[10,0] LIVRE X. [10, 81] LXXXI. DEVONS-NOUS DE LA RECONNAISSANCE A CELUI QUI, APRÈS NOUS AVOIR FAIT DU BIEN, NOUS FAIT DU MAL? Vous vous plaignez d'avoir rencontré un ingrat. Si c'est le premier, remerciez-en la fortune ou votre prudence. Pourtant, en pareil cas, la prudence ne sert qu'à rendre parcimonieux; car, pour échapper à l'ingratitude, vous cesserez d'être bienfaisant: ainsi, de peur qu'un bienfait ne périsse entre les mains d'autrui, vous le laisserez périr entre les vôtres. Renoncez à en recueillir le fruit plutôt qu'à la bienfaisance : on ne laisse pas de semer à la suite d'une mauvaise récolte. Souvent les longues pertes causées par la stérilité d'un sol ingrat sont réparées par une année. d'abondance. La découverte d'un homme reconnaissant vaut bien qu'on coure parfois les chances de l'ingratitude. Personne n'a la main assez sûre dans la distribution de ses bienfaits, pour ne pas être souvent trompé : consentons à nous tromper pour rencontrer quelquefois juste. On retourne à la mer après un naufrage; les avanies ne font pas déserter la place aux usuriers. La vie languirait dans une inertie continuelle, s'il fallait abandonner tout ce qui présente des obstacles. Mais voici une considération qui vous fera revenir à des sentiments plus généreux : pour venir à bout d'une chose incertaine, il faut la tenter à maintes reprises. Mais j'en ai dit assez long sur ce sujet dans mon Traité des Bienfaits ; il me semble plus à propos d'examiner une question que je ne crois pas avoir suffisamment développée, à savoir : si un homme qui nous a rendu service, et qui ensuite nous a fait du mal, a effacé la première action par l'autre, et nous a rendus quittes envers lui? Admettez même, si vous voulez, qu'il nous ait fait plus de mal qu'il ne nous avait fait de bien. Si vous en appelez à l'opinion consciencieuse d'un juge rigide, il compensera l'un par l'autre, et vous dira : «Bien que le mal l'emporte, les services reçus doivent vous en faire oublier l'excès. Le tort a été plus grand, mais le service a été le premier : il faut donc tenir compte même du temps. » C'est une chose trop évidente de soi, pour que j'aie besoin de vous la recommander : qu'il faut examiner si le bienfait a été spontané, et l'injure involontaire : car c'est toujours par l'intention qu'on doit juger les bienfaits et les injures. Je ne voulais pas faire le bien; mais la honte, l'importunité , ou le calcul, m'ont vaincu, ont triomphé de ma résistance. Les sentiments de celui qui donne doivent régler la disposition d'esprit de celui qui reçoit; ce n'est pas l'importance du bienfait, c'est l'intention qu'il faut peser. Mais trêve de conjectures. Il y a eu d'abord un bienfait, puis ce bienfait a été surpassé en valeur par une injure,. L'homme de bien fait son calcul de manière à s'abuser lui-même : il ajoute au bienfait et retranche à l'offense; mais un juge moins rigoureux, comme je préférerais l'être, se fera un devoir d'oublier l'injure pour ne se souvenir que du service. - Pourtant, objectera-t-on, il est conforme à la justice de rendre à chacun ce qui lui est dû; de payer un bienfait par la reconnaissance, une offense par le talion, ou tout au moins par le ressentiment. - Cela ne peut être vrai que si l'offense est venue d'une per- sonne, et le bienfait d'une autre personne; car si nous avons affaire à la même personne, le bienfait doit effacer l'offense. Quand même notre offenseur ne nous aurait pas obligés antérieurement, il eût fallu lui pardonner; on doit donc plus que le pardon à celui qui nous a nui après nous avoir fait du bien. Ce n'est pas, du reste, que j'attache le même prix à l'une et à l'autre action : il va sans dire que j'estime le bienfait plus que l'offense. Tout le monde ne sait pas être reconnaissant d'un bienfait : il peut arriver qu'un fou, qu'un homme grossier, ou sorti de la foule, éprouve, sous l'influence récente du bienfait, une gratitude passagère; mais il ignore jusqu'à quel point il est redevable : il est donné au sage seul de savoir apprécier chaque chose à sa juste valeur. Car le fou dont je parlais tout à l'heure, quelque bonne intention qu'il ait, ou rend moins qu'il ne doit, ou ne rend pas à propos : le bienfait qu'il devrait vous rapporter, il le jette à l'aventure et sans convenance. Il y a des mots merveilleusement propres pour exprimer certaines choses : notre vieux langage avait pris à tâche d'en faire comme autant de symboles efficaces qui instruisissent l'homme de ses devoirs. Ainsi nous disons : "Ille illi gratiam retulit", «un tel a rapporté son bienfait à un tel. » "Referre" veut dire apporter de soi-même ce qu'on doit. Nous ne disons pas "gratiam reddidit", « il a rendu le bienfait, » car nous rendons les choses, ou parce qu'on nous les a redemandées, ou malgré nous, ou à notre volonté, ou par les mains d'un autre. Nous ne disons pas non plus "reposuit beneficium", « il a remis le bienfait qu'il a reçu, » ni "soluit", « il l'a acquitté : » nous n'avons point voulu de mot qui indique une dette. Le mot "referre" veut dire rapporter à celui qui a donné : il exprime un acte volontaire; celui qui a rapporté s'est sommé lui-même. Le sage pèsera au dedans de lui-même toutes les circonstances d'un bienfait : le temps, le lieu, le mérite de la personne dont il l'a reçu et la façon dont on l'a offert. Voilà pourquoi nous prétendons qu'il n'y a que le sage qui sache "referre gratiam", reconnaître le bienfait. Lui seul aussi sait distribuer ses bienfaits, mais il n'est sage qu'autant qu'il est plus aise de donner qu'un autre de recevoir. Il me semble entendre quelqu'un dire que cette proposition est du nombre de ces assertions hasardées que les Grecs ont appelées "paradoxes", puis ajouter : « Personne que le sage ne sait donc reconnaître un bienfait? Il n'y a donc que lui qui sache restituer à un créancier ce qu'il lui doit? Il n'y a donc que lui qui, lorsqu'il achète un objet, en sache payer le prix au marchand? » - Or, pour qu'on ne nous querelle point, sachez qu'Épicure soutient la même chose : du moins, Métrodore dit: « que le sage seul sait reconnaître un bienfait. » Puis il s'étonne que nous disions : « Le sage seul sait aimer, le sage seul mérite le nom d'ami. » Pourtant la reconnaissance est un acte d'amour et d'amitié; il y a mieux, elle est plus ordinaire, et s'adresse à plus de monde que l'amitié véritable. Il s'étonne encore de nous entendre dire « que la probité n'existe que chez le sage,» comme s'il ne le confessait pas lui-même. La probité est-elle possible chez l'homme qui ne sait pas reconnaître un bienfait? Qu'on cesse donc de nous décrier comme si nous mettions en avant des maximes incroyables; et qu'on sache que le sage possède l'honnêteté même, tandis que le vulgaire n'en a que l'image et l'apparence. Il n'y a que le sage qui sache reconnaître un bienfait: cela n'empêche pas que l'insensé ne puisse le reconnaître d'une façon telle quelle, et du mieux qu'il peut; le discernement lui manquera plutôt que la volonté, car on n'a pas besoin d'apprendre à vouloir. Mais le sage rapprochera toutes les circonstances du bienfait; car, bien que ce soit toujours une même chose, il a plus ou moins d'importance selon le temps, le lieu et la cause. Souvent des trésors versés à pleines mains n'ont pas fait autant de bien que mille deniers donnés à propos. Il y a une grande différence, en effet, entre donner et secourir, entre sauver un homme par ses libéralités ou lui procurer l'aisance. Souvent la chose donnée est modique, mais la suite en est importante. Quelle différence ne trouverez-vous pas encore entre l'homme qui a puisé dans son coffre pour vous donner, et celui qui a reçu un bienfait pour vous en faire part! Mais pour ne pas retomber dans des détails que nous avons suffisamment approfondis, l'homme de bien, dans cette comparaison du bienfait et de l'injure, portera sans doute le jugement le plus conforme à l'équité; toutefois il sera plus favorable au bienfait, c'est de ce côté qu'il inclinera. La considération de la personne influe encore beaucoup dans les affaires de cette nature. Vous m'avez obligé dans la personne de mon esclave, mais vous m'avez outragé dans celle de mon père; vous avez sauvé mon fils, mais vous avez fait périr mon père. Viennent ensuite les autres considérations qui sont les éléments de toute comparaison : si la différence est peu sensible, on n'en tiendra pas compte; fût-elle même considérable, on pardonnera, si on peut le faire sans blesser le devoir et l'honneur, c'est-à-dire dans le cas où l'offense serait tout à fait personnelle. En résumé, l'homme de bien se montrera facile dans cette compensation; il consentira même à ce qu'on lui compte plus qu'il ne doit. C'est malgré lui qu'il balancera le bienfait par l'offense; il aura plus de penchant à se trouver redevable et à s'acquitter. On est dans l'erreur, quand on trouve plus de plaisir à recevoir un bienfait qu'à le rendre. S'il est plus agréable de rembourser que d'emprunter, ne doit-on pas également éprouver plus de plaisir à se décharger de la dette d'un bienfait reçu qu'à la contracter? Car, c'est encore une erreur des ingrats, de payer à leur créancier quelque chose au delà du principal, et de croire que l'usage des bienfaits doive être gratuit. Au contraire, le temps augmente la valeur des bienfaits, et on doit les payer d'autant plus chèrement qu'on les paie plus tard. C'est l'action d'un ingrat de ne pas rendre un bienfait avec usure. Aussi faut-il avoir égard à cette dernière circonstance, quand on fait le compte de ce qu'on a reçu et de ce qu'on doit payer. Il faut prendre soin de nous montrer reconnaissants le plus possible : on ne peut qu'y gagner; car la justice ne profite pas seulement aux autres, comme on le croit vulgairement; la meilleure partie du bien qu'elle fait lui revient à elle-même. On ne rend pas service à un autre, qu'on ne se rende service à soi-même. Je ne veux pas dire par là que celui que vous aurez aidé vous aidera, que celui que vous aurez protégé vous défendra, que le bon exemple revient, après un circuit, au point d'où il est parti, tout ainsi que les mauvais exemples retombent sur leurs auteurs, et qu'on n'a point de pitié pour les gens qui sont, à leur tour, victimes de torts semblables à ceux qu'ils ont eus envers les autres. Ce que je veux établir, c'est que toutes les vertus portent leur récompense en elles-mêmes. On ne les pratique point par intérêt; la récompense d'une bonne action, c'est de l'avoir faite. Si je suis reconnaissant, ce n'est pas pour que mon bienfaiteur, encouragé par une première épreuve, m'oblige avec plus de plaisir une autre fois, mais pour faire une chose qui m'est agréable en même temps qu'elle est honorable. Si je suis reconnaissant, ce n'est pas parce que j'y trouve du profit, mais parce j'y prends plaisir; et, pour vous convaincre de ce que j'avance, si je ne pouvais prouver ma reconnaissance qu'en paraissant ingrat, si je ne pouvais payer un bienfait que par une injure apparente, je ne balancerais pas à marcher vers ce but honorable par le chemin de la mauvaise renommée. Personne, à mes yeux, ne fait plus de cas de la vertu, personne ne lui est plus dévoué que celui qui compromet sa réputation d'homme dé bien, pour ne pas compromettre sa conscience. Vous serez donc reconnaissant, comme je vous le disais, plutôt pour votre bien que pour celui des autres. C'est une chose ordinaire, et qui se voit tous les jours, de recouvrer ce qu'on avait donné; mais c'est une action honorable pour vous, et qui annonce une âme heureusement douée, que d'avoir été reconnaissant. Car si la méchanceté rend les hommes malheureux; si la vertu fait leur bonheur, et si c'est une vertu d'être reconnaissant, vous avez rendu une chose fort commune pour en acquérir une inestimable, je veux dire la conscience d'avoir été reconnaissant, plaisir qui n'appartient qu'à une âme divine et privilégiée. Des sentiments contraires sont une cause de malheur. Quiconque est ingrat sera malheureux; je dis plus, il l'est dès l'instant même. Évitons donc d'être ingrats, et cela pour nous-mêmes, si ce n'est pour les autres. Ce n'est que la partie la plus petite et la plus légère de la méchanceté qui rejaillit sur les autres ; ce qu'elle a de pis, et pour ainsi dire de plus compacte, reste à la source et pèse sur son auteur. A ce sujet, notre cher Attale avait coutume de dire : « La méchanceté boit elle-même la plus grande partie de son venin. » Le venin avec lequel le serpent fait tant de mal aux autres, sans qu'il en ressente lui-même, est bien différent de celui dont nous parlons : ce dernier est terrible surtout pour ceux qui le portent. L'ingrat se tourmente et se ronge lui-même; il hait les bienfaits qu'il a reçus, parce qu'il faut les rendre; il les rabaisse continuellement, tandis qu'il augmente et exagère les torts. Or, est-il un homme plus malheureux que celui qui oublie les services et ne se rappelle que les injures? La sagesse, au contraire, embellit tous les bienfaits reçus, les relève à ses propres yeux, et se plait à les rappeler sans cesse. Les méchants n'ont qu'un moment de plaisir, et il est bien court : celui où ils reçoivent le bienfait ; mais pour le sage, ce même bienfait est un sujet de joie durable et sans fin. Ce n'est pas de le recevoir, mais de l'avoir recu, qu'il est heureux, et de là vient la continuité, la perpétuité de son bonheur. Il ne fait pas attention aux offenses, non par insouciance et par oubli, mais parce qu'il le veut ainsi. Il ne met pas toutes les choses au pis, et ne cherche pas à qui s'en prendre de ses malheurs; il aime mieux imputer à la fortune les torts que les hommes ont envers lui. Il ne calomnie ni les discours ni les visages; toutes les contrariétés qu'il éprouve, il les interprète de manière à les adoucir; il ne préfère pas le souvenir d'une offense à celui d'un bienfait. Autant que possible, il garde la première et la meilleure impression; il ne change de sentiments à l'égard de ceux qui lui ont rendu service, qu'après des outrages réitérés et d'une irrécusable évidence : encore son changement se réduit-il à être après l'injure; si grande qu'elle soit, ce qu'il était avant le bienfait. En effet, quand l'injure est seulement égale au bienfait, il lui reste encore quelque bienveillance dans l'âme. Un accusé est absous, quand il y a égalité de voix, et, dans les cas douteux, l'humanité incline toujours pour la douceur; de même le sage, si les services et les torts sont égaux, pourra bien cesser de devoir, mais ne cessera pas de vouloir être redevable; il fera comme ceux qui paient après l'abolition des dettes. Il est impossible d'être reconnaissant, si l'on ne méprise les objets dont le vulgaire raffole. Si vous voulez rendre un bienfait, il faut savoir au besoin aller en exil, répandre votre sang, vous résigner à la pauvreté, souvent même exposer votre innocence flétrie aux rumeurs les plus infamantes. L'homme reconnaissant ne se regarde pas facilement comme quitte. Le bienfait est pour nous au-dessus de tout le reste, quand nous le sollicitons; il n'est plus rien pour nous, quand nous l'avons obtenu. Voulez-vous savoir ce qui nous fai oublier les bienfaits? C'est l'avidité d'en recevoir de nouveaux. Ce qui nous occupe alors, ce n'est point ce que nous avons obtenu, mais ce que nous espérons obtenir encore. Nous sommes détournés du devoir par les richesses, les honneurs, la puissance, enfin, par tous les avantages qui ont du prix à nos yeux, mais qui, en eux-mêmes, n'ont aucune valeur. Nous ne savons pas apprécier des choses pour lesquelles il faudrait consulter la nature plutôt que l'opinion des hommes. Tous ces objets n'ont rien de merveilleux, et qui soit fait pour captiver nos âmes, si ce n'est l'habitude où nous sommes de les admirer. Ce n'est point parce qu'ils sont désirables qu'on les estime, mais on les désire parce qu'ils sont estimés; et comme l'erreur des particuliers a fait autrefois l'erreur générale, aujourd'hui l'erreur générale fait celle des particuliers. Mais si nous nous en rapportons au peuple sur tout le reste, partageons donc aussi la croyance où il est, qu'il n'y a rien de plus honorable que la reconnaissance. Pas de ville, pas de pays, si barbare qu'il soit, qui ne vous crie cette vérité; les bons et les méchants seront d'accord sur ce point. Vous trouverez des gens qui loueront la volupté ; d'autres qui préféreront le travail : il en est qui regarderont la douleur comme le plus grand des maux; d'autres ne l'appelleront même pas un mal. Celui-ci considérera les richesses comme le premier de tous les biens; celui-là vous dira qu'elles ont été inventées pour la perte du genre humain, et que le plus riche des hommes est celui à qui la fortune n'a rien à donner. Mais, au milieu de cette diversité de jugements, tout le monde vous répétera ce qui se dit partout : qu'on doit être reconnaissant des services rendus. La foule, partagée sur tout le reste, sera d'accord sur ce point; et pourtant nous rendons le mal pour le bien. C'est souvent aussi une cause d'ingratitude que de ne pouvoir se montrer assez reconnaissant. La démence en est même venue à ce point, qu'il y a le plus grand danger à obliger certaines gens : dans la persuasion où ils sont qu'il est honteux de ne pas rendre, ils voudraient que ceux à qui ils ont à rendre ne fussent plus de ce monde. Gardez pour vous ce que vous avez reçu; je ne vous demande rien, je n'exige rien en échange; seulement ne me punissez pas du bien que je vous ai fait. Il n'y a pas de haine plus terrible que celle que produit la honte d'un bienfait méconnu. [3,82] LXXXII. L'AUTEUR S'ÉLÈVE A LA FOIS CONTRE LA MOLLESSE ET CONTRE LES SUBTILITÉS DES DIALECTICIENS. Je ne suis plus inquiet de vous. - Mais quel dieu s'est fait mon garant? me demandez-vous. - Celui qui ne trompe jamais : un esprit ami de la droiture et de la vertu. La meilleure partie de vous-même est en sûreté. La fortune peut vous faire tort; mais l'important, c'est que vous ne sauriez plus vous en faire. Continuez comme vous avez commencé; maintenez-vous dans vos habitudes de vie paisible, mais sans mollesse. J'aime mieux être mal que d'être mollement. Prenez le mot mal au sens que le peuple a coutume de lui donner; il veut dire durement, incommodément, péniblement. Pour louer le genre d'existence de certaines gens à qui l'on porte envie, on dit d'ordinaire : Il vit mollement, pour dire : Il ne vaut rien. L'âme s'amollit insensiblement, et prend le pli de l'oisiveté et de la paresse dans laquelle elle s'est endormie. Vraiment, une existence rude n'est-elle pas plus avantageuse à l'homme? Outre que les délicats craignent la mort dont leur vie est devenue l'image. Comme s'il y avait une grande différence entre l'inaction et le tombeau! - Mais, direz-vous, ne vaut-il pas mieux languir ainsi, que de se laisser emporter dans le tourbillon des affaires? - L'engourdissement et la contention offrent un égal danger. Qu'un cadavre soit embaumé ou trainé aux Gémonies, c'est toujours un cadavre. Le repos sans les lettres est une espèce de mort qui met un homme tout vivant au tombeau. A quoi sert d'ailleurs la retraite? Les causes de nos inquiétudes ne nous poursuivent-elles pas au delà des mers? Est-il un lieu dérobé où ne pénètre pas la crainte de la mort? Est-il un refuge assez fortifié, placé assez haut, pour que la douleur n'y vienne pas jeter l'épouvante? Où que vous vous cachiez, les misères humaines vous menaceront. Au dehors, nous sommes obsédés par des ennemis qui cherchent à nous surprendre ou à nous tourmenter; au dedans, par les passions qui fermentent au milieu même de la solitude. Il faut donc nous faire un rempart de la philosophie; c'est un mur impénétrable, que la fortune, avec toutes ses machines, ne peut emporter. Elle s'est placée dans un lieu imprenable, l'âme qui a renoncé aux objets extérieurs et qui s'est fait une citadelle en elle-même : toute espèce de trait est sans force contre elle. La fortune n'a pas les bras aussi longs qu'on le pense; elle ne saisit que ceux qui s'attachent à elle. Éloignons-nous d'elle autant que nous le pourrons; mais on n'y réussit que par la connaissance de soi-même et de la nature. Il faut savoir où l'on ira, et d'oit l'on vient; en quoi consistent le bien et le mal; ce qu'on doit fuir et ce qu'on doit rechercher; quel est le moyen de distinguer ce qu'on doit éviter de ce qu'on doit désirer; comment il faut adoucir la furie des passions, et réprimer les cruels tourments de la crainte. Il est des gens qui se figurent qu'ils viendront à bout de tout cela sans le secours de la philosophie; mais le moindre malheur vient-il troubler leur tranquillité, il leur arrache l'aveu tardif de leur faiblesse : leurs grands mots s'évanouissent, quand le bourreau leur demande leur main, quand la mort se présente à eux face à face. On pourrait dire à un de ces fanfarons : Tu bravais bien à ton aise les maux absents. La voilà, cette douleur que tu disais si facile à supporter ! La voilà, cette mort dont tu parlais avec tant de mépris! Le fouet résonne, le glaive a brillé : « C'est maintenant, Énée, qu'il faut du courage; c'est maintenant qu'il faut un cœur ferme! » Cette fermeté, elle s'acquiert à force de méditation, en exerçant son âme bien plus que sa langue; elle s'acquiert en se préparant à la mort. Ne croyez pas que ces vaines futilités, par lesquelles on prouve que la mort n'est point un mal, vous puissent rendre plus résolu. Qu'il me soit permis à ce sujet, mon excellent Lucilius, de rire des inepties de la Grèce dont je ne me suis pas encore entièrement détaché, quoique j'en sente le ridicule. Voici le raisonnement qu'emploie Zénon, notre oracle : « Il n'est pas de maux glorieux ; la mort est glorieuse ; donc la mort n'est pas un mal. » Me voilà bien avancé! Plus de crainte désormais; après un si beau raisonnement, je n'hésiterai plus à tendre le cou. Ne me parlerez-vous pas plus sérieusement? Cherchez-vous à faire rire un pauvre mourant? Je serais, sur ma foi, bien embarrassé de vous dire s'il y a eu plus de folie à se flatter d'ôter la crainte de la mort par ce syllogisme, ou à essayer de le réfuter, comme s'il en valait la peine. Car Zénon a répondu lui-même à cet argument par un argument contraire, tiré de ce que nous mettons la mort au nombre des choses indifférentes, g-adiaphora, comme disent les Grecs. « Une chose indifférente ne peut être glorieuse, a-t-il dit; la mort est glorieuse : donc elle n'est pas indifférente. » Vous voyez où tend ceci. La mort n'est pas glorieuse, mais il est glorieux de mourir courageusement; et lorsque notre philosophe dit : « Une chose indifférente ne peut être glorieuse, » j'accorde cette proposition, mais à condition d'ajouter qu'on ne peut acquérir de la gloire que par des choses indifférentes. Or, j'appelle indifférentes des choses qui ne sont ni bonnes ni mauvaises, comme la maladie, la douleur, la pauvreté, l'exil, la mort. Aucune de ces choses n'est glorieuse, mais pourtant il n'y a pas de gloire sans elles. En effet, ce n'est pas la pauvreté qu'on loue, mais celui qu'elle n'abat point, qu'elle ne fait point plier; on ne loue pas l'exil, mais celui qui ne s'en est point affligé; on ne loue pas la douleur, mais celui quelle n'a point vaincu; on n'a jamais loué la mort, mais celui à qui elle a ravi son àme avant de l'avoir troublée. Aucune de ces choses n'est honnête ou glorieuse en elle-même; mais elles le deviennent, si la vertu vient à se mettre en rapport, en contact avec elles ; elles sont en lieu mitoyen : il dépend du vice ou de la vertu de les tirer d'un côté on de l'autre. La mort, si glorieuse pour Caton, devient pour Brutus honteuse et déshonorante. Je parle de ce Brutus qui, cherchant à gagner du temps au moment de mourir, se retira à l'écart sous prétexte d'un sale besoin, et qui, rappelé pour subir la mort et sommé de tendre le cou, répondit: "Que ne puis-je vivre aussi aisément que je le tendrai !" Quelle folie de vouloir fuir, quand on ne peut rétrograder ! Que ne puis-je, a-t-il dit, vivre aussi aisément que je le tendrai!!! peu s'en fallut qu'il n'ajoutât : "Vivre même sous Antoine !" Oh ! l'homme vraiment digne d'être livré à la vie! Vous voyez donc, comme j'ai commencé par vous le dire, que la mort n'est en soi ni bonne ni mauvaise : Caton en a tiré un parti honorable, Brutus un parti honteux. Les choses qui n'ont nulle beauté deviennent belles, si la vertu s'y joint. Nous disons une chambre claire; cependant elle est obscure pendant la nuit; c'est que le jour lui donne sa clarté, et la nuit la lui ôte. De même, ces choses que nous appelons indifférentes et neutres, telles que la richesse, la force, la beauté, les honneurs, la puissance; et leurs contraires, c'est-à-dire la mort, l'exil, la mauvaise santé, les souffrances, et d'autres disgrâces que nous craignons plus ou moins, toutes ces choses prennent le nom de bonnes ou de mauvaises, selon qu'elles ont affaire au vice ou à la vertu. Une masse de fer n'est par elle-même ni chaude ni froide : qu'on la jette dans la fournaise, elle s'échauffe; plongée dans l'eau, elle se refroidit. La mort est honorable, quand elle se trouve en rapport avec ce qui est honorable, c'est-à-dire la vertu, et une àme détachée des objets extérieurs. Il y a pourtant, mon cher Lucilius, de grandes différences, même entre les objets que nous appelons neutres : ainsi il n'est pas indifférent au même degré, de mourir et d'avoir des cheveux coupés également ou non; la mort est de ces choses qui, sans être des maux réels, ont pourtant l'apparence du mal. L'amour de soi, l'instinct de conservation et de durée, l'horreur de la dissolution sont naturels à l'homme, parce que la mort semble nous ravir une foule de biens, et nous priver de nos commodités habituelles. Une autre raison qui nous donne de l'éloignement pour la mort, c'est que nous connaissons le monde où nous sommes, tandis que nous ignorons celui où nous devons passer, et que nous avons peur de tout ce qui est inconnu. Ajoutez l'effroi des ténèbres dans lesquelles on suppose que la mort doit nous plonger. Ainsi, quelque indifférente qu'elle soit, la mort n'est point du nombre des choses dont on puisse ne pas se soucier; il faut que l'âme se soit endurcie par un long exercice, pour en soutenir la vue et les approches. On devrait mépriser davantage la mort; nous nous en rapportons trop à ce qu'on en a dit, et trop de beaux esprits ont pris à tâche d'en augmenter l'horreur, en faisant d'affreuses peintures de ces prisons souterraines, de ces régions couvertes d'une éternelle nuit, où le portier de l'enfer, « Couché dans son antre sur un amas d'os à demi rongés, effraie les ombres éperdues par ses aboiements éternels. » Mais quand vous en serez venu à prouver que toutes ces descriptions sont autant de fables, et que les morts n'ont réellement plus rien à craindre, une autre crainte surgira : on a autant de peur de n'être nulle part, que d'être dans les enfers. Avec toutes ces préventions qu'a enracinées en nous une longue croyance, n'est-ce pas un acte des plus glorieux, un des plus grands efforts de l'âme humaine, que de souffrir la mort avec courage? L'homme ne pourra jamais s'élever à la vertu, tant qu'il regardera la mort comme un mal; il s'y élèvera, quand il la considérera comme indifférente. Notre nature ne se porte pas de grand coeur vers ce qui lui paraît un mal; elle ne s'en approche que lentement et à regret : or, une action faite à contre-coeur ne peut être glorieuse, puisque la vertu n'agit jamais par contrainte. Ajoutez qu'il n'y a point d'action honnête, si l'âme ne s'y est livrée et adonnée tout entière, si quelqu'une de ses facultés y a répugné. Celui qui s'expose à un mal y est déterminé soit par la crainte d'un plus grand mal ; soit par l'espoir d'un état meilleur, qu'il juge assez important pour endurer patiemment la souffrance qui en est la condition; les jugements de cet homme sont alors peu d'accord : il voit, d'un côté, des motifs qui le poussent à accomplir son dessein; il en voit, de l'autre, qui le détournent et l'éloignent d'une démarche incertaine et périlleuse: il reste donc en suspens, et dès lors plus de gloire possible. La vertu, en effet, commence et achève d'un même accord ce qu'elle a une fois résolu; elle n'a pas peur de ce qu'elle fait. « Loin de céder à ces maux, ne marchez qu'avec plus de fermeté dans la route que votre sort vous permet de suivre. » Vous ne marcherez pas avec fermeté, si vous croyez que ce soient des maux en effet. Bannissons cette idée de notre esprit; sans quoi le soupçon arrêtera notre essor, et il faudra que nous soyons poussés là où nous aurions dû courir. Les stoïciens regardent généralement comme vrai l'argument de Zénon, et comme faux et captieux celui qu'on lui oppose. A Dieu ne plaise que je soumette la question aux règles de la dialectique, et que je m'engage dans les sinuosités de cet art insipide! On devrait, une fois pour toutes, proscrire ce procédé perfide, à l'aide duquel on embrouille son antagoniste, en l'amenant à des aveux qui lui font répondre tout autre chose que ce qu'il pense. Il faut procéder avec plus de simplicité dans la recherche du. vrai, et avec plus d'énergie contre la crainte. Si je voulais résoudre et éclaircir les difficultés entassées par nos adversaires, ce serait plutôt pour persuader que pour en imposer. Comment un général près de marcher au combat, exhortera-t-il des soldats qui vont mourir pour leurs femmes et leurs enfants? Je vous mets en présence des Fabius, faisant d'une guerre nationale une guerre de famille; ou bien des Spartiates engagés dans les gorges des Thermopyles, sans espérance de vaincre ni de pouvoir échapper, sans autre perspective qu'une mort assurée. Comment les exhorterez-vous à s'immoler pour le salut de leur pays, à défendre leur poste au péril de leur vie? Leur direz-vous: «Un mal n'est pas glorieux; la mort est glorieuse ; donc la mort n'est pas un mal. » Voilà vraiment un discours bien efficace ! Quel homme, après cela, hésitera à se précipiter sur les épées ennemies et à mourir sur la place ? Au contraire, quelle énergie dans les paroles de Léonidas! «Camarades, dînez comme des gens qui doivent souper aux enfers! » Les morceaux ne leur restèrent pas dans la bouche, ne s'arrêtèrent point au passage, ne leur tombèrent pas des mains : le dîner et le souper furent acceptés avec un égal empressement. Et ce général romain, qui envoyait ses soldats à travers une armée ennemie pour s'emparer d'une position, comment leur parlait-il? « Il faut aller là, camarades, mais il n'est pas nécessaire d'en revenir. » Vous voyez combien le courage est simple, et quel est son empire. Mais vos sophismes, à quel homme donneront-ils de l'énergie, de l'enthousiasme? Ils paralysent l'âme, qui n'a jamais moins besoin d'être comprimée, d'être mise à l'étroit et à la gêne, que lorsqu'il s'agit de quelque grand effort. Ce n'est pas à trois cents guerriers seulement, c'est à tous les mortels qu'il faut ôter la crainte de la mort. Comment leur apprendrez-vous qu'elle n'est point un mal? comment déracinerez-vous des opinions anciennes comme le monde, et dont nous fûmes imbus dès l'enfance? quel expédient imaginerez-vous? Comment parlerez-vous à la faiblesse humaine? Que lui direz-vous, pour qu'elle s'élance avec ardeur au milieu des périls? Cette unanimité de crainte, cette résistance universelle du genre humain, par quelle harangue, par quel effort de génie en triompherez-vous? Je vous vois d'ici assembler des paroles captieuses, lier de misérables syllogismes. Il faut des armes puissantes pour frapper des monstres puissants. Ce serpent, qui désolait l'Afrique, et qui était plus redoutable aux légions romaines que la guerre même, en vain l'attaqua-t-on avec des flèches et des frondes; le javelot lui-même ne pouvait le blesser: dure en raison de la grosseur de son corps, sa vaste enveloppe repoussait également le fer et toute arme lancée par un bras humain; il fallut, pour l'écraser, des rochers entiers. Et contre la mort vous employez de si faibles armes? Vous attaquez un lion avec une alène? Ce que vous dites a une pointe subtile, moins subtile toutefois que la barbe d'un épi. Il est des armes que leur subtilité même rend inutiles et inefficaces. [10,83] LXXXIII. DIEU VEILLE SUR NOS PENSÉES. - SÉNÈQUE DÉCRIT A SON AMI SA MANIÈRE DE VIVRE. - IL REVIENT SUR LES SOPHISMES DES STOÏCIENS, NOTAMMENT AU SUJET DE L'IVRESSE. Vous voulez que je vous rende compte de ce que je fais chaque jour et toute la journée. C'est avoir bien bonne opinion de moi, de croire qu'il ne s'y trouve rien que je voulusse cacher. Sans doute l'homme devrait toujours se conduire comme s'il avait des témoins, toujours penser comme si quelqu'un pouvait lire au fond de son coeur. Et certes il le peut ! Que sert-il en effet de se cacher des hommes ? Il n'est rien de fermé pour Dieu : il est présent dans nos âmes; il intervient dans nos pensées. Que dis-je? intervient, comme s'il s'en éloignait jamais ! Vous serez satisfait, Lucilius; je vous rendrai compte volontiers de toutes mes actions, suivant leur ordre. Je vais donc me mettre à m'observer, et, pour plus de sûreté, je ferai le soir la revue de ma journée. Ce qui nous endurcit dans le mal, c'est de ne jamais ramener nos regards sur notre vie passée. On songe à ce qu'on fera, quoique rarement; on ne s'occupe nullement de ce qu'on a fait. Cependant c'est le passé qui doit conseiller l'avenir. Ma journée d'aujourd'hui a été complète : personne ne m'en a rien dérobé, elle a été partagée tout entière entre le lit et la lecture; à peine ai-je donné quelques instants aux exercices corporels. Cela, grâce à ma vieillesse, ne me coûte pas beaucoup ; le moindre mouvement me fatigue; ce qui arrive du reste aux vieillards même les plus robustes. Vous voulez savoir quels sont mes compagnons d'exercice ? Un seul me suffit : c'est Earinus, mon jeune esclave, aimable garçon, comme vous le savez; mais je le changerai : il me faut quelqu'un d'un peu plus jeune. Il prétend que nous sommes l'un et l'autre dans la même crise, parce que les dents nous tombent à tous deux; mais déjà je ne puis qu'avec peine l'atteindre à la course, et dans peu je ne le pourrai plus du tout. Voyez quel est l'effet de l'exercice journalier. Une grande distance s'établit bientôt entre deux personnes qui suivent deux routes opposées : tandis que je descends, il monte, et vous comprenez combien l'un va plus vite que l'autre. Mais je me flatte; à mon âge on ne descend plus, on décline. Vous êtes curieux de connaitre le succès de notre course d'hier ? Nous avons été vainqueurs tous deux, ce qui arrive rarement aux coureurs. Après cet exercice, ou plutôt cette fatigue, je me suis mis dans l'eau froide : ainsi appelle-t-on chez moi l'eau à peine échauffée. Moi, baigneur à froid, qui, aux calendes de janvier, visitais l'Euripe, et qui, non content de lire, d'écrire, de discourir un peu, fêtais la nouvelle année en me plongeant dans la fontaine de la Vierge, je me suis d'abord rabattu sur le Tibre; puis maintenant j'ai recours à mon bassin que le soleil réchauffe, lorsque je me sens en force, et que tout est en équilibre chez moi. Encore un pas, et je suis au régime des bains. Puis viennent le pain sec et le dîner sans table, lesquels m'épargnent la peine de me laver les mains. Je dors très peu : vous connaissez ma coutume; je ne prends que de courts instant de sommeil, que je suspends pour ainsi dire à volonté. Il me suffit de cesser de veiller: quelquefois je ne sais si j'ai dormi; d'autres fois je n'en ai qu'un sentiment confus. Voici les cris du Cirque qui s'élèvent tout à coup ; mes oreilles sont frappées d'une acclamation universelle; pourtant mes pensées ne sont ni troublées ni interrompues dans leur cours. Je supporte très patiemment le bruit : une multitude de voix, qui se confondent en une seule, ne me font pas plus d'effet que les flots de la mer, que le vent qui fouette la forêt, ou que tout autre son inarticulé. Vous me demandez quels objets ont occupé mon esprit ?Je vais vous le dire. J'en suis encore où j'en étais hier: je me demande quelle raison peuvent avoir eue des hommes pleins de sagesse, pour appuyer les vérités les plus importantes de preuves aussi futiles et aussi équivoques, de preuves qui, en supposant qu'elles soient vraies, ont toute l'apparence du mensonge. Zénon, ce grand homme, qui fonda la courageuse et respectable secte des stoïciens, veut nous détourner de l'ivresse. Écoutez comment il s'y prend pour établir que l'homme de bien ne doit pas s'enivrer. « On ne confie pas, dit-il, son secret à l'homme qui s'enivre; on le confie à l'homme de bien; donc l'homme de bien ne s'enivre pas. » Maintenant remarquez par quelles propositions du même genre on parodie celle-ci ; il suffit d'en citer une entre bien d'autres : «On ne confie pas un secret à un homme qui dort; on le confie à l'homme de bien; donc l'homme de bien ne dort pas. » Posidonius défend la cause de Zénon de la seule manière qui soit spécieuse; mais je ne crois pas qu'elle puisse être défendue, même de cette façon. Il prétend que cette expression « l'homme qui s'enivre » a deux sens : l'un s'appliquant à l'homme pris de vin et privé de sa raison; l'autre à celui qui a l'habitude de s'enivrer et qui est sujet à ce vice. « Zénon, ajoute-t-il, a voulu parler de celui qui a l'habitude d'être ivre, et non de celui qui l'est momentanément ; il a entendu qu'on ne confierait point son secret à celui que le vin peut faire parler. » Cette explication est fausse. En effet, le premier terme de la proposition a pour objet l'homme qui est ivre, non celui qui le sera. Or vous conviendrez qu'il y a une grande différence entre le mot ivre et le mot ivrogne. On peut être ivre sans être ivrogne, comme par exemple quand on l'est pour la première fois; et de même un ivrogne peut, dans certains moments, ne pas être ivre. Je prends donc le mot dans son sens habituel ; d'autant plus qu'il est employé par un homme qui faisait profession d'exactitude, et qui pesait tous ses mots. Ajoutez que Zénon, s'il avait entendu et voulu nous faire entendre ce que soutient Posidonius, aurait cherché à nous tromper par l'ambiguïté de son expression; chose qu'on doit s'interdire, quand on cherche la vérité. Mais que Zénon ait eu ce sens en vue ou non, la suite de la proposition est également erronée, quand elle dit qu'on ne confie pas son secret â l'homme qui a l'habitude de s'enivrer. Examinez, en effet, à combien de soldats, gens fort peu sobres de leur nature, des généraux, des tribuns et des centurions ont confié des ordres secrets. Lors de l'assassinat de César (je parle de celui qui, après la défaite de Pompée, devint maître de la république), on ne montra pas moins de confiance à Tillius Cimber qu'à C. Cassius : or Cassius avait bu de l'eau toute sa vie, et Cimber se distinguait par son amour pour le vin et son intempérance de langue. A ce sujet, il disait de lui-même en plaisantant : « Quoi ! je supporterais un maître, moi qui ne puis supporter le vin! » Maintenant, que de gens qui, n'ayant su garder le vin, ont su garder les secrets ! Quoi qu'il en soit, j'en veux citer un exemple qui me revient, de peur qu'il ne tombe dans l'oubli : car il est bon d'approvisionner sa vie d'exemples illustres; puis il ne faut pas toujours puiser dans l'antiquité. Lucius Pison, gouverneur de Rome, ne cessa pas d'être ivre à partir de son entrée en fonctions; il passait à table la plus grande partie de la nuit, et dormait à peu près jusqu'à la sixième heure, époque où commençait sa matinée. Cependant il remplissait avec une parfaite exactitude les devoirs de sa place, qui avaient pour objet la sûreté de la ville. Auguste le chargea même d'ordres secrets, quand il lui donna le gouvernement de la Thrace dont il venait de faire la conquête, Tibère fit de même;comme, à son départ pour la Campanie, il laissait derrière lui beaucoup de gens qui lui étaient odieux et suspects. Ce prince, qui s'était bien trouvé de l'ivrognerie de Pison,lui donna pour successeur, dans le commandement de la ville, Cossus, homme de poids et de sens, mais tellement plongé dans le vin, qu'étant un jour venu au sénat en sortant de table, il se mit à dormir si profondément, qu'il fallut le reporter chez lui sans le pouvoir réveiller. Cependant Tibère lui écrivit souvent de sa propre main des choses qu'il ne jugeait pas à propos de confier même à ses ministres; et Cossus ne laissa échapper aucun secret qui touchât à des intérêts publics ou privés. Écartons donc les déclamations comme celles-ci : « Une âme enchaînée par l'ivresse n'est pas maîtresse d'elle-même : de même que le vin nouveau fait éclater les tonneaux, et, par son effervescence, monter incessamment à la surface le liquide qui est au fond; ainsi les bouillonnements de l'ivresse font sortir et paraître au grand jour tout ce qui est caché au fond de l'âme. L'homme pris de vin n'est pas plus maître de garder un secret que de garder des aliments chassés par le vin : il decouvre également ses affaires et celles d'autrui. » - Bien que cela se voie assez ordinairement, il nous arrive souvent aussi de consulter, sur nos affaires les plus importantes, des gens que nous savons adonnés au vin. Le raisonnement employé pour la défense de Zénon est donc faux, à l'égard de cette proposition "que l'on ne confie point ses secrets à un homme qui a l'habitude de s'enivrer". Combien ne vaut-il pas mieux attaquer de front l'ivresse et lui présenter le tableau de ses désordres! Pour éviter ce vice, il n'est besoin ni d'être parfait ni d'être sage; il suffit d'être un homme supportable; car au sage il suffit d'étancher sa soif; et si quelquefois, par des circonstances involontaires, sa gaieté a été excitée et poussée trop loin, il sait toujours s'arrêter en deçà de l'ivresse. Nous examinerons plus tard si l'excès du vin peut troubler la raison du sage, et le jeter dans les écarts où tombent d'ordinaire les gens ivres. En attendant, si vous voulez prouver que l'homme de bien ne doit pas s'enivrer, qu'est-il besoin de procéder par syllogismes? Représentez combien il est honteux de prendre plus qu'on ne peut contenir, et de ne pas connaître la mesure de son estomac; combien de choses on fait dans l'ivresse, dont on rougit à jeun. Dites que l'ivresse est une démence volontaire; que l'état d'un homme ivre, prolongé plusieurs jours, n'a plus rien qui diffère de la folie, et que cette folie, pour avoir eu moins de durée, n'en est pas moins réelle. Rappelez l'exemple d'Alexandre qui, au milieu d'une orgie, perça le sein de Clitus, le plus cher, le plus fidèle de ses amis, et qui, après avoir reconnu son crime, voulut mourir; et, certes, c'eût été un acte de justice. L'ivresse exalte et met au jour tous les vices; elle écarte la honte qui est le principal obstacle aux tentatives criminelles. En effet plus de gens s'abstiennent du mal par honte que par amour de la vertu. Quand la violence du vin s'est emparée de notre âme, elle en fait sortir tout ce qu'elle recelait de mauvaises passions. L'ivresse ne crée pas les vices, elle les fait éclater: alors le libertin n'attend pas qu'il soit dans sa chambre à coucher, mais il accorde sans délai à ses sens irrités tout ce qu'ils lui demandent; alors l'impudique découvre et publie hautement sa maladie; alors l'homme violent ne retient ni sa langue ni sa main; alors l'insolent devient plus orgueilleux, le cruel plus violent, et l'envieux redouble de malignité : toute espèce de vice se met à l'aise et se montre à nu. Ajoutez-y l'oubli de soi, la parole incertaine et mal articulée, les yeux égarés, la démarche chancelante, les vertiges, les plafonds qui tournent comme si quelque tourbillon faisait mouvoir la maison; les tortures de l'estomac au moment où le vin fermente et distend les intestins. Cependant tout cela est supportable, tant que le corps résiste; mais que sera-ce, si un sommeil fatal change l'ivresse en indigestion? Rappelez-vous combien de désastres a produits l'ivrognerie, quand elle est devenue générale. C'est elle qui souvent a livré à leurs ennemis des nations énergiques et belliqueuses; c'est elle qui a ouvert les portes de villes qu'un courage opiniâtre avait défendues de longues années; c'est elle qui a fait subir le joug étranger aux peuples les plus indépendants et les plus ennemis de la servitude; c'est elle qui, par le vin, a dompté des peuples invincibles dans les combats. Alexandre, dont je parlais tout à l'heure, Alexandre qui résista à tant de marches, à tant de combats, à tant d'hivers durant lesquels, surmontant la rigueur des saisons et la difficulté des lieux, il traversa tant de mers et tant de fleuves aux sources inconnues; eh bien ! il dut sa mort à son intempérance, à cette fatale coupe d'Hercule. La belle gloire, en effet, de contenir beaucoup de vin! Quand vous aurez gagné la palme, et que vos compagnons de table, plongés dans le sommeil, ou vomissant, auront refusé vos défis, lorsque seul vous serez resté debout; lorsque vous l'aurez emporté sur tous les autres par le mérite sublime de tenir plus de vin que tous les autres, un tonneau, à son tour, l'emportera sur vous. Savez-vous ce qui perdit Marc-Antoine, grand homme certes, et distingué par son esprit? savez-vous ce qui le porta à adopter les coutumes étrangères, et avec elles des vices indignes des Romains? Ce fut l'ivrognerie et sa passion non moins forte pour Cléopàtre. Ce fut l'ivrognerie qui le rendit l'ennemi de la république : par elle il fut livré à ses ennemis ; par elle il devint cet homme cruel qui se faisait apporter dans un repas les têtes des principaux citoyens de la république; qui prenait plaisir, au milieu de festins somptueux servis avec une magnificence toute royale, à reconnaitre les visages et les mains de ceux qu'il avait proscrits, et qui, soûl de vin, avait encore soif de sang! S'il était intolérable qu'un tel personnage s'enivrât, combien plus intolérable encore n'était pas sa conduite pendant l'ivresse! La cruauté suit presque toujours l'abus du vin : il porte le désordre dans l'âme et la rend furieuse. Les yeux, après une longue maladie, deviennent sensibles au point de ne pouvoir supporter le moindre rayon de soleil; de même la continuité de l'ivresse produit une extrême irascibilité chez l'homme. L'âme étant souvent hors d'elle-même, il arrive que ses vices, fortifiés par l'habitude, n'ont plus besoin, pour subsister, du vin qui les a engendrés. Exposez donc nettement les raisons pour lesquelles le sage ne doit point s'enivrer; montrez la laideur et les dangers de ce vice par des faits plutôt que par des mots : et c'est chose très-facile. Prouvez que ces prétendues voluptés deviennent de véritables peines, quand elles sortent des bornes. Car si vous allez établir, par des raisonnements, que le sage peut être enivré par l'excès du vin, mais qu'il conservera toujours sa raison, même dans l'état d'ivresse, vous pourrez de même soutenir que le poison ne le fera pas mourir; qu'un narcotique ne l'endormira pas; que l'ellébore ne lui fera pas rendre, par en haut et par en bas, tout ce qu'il aura dans son estomac. Mais si les jambes vacillent, si la langue balbutie, quel motif avez-vous de prétendre qu'il soit ivre dans une partie de son être, et ne le soit pas dans l'autre?