on répond à cela. Le voici : chacune de ces choses sera animal, et il n'y aura pas plusieurs animaux. Comment ? je vais vous l'expliquer; mais prêtez-moi toute la sagacité, toute l'attention de votre esprit. Chaque animal doit avoir une substance à part ; tous ont une âme qui est la même : ils peuvent donc exister comme isolés, mais non comme étant plusieurs à la fois. Je suis en même temps animal et homme, sans qu'on puisse dire que je sois deux. Pourquoi? C'est qu'il devrait pour cela y avoir séparation ; c'est que l'un doit être distinct de l'autre pour qu'ils fassent deux. Tout ce qui en un seul est multiple tombe sous une seule nature : il est un. Mon âme est animal, moi aussi ; cependant nous ne sommes pas deux. Pourquoi ? Parce que mon âme fait partie de moi. On la comptera par elle-même pour quelque chose, quand elle subsistera par elle-même ; tant qu'elle sera membre d'un tout, on ne pourra y voir rien de plus. Et la raison, la voici : pour être quelque autre chose, il faut être à soi, propre à soi, d'une manière complète, absolue. J'ai déjà déclaré que cette opinion n'est pas la mienne. Car, qu'on l'admette, non seulement les vertus seront animaux, mais encore les vices et les affections opposées, colère, crainte, chagrin, méfiance. Ces conséquences iront même au delà : point d'opinion, point de pensée qui ne soit animal, ce qui sous aucun rapport n'est admissible. Tout ce qui est le fait de l'homme n'est pas homme. - Qu'est-ce que la justice, dit-on ? c'est l'âme disposée de certaine manière. Partant, si l'âme est animal, la justice l'est aussi. - Point du tout ! Cette justice est une manière d'être, un attribut de l'âme. Cette même âme se modifie sous diverses formes, et n'est pas un autre animal chaque fois qu'elle fait autre chose ; et tout ce qui procède d'elle n'est point animal. Si la justice, si le courage, si les autres vertus sont animaux, cessent-elles par moments de l'être pour le redevenir, ou le sont-elles constamment? Les vertus ne peuvent cesser d'être vertus. Il y aura donc un grand nombre, un nombre infini d'animaux qui habiteront cette âme? - Non pas, me répond-on, ils se rattachent à un seul, ce sont les parties et les membres d'un seul. - L'image que nous nous figurons de l'âme est donc comme celle de l'hydre aux cent têtes, dont chacune combat à part, et d'elle-même peut nuire. Or, aucune de ces têtes n'est un animal; c'est une tête de l'hydre, et cette hydre constitue l'animal. Personne ne dira que, dans la chimère, le lion ou le serpent fût un animal: ils en faisaient partie, mais les parties ne sont point des animaux. Pourquoi donc en conclure que la justice est animal ? Elle agit, dites-vous, elle est utile : et ce qui agit, et ce qui est utile, a du mouvement ; or, ce qui a du mouvement, est animal. - Cela est vrai, si ce mouvement lui est propre ; mais ici il est emprunté et vient de l'âme. Tout animal jusqu'à sa mort est ce qu'il a commencé d'être : jusque-là l'homme est homme; le cheval, cheval; le chien reste chien : ils ne sauraient se transformer en autre chose. La justice, c'est-à-dire l'âme disposée d'une certaine manière, est un animal! Je le veux croire : le courage encore, ou l'âme modifiée d'une autre sorte, est un animal. Mais quelle est cette âme? celle qui tout à l'heure était justice? Elle est concentrée dans le premier animal, passer dans un autre, lui est interdit : il faut qu'elle reste jusqu'au bout dans celui où elle s'est d'abord établie. D'ailleurs une seule âme ne peut appartenir à deux animaux, encore moins à un grand nombre. Si la justice, le courage, la tempérance et les autres vertus sont autant d'animaux, comment n'auraient-ils qu'une âme pour tous ? Il faut que chacun ait la sienne, ou ce ne sont plus des animaux. Un seul corps ne peut être à plusieurs animaux: nos sophistes eux-mêmes l'avouent. Quel est le corps de la justice ? l'âme. Et celui du courage ? la même âme. Cependant le même corps ne peut renfermer deux animaux. - C'est, dit-on, la même âme qui revêt la forme de justice, et de courage, et de tempérance. - Cela serait possible, - si dans le même temps qu'elle est justice, elle n'était pas courage; si, dans le temps qu'elle est courage, elle n'était pas tempérance. Mais ici toutes les vertus existent simultanément. Comment donc seront-elles chacune autant d'animaux, avec une seule âme, qui ne peut constituer plus d'un animal? Enfin, aucun animal ne fait partie d'un autre ; or, la justice fait partie de l'âme : donc ce n'est pas un animal. Mais, ce me semble, je perds ma peine à démontrer une chose avouée. Il y a ici de quoi perdre patience, plulôt que matière à discuter sérieusement. Nul animal ne fait partie d'un autre. Considérez-les tous: il n'en est point qui n'ait sa couleur particulière, sa figure, sa grandeur à lui. A tous les traits qui rendent si admirable le génie du céleste ouvrier, j'ajouterais encore que dans ce nombre infini de créations, jamais il ne s'est répété : les choses même qui paraissent semblables, comparées, se trouvent différentes. De tant d'espèces de feuilles, pas une qui n'ait sa marque particulière; de tant d'animaux, pas un dont la grandeur soit exactement celle d'un autre : toujours il y a quelque nuance. Il s'est imposé la loi de rendre dissemblables et inégaux tous les êtres qui étaient distincts les uns des autres. Toutes les vertus, comme vous dites, sont pareilles : donc elles ne sont pas animaux. Point d'animal qui ne fasse par lui-même quelque chose; or, la vertu par elle-même ne fait rien qu'avec l'homme. Tous les animaux sont ou raisonnables, comme les hommes, comme les dieux; ou irraisonnables, comme les bêtes sauvages et domestiques. Mais les vertus certes sont raisonnables : or, elles ne sont ni hommes ni dieux; elles ne sont donc pas animaux. Tout animal raisonnable ne fait rien sans qu'une image quelconque l'y ait excité d'abord, ensuite il se met en mouvement, puis ce mouvement est confirmé par l'assentiment. Quel est cet assentiment? le voici. Il faut que je me promène; ce n'est qu'après m'être dit cela, et avoir approuvé mon idée, qu'enfin je me promène. Faut-il que je m'asseye? j'arrive de même à m'asseoir. L'assentiment à de tels actes n'a pas lieu dans la vertu. Car admettons que la prudence soit un animal, comment donnera-t-elle son assentiment à cette proposition : « Il faut que je me promène ? » Sa nature ne le comporte pas : car la prudence prévoit pour celui â qui elle appartient, et non pour elle. Elle ne peut ni se promener ni s'asseoir ; elle n'a donc pas d'assentiment ; et qui n'en a pas, n'est pas animal raisonnable. La vertu, si elle est animal, est raisonnable : elle n'est pas animal raisonnable : elle n'est donc pas animal. Si la vertu est animal, et que tout bien soit vertu, tout bien est animal. Nos stoïciens l'avouent. Sauver son père est un bien ; opiner sagement au sénat est un bien ; rendre exacte justice est un bien : donc sauver son père est un animal ; opiner sagement est un animal. La conséquence ira si loin, qu'on ne pourra s'empêcher de rire. Se taire prudemment est un bien ; bien souper est un bien : ainsi se taire et souper sont des animaux! Eh bien ! soit : appuyons toujours, et divertissons-nous de ces subtiles inepties. Si la justice et le courage sont des animaux, sans doute ce sont des animaux terrestres. Tout animal terrestre a froid, a faim, a soif ; donc la justice a froid, le courage a faim, la clémence a soif. Et encore, ne puis-je demander quelle figure ont ces animaux? Est-ce celle d'un homme, d'un cheval, d'une bête sauvage ? Si on leur donne, comme à Dieu, la forme ronde, je demanderai si l'avarice, la mollesse, la démence sont rondes pareillement? car elles aussi sont des animaux. Les arrondit-on de la sorte? je demanderai si une promenade faite avec prudence est animal, ou non. Nécessairement on l'avouera, et on dira que la promenade est un animal, et qu'il est de forme ronde. Ne croyez pas au reste que parmi les nôtres, je sois le premier qui ne parle pas comme le maître, et qui aie mon opinion à moi : Cléanthe et son disciple Chrysippe ne sont pas d'accord sur ce que c'est que la promenade. Cléanthe dit : « Ce sont des esprits mis en mouvement, du siége de l'âme jusqu'aux pieds. » Selon Chrysippe, « c'est l'âme elle-même. » Pourquoi donc, à l'exemple de ce même Chrysippe, chacun n'en appellerait-il pas à son propre sens, et ne rirait-il pas de ces multitudes d'animaux que le monde ne pourrait contenir ? Les vertus, dit-on, ne constituent pas plusieurs animaux, et sont pourtant des animaux. Un homme est poëte et orateur et n'est cependant qu'un seul homme ; ainsi ces vertus sont des animaux, mais n'en sont pas plusieurs. C'est chose identique que l'âme et l'âme juste, et prudente, et courageuse, quand elle est disposée pour chacune de ces vertus. - Ainsi la question s'évanouit, nous voilà d'accord. Moi aussi, j'avoue pour le moment que l'âme est animal, sauf à voir plus tard qu'en penser ; mais que ses actions soient animaux, je le nie. Autrement toutes nos paroles, tous les vers des poètes seraient animaux. Si en effet un discours sensé est un bien, et que tout bien soit un animal, un discours sera un animal. Un bon vers est un bien ; or tout bien est animal : le vers est donc animal. Ainsi, "Je chante les combats et ce héros ---". Voilà un animal, et l'on ne dira pas qu'il est rond, car il a six pieds. - Tout cela vous parait pur entortillage. J'éclate de rire, quand je me figure le solécisme, le barbarisme, le syllogisme comme des animaux, et que je leur assigne, comme un peintre, des traits qui leur conviennent. Voilà les objets sur lesquels nous discutons les sourcils froncés, le front chargé de rides ! Je ne saurais dire ici avec Cécilius « O tristes inepties ! » - Car elles sont risibles. Que ne traitons-nous plutôt quelque utile et salutaire question; que ne cherchons-nous comment on parvient aux vertus, et quelle route y mène? Apprenez-moi, non si le courage est un animal, mais qu'aucun animal n'est heureux sans le courage, s'il ne s'est affermi contre les coups du sort, s'il n'a, dans sa pensée, dompté toutes les disgrâces, en les prévoyant avant qu'elles n'arrivent. Qu'est-ce que le courage? Le rempart de l'humaine faiblesse, rempart inexpugnable, derrière lequel l'homme se maintient en sécurité au milieu des maux qui assiègent cette vie: car alors il use de sa propre force, de ses propres armes. Je veux ici vous citer une sentence du stoïcien Posidonius : « Garde-toi de croire que jamais la fortune te protége de ses armes. C'est avec les tiennes qu'il la faut combattre. Les dons de la fortune ne sont pas des armes. Aussi, bien que prémuni contre des ennemis ordinaires, souvent contre elle on est sans défense. » Alexandre portait chez les Perses, chez les Hyrcaniens, chez les Indiens, chez toutes les nations orientales jusqu'à l'Océan, la dévastation et la fuite; et lui-même, après le meurtre de Clitus, après la mort d'Éphestion, s'ensevelissait dans les ténèbres, pleurant tantôt son crime envers l'un, tantôt la douloureuse perte de l'autre; et le vainqueur des peuples et des rois succombait victime de ses fureurs et de ses chagrins : c'est qu'il avait tout fait pour subjuguer l'univers, plutôt que ses passions. Oh ! que profonde est l'erreur de ces mortels qui, jaloux d'étendre leur domination au delà des mers, mettent leur suprême bonheur à envahir à l'aide de soldats force provinces, à entasser conquêtes sur conquêtes, méconnaissant cette souveraineté sublime qui nous égale aux dieux, l'empire sur soi-même, le plus beau de tous les empires! Enseignez-moi combien est sacrée la justice, qui n'a en vue que le droit d'autrui, et d'autre prétention que d'être utile à tout le monde. Qu'elle n'ait rien de commun avec l'intrigue et l'opinion ; qu'elle ne plaise qu'à elle seule ! Qu'avant tout chacun arrive à se dire : « Je dois être juste sans intérêt. » C'est peu encore. Qu'il se dise : «Je veux pour cette belle vertu me sacrifier, et me sacrifier avec plaisir: » ainsi toutes nos pensées s'éloigneront le plus possible de nos avantages privés. N'examinez pas si un acte de justice vaut quelque chose de plus que le bonheur d'être juste. Pénétrez-vous aussi du principe que je rappelais tout à l'heure: il n'importe nullement de combien de personnes votre équité sera connue. Quiconque vent qu'on publie ce qu'il fait de bien, travaille pour la renommée, non pour la vertu. Tu refuses d'être juste sans gloire ? Malheureux! tu devras souvent l'être au prix de ta réputation. Le sage jouit alors même de cette mauvaise renommée que lui mérite une bonne conscience. [19,114] CXIV. QUE LA CORRUPTION DU LANGAGE VIENT DE CELLE DES MOEURS. Pourquoi, dites-vous, à certaines époques le langage s'est-il corrompu? et comment les esprits ont-ils penché vers ces défauts qui ont mis en vogue tantôt l'amplification ampoulée, tantôt la période brisée et cadencée en manière de chant ? Pourquoi s'est-on engoué parfois de pensées gigantesques et hors de vraisemblance, et parfois de sentences coupées et énigmatiques, qui laissent plus à entendre qu'elles ne disent ? Pourquoi fut-il un temps où l'on abusait sans nulle retenue du droit de métaphore ? - La raison, vous l'avez souvent ouï dire, elle est dans ce mot passé chez les Grecs en proverbe : « Telles moeurs, tel langage. » Or, comme les actes de chacun ont avec ses discours des traits de ressemblance; ainsi le langage d'une époque est quelquefois l'expression de ses moeurs. Quand les moeurs publiques se sont corrompues et amollies, c'est un symptôme de la dissolution générale que l'afféterie du style, pourvu toutefois qu'elle ne se trouve point chez un ou deux écrivains seulement, mais qu'elle soit reçue et applaudie. L'esprit ne peut réfléchir une autre teinte que celle de l'âme. Si l'âme est saine, réglée, sérieuse, tempérante, l'esprit aussi est sobre et retenu : le vice qui gâte l'une est contagieux pour l'autre. Ne voyez-vous pas, quand l'âme est en langueur, que les membres s'affaissent, que les jambes sont paresseuses à se mouvoir? Est-elle efféminée? la démarche du corps trahit assez sa mollesse. Est-elle active et prompte ? le mouvement des pieds devient plus hâtif. Est-elle en fureur, ou ce qui approche de la fureur, est-elle en colère? le désordre se montre dans les mouvements : on ne marche pas, on est emporté. Combien ces effets ne sont-ils pas plus sensibles sur l'esprit, qui ne fait, pour ainsi dire, qu'un avec l'âme ! Il est modifié par elle, il lui obéit, il est à ses ordres. On connaît trop, pour qu'il soit nécessaire de la rappeler ici, la vie de Mécène, et son allure en marchant, et sa molle délicatesse, et son excessive manie d'être vu, et sa crainte non moindre que ses vices restassent cachés. Eh bien, son style n'est-il pas aussi mou que sa personne, son expression aussi prétentieuse que sa parure, que son cortége, que sa maison, que son épouse? C'était un homme d'un beau génie, s'il l'eût mieux dirigé, s'il n'avait pas eu peur de se faire comprendre, s'il n'avait porté jusque dans son style la licence de ses moeurs. Voyez son éloquence; c'est celle d'un homme ivre, elle est obscure, décousue, pleine de licences. Dans son livre sur sa toilette, quoi de plus pitoyable que lorsqu'il dit : « En ce fleuve dont les forêts servent de coiffure à ses rives, voyez les petites barques qui labourent son lit, et qui, poursuivant leur cours, délaissent ses jardins ? » Et quel autre que lui a pu dire : «Cette femme à la frisure bouclée, ces lèvres qui se pigeonnent, et qui demandent avec soupir qu'en la portant on ne donne pas à cette tête penchée l'attitude d'un tyran ? - Irrémédiable faction, ils s'insinuent par les festins, tentent les maisons par la bouteille, et poussent à la mort par l'espérance. - Un génie à peine témoin de sa propre fête, les fils d'une cire amincie, un gâteau de sel pétillant, - un foyer, autour duquel la mère ou l'épouse fait ceinture. » Quand on lit de telles choses, ne vient-il pas soudain à la pensée que c'est bien là l'homme qui allait toujours par la ville, sa robe traînante; qui, même alors qu'il suppléait Auguste absent, donnait dans ce lâche accoutrement le mot d'ordre? Voilà, se dit-on, l'homme qui du haut du tribunal et des rostres, au milieu de toute assemblée publique, ne paraissait jamais que la tête couverte d'un manteau, d'où ressortaient ses oreilles, comme on représente les esclaves fugitifs dans le mime intitulé : "Les Riches". Voilà celui qui, au fort des guerres civiles, quand Rome entière était en armes et sur le qui-vive, se faisait publiquement escorter de deux eunuques, plus hommes toutefois que lui. Voilà celui qui s'est marié mille fois, quoiqu'il n'ait jamais eu qu'une même femme. Ces locutions si mal construites, si négligemment jetées, placées d'une manière si contraire à l'usage, prouvent que ses mœurs ne furent pas moins étranges, moins dépravées, moins singulières que son style. On lui accorde un grand mérite de mansuétude : il s'abstint du glaive, il épargna le sang, et ne montra son pouvoir que par sa licence. Mais lui-même a démenti ces éloges par la monstrueuse mignardise de ses écrits, qui trahit un caractère mou plutôt qu'indulgent. C'est ce que prouvent manifestement et cette élocution tout entortillée, et ces expressions contournées, et ces idées souvent grandes, il est vrai, mais énervées par la manière dont elles sont rendues. Sa tête était troublée par l'excès du bien-être, défaut qui tantôt est de l'homme, tantôt du siècle. Lorsque le luxe, enfant de l'opulence, a gagné tous les rangs, on le reconnaît d'abord à une parure plus recherchée ; il se porte ensuite sur l'ameublement; puis c'est aux habitations mêmes que s'étendent ses soins : il veut donner à celles-ci l'étendue des campagnes, il veut que leurs murailles resplendissent de marbres venus d'outre-mer; que l'or serpente sur nos toits, et que l'éclat des parquets le dispute à celui des plafonds. La magnificence des festins a son tour: on tâche à se distinguer par la nouveauté des mets, par des changements dans l'ordre des services. Ce qui terminait le repas en sera le début, et ce que l'on donnait aux entrées devra s'offrir au dessert. Dès que l'esprit s'est fait un système de dédaigner toutes les choses d'usage, de tenir pour vil ce qui est commun, on cherche aussi à innover dans le langage : tantôt on exhume et l'on reproduit des termes antiques et surannés, tantôt on en fabrique de nouveaux ou on les détourne de leur signification; tantôt on prend pour élégance ce qui depuis peu est à la mode, l'audace et l'accumulation des métaphores. Il y a des gens qui, avec leurs phrases coupées, s'imaginent qu'on leur saura gré de tenir en suspens l'auditeur, et de laisser à peine soupçonner leur pensée ; d'autres l'étendent et la développent trop au long. Il en est qui, sans aller jusqu'aux fautes du goût, inévitables toutes les fois que l'on vise au grand, sont loin, au fond, de haïr ces mêmes fautes. Enfin partout où vous verrez réussir un langage corrompu, vous pourrez en conclure que là aussi les moeurs ont déchu de leur pureté. Et de même que le luxe de la table et des costumes dénote une civilisation malade ainsi la licence du langage, lorsqu'elle est générale, atteste que les âmes, dont le style n'est que l'écho, ont elles-mêmes dégénéré. Qu'on ne s'étonne pas que le mauvais goût se fasse bien venir, non seulement d'un auditoire à mise grossière, mais de ce qu'on appelle la classe élégante. C'est par la toge que ces hommes-là diffèrent, et non par le jugement. Étonnez-vous plutôt qu'on loue non seulement les défauts, mais encore les vices. Mais quoi! cela s'est fait de tout temps : point de génie qui, pour plaire, n'ait eu besoin d'indulgence. Citez-moi tel célèbre auteur que vous voudrez, je vous dirai ce que ses contemporains lui ont passé, ce qu'ils ont sciemment dissimulé en lui. J'en citerai à qui leurs défauts n'ont point fait tort; j'en citerai à qui ils ont servi. Je dis plus; je vous montrerai des hommes de la plus belle renommée et proposés comme de merveilleux modèles, que la lime de la critique réduirait à rien, leurs défauts se trouvant chez eux tellement liés aux beautés, qu'avec les unes on ferait disparaître les autres. Ajoutez qu'en littérature il n'y a point de règle absolue. Elle varie au gré de la mode, qui jamais ne restelongtemps la même. Nombre de gens empruntent leurs mots au vocabulaire d'un autre âge: ils parlent la langue des Douze-Tables; Gracchus, Crassus, Curion, sont pour eux trop polis, trop modernes; ils remontent jusqu'à Appius et Coruncanius. Quelques-uns, au contraire, pour ne rien vouloir que d'usuel et de familier, tombent dans le trivial. Deux excès aussi blâmables assurément que le serait la manie des termes pompeux, sonores et poétiques, ou la peur d'employer les mots indispensables et au service de tout le monde: les premiers, j'ose le dire, pèchent autant que les seconds. Tel écrivain est trop recherché; tel autre, trop négligé : l'un s'épile jusqu'aux jambes, l'autre ne s'épile même pas les aisselles. Si je passe à la construction oratoire, en combien de façons, il me serait facile de vous le montrer, n'y offense-t-on pas le goût ! Ici on l'aime raboteuse et heurtée; on s'étudie à briser toute phrase plus harmonieuse, plus coulante que les autres; on tient pour mâle et vigoureuse, une diction qui choque l'oreille de ses aspérités. Ailleurs, ce n'est point une construction oratoire, c'est une phrase musicale, tant les sons les plus flatteurs s'y trouvent filés avec mollesse ! Que dire de ces phrases qui font attendre des mots qui arrivent à peine à la chute de la période? Et ces constructions si lentes à se dérouler, ces constructions cicéroniennes, à la pente continue, aux molles terminaisons, et invariablement fidèles à la même marche et à la même cadence ? Le choix de la pensée peut être vicieux de deux manières: si elle est mesquine et puérile, ou bien inconvenante et hasardée jusqu'à l'indécence ; puis, si elle est trop fleurie, trop doucereuse, si elle se produit insignifiante et n'amène pour tout effet que des sons. Pour introduire ces défauts, il suffit d'un contemporain en possession du sceptre de l'éloquence : tous les autres l'imitent et se transmettent ses exemples. Ainsi, quand florissait Salluste, les sens mutilés, les chutes brusques et inattendues, une obscure concision, passaient pour de l'élégance. Arruntius, homme d'une frugalité rare, qui a écrit "l'Histoire de la guerre punique" prit pour modèle Salluste, et s'efforça de saisir son genre.On lit dans Salluste : "Exercitum argento fecit"; c'est-à-dire, avec de l'argent, il leva une armée. Arruntius, épris de cette locution, l'emploie à chaque page. Il dit dans un endroit : "Fugam nostris fecere" ; dans un autre endroit : "Hiero, rex Syracusanorum, bellum fecit". Dans un autre encore: "Quae audita Panormitanos dedere Romanis fecere". Je n'ai voulu vous donner qu'un échantillon : tout le livre est tissu de ces façons de parler. Clairsemées dans Salluste, dans Arruntius, elles fourmillent, elles reviennent presque continuellement. La raison en est simple: le premier n'y tombait que par hasard; le second courait après. Or, voyez où mène une erreur qu'on prend pour modèle. Salluste a dit: "Aquis hiemantibus". Arruntius écrit, au premier livre de sa "Guerre punique" : "Repente hiemauit tempestas". Ailleurs, voulant exprimer que l'année fut très froide: "Totus hiemauit annus". Et plus loin: "Inde sexaginta onerarias, leues, praeter militem et necessarios nautarum, hiemante Aquilone, misit". Sans cesse et partout le même verbe se trouve enchâssé. Salluste ayant dit quelque part : "Inter arma civilia, aequi bonique famas petit"; l'imitateur n'a pu se défendre de mettre, dès le début de son premier livre "Ingentes esse famas de Regulo". Évidemment, ces vices de style et d'autres défauts analogues, contractés par imitation, n'indiquent ni le relâchement des moeurs ni la corruption de l'âme. Il faut qu'ils soient personnels, qu'ils naissent de l'homme même, pour donner la mesure de ses penchants. Si un homme est violent, son expression sera violente; passionné, elle sera vive; efféminé, elle sera lâche et maniérée. Tout comme ces gens qui s'épilent la barbe ou en conservent quelques bouquets; qui se rasent de si près le bord des lèvres, et laissent croître le reste du poil; qui adop- tent des manteaux de couleur bizarre, des toges à étoffe transparente; qui font tout pour qu'il soit impossible aux yeux de ne pas s'arrêter sur eux; qui appellent, qui provoquent l'attention; qui veulent bien qu'on les blâme, pourvu qu'on les regarde : ainsi faisait en écrivant Mécène, et tous ceux qui donnent dans le faux, non par erreur, mais sciemment et de propos délibéré. Un tel vice provient d'une âme profondément malade. La langue du buveur ne balbutie point avant que sa raison ne soit appesantie, affaissée ou perdue; de même ce genre, et pour mieux dire, cette ivresse de style, n'attaque jamais qu'une âme déjà chancelante. C'est donc l'âme qu'il faut guérir : le sentiment, l'expression, tout vient d'elle; de même qu'elle seule détermine l'habitude du corps, la physionomie, la démarche. Saine et vigoureuse, elle communique au langage son énergie, sa mâle fermeté; abattue, tout s'écroule avec elle. --- Le roi vivant, tout suit la même loi; Il meurt : le pacte cesse. Notre roi, c'est notre âme. Tant que sa force est entière, elle retient tout l'homme dans le devoir par le frein de la subordination; pour peu qu'elle vacille, l'ébranlement est général. Mais a-t-elle succombé à la volupté, ses facultés s'énervent, son action se paralyse, et tous ses efforts sont faibles et languissants. J'ajouterai, pour continuer le parallèle, que l'âme est tantôt notre roi, tantôt notre tyran : notre roi, quand ses vues tendent à l'honnête, et que, veillant au salut du corps commis à sa garde, elle n'en exige rien de bas ni d'avilissant; si au contraire elle est emportée, cupide, sensuelle, elle encourt la qualification la plus odieuse et la plus sinistre : elle devient tyran. Alors des passions effrénées s'emparent d'elle et la poussent au mal: elle éprouve d'abord une sorte de jouissance, comme la foule qui, aux largesses publiques, gorgée d'un superflu funeste, gaspille ce qu'elle ne peut plus dévorer. Mais quand, faisant chaque jour de nouveaux progrès, le mal a miné les forces de l'âme, quand la mollesse en a détendu les ressorts et dénaturé la substance, l'image des plaisirs auxquels son intempérance l'a rendu inhabile fait la dernière joie de l'homme: il a pour unique volupté le spectacle de celles des autres, complaisant et témoin de débauches dont l'abus lui a interdit l'usage. Moins flatté de voir affluer les délices autour de lui, que désespéré de sentir que son palais, que son estomac ne peuvent absorber tout cet appareil de gourmandise, et son corps se mêler aux infâmes accouplements de ses mignons et de ses prostituées, il gémit de voir que rejetée par la faiblesse du corps, une grande partie de sa félicité est perdue pour lui. N'est-il pas vrai, cher Lucilius, que ce délire vient de ce que tous oublient qu'ils sont mortels, qu'ils sont débiles, qu'ils n'ont enfin qu'un corps à ruiner? Considérez nos cuisines voyez, au milieu de tant de fourneaux, courir et se croiser nos cuisiniers : vous semble-t-il que ce soit pour un seul estomac que cette bruyante cohue prépare tous ces mets ? Voyez les celliers où vieillissent nos vins, et ces greniers encombrés des vendanges de plus d'un siècle : vous semble-t-il que pour un seul gosier se gardent depuis tant de consulats les vins de tant de pays ? Voyez en combien de lieux le soc retourne la terre, et ces milliers de colons qui l'exploitent, qui la déchirent vous semble-t-il que ce soit pour un seul estomac qu'on ensemence la Sicile et l'Afrique? On reviendrait à la sagesse et à la modération dans les désirs, si l'on voulait ne se compter que pour nu seul homme, mesurer la capacité de son corps, et se reconnaitre hors d'état de tant consommer et de consommer si longtemps. Mais rien ne vous disposera à la tempérance en toutes choses comme de songer souvent que la vie est courte, et de plus, incertaine. Quoi que vous fassiez, pensez à la mort. [19,115] CXV. BEAUTÉ DE LA VERTU; AMBITION DES RICHESSES. Je ne veux pas, cher Lucilius, que vous vous tourmentiez trop du choix et de l'arrangement des mots : j'ai de quoi mieux occuper vos loisirs. Songez au fond et point à la forme; moins à écrire même, qu'à sentir ce que vous écrivez, et à le sentir de manière à bien vous l'approprier, à le marquer comme de votre sceau. Lorsque vous verrez un style maniéré et minutieusement poli, c'est, soyez-en sûr, l'oeuvre d'un esprit préoccupé de choses futiles. Qui pense noblement s'exprime avec plus simplicité, plus d'aisance, et dans tout ce qu'il dit on sent plutôt l'assurance que l'apprêt. Vous connaissez nombre de jeunes gens à barbe et à chevelure parfumées, dont toute la personne semble sortir d'une boîte à toilette : n'attendez d'eux, rien de grand, rien de solide. Le style est le miroir de l'âme : est-il coquet, fardé, artificiel, signe évident que l'âme à son tour est loin d'être saine et cache quelque langueur secrète. Ce ne sont point les ajustements qui parent un homme. S'il nous était donné devoir à découvert le coeur de l'homme de bien, quel magnifique tableau, quels trésors de sainteté, quelle majesté calme éblouirait nos yeux! D'un côté la justice et la tempérance, de l'autre la prudence et la force se prêtant un mutuel éclat; puis la frugalité, la continence, la résignation, la franchise, l'affabilité et l'humanité, cette vertu, le croirait-on ? si rare chez l'homme, verseraient là toutes leurs splendeurs. Et combien la prévoyance, l'élégance des moeurs, et, pour couronner le tout, la magnanimité la plus haute n'y ajouteraient-elles pas de noblesse et d'autorité imposante ! Merveilleux ensemble de grâce et de dignité, qui en même temps que l'amour exciterait la vénération. A l'aspect de cette auguste et radieuse figure qui n'a pas de modèle ici-bas, ne resterait-on pas, comme à l'apparition d'une divinité, frappé d'extase, immobile ? ne la prierait-on pas du fond de l'âme de se laisser voir impunément? Puis, grâce à la bienveillance empreinte sur ses traits, ne s'enhardirait-on pas à l'adorer, à la supplier? et, après avoir longtemps contemplé cette élévation, cette grandeur si fort au-dessus de ce qu'on voit parmi nous, ce regard brillant de tant de douceur et néanmoins d'un feu si vif, alors enfin, avec notre Virgile, ne s'écrierait-on pas, dans une religieuse terreur : "O vierge! quel nom faut-il vous donner? car ni votre visage ni votre voix ne sont d'une mortelle. O vous, déesse à n'en pas douter, montrez-vous favorable; oui, qui que vous soyez, allégez le poids de nos travaux!" On obtient d'elle aide et pitié, quand on sait l'honorer. Or, ce ne sont ni les gras taureaux et leurs chairs sanglantes, ni les offrandes d'or et d'argent, ni les tributs versés dans une épargne qui l'honorent, c'est la droiture et la pureté d'intention. Non, dis-je, il n'est point de coeur qui ne s'embrasât d'amour pour elle, si elle daignait se manifester à nous : car aujourd'hui, jouets de mille prestiges, nos yeux sont fascinés par trop de clinquant, ou environnés de trop d'obscurité. Toutefois, de même qu'au moyen de certains remèdes on se rend la vue plus perçante et plus nette, si nous voulions écarter tout obstacle des yeux de notre esprit, nous pourrions découvrir cette vertu même sous son enveloppe corporelle, même sous les lambeaux de la misère, à travers l'abjection et l'opprobre; oui, nous la verrions dans toute sa beauté, bien que sous les plus vils dehors. D'autre part aussi, nous pénétrerions la profonde souillure des âmes qu'a paralysées le vice, malgré l'éblouissante pompe des richesses, qui rayonneraient autour d'elles, malgré les honneurs et les grands pouvoirs dont le faux éclat frapperaient nos sens. Alors nous pourrions comprendre combien est méprisable ce que nous admirons, en vrais enfants, pour qui le moindre hochet a tant de prix. Car ils préfèrent à leurs parents, à des frères, des colliers achetés avec une pièce de menu cuivre. « Entre eux et nous, dit Ariston, quelle est la différence ? Ce sont des tableaux, des statues qui nous passionnent, et nos folies coûtent plus cher. » Qu'un enfant trouve sur le rivage des cailloux polis et offrant quelque bigarrure, le voilà heureux : nous le sommes, nous, des veines de ces énormes colonnes que nous envoient soit les sables d'Égypte, soit les déserts africains, pour soutenir quelque portique, ou une salle capable de contenir un peuple de convives. Nous admirons des murs plaqués de feuilles de marbre : quoique nous sachions quels vils matériaux elles cachent, nous en imposons à nos yeux. Et qu'est-ce que revêtir d'or nos lambris, sinon prendre plaisir à se mentir à soi-même? Car nous n'ignorons pas que cet or recouvre un bois grossier. Mais n'y a-t-il que nos murs et nos lambris qui brillent au dehors d'une mince décoration? Tous ces gens que vous voyez s'avancer tête haute n'ont que le vernis du bonheur. Examinez de près; vous verrez combien, sous cette légère écorce de dignité, il se loge de misères. Qui enchaîne sur leurs siéges tant de magistrats et de juges? des discussions d'argent. Et qui fait les juges et les magistrats ? c'est l'argent. Depuis que l'argent est si fort en honneur, l'antique honneur a perdu tout crédit; l'homme, tour à tour marchand et marchandise, ne s'informe plus du mérite des choses, mais de ce qu'elles coûtent; faire le bien, faire le mal, n'est chez lui que spéculation. Il suit la vertu tant qu'il en espère quelque profit, prêt à passer sous la bannière du crime, si le crime promet davantage. Nos parents nous élèvent dans l'admiration des richesses; la cupidité qu'ils sèment dans nos jeunes coeurs y germe profondément, et grandit avec nous qui voyons la multitude, partagée sur tout le reste, être unanime sur ce seul point : le culte de l'or. C'est l'or qu'elle souhaite aux siens; l'or que sa reconnaissance consacre aux dieux, comme la plus excellente des choses humaines. Enfin nos moeurs sont déchues à tel point, que la pauvreté est une malédiction et un opprobre, méprisée du riche, en horreur an pauvre. Outre cela, viennent les poètes qui dans leurs vers attisent nos passions, en préconisant les richesses comme la gloire unique et le plus bel ornement de la vie. Les immortels ne leur semblent pouvoir donner ni posséder rien de meilleur. « Le palais. du Soleil, élevé sur de hantes colonnes, reluisait d'or scintillant. » Voyez son char : « L'essieu du char était d'or, le timon était d'or, le cercle des roues était d'or, les rayons d'argent. » Enfin, pour tout dire, le siècle qu'ils nous peignent comme le plus heureux, ils l'appellent siècle d'or. Et chez les tragiques grecs il ne manque pas de héros qui vendent à l'intérêt leur conscience, leur vie, leur honneur. « Que l'on m'appelle scélérat, pourvu que l'on m'appelle riche. Est-il riche? c'est la question que fait tout le monde. Est-il vertueux? personne ne le demande. D'où et comment lui vient sa fortune, on ne s'en inquiète point : on demande seulement : Combien a-t-il? partout un homme n'est estimé qu'en proportion des biens qu'il possède. Voulez-vous savoir ce qui, à nos yeux, passe pour honteux? c'est de ne rien avoir. Riche, je veux vivre; pauvre, je veux mourir. Il meurt heureux, celui qui, à sa dernière heure, gagne encore de l'argent. » « L'argent est pour les humains le bien par excellence. on ne peut lui comparer ni la douceur d'avoir une bonne mère, ni le plaisir d'avoir une douce progéniture, ni même un père dont les droits sont sacrés. Si le front de Vénus jette un éclat aussi doux que l'or, ce n'est pas sans raison qu'elle a pour amants les dieux et les mortels. » Quand ces derniers vers, qui sont d'Euripide, furent récités au théâtre, le peuple entier se leva tout d'un élan pour proscrire et l'acteur et la pièce; mais Euripide, se précipitant sur la scène, pria les spectateurs d'attendre et de voir quelle serait la fin de cet admirateur de l'or. Bellérophon, dans cette tragédie, était puni comme l'est tout homme cupide dans le drame de sa vie. Car jamais l'avarice n'évite son châtiment, bien qu'elle-même déjà se punisse assez. Oh ! que de larmes, que de travaux elle coûte ! malheureuse par les choses qu'elle désire, malheureuse par celles qu'elle acquiert! Et puis, les inquiétudes journalières qui torturent chacun selon la mesure de son avoir. Il est plus dur encore de la posséder que de l'acquérir. De quelles pertes n'ont-ils pas à gémir, pertes cruelles, et que leur imagination vient grossir encore! Le sort enfin aurait beau ne pas faire brèche à leur bien; pour eux ne point gagner, c'est perdre. - Le monde pourtant les dit heureux et riches, et souhaite d'amasser autant qu'ils possèdent. - Je l'avoue. Mais quoi ? Est-il condition pire à vos yeux que d'être à la fois misérable et envié? Ah ! si l'on pouvait, avant d'aspirer aux richesses, entrer dans la confidence des riches; avant de courir après les honneurs, lire dans le coeur des ambitieux, de ceux qui ont atteint le faîte des dignités, on changerait certes de souhaits, à les voir en former sans cesse de nouveaux et réprouver les premiers. Car il n'est point d'homme que sa prospérité, vint-elle au pas de course, satisfasse jamais. Il ne sait que se plaindre, et de ses projets d'avancement, et de leurs résultats : il préfère toujours ce qu'il a quitté. Vous devrez à la philosophie l'avantage, le plus grand à mes yeux, de ne jamais vous repentir de vous-même. Ce qui peut vous mener vers cette félicité solide, que nulle tempête n'ébranlera, ce ne sont point d'heureux enchaînements de mots, des périodes coulantes et flatteuses. Que les mots aillent comme ils voudront, pourvu que l'âme garde son harmonie et sa grandeur ; pourvu qu'insensible aux opinions du siècle, s'applaudissant de ce qui la fait blâmer des autres, elle juge de ses progrès par ses actes, et mette toute sa science à ne rien désirer, à ne rien craindre. [2,116] XCVI. QU'IL FAUT BANNIR ENTIÈREMENT LES PASSIONS. « Lequel vaut mieux d'avoir des passions modérées, ou de n'en point avoir du tout? » Question souvent débattue. Nos stoïciens les proscrivent entièrement; les péripatéticiens veulent qu'on sache les régler. Pour moi, je ne vois pas ce que, pour être médiocre, une maladie peut avoir de salutaire ou d'utile. Ne craignez pas : je ne vous ôte rien de ce dont vous ne pouvez vous passer; je serai facile et indulgent pour ces objets auxquels vous aspirez, que vous jugez nécessaires, ou utiles, ou même agréables à la vie : je n'extirperai que vos vices. En vous défendant le désir, je vous permettrai le vouloir; vous ferez les mêmes choses, mais vous les ferez sans trouble, d'un esprit plus ferme et plus résolu; vous pourrez ainsi mieux goûter les mêmes plaisirs. En effet, ils viendront mieux à vous quand vous leur commanderez, que si vous leur obéissiez. Mais il est naturel, dites-vous, que la perte d'un ami me déchire le coeur ; n'autorisez-vous pas des larmes si légitimes? Il est naturel d'être flatté de l'estime des hommes, et affligé de leur mépris : pourquoi m'interdiriez-vous cette vertueuse crainte d'une mauvaise renommée? - Il n'est point de faiblesse qui n'ait son excuse prête. Il n'est point de vice qui, à son début, ne soit modeste et traitable; c'est par là qu'il fait le plus de progrès. Vous n'obtiendrez pas qu'il s'arrête, si vous avez souffert son premier essor. Toute passion naissante est mal assurée; puis d'elle-même elle s'enhardit, elle prend force à mesure qu'elle avance : il est plus aisé de ne pas lui ouvrir son coeur, que de l'en bannir. Toutes, qui peut le nier? découlent en quelque sorte d'une source naturelle : la nature nous a commis le soin de nous-mêmes; mais ce soin, dès qu'on y met trop de complaisance, devient vice. La nature a mêlé le plaisir à tous nos besoins, non pour que l'homme le recherchât, mais afin que ce doux surcroît nous rendît plus agréables les indispensables nécessités de la vie. Le plaisir qui veut qu'on l'admette pour lui seul, est mollesse. Fermons donc la porte aux passions, puisqu'on a moins de peine, encore une fois, à ne les pas recevoir, qu'à les faire sortir. Permettez-moi, dites-vous, de donner quelque chose à l'affliction, quelque chose à la crainte. - Mais ce quelque chose s'étend toujours loin, et n'accepte pas vos arbitraires limites. Le sage peut sans risque ne pas s'armer contre lui-mëme d'une inquiète surveillance : ses chagrins, comme ses joies, s'arrêtent où il le veut ; pour nous, à qui la retraite est si difficile, le mieux est de ne point faire un seul pas en avant. Je trouve fort judicieuse la réponse de Panétius à un jeune homme qui voulait savoir si l'amour serait permis au sage : « Quant au sage, lui dit-il, nous verrons plus tard; pour vous et moi, qui sommes encore loin de l'être, gardons-nous de tomber à la merci d'une passion orageuse, emportée, esclave d'autrui, vile à ses propres yeux. Nous sourit-elle? sa bienveillance enflamme nos désirs; vient-elle à nous rebuter? ses dédains nous irritent. La facilité en amour n'est pas moins nuisible que la résistance : on se laisse prendre à l'une, on se raidit contre l'autre. Convaincus de notre faiblesse, sauvons-nous dans l'indifférence. N'exposons nos faibles âmes ni au vin, ni à la beauté, ni à l'adulation, ni à toutes ces choses qui nous flattent pour nous perdre. » Ce que Panétius répondit au sujet de l'amour, je le répéterai pour tel sujet que ce soit. Fuyons au plus loin tout sentier où l'on glisse : sur le terrain le plus sec nous avons tant de peine à nous tenir ferme ! Ici vous m'allez opposer le banal reproche fait aux stoïciens : « Trop hautes sont vos promesses, trop rigoureux vos préceptes. Chétives créatures, nous ne saurions tout nous interdire. Passez-moi une douleur mesurée, des désirs que je tempère, une colère qui va s'apaiser. » Savez-vous pourquoi notre morale est impraticable pour vous ? C'est que vous la croyez telle ; ou plutôt, nous ne disons pas le motif réel; si nous défendons nos vices, c'est qu'ils nous sont chers; nous aimons mieux les excuser que les chasser. La nature donne à l'homme assez de force, s'il voulait s'en servir, la recueillir toute et s'en armer pour se défendre, ou du moins n'en pas abuser contre lui-même. Nous ne voulons pas, serait le vrai mot; nous ne pouvons pas, n'est qu'un prétexte. [2,117] CXVII. DIFFÉRENCE QUE LES STOICIENS METTAIENT ENTRE LA SAGESSE ET ÊTRE SAGE. Vous m'attirerez, et à vous, beaucoup d'affaires, et me jetterez, à votre insu, dans un grand et fâcheux procès, en me posant de ces questions délicates sur lesquelles je ne saurais me séparer de mes maîtres sans manquer à ce que je leur dois, ni juger comme eux sans blesser ma conscience. - Vous demandez s'il est vrai, comme les stoïciens le prétendent, "que la sagesse soit un bien, mais que ce ne soit pas un bien d'être sage". - Exposons d'abord leur opinion, après quoi je hasarderai la mienne. Nos stoïciens veulent que ce qui est bien soit corps, parce que le bien agit, et que tout ce qui agit est corps. Le bien est utile : il faut pour cela qu'il fasse quelque chose, et ainsi qu'il soit corps. La sagesse est un bien, disent-ils; de là ils sont amenés à la dire aussi corporelle. Être sage n'emporte pas, selon eux, la même condition. C'est chose incorporelle et accidentelle à la première, c'est-à-dire à la sagesse; c'est pourquoi elle ne fait rien, et n'est point utile. - Quoi ! s'écrie-t-on, les stoïciens ne disent-ils pas que c'est un bien d'être sage ? - ils le disent, mais en le rapportant à son principe, qui est proprement la sagesse. Ecoutez ce qu'on leur répond, avant que je fasse scission et que je me range d'un autre parti. - A ce compte-là, vivre heureux ne serait pas un bien. - De gré ou de force, ils ne peuvent que dire : La vie heureuse est un bien ; vivre heureux n'en est pas un. - Ici encore on leur fait cette autre objection : Vous voulez être sages : il est donc désirable de l'être ; si c'est chose désirable, c'est un bien. - Voilà nos gens réduits à torturer les termes, à allonger ce mot "expetere" d'une syllabe dont notre langue ne souffre pas l'adjonction, et que j'ajouterai pourtant, si vous le permettez. L'"expetendum", selon eux, c'est ce qui est bien ; l'"expetibile", ce qui survient en outre du bien obtenu. On ne le cherche pas comme bien, mais il s'ajoute au bien qu'on recherche. - Pour moi, je ne pense pas ainsi, et je crois que nos stoïciens ne vont aussi loin que parce qu'ils sont liés par leur première proposition, et qu'ils ne peuvent changer leur formule. Nous avons coutume d'accorder beaucoup au préjugé universel ; et ce nous est une preuve de vérité qu'un sentiment partagé par tous. L'existence des dieux, par exemple, se déduit, entre autres raisons, de l'opinion qui sur ce point est gravée dans tous les esprits, de ce que, nulle part, aucune race d'homme n'est assez en dehors de toute loi et de toute morale, pour ne pas croire à des dieux quelconques. Quand nous dissertons sur l'immortalité des âmes, ce n'est pas une légère autorité à nos yeux que l'accord unanime des hommes à craindre ou à révérer des lieux infernaux. J'invoquerai de même ici une croyance universelle : vous ne trouverez personne qui ne pense et que la sagesse est un bien, et que c'est un bien d'être sage. Je n'imiterai pas les gladiateurs vaincus, qui d'ordinaire en appellent au peuple : je commencerai la lutte avec nos propres armes. Ce qui survient à quelqu'un se trouve-t-il hors de lui, ou en lui ? S'il se trouve en lui, il est corps aussi bien que lui; car rien ne peut survenir sans contact : or, ce qui touche est corps. S'il est hors de lui, il s'est éloigné après être survenu ; ce qui s'éloigne a du mouvement ; or, ce qui a du mouvement est corps. Vous comptez que je vais dire que même chose est la course et courir, même chose la chaleur et avoir chaud, même chose la lumière et luire. J'accorde que ce sont choses distinctes, mais non de condition diverse. Si la santé est chose indifférente, se bien porter ne le sera pas moins ; s'il en est de même de la beauté, ce sera aussi chose indifférente d'être beau. Si la justice est un bien, c'est encore un bien d'être juste. Si une turpitude est un mal, c'en sera un de la commettre, aussi sûrement sans doute que si la chassie est un mal, c'est un mal d'être chassieux. Et, pour que vous le sachiez, l'un ne peut être sans l'autre. Qui est sage, a la sagesse ; qui a la sagesse, est sage. Il y a si peu lieu de douter que l'un soit de même nature que l'autre, qu'ils semblent à quelques-uns être une seule et même chose. Mais je demanderais volontiers, puisque toutes choses sont ou bonnes, ou mauvaises, ou indifférentes, dans quelle classe on place être sage? Ce n'est pas un bien, dit-on; ni un mal sans doute : c'est donc chose intermédiaire ou indifférente. Or, nous appelons ainsi ce qui peut arriver au méchant comme au bon : la fortune, par exemple, la beauté, la noblesse. Ëtre sage ne peut arriver qu'au bon : donc ce n'est pas chose indifférente. Mais on ne peut même appeler mal ce qui ne peut arriver au méchant : donc c'est un bien. Ce qu'on n'a pas sans être bon est un bien; être sage n'appartient qu'au bon ; donc c'est un bien. - C'est, dites-vous, chose accidentelle à la sagesse. - Cet état que vous nommez être sage fait-il ou comporte-t-il la sagesse ? Dans l'un ou l'autre cas, c'est toujours un corps; car ce qui est fait et ce qui fait est corps: s'il est corps, c'est un bien ; car il ne lui manquait pour cela que de ne pas être incorporel. Les péripatéticiens jugent qu'il n'y a nulle différence entre la sagesse et être sage, attendu que l'un, n'importe lequel, est compris dans l'autre. Pensez-vous en effet qu'on soit sage, sans avoir la sagesse ? Et celui qui est sage, pensez-vous qu'il ne l'ait pas? Ici les anciens dialecticiens font une distinction qui a passé jusque chez les stoïciens; et quelle est-elle? la voici : Autre chose est un champ, autre chose est avoir un champ. Vous accorderez, je crois, que l'objet possédé et le possesseur font deux : la sagesse est possédéé, celui-là la possède qui est sage. La sagesse est l'àme perfectionnée, ou portée au plus haut point de grandeur et de bonté : c'est en effet tout l'art de la vie. Qu'est-ce qu'être sage? Je ne puis dire: l'àme perfectionnée, mais bien l'heureux état de qui la possède. Ainsi, l'un est l'âme vertueuse, l'autre la possession de cette âme vertueuse. Il y a, disent les stoïciens, diverses natures de corps : par exemple, celles de l'homme, du cheval ; elles sont suivies de mouvements des âmes démonstratifs de ceux des corps. Les premiers ont quelque chose de particulier, et distinct des corps : ainsi, je vois Caton se promener; les sens me le montrent, et ma pensée le croit. C'est un corps que je vois, qui occupe mes yeux et ma pensée. Je dis ensuite : Caton se promène. Ce n'est pas d'un corps que je parle, mais j'énonce quelque chose touchant un corps, ce que les uns appellent "effatum", un prononcé, les autres "enuntiatum", un énoncé, les autres "dictum", un dire. De même, quand nous nommons la sagesse, nous concevons quelque chose de corporel; quand nous disons : Il est sage, nous parlons d'un corps. Or, il est très différent de nommer une chose, ou de parler de cette chose. Croyons un moment que ce soient deux choses ; car je n'exprime pas encore mon opinion personnelle: qui empêche alors que la seconde ne soit autre que la première, et néanmoins ne soit bonne aussi ? Vous disiez tout à l'heure : Autre chose est un champ, autre chose est avoir un champ. Pourquoi non ? puisque autre est la nature de qui possède, autre celle de qui est possédé : ici est la terre, là est l'homme. Mais, dans l'objet en question, les deux choses sont de même nature, et celui qui possède la sagesse, et cette sagesse qui est possédée. De plus, dans l'exemple ci-dessus, ce qui est possédé est autre que celui qui possède : ici le même sujet embrasse et la chose possédée et le possesseur. On possède un champ par droit ; la sagesse, par caractère : celui-là peut s'aliéner et se transmettre, celle-ci ne quitte point son maître. Il n'y a donc pas lieu de comparer des choses dissemblables. J'avais commencé à dire que ce pouvaient être deux choses, et néanmoins bonnes toutes deux : tout comme sagesse et sage font deux choses, bonnes l'une et l'autre, vous me l'accordez. De même que rien n'empêche que la sagesse ne soit un bien, ainsi que l'homme qui la possède ; de même rien n'empêche que la sagesse ne soit un bien, ainsi que de la posséder, c'est-à-dire être sage. Si je veux posséder la sagesse, c'est de manière à être sage. Quoi donc ! n'est-ce pas un bien que cette chose sans laquelle l'autre n'est pas ?- C'est vous assurément qui dites que la sagesse, si on la donnait pour n'en pas user, ne devrait pas être acceptée. Qu'est-ce qu'user de la sagesse? C'est être sage : c'est ce qu'elle a de plus précieux ; ôtez-lui cela, elle devient superflue. Si les tortures sont des maux, être torturé est un mal : cela est si vrai, que le premier point sera faux si la conséquence est niable. La sagesse est l'état d'une âme parfaite ; être sage, c'est user de cette âme parfaite. Comment ne serait-ce pas un bien que l'usage d'une chose qui, sans usage, n'est plus un bien ? Je vous le demande, la sagesse est-elle désirable? Vous l'avouez. Je vous demande encore si l'usage de la sagesse est désirable. Vous en convenez aussi ; car vous la refuseriez, dites-vous, si l'on vous défendait d'en user. Ce qui est désirable est un bien. Être sage, c'est user de la sagesse ; comme parler est user de la parole; comme voir est user de la vue. Puis donc qu'être sage c'est user de la sagesse; que l'usage de la sagesse est désirable ; être sage l'est conséquemment aussi ; et s'il l'est, c'est un bien. - Ce n'est pas la première fois que je me reproche d'imiter les sophistes que j'accuse, et de dépenser des phrases sur une chose toute claire. Car à qui peut-il venir en doute, que si trop de chaleur est un mal, avoir trop chaud n'en soit un aussi ; que si le grand froid est un mal, ce n'en soit un de le ressentir ; que si la vie est un bien, ce ne soit un bien de vivre ? Toutes ces questions tournent autour de la sagesse, mais ne résident point en elle, et c'est à la sagesse elle-même qu'il faut nous en tenir. Pour qui veut faire quelques excursions, elle a de vastes et immenses domaines. Recherchons-y la nature des dieux, les éléments des globes célestes, le cours si varié des étoiles; examinons si nos corps se meuvent aux mouvements de celles-ci; si tous les corps et toutes les âmes reçoivent de là leurs impulsions ; si ce qu'on appelle hasard n'a point sa règle fixe qui l'enchaîne; s'il est vrai que rien n'arrive d'imprévu, ou ne roule en dehors de l'ordre universel : spéculations qui déjà s'éloignent de la morale et de son but, mais qui délassent l'esprit et l'élèvent au niveau de leurs sublimes objets. Quant aux arguties dont je vous entretenais tout à l'heure, elles le rétrécissent et le dépriment : loin de l'aiguiser, comme c'est votre avis, elles l'émoussent. Dites, au nom du ciel ! ces veilles que réclament si impérieusement des soins plus nobles et plus fructueux, pourquoi les consumer en abstractions peut-ètre fausses, à coup sûr inutiles ? Que m'importera de savoir en quoi la sagesse diffère d'être sage, si l'un est un bien, et l'autre n'en est pas un ? A tout risque écoutez mon voeu : j'en subirai la chance, que votre lot soit la sagesse, et être sage le mien, je vous tiendrai quitte. - Ah ! plutôt montrez-moi la voie qui mène à cette sagesse ; dites-moi ce que je dois fuir, ou bien rechercher; quelles études raffermiront mon âme chancelante; quelles armes repousseront loin de moi ces fougueuses passions qui m'emportent hors du devoir. Que je sache faire tête au malheur ; parer ses atteintes sans nombre, soit qu'elles viennent me surprendre, soit que je me sois jeté au-devant; supporter les tribulations sans gémir, la prospérité sans faire gémir autrui ; ne pas attendre le dernier, l'inévitable terme de la vie, mais de moi-même, et quand bon me semblera, prendre congé sur l'heure. Rien ne me parait plus honteux que d'invoquer la mort. Voulez-vous vivre, pourquoi souhaiter de mourir? ne le voulez-vous plus? pourquoi demander aux dieux ce que dès votre naissance ils vous ont accordé. Mourir un jour, quand vous ne le voudriez pas, voilà votre droit. Tu ne peux te soustraire à l'une, mais tu peux saisir l'autre. J'ai lu ces jours passés un fort manuscrit début de l'ouvrage d'un homme assurément fort habile . « Si je pouvais mourir au plus vite ! » Insensé ! tu désires ce qui t'appartient. Que tu meures au plus vite ! Est-ce que par hasard ces paroles auraient eu l'effet de le vieillir? Autrement, que tardes-tu ? nul ne te retient, fuis par où tu l'aimeras le mieux. Choisis dans la nature l'issue qui te plaira davantage. Ces trois grandes bases qui constituent l'ensemble des choses, l'eau, la terre, l'air, sont à la fois sources de vie et agents de mort. « Que tu meures au plus vite ! » Mais cette fin si prochaine, quand la veux-tu? à quand l'ajournes-tu? elle peut venir avant l'heure où tu la désires. Ton mot est celui d'un coeur pusillanime, l'expression d'un désespoir qui cherche à être plaint. Qui souhaite la mort ne veut pas mourir. C'est la vie, la santé qu'on demande aux dieux; situ préfères la mort, elle a cet avantage qu'elle met fin à tous les souhaits. Voilà, mon cher Lucilius, les sujets à méditer; voilà ce qui doit nourrir notre âme. Voilà la sagesse, voilà ce qui s'appelle être sage, et non s'épuiser eu subtilités creuses sur de vaines et puériles discussions. Le sort t'a mis en face de tant de problèmes ; tu n'as pu encore les résoudre, et tu chicanes avec des mots! O folie ! le signal de combattre est donné, et tu t'escrimes contre les vents! Jette bien loin ces fleurets, il te faut des armes tranchantes. Trouve moyen d'empêcher que ni tristesse ni peur ne troublent ton âme, et de la délivrer des secrètes convoitises qui lui pèsent : trouve moyen d'agir. - «La sagesse, dis-tu, est un bien; être sage n'en est pas un. » - A la bonne heure: nions-le le bien; que tout notre zèle pour le dernier soit objet de risée et passe pour labeur prodigué en pure perte. Que diriez-vous si vous saviez qu'on se demande également si la sagesse à venir est un bien ? » Car peut-on douter, je vous prie, que les greniers ne sentent pas le poids de la prochaine moisson, que l'enfance n'éprouve en rien la vigueur ou les développements d'une adolescence qui n'est pas encore? De quel secours est au malade une santé qui viendra plus tard; en quoi l'homme qui court ou qui lutte est-il refait par plusieurs mois de repos qui vont s'écouler? Qui ne sait que ce qui doit arriver n'est pas un bien, par cela seul qu'il n'est pas arrivé? Le bien est toujours utile ; il n'y a que les choses présentes qui puissent l'être ; si une chose ne profite point, elle n'est pas encore un bien; si elle profite, elle l'est déjà. Un jour je serai sage : ce sera un bien quand je le serai; mais ce bien n'est pas encore. Avant tout il faut qu'une chose soit, pour qu'on voie ensuite cc qu'elle est. Comment, dites-moi, ce qui n'est rien jusqu'ici, serait-il déjà un bien ? Comment vous prouverai-je mieux qu'une chose n'est pas, qu'en vous disant qu'elle sera plus tard ? Elle n'est pas venue, cela parait clair, puisqu'elle est en train de venir. Quand le printemps doit suivre, je sais que nous sommes en hiver ; l'été est proche : nous ne sommes donc pas en été. Le meilleur argument qu'on ait qu'une chose n'est pas dans le présent, c'est qu'elle est à venir. Je serai sage, je l'espère ; mais en attendant, je ne le suis pas. Si je possédais un tel bien, je n'éprouverais pas le mal d'en être privé. Viendra le jour où je serai sage : de là on peut concevoir que je ne le suis pas encore. Je ne puis tout ensemble jouir de l'être et souffrir de ne l'être pas. Ces deux contraires ne s'allient point, et le même homme n'est pas à la fois heureux et malheureux. Laissons bien vite ces ingénieuses bagatelles, et volons sans retard aux doctrines qui peuvent nous être de quelque utilité. Le père qui, pour sa fille en travail, hâte les pas de la sage-femme avec un inquiet empressement, ne s'amuse pas à lire le programme et l'ordre des jeux publics ; le propriétaire qui court à l'incendie de sa maison, ne jette pas les yeux sur une table d'échecs pour voir comment se dégagera la pièce bloquée. Mais toi, ô dieux ! toi à qui de toutes parts arrivent de fâcheuses nouvelles : ta maison en flammes, tes enfants en péril, ta patrie assiégée, tes biens au pillage, que sais-je? un naufrage imminent, le sol qui tremble, et tout ce qu'il est possible de craindre, lorsque tant d'objets se disputent tes soins, tu es tout à de pures récréations d'esprit? Tu vas scrutant quelle différence il y a entre la sagesse et être sage? Tu noues et dénoues des syllogismes, lorsque tant d'orages planent sur ta tête ? La nature ne nous a point prodigué le temps d'une main si libérale qu'il nous en reste quelque chose à perdre ; et vois combien il en échappe même aux plus diligents. Nos maladies nous en dérobent une part, celles de nos proches une autre; nos affaires indispensables ont la leur, les intérêts publics la leur ; le sommeil nous prend moitié de notre vie. Jours bornés et rapides, qui nous emportez si vite, que nous revient-il de dissiper presque toutes vos heures en futilités? Disons encore que l'esprit s'accoutume plutôt à ce qui l'amuse qu'à ce qui peut le guérir, et à faire un divertissement de la philosophie, le plus sérieux des remèdes. Entre la sagesse et être sage quelle est la différence, je l'ignore ; mais je sais qu'il m'importe aussi peu de le savoir que de ne le savoir pas. Dites-moi ; quand je l'aurai appris, en serai-je plus sage? Pourquoi donc m'occuper de mots, quand il s'agit d'actions? Inspire-moi plus de courage, plus de sécurité; fais-moi l'égal de la fortune, fais-moi plus grand qu'elle. Et je puis l'être, si je pratique tout ce que j'apprends.