[16,0] Livre XVI. [16,96] XCVI. IL FAUT TOUT SUPPORTER AVEC RÉSIGNATION. Quoi ! vous êtes encore à vous courroucer, à vous plaindre! et vous en êtes à comprendre que dans tous ces événements qui vous touchent il n'y a d'autre mal que votre courroux et vos plaintes! - Pour moi, je ne vois pour l'homme qu'un seul malheur : c'est de penser qu'il puisse y avoir dans le monde quelque malheur pour lui. Je ne pourrai plus me supporter moi-même du jour où je ne pourrai supporter quelque accident. Ai-je une mauvaise santé? c'est une des suites de ma destinée. La mortalité m'a enlevé mes esclaves? les intérêts usuraires me dévorent? je suis en butte à des dommages, à des blessures, â des fatigues, à des alarmes? ce sont des accidents ordinaires, bien plus, des événements nécessaires : décrets du destin, et non accidents fortuits. Veuillez m'en croire, moi qui dévoile sans réserve à vos yeux mes sentiments les plus intimes : dans tous les événements qui pourraient me paraître contraires et fâcheux, voici la règle de conduite que je me suis faite : je n'obéis point à Dieu, je consens à sa volonté: c'est de mon plein gré, et non par nécessité, que je lui obéis; jamais je ne recevrai aucun événement avec un visage triste ou mécontent. Jamais on ne me verra payer le tribut malgré moi. Or, tout ce qui excite nos gémissements et nos craintes est le tribut de notre vie. Vous n'avez pu, mon cher Lucilius, ni espérer ni demander d'en être exempt. Vous êtes tourmenté par la pierre; vous avez perdu l'appétit; des pertes continuelles vous accablent; je vais plus loin, vous avez craint pour votre existence. Eh quoi ! ignoriez-vous que vous souhaitiez toutes ces tribulations en souhaitant la vieillesse? Tout cela se rencontre dans une longue vie; comme dans une longue route, la boue, la poussière et la pluie. - Mais je voulais vivre, et vivre exempt de toutes ces misères. - Un langage si lâche n'est pas digne d'un homme de coeur. Prenez comme vous voudrez le souhait que je vais faire pour vous; mais c'est tout à la fois le voeu d'une âme élevée et d'un coeur bienveillant : fassent les dieux et les déesses que jamais vous ne soyez l'enfant gâté de la fortune! Interrogez-vous vous-même, et demandez-vous: "Aimerais-je mieux, si Dieu m'en donnait l'option, vivre dans un marché, ou dans un camp"? Or, mon cher Lucilius, la vie est un état de guerre. Ainsi les hommes qui sont sans cesse les jouets de la fortune, qui montent et descendent toujours à travers des chemins difficiles et escarpés, qui accomplissent les expéditions les plus périlleuses, voilà les guerriers courageux, voilà les premiers du camp. Mais ceux qui se livrent à un honteux repos, tandis que les autres travaillent, sont des fainéants, qui ne doivent leur sûreté qu'au mépris qu'ils inspirent. [16,97] XCVII. IL Y A TOUJOURS EU DES MÉCHANTS. DU PROCÈS DE CLODIUS. DE LA FORCE DE LA CONSCIENCE. C'est une erreur, mon cher Lucilius, de regarder comme un vice particulier à notre siècle le luxe, l'oubli des bonnes pratiques, et tous ces déréglements dont chacun se plait à accuser le temps présent. Ce sont les vices des hommes et non des temps : aucune époque n'a été exempte de fautes. Et si vous vouliez comparer la licence de chaque siècle, je le dis à regret, jamais le vice ne s'est montré plus à découvert que sous les yeux de Caton. Croira-t-on que l'argent ait été pour quelque chose dans le jugement de ce procès où Clodius était accusé d'avoir ostensiblement commis un adultère avec l'épouse de César, en profanation des rites de ce sacrifice qui se célèbre, dit-on, pour le salut du peuple romain ; de ce sacrifice d'où tous les hommes sont si rigoureusement exclus, qu'on voile jusqu'aux images des animaux mâles ? Et pourtant de l'argent fut compté aux juges; et ce qui dans ce pacte fut plus honteux encore, ils exigèrent par-dessus le marché les faveurs des dames et des jeunes gens les plus distingués de 1a ville. Certes le délit ne fut pas aussi coupable que l'absolution. Accusé d'adultère, Clodius fit commettre des adultères à ses juges, et il ne se crut assuré de l'impunité que lorsqu'il eut rendu ses juges aussi criminels que lui. Voilà comment se passa ce procès dans lequel, quand il n'y aurait eu d'autre frein que celui-là, Caton fut appelé en témoignage. Je citerai les paroles mêmes de Cicéron, parce que la chose surpasse toute croyance. "Il fit venir ses juges, leur fit des promesses, des sollicitations, leur donna de l'argent. Mais voici encore, ô dieux immortels! une chose plus épouvantable : des nuits à passer entre les bras de femmes qu'ils désignèrent, la jouissance de jeunes gens de la première distinction, qu'on dut leur amener; tel a été, pour quelques juges, comme le pot de vin du marché". - A quoi bon se plaindre du prix? l'accessoire était bien davantage. Tu veux la femme de ce jaloux? je te la procurerai. Celle de ce richard? je la ferai coucher avec toi. Ne veux-tu pas commettre d'adultère? alors condamne-moi, j'y consens. Cette belle qui excite tes désirs, elle viendra dans tes bras; je te promets une nuit de cette autre, et tu n'attendras pas ; avant les vingt-quatre heures, tu verras l'exécution de ma promesse. Il est plus criminel de distribuer ainsi les adultères que d'en commettre : l'un est un hommage à leur beauté; l'autre, un outrage. Ces juges de Clodius avaient demandé au sénat, pour leur sûreté, une garde, qui ne leur était nécessaire que s'ils eussent été dans l'intention de condamner; et elle leur fut accordée. Aussi, après l'acquittement de l'accusé, Catulus leur dit-il avec esprit: "Pourquoi nous avoir demandé une garde? Etait-ce pour protéger votre argent"? Nonobstant toutes ces plaisanteries, il n'en fut pas moins impuni celui qui avait été adultère avant son procès, puis entremetteur après ; celui qui, pour se soustraire à la condamnation, avait fait pis que pour la mériter? Pouvez-vous imaginer une corruption plus profonde que celle de ce temps-là, où la débauche ne put trouver de répression ni dans les mystères de la religion, ni dans les tribunaux; où durant l'information qui se faisait extraordinairement en vertu d'un décret du sénat, on enchérit encore sur le crime qui était l'objet de cette enquête ? Il s'agissait de savoir si l'on pouvait être en sûreté après un adultère; et l'on trouva que sans adultère on ne pouvait être en sûreté. Voilà ce qui se passait sous les yeux de Pompée et de César, sous les yeux de Cicéron et de Caton ; de Caton, dis-je, en présence duquel le peuple romain témoigna qu'il ne lui était pas permis de réclamer cette partie des jeux Floraux, où des courtisanes paraissaient nues sur le théâtre. En conclurez-vous que les hommes d'alors étaient plus chastes dans leurs regards que dans leurs arrêts judiciaires? Mais ces excès se sont commis, et se commettront toujours ; et ce ne sera jamais spontanément, mais par obéissance et par crainte, que la corruption des villes pourra se modérer. Ne croyez donc pas que la débauche soit, de notre temps, plus autorisée, et les lois moins puissantes ; car notre jeunesse est bien plus réservée qu'elle ne l'était alors qu'un accusé niait l'adultère devant ses juges, et que les juges le confessaient devant l'accusé; alors qu'on stipulait un adultère à commettre pour prix d'un acquittement sur ce chef; alors que tirant ses moyens d'influence du même vice qui l'avait conduit sur le banc des accusés, Clodius trouvait dans le métier d'entremetleur ses seuls moyens de défense. Qui le croirait ? un seul adultère le faisait condamner; plusieurs adultères le firent absoudre! Tout siècle produira des Clodius ; mais tout siècle n'aura point des Catons. On se laisse facilement aller aux vices, parce que l'on ne manque ni de guide ni de compagnon ; et il n'est d'ailleurs besoin ni de l'un ni de l'autre : la route du vice ne va pas seulement en pente, c'est un précipice. Ce qui rend la plupart des hommes incorrigibles, c'est que dans tous les autres métiers, une faute commise fait rougir ceux qui les exercent; l'ouvrier qui fait une erreur en est choqué tout le premier. Dans le métier de la vie, l'on se complaît dans ses fautes. Le pilote ne s'applaudit pas de la submersion de son navire; le médecin, de la mort de son malade; l'avocat, de la condamnation de son client par sa faute : mais tout homme vicieux trouve plaisir à l'être. L'un triomphe d'un adultère, dont la difficulté faisait le principal attrait; l'autre s'applaudit d'une intrigue et d'une friponnerie ; et c'est seulement quand la fortune cesse de le favoriser que son crime commence â lui donner des regrets. Tel est le résultat d'une mauvaise habitude. Toutefois, pour vous convaincre qu'il y a, dans les âmes les plus abandonnées au mal, le sentiment du bien, et que, n'ignorant pas ce qui est déshonnête, elles s'y livrent par négligence, remarquez que tous les hommes cachent leurs méfaits, et quoique le succès les ait couronnés, ils jouissent des fruits en cachant les moyens. Mais la bonne conscience aime à se montrer, elle appelle les regards: la méchanceté craint jusqu'aux ténèbres. C'est donc fort heureusement qu'Épicure a dit : "Il peut advenir au méchant d'être bien caché, mais non point d'être rassuré". Ou si vous trouvez la pensée mieux développée de cette autre manière : "Rien ne sert aux coupables de se cacher, parce que, quand bien même ils y réussiraient, jamais ils n'en auront l'assurance". Oui, en effet, le crime peut être à l'abri du châtiment, mais de la crainte, jamais. Ainsi développée, cette pensée est-elle opposée aux principes de notre secte? Je ne le pense pas, pourquoi? parce que le premier et le plus grand châtiment du crime est de l'avoir commis. En vain la fortune l'embellit de ses dons, veille à sa sûreté, le dérobe aux lois, jamais le crime n'est impuni, parce que le supplice du crime est le crime lui-même. Et encore ce premier châtiment est accompagné d'un second qui n'est pas moins terrible, c'est d'être toujours en crainte, en épouvante, en défiance de sa sûreté. Pourquoi voudrais-je délivrer le crime de ce supplice? pourquoi ne le laisserais-je pas en proie à de perpétuelles appréhensions? Il ne faut point être de l'avis d'Épicure quand il dit : "Rien n'est juste de sa nature, mais on doit éviter les mauvaises actions, parce qu'on ne petit éviter la crainte qui les suit". Mais soyons de son avis, lorsqu'il dit que la conscience est le bourreau des mauvaises actions, alors qu'une perpétuelle inquiétude la ronge et la mine incessamment, et l'empêche même de se fier aux garants de sa sécurité. Cela même est la preuve, o Épicure ! que l'horreur du crime nous est naturelle; puisqu'il n'est personne qu'il ne glace de crainte au sein même de l'impunité. La fortune en a garanti plus d'un du châtiment, mais pas un de la crainte. Pourquoi? parce que nous avons profondément gravée en nous l'horreur de toute chose que la nature condamne. Aussi le coupable qui se cache ne se croit jamais assez bien caché, parce que sa conscience l'accuse et le dénonce à lui-même. Le symptôme du crime est de trembler toujours. C'eüt été pour l'humanité un grand malheur, si, avec l'insuffisance des lois, des juges et des châtiments, prévus dans nos codes, les méchants n'avaient, tout d'abord, à subir ces supplices naturels et rigoureux; et si, au défaut du repentir, ils n'avaient la crainte. [16,98] XCVIII. QU'IL NE FAUT PAS SE FIER AUX BIENS EXTÉRIEURS. Gardez-vous de croire heureux un homme qui dépend de la fortune ! Il se repose sur un appui bien fragile celui qui fonde sa joie sur des biens extérieurs: son contentement pourra s'en aller comme il est venu. Mais le contentement qui naît de soi-même, est constant et durable ; il s'accroît et se conserve jusqu'au bout de notre carrière. Les autres biens qui excitent l'admiration du vulgaire, ne sont que des biens éphémères. - Mais quoi, ne peut-on pas user de ces biens? ne peut-on y trouver quelque plaisir ? - Qui le nie ? mais seulement dans le cas où ils dépendent de nous, et non pas lorsque nous dépendons d'eux. Tous les biens qui sont du domaine de la fortune ne sont utiles et agréables, que si celui qui les possède se possède lui-même, et ne se rend pas l'esclave de ce qui lui appartient. C'est se tromper, mon cher Lucilius, que de supposer à la fortune le pouvoir de nous faire du bien ou du mal; elle nous fournit seulement l'occasion des biens ou des maux, et le commencement de ce qui tournera à notre bien ou à notre mal. L'âme est plus forte que la fortune, quelle qu'elle soit: dans la bonne comme dans la mauvaise chance, elle conserve sa manière d'être, et ne doit qu'à soi-même son bonheur et son malheur. Une âme corrompue change en mal tout ce qui s'était présenté à elle sous l'apparence la plus heureuse ; une âme droite et vertueuse corrige les torts de la fortune, et en adoucit les rigueurs en s'apprenant à les supporter. Elle sait à la fois accueillir la prospérité avec gratitude et modération, et l'adversité avec constance et fermeté. Un homme a beau être doué de prudence, porter dans toutes choses un esprit de justice et d'équité, ne rien tenter au delà de ses forces, il ne se verra possesseur de ce bien inaltérable qui est au-dessus des alarmes, que quand il se sera d'avance affermi contre les incertitudes du sort. Soit que vous vouliez porter vos regards sur les autres (car nous jugeons plus librement de ce qui ne nous est point personnel), soit que vous vous examiniez vous-même sans partialité, vous reconnaîtrez, et vous avouerez qu'en tous ces objets que nous désirons, que nous chérissons tant, il n'en est aucun qui puisse vous être avantageux, si vous n'êtes prémuni contre l'inconstance de la fortune et des accidents qui la suivent, si, toutes les fois qu'il vous adviendra quelque dommage, vous ne répétez souvent et sans vous plaindre : "Les dieux en ont ordonné autrement". Et pour vous citer une maxime plus énergique et plus forte, qui soutienne encore plus puissamment votre âme, dites-vous, toutes les fois qu'un événement sera contraire à votre attente . "Les dieux en ont ordonné pour le mieux". Pour un homme ainsi disposé, il n'est point d'accident possible. Voulez-vous arriver à cette disposition d'esprit? pénétrez-vous de toute l'instabilité des choses humaines, même avant de l'avoir éprouvée : possédez vos enfants, votre épouse et votre patrimoine, comme si vous ne deviez pas les posséder toujours, et de manière à ne pas vous trouver plus malheureux, si vous veniez à les perdre. Combien est à plaindre l'esprit inquiet de l'avenir, dont l'affliction anticipe sur le malheur, et prétend s'assurer jusqu'à la fin de sa vie la jouissance des objets qui lui plaisent ! Jamais de calme pour lui, et l'attente de l'avenir lui fera perdre les biens présents dont il pourrait jouir. Point de différence entre la perte d'un objet et la crainte de le perdre. Ce n'est point que je vous conseille l'insouciance. Loin de là, évitez ce que l'on doit craindre, et que votre prévoyance embrasse tout ce que la sagesse humaine sait prévoir. Enfin tout ce qui peut vous porter préjudice, sachez, avant qu'il n'arrive, le découvrir et le détourner. Mais pour arriver même à ce but, rien ne sert comme la confiance, comme une âme préparée à tout souffrir. On peut se mettre en garde contre la fortune, quand on sait la supporter : et jamais, au sein du calme, elle n'a le pouvoir d'exciter la tempête. Rien de plus misérable et de plus inepte que d'être toujours en crainte. Quelle démence que d'anticiper sur son malheur ! Enfin, pour vous dire en peu de mots ma pensée et vous peindre ces hommes toujours perplexes, et si incommodes à eux-mêmes, ils sont aussi peu modérés sous le coup que dans l'attente du malheur. C'est se désoler plus qu'il n'est besoin, que de se désoler avant qu'il en soit besoin. La même faiblesse, qui ne sait point attendre l'infortune, empêche de l'apprécier à sa juste valeur. Le même défaut de modération qui nous porte à rêver une éternelle félicité, nous fait croire que tout le bien qui nous est advenu doit, non-seulement durer, mais croître ; on ferme les yeux sur le tourbillon dans lequel roulent les choses humaines, et l'on se promet pour soi seul une fortune exempte de caprices. Aussi c'est avec grande raison, selon moi, que, dans une Lettre adressée à sa soeur pour la consoler de la perte d'un fils de très belle espérance, Métrodore a dit : "Tous les biens des mortels sont mortels". Il parle de ces biens après lesquels tout le monde court : car, quant au véritable bien, la vertu et la sagesse, il ne meurt point, il est éternel et durable : c'est le seul bien immortel qui advienne aux mortels. Au reste, ils sont si dépravés, si oublieux du lieu où ils vont et de celui où chaque jour les pousse, qu'ils s'étonnent de perdre quelque chose, eux qui, en un jour, doivent tout perdre. Tous ces biens dont tu te prétends le maître sont chez toi, mais non pas à toi; il n'y a rien de fort pour un être faible, rien d'éternel et d'indestructible pour un être périssable. Il est aussi nécessaire de périr que de perdre, et si nous pouvions nous pénétrer de cette vérité, ce serait une consolation de perdre avec constance ce qui doit infailliblement périr. De quel secours faut-il donc s'armer contre ces pertes? - II faut garder le souvenir des choses perdues pour ne pas laisser échapper avec elles les fruits que nous en avons recueillis. Ce que nous avons, on peut nous le ravir, mais jamais l'avantage de l'avoir eu. C'est le comble de l'ingratitude, de croire quand on a perdu, ne plus rien devoir pour ce qu'on avait reçu. Le sort peut nous enlever un bien, mais il nous laisse l'usufruit; et nous le perdons par l'injustice de nos regrets. Dites-vous que de tous ces maux qui paraissent si terribles, il n'en est aucun qui soit insurmontable; aucun dont plusieurs grands hommes n'aient triomphé. Mucius triompha du feu, Régulus de la croix, Socrate du poison, Rutilius de l'exil, Caton, de la mort par le fer enfoncé dans son sein : et nous, sachons aussi triompher de quelque chose ! D'un autre côté, ces objets qui charment le vulgaire par de si belles apparences de félicités ont été mainte fois dédaignés de plusieurs. Général, Fabricius refusa les richesses, que, censeur, il nota d'infamie; Tubéron estima que sa pauvreté était digne de lui et du Capitole, lorsque faisant servir des vases de terre en un festin public, il donna à connaître que l'homme devait se contenter de ce dont, même alors, les dieux se servaient. Sextius le père refusa les honneurs. Appelé par la naissance à prendre part aux affaires publiques, il n'accepta point le laticlave que lui offrait le divin Jules, parce qu'il était persuadé que ce qui pouvait être donné pouvait de même être ôté. Et nous aussi, essayons de faire quelque chose de semblable : devenons modèles à notre tour! Pourquoi perdre courage? pourquoi désespérer? Tout ce qui a pu être fait, peut encore se faire. Commençons d'abord par purger notre âme, et suivons la nature : s'en éloigner, c'est se condamner à désirer, à craindre, à être esclave des événements. Il nous est encore permis de rentrer dans le droit chemin, permis de revenir à l'état primitif de notre âme. Revenons-y, et nous pourrons, sous quelque forme qu'elles se présentent, supporter les douleurs corporelles, et dire à la fortune : "Tu as affaire à un homme de coeur : cherche ailleurs un ennemi que tu puisses vaincre". C'est par ces discours, et par d'autres semblables, que notre ami calme les douleurs d'un ulcère, qu'assurément je voudrais voir soulagé ou guéri ; ou du moins demeurer dans le même état et vieillir avec lui. Mais, pour lui, je suis parfaitement tranquille; ce qui m'occupe, c'est la perte que nous ferions, si ce vertueux vieillard nous était enlevé. Car il est rassasié de la vie : et s'il désire qu'elle se prolonge, ce n'est pas pour lui, mais pour ceux à qui elle peut être utile C'est pure libéralité de sa part, s'il consent encore à vivre. Un autre aurait déjà mis fin à ces horribles souffrances; mais il pense qu'il n'est pas moins honteux de fuir la mort que d'y chercher un refuge. - Quoi, dira-t-on, si tout l'y engage, ne quittera-t-il pas la vie? - Et pourquoi non, s'il vient à ne plus être utile à personne? et s'il ne trouve plus autre chose à faire que de souffrir? Voulez-vous savoir, mon cher Lucilius, ce que c'est que d'apprendre la philosophie par la pratique, et de s'exercer en présence des faits`? c'est de considérer quelle fermeté l'homme sage déploiera contre la mort, contre la douleur, alors que la première est proche et que la seconde le presse. Ce qu'il faut faire, apprenons-le de celui qui est à l'oeuvre. Jusqu'ici nous n'avons cherché que par des raisonnements, s'il est possible de résister à la douleur, et si la présence de la mort peut dompter une âme courageuse. Qu'est-il besoin de paroles? Transportons-nous sur le lieu même de l'action : nous verrons un homme que la mort ne rend pas plus fort contre la douleur, ni la douleur contre la mort : contre l'une et l'autre il n'a d'autre appui que lui-même; ce n'est pas l'espoir de la mort qui lui fait prendre son mal en patience, ni l'ennui de son mal qui le fait mourir volontiers : les souffrances, il les supporte; la mort, il sait l'attendre. [16,99] XCIX. LETTRE DE CONSOLATION SUR LA MORT D'UN FILS. IL NE FAUT PAS S'ABANDONNER A LA DOULEUR. Je vous communique la lettre que j'ai écrite à Marulle, qui, ayant perdu son tout jeune fils, supportait cette perte avec peu de fermeté. Dans cette lettre je n'ai pas pris le ton accoutumé, je n'ai pas cru devoir employer avec lui le langage de la douceur : je le jugeais plus digne de reproche que de consolation. A un homme affligé, et qui supporte avec peine une profonde blessure, il faut accorder quelque chose : il faut le laisser se rassasier de pleurs, ou du moins exhaler les premiers transports de sa douleur. Mais celui qui se complaît dans ses larmes, il faut dès l'abord le châtier, et lui apprendre toute la sottise de ses lamentations. Vous attendez des consolations? recevez d'amers reproches. Vous qui supportez avec si peu de fermeté la mort d'un fils, que feriez-vous si vous aviez perdu un ami? Il vous est mort un fils d'incertaine espérance, il était si petit : ce ne sont que bien peu de jours perdus. Nous recherchons des sujets de tristesse, nous prêtons des torts à la fortune, comme si elle ne nous donnait pas assez de justes sujets de plaintes. Mais en vérité je vous supposais doué de la fermeté nécessaire contre les plus rudes atteintes de l'adversité, à plus forte raison contre ces malheurs de convention dont les hommes ne gémissent que pour se conformer à l'usage. Si, ce qui est de toutes les pertes la plus grave, vous aviez perdu un ami, il faudrait faire vos efforts pour vous féliciter plutôt du souvenir de ce que vous avez possédé en lui, que vous affliger de ce que vous avez perdu. Mais 1a plupart des hommes ne comptent pour rien le bonheur et le plaisir passés. La tristesse a, entre autres inconvénients, celui d'être non seulement inutile, mais ingrate. Eh quoi ! n'est-ce donc rien pour vous, d'avoir possédé un tel ami? Tant d'années passées ensemble, dans une liaison si intime, dans une communauté d'études si entière, n'ont-elles donc été d'aucun profit pour vous? Est-ce qu'avec l'ami vous enterrez l'amitié ? Mais à quoi bon pleurer sa perte, puisque vous ne sentez aucun profit de l'avoir eu? Croyez-moi, le sort a beau nous les ravir, la meilleure partie de ceux que nous avons aimés demeure encore avec nous. Le temps passé nous appartient; et rien n'est en lieu plus sûr que ce qui a cessé d'être. L'espoir de l'avenir nous rend ingrats pour le bonheur présent ; comme si cet avenir, s'il se réalise pour nous, ne devait pas sur le champ devenir à son tour le passé. C'est assigner des limites bien étroites à la satisfaction qu'on peut tirer des choses, que d'en borner la jouissance au présent; l'avenir, comme le passé, nous procure le plaisir, l'un de l'attente, l'autre du souvenir; mais l'un est encore incertain, et peut ne pas se réaliser; l'autre ne peut pas ne point avoir été. Quelle est donc cette fureur de laisser échapper le plus certain? Savourons à loisir nos jouissances passées : pourvu que notre àme n'ait pas été un vase sans fond et qui les laissait échapper à mesure qu'il les recevait. Il y a des exemples sans nombre de gens qui, sans verser une larme, ont fait les obsèques d'un fils enlevé dans la fleur de la jeunesse; qui du bûcher se sont rendus au sénat, à leurs fonctions publiques, et se sont occupés sur-le-champ d'objets étrangers à leur douleur. Et ils avaient raison : d'abord, les lamentations sont inutiles, puisqu'elles ne changent rien aux événements. En second lieu, il y a de l'injustice à se plaindre d'un malheur, qui, pour n'être arrivé qu'à vous, n'en est pas moins réservé à tout le monde. Puis, il y a d'autant plus de folie à se plaindre que la distance est plus petite entre le défunt et celui qui le pleure ; et ici nous devons montrer d'autant plus de résignation, que nous suivons celui que nous venons de perdre. Considérez la vitesse de ce temps si rapide : songez combien est courte la carrière que nous parcourons avec tant de vitesse; embrassez du regard cet immense cortége du genre humain, ten- dant au même but, et qui n'est interrompu que par des espaces bien petits, quelque grands qu'ils paraissent : celui que tu tiens pour perdu, a seulement pris les devants. Quelle folie, que de pleurer celui qui est parti devant vous, quand vous avez à suivre le même chemin ! N'est-ce pas pleurer, après qu'il est arrivé, un événement qu'on savait inévitable ? Ou, si l'on n'a pas songé que cet homme devait mourir, on s'en est imposé à soi-même. Pleure-t-on un événement que l'on croyait ne pas voir arriver? Se plaindre qu'un homme soit mort, c'est se plaindre qu'il ait été homme. Tous les hommes sont liés par la même loi : ils ne naissent que pour mourir. Des intervalles nous séparent, le but nous réunit. L'espace qui se trouve entre le premier et le dernier jour, est incertain et variable : à considérer les peines de la vie, il est long même pour l'enfant; sa vitesse, il est court même pour le vieillard. Rien dans tout cet espace qui ne soit danger, illusion; la tempête n'est pas plus mobile : c'est une agitation universelle, une suite perpétuelle de changements, au gré de l'inconstante fortune; et dans une telle révolution de toutes les choses humaines, il n'y a rien d'assuré que la mort. Cependant tout le monde se plaint du seul événement qui ne trompe personne. "Mais il est mort enfant"! - Je ne vais pas jusqu'à dire que le plus heureux est celui qui est débarrassé de la vie : prenons un homme qui est parvenu à la vieillesse : de combien peu n'a-t-il point dépassé votre enfant? Représentez-vous l'abîme incommensurable du temps, embrassez l'éternité ; et cet espace que nous appelons une vie d'homme, comparons-le à l'immensité des temps, puis vous verrez combien est court cet espace que nous désirons, que nous voudrions pouvoir prolonger. Sur ce temps, combien de moments sont pris par les larmes, par les inquiétudes? combien par la mort tant de fois désirée avant qu'elle vienne ? combien par les maladies et par la crainte ? combien par les années de l'enfance, de l'ignorance et de l'inutilité? De ce même espace la moitié est consacrée au sommeil. Ajoutez les travaux, les désastres, les dangers; et vous reconnaîtrez que, même dans la plus longue vie, il est peu de temps employé à vivre. "Mais qui vous accordera que le plus heureux est de pouvoir arriver promptement au but, et d'achever sa route avant d'être fatigué"? La vie n'est ni un bien ni un mal; c'est l'occasion de l'un et de l'autre. Ainsi votre fils n'a rien perdu que la chance qui devait plutôt tourner contre lui que pour lui. Il pouvait devenir modeste et sage, il pouvait par vos soins se former à la vertu ; mais, et cette crainte était plus fondée, il pouvait devenir trop semblable à bien d'autres. Regardez ces jeunes hommes: des plus illustres maisons que le luxe a précipités dans l'arène ; voyez-en d'autres qui, doublement impudiques, sont tour à tour agents et acteurs dans des scènes de lubricité ; pour eux, aucun jour sans crapuleuse orgie, aucun jour sans quelque infâme débauche. N'est-il pas évident qu'il y avait pour vous plus à craindre qu'à espérer ? Vous ne devez donc pas vous créer des motifs d'affliction, ni, faute de résignation, aggraver de légers inconvénients. Je ne vous exhorte pas à faire effort et à relever votre courage : je n'ai pas de vous assez mauvaise opinion, pour croire que, contre une pareille disgrâce, il vous faille appeler le secours de toute votre vertu. Ce n'est pas là une blessure douloureuse, c'est une morsure légère, et vous en faites une blessure. En vérité la philosophie vous a merveilleusement profité, si, avec une âme aussi forte, vous regrettez un marmot moins connu jusqu'alors de son père que de sa nourrice ! Quoi! est-ce que je veux vous prêcher l'insensibilité, vous persuader de marcher tête levée au convoi même de votre enfant ; vous défendre même d'avoir le coeur serré ! A Dieu ne plaise ! Il y aurait de l'inhumanité, et non de la vertu, à voir les funérailles des siens du même oeil qu'on les voyait en vie, et à ne pas être ému au premier moment de la séparation. Mais supposons que je vous le défende? il est des manifestations de douleur tout à fait spontanées : il est des larmes qui échappent à ceux même qui s'efforcent de les retenir ; leur effusion soulage le coeur. Que voulez-vous enfin ? - Laissons-les tomber, mais ne les y forçons pas : qu'elles coulent autant que la douleur les fera sortir, mais non pas autant que l'exigera le désir d'imiter les autres. N'ajoutons rien à notre affliction, et ne l'exagérons pas par l'exemple d'autrui. L'ostentation de la douleur est plus exigeante que la douleur elle-même. Combien m'en citerez-vous qui sont tristes pour eux seuls? On gémit plus haut quand on est entendu; et des gens bien silencieux et bien calmes quand ils sont livrés à eux-mêmes, se répandent, dès qu'ils ont des témoins, en lamentations nouvelles. Alors on se frappe la tête, ce qu'on aurait pu faire bien plus à son aise, quand personne n'était là pour en empêcher : alors on appelle la mort, alors on se précipite hors de son lit. Le spectateur s'éloigne, adieu la douleur. En cela, comme en maintes autres choses, nous donnons dans ce travers qui consiste à se régler sur l'exemple du grand nombre ; on se conforme non pas au devoir, mais à l'usage. On s'éloigne de la nature, on se confond parmi la foule, qui n'est une bonne autorité pour rien, et qui sur ce point comme en toutes choses est remplie d'inconséquence. Voit-elle un homme ferme au milieu de son deuil : elle l'accuse de manquer de piété et de sensibilité: en voit-elle un autre se rouler à terre et embrasser le cadavre du défunt? C'est une femmelette, un être sans énergie. Il faut donc en toutes choses prendre pour mesure la raison. Il n'est pas de plus grande sottise que de chercher dans sa tristesse un sujet de réputation, et de se faire un mérite de ses larmes. Il est des larmes que le sage peut se permettre de répandre, il en est qui tombent d'elles-mêmes. Je vais en expliquer la différence. Dès que la première annonce de quelque mort affligeante vient nous frapper, ou lorsque nous tenons le corps qui de nos embrassements va passer dans les flammes et le bûcher, la force de nature nous arrache des larmes : la révolution que le choc de la douleur imprime à tout notre être, se manifeste également dans nos yeux où elle excite une compression qui provoque les pleurs : ce sont là les larmes qui s'échappent par une pression involontaire. Il en est d'autres auxquelles nous donnons cours, quand le souvenir de celui que nous avons perdu se présente à notre esprit : et cette tristesse n'est pas sans quelque douceur, quand nous nous rappelons leurs propos pleins d'agrément, la gaîté de leur entretien, leur tendre empressement à obliger : alors nos yeux répandent comme des larmes de joie. Nous nous complaisons à ces larmes : les autres sont plus fortes que nous. Il ne faut donc pas que la considération de ceux qui nous regardent ou qui nous entourent nous fasse verser ou retenir nos larmes : qu'elles s'arrêtent ou qu'elles coulent, elles sont également honteuses lorsqu'elles sont feintes. Qu'elles viennent d'elles-mêmes; elles peuvent venir aux hommes les plus calmes et les plus rassis. Souvent elles ont pu, sans faire tort à l'autorité d'un sage, couler de ses yeux; mais dans une telle mesure que la sensibilité se conciliait avec la convenance. On peut, je le répète, obéir à la nature sans déroger à sa dignité. J'ai vu des hommes dignes de respect assister aux funérailles de leurs enfants ; leur visage portait l'empreinte de leur tendre affliction, sans donner le spectacle d'une bruyante tristesse. En eux l'on ne voyait rien qui ne fût l'expression d'une douleur véritable. La douleur a aussi sa bienséance; le sage doit l'observer; et comme en toutes choses, il est dans les larmes un terme où l'on doit s'arrêter. Les hommes de peu de raison ont seuls des transports de joie et de douleur. Subissez donc la nécessité sans murmure. Que vous est-il arrivé d'incroyable, de nouveau? Pour le convoi de combien d'hommes ne fait-on pas prix en ce moment! n'achète-t-on pas le lit funèbre ! combien n'y aura-t-il pas de deuils après le tien! Toutes les fois que vous vous direz : Mon fils était encore enfant, pensez aussi qu'il était homme; c'est-à-dire un être à qui rien d'assuré n'a été promis, un être que la fortune ne conduit pas toujours à la vieillesse, mais qu'elle se réserve de congédier au point de sa carrière qu'elle juge convenable. Au reste, parlez souvent de lui, et donnez à sa mémoire tout autant de louanges que vous pourrez : son souvenir vous reviendra encore plus volontiers à l'esprit, s'il n'est pas accompagné de tristesse. Personne ne se plaît à la société d'un homme triste, à plus forte raison à la tristesse. Si vous avez pris plaisir à écouter ses propos et ses saillies enfantines, aimez à vous les rappeler: dites-vous hardiment qu'il aurait pu remplir toutes les espérances que rêvait votre prévention paternelle. Oublier les siens, ensevelir leur mémoire dans le même tombeau que leur cadavre, les pleurer sans mesure, pour ensuite s'en souvenir à peine, est d'un homme insensible. C'est ainsi que les oiseaux, que les bêtes sauvages aiment leurs petits : leur tendresse pour eux est violente, et pour ainsi dire furieuse, mais elle s'évanouit entièrement sitôt qu'elles les ont perdus. Une pareille conduite ne convient pas à un sage : qu'il conserve un long souvenir; mais qu'il cesse de pleurer. Je n'approuve en aucune manière ce que dit Métrodore, qu'il est une volupté, soeur de la tristesse; et qu'on doit s'y abandonner dans les moments d'affliction. Je vais citer les propres paroles de Métrodore, tirées de sa première Lettre à sa soeur: g-Estin g-gar g-tis {g-lupehs g-suggenehs} g-hehdoneh, g-hehn g-kunehgetein g-kata g-touton g-ton g-kairon. Je ne suis nullement embarrasé du jugement que vous en porterez. Qu'y a-t-il en effet de plus honteux, que de chercher du plaisir dans sa douleur; je dis plus, de convertir sa douleur en plaisir, et de demander même à ses larmes une source de jouissance? Ce sont pourtant là les philosophes qui nous reprochent une sévérité excessive, et nous accusent de prêcher l'insensibilité, parce que nous disons qu'il faut ou ne pas laisser pénétrer la douleur dans notre âme, ou l'en bannir au plus tôt. Qu'on me dise enfin quel est le plus incroyable et le plus inhumain, de ne point sentir de douleur en perdant un ami, ou de s'attacher à trouver du plaisir dans sa douleur même? Pour nous, ce que nous prescrivons est conforme à l'honnêteté : quand notre affliction aura donné cours à quelques larmes, et jeté, pour ainsi dire, sa première ébullition, il ne faut pas, disons-nous, livrer son àme à la douleur; et vous, vous dites que même à la tristesse il faut mêler le plaisir! C'est ainsi qu'avec des friandises nous consolons les enfants ; c'est ainsi qu'une nourrice apaise son nourrisson en faisant couler du lait dans sa bouche. Quoi! même dans le moment où votre fils est sur le bûcher, où votre ami rend le dernier soupir, vous voulez que le plaisir ne cesse pas pour vous, et que le deuil même vous procure une douce sensation. Lequel est le plus honnête, de bannir la douleur de l'âme, ou à la douleur même de mêler le plaisir? Que dis-je, l'y mêler? c'est le tirer de la douleur même. "Il est, dit-il, une volupté soeur de la tristesse". - Un tel mot, il nous est permis de le dire, mais non pas à vous. Vous ne connaissez qu'un seul bien, le plaisir; qu'un seul mal, la douleur. Quelle alliance possible entre le bien et le mal? Mais admettons-en la possibilité, la circonstance même viendrait l'exclure. Quoi, nous aurions le temps de scruter notre douleur elle-même pour y chercher quelque chose de doux et de voluptueux. Il est des remèdes salutaires à certaines parties du corps qui, appliqués à d'autres parties, deviendraient sales et inconvenants; et telle application qui pourrait être faite ailleurs, sans blesser la pudeur, devient déshonnête selon la place de la blessure. N'avez-vous pas honte de guérir votre affliction par la volupté? Il faut à une telle blessure un traitement plus sérieux. Dites plutôt qu'aucun sentiment de mal ne parvient à celui qui n'est plus : autrement il vivrait encore. Rien ne peut blesser celui qui n'est rien : s'il se sent blessé, il vit. De quoi le plaignez-vous ? de n'être plus, ou d'être encore? Or, il ne peut éprouver aucun tourment de n'être pas; y a-t-il sentiment pour qui n'est point? Ce n'est pas non plus pour lui un tourment d'exister, car il échappe au plus grand inconvénient de la mort, qui est de ne pas être. Disons-le aussi à celui qui pleure et regrette de voir son fils enlevé à l'entrée de la vie. Nous tous, à comparer la brièveté de la vie à l'immensité du temps, nous tous, jeunes et vieux, sommes au même point. Le peu qui nous revient sur la totalité des temps est moindre que l'on ne saurait dire, puisqu'une si petite portion en est au moins une partie ; le point où nous vivons, n'est presque rien, et cependant en fait une grande étendue. Je vous adresse ces réflexions : ce n'est pas que vous puissiez tirer profit d'un remède que je vous offre si tardivement: je n'ai pas oublié que je vous ai dit de vive voix tout ce que je vous marque dans cette lettre. Mon but est de vous punir de ce léger écart qui vous a fait sortir un moment de vous-même; de vous exhorter à vous armer à l'avenir de fermeté contre la fortune, et à prévoir ses coups, non comme possibles, mais comme inévitables. [16,100] C. JUGEMENT SUR LE PHILOSOPHE PAPIRIUS FABIANUS ET SUR SES ÉCRITS. J'ai lu, m'écrivez-vous, avec beaucoup d'empressement les livres de Papirius Fabianus "Sur les Devoirs civils", mais ils n'ont pas répondu à mon attente; en second lieu, oubliant qu'il s'agissait d'un philosophe, vous critiquez sa manière d'écrire. - Je vous accorde que vous ayez raison, et qu'il laisse aller son style, sans se donner la peine de le régler. D'abord cette manière d'écrire n'est pas sans agrément; et la marche facile d'une composition sans apprêt a des beautés qui lui sont propres; car selon moi il y a une grande différence entre un style coulant et un style diffus. Et ici même, dans ce que je vais dire, j'observe cette différence. Fabianus me paraît, dans son style, abondant mais non diffus : large et facile, sa diction coule sans désordre, mais non sans rapidité. Elle révèle et fait voir tout d'abord qu'elle n'est ni travaillée ni contournée. Mais, admettons que cela soit : c'est un livre de morale et non d'éloquence qu'il a composé; et c'est à l'âme, et non aux oreilles que s'adresse son livre. D'ailleurs, si vous l'aviez entendu lui-même, vous n'auriez pas eu le loisir de vous attacher à des détails de composition, vous auriez été entraîné par l'ensemble; et en effet une improvisation qui captive l'auditeur perd presque toujours de son charme à la lecture; mais c'est déjà beaucoup que d'avoir su nous captiver d'abord, quand même un examen plus réfléchi nous ferait trouver matière à la critique. Si vous me demandez mon avis, je trouve plus beau d'emporter les suffrages que de les mériter : oui, je le soutiens, cette méthode est la plus sûre; c'est la preuve d'une plus grande hardiesse, d'une plus grande confiance dans le succès. Un style trop travaillé, trop timide ne convient pas à un philosophe. Comment montrerait-il du courage et de la constance en présence du péril, s'il s'alarme pour des mots? Ce n'est pas de la négligence, mais de l'assurance, que Fabianus portait dans son style. Aussi n'y trouverez-vous rien de bas : ses expressions sont choisies, mais non recherchées et dénaturées selon le goût du siècle par l'abus des métaphores : celles qu'il emploie ne manquent point d'éclat, quoique empruntées au langage ordinaire. Vous y voyez de beaux et nobles sentiments, non sous la forme écourtée d'une sentence, mais sous une diction large. Vous y trouverez parfois peu de concision, peu d'entente de la composition, et rien qui rappelle l'élégance moderne: mais, à envisager l'ensemble, vous ne remarquerez rien de vide. Encore qu'on y puisse désirer et cette variété de marbres, et ces nombreux canaux qui y amènent partout les eaux, et la cellule du pauvre, et toutes ces recherches que le luxe, dans son dédain des simples ornements, se plaît à inventer, je dirai ici avec le vulgaire : C'est une maison bien construite. Ajoutez qu'en matière de style les goûts sont partagés. Quelques-uns l'aiment d'un poli à faire disparaître toute aspérité; d'autres le veulent d'une rudesse étudiée; le hasard leur offre une période pleine et arrondie, ils la brisent à dessein pour tromper l'attente du lecteur. Lisez Cicéron : son style offre un ton d'unité ; il est flexible, lent dans sa marche, et plein de douceur, sans manquer de force. Au contraire, la diction d'Asinius Pollion est rocailleuse, cahotée, et il coupe sa phrase au point où l'on s'y attend le moins. Enfin dans Cicéron les périodes se terminent : elles tombent dans Pollion, à l'exception d'un très petit nombre de phrases qui ont une marche fixe et une facture régulière. Chez Fabianus, dites-vous encore, tout me semble bas et sans élévation. Je ne lui trouve pas ce défaut. Ses expressions ne sont point basses, mais simples; elles procèdent d'un esprit modeste et bien ordonné ; son style est uni, et non pas ravalé. Vous ne trouverez chez lui ni cette vigueur de diction, ni ces traits brillants, ni ces antithèses de pensées que vous demandez; mais, malgré l'absence d'ornements, un ensemble irréprochable. Chez lui ce n'est pas le style, mais l'auteur qui a de la dignité. Citez-moi un écrivain que vous puissiez lui préférer. Vous me nommez Cicéron, dont les traités sur la philosophie sont presque aussi nombreux que ceux de Fabianus. Je serai de votre avis; mais vous conviendrez au moins que n'est pas un méprisable auteur, celui qui vient après l'écrivain par excellence. Vous me nommez Asinius Pollion à merveille encore; mais je répondrai : N'est-ce rien, en pareille matière, que de venir après les deux premiers? Citez encore Tite-Live : en effet, il a écrit des dialogues, qui n'ap- partiennent pas moins au genre philosophique qu'au genre historique, et des livres exclusivement consacrés à la philosophie. Je le laisserai encore passer devant Fabianus : mais considérez, je vous prie, à combien d'écrivains est supérieur celui qui n'en voit que trois au-dessus de lui, et trois des plus éloquents. Mais il n'a pas tous les genres de mérite : son style manque de force, quoiqu'il ne soit pas sans élévation; de cette vivacité qui entraîne, bien qu'il soit coulant; de clarté, bien qu'il soit pur. Vous souhaiteriez, dites-vous, que Fabianus parlât contre les vices avec âpreté, contre les dangers avec courage, contre la fortune avec un dédain superbe; avec mépris, contre l'ambition. Vous voulez qu'il gourmande le luxe, qu'il stigmatise la débauche, qu'il réprime la colère; qu'il ait tout à la fois la véhémence de l'orateur, la grandeur du poète tragique, la familiarité du poète comique. Voulez-vous donc qu'il s'amuse à ce qu'il y a de moins important, c'est-à-dire à des mots? Il s'est attaché à ce qu'il y a de véritablement grand; et sans qu'il y pense, l'éloquence le suit comme son ombre. Sans doute tout ce qu'il écrit ne sera ni parfaitement achevé, ni rigoureusement suivi; et, je l'avoue, chaque mot ne viendra pas stimuler l'attention ou porter coup; et parfois sa période oiseuse manquera le but. Mais dans l'ensemble vous trouverez un faisceau de lumières, et vous aurez sans ennui parcouru de grands espaces. Enfin il aura surtout le mérite de vous prouver clairement qu'il sentait ce qu'il a écrit. Vous apercevrez que son but a été de vous faire connaître ce qui lui plait, mais non de vous plaire. Tout chez lui tend à perfectionner, à améliorer l'âme : il ne vise pas aux applaudissements. Tel est, je n'en doute point, le caractère de ses écrits : bien que j'en parle plus d'après un vieux souvenir que d'après une impression récente ; il m'en reste plutôt un aperçu que cette idée nette qui résulte de l'effet du moment; c'est une vue générale, telle qu'on en peut avoir des choses qu'on a sues il y a longtemps. C'était au moins le jugement que j'en portais en l'entendant réciter. Son style ne me paraissait pas lourd, mais plein, capable d'exalter l'âme d'une jeunesse née pour la vertu, et de lui inspirer la noble émulation de l'imiter, sans lui ôter l'espoir de le surpasser. De toutes les exhortations, c'est celle qui me paraît la plus efficace; car c'est rebuter les gens que de faire naître chez eux l'émulation, sans leur laisser l'espérance de réussir. Au reste, son style avait de l'abondance; et sans rien offrir de remarquable dans ses détails, il me paraissait dans l'ensemble plein de grandeur.