[8,0] LIVRE HUIT. [8,70] LXX. DU SUICIDE. Après un long intervalle, j'ai revu votre cher Pompéi : ce séjour m'a ramené en présence de ma jeunesse. Tout ce que que j'y avais fait autrefois, il me semblait que je pouvais le recommencer, ou que je l'avais fait la veille. Nous laissons la vie derrière nous, mon cher Lucilius; et, de même que sur mer, comme l'a dit Virgile, « Les terres et les villes reculent; » ainsi, au milieu de cette fuite rapide du temps, nous avons perdu de vue l'enfance, ensuite l'adolescence, puis cette époque intermédiaire où, vieux et jeunes à la fois, nous participons de deux âges, puis même les meilleures années de la vieillesse: enfin nous commençons à apercevoir le terme commun de l'existence humaine. Nous le regardons comme un écueil, insensés que nous sommes! c'est au contraire un port souvent désirable, et devant lequel on ne doit jamais reculer. Si l'on y est transporté dès les premières années, il ne faut pas plus s'en plaindre que d'avoir terminé promptement une navigation. Vous le savez, il est des voyageurs qu'un vent mou contrarie, retient, et fatigue de l'ennui d'un long calme, tandis que d'autres sont promptement emportés à leur destination par le souffle d'un vent impétueux. Ainsi de nous, croyez-moi : la vie a conduit rapidement les uns au but où, si tard que ce fût, ils devaient toujours arriver, tandis qu'elle a miné et consumé lentement les autres. D'ailleurs, vous le savez, on n'est pas forcé de la garder: car l'important n'est pas de vivre, mais de bien vivre. Aussi le sage vit-il ce qu'il doit, et non ce qu'il peut vivre. Il examinera où, avec qui, comment et pourquoi il doit vivre; ce qui l'occupe, c'est quelle sera sa vie, non combien elle durera. Si des circonstances se présentent, qui l'affligent et troublent sa tranquillité, il quitte la place; toutefois il n'attend pas pour cela jusqu'à la dernière extrémité; mais, le jour même où il commence à se défier de la fortune, il examine soigneusement si ce jour-là ne doit pas être pour lui le dernier. Qu'il se donne la mort, ou qu'il la reçoive; qu'il finisse plus tôt, ou qu'il finisse plus tard, c'est pour lui tout un : il n'y a rien là dedans qui soit fait pour l'épouvanter. Qu'est-ce que la perte de ce qui nous échappe goutte à goutte ? Mourir plus tôt ou plus tard est chose indifférente; l'important, c'est de mourir bien ou mal. Or, bien mourir, c'est se soustraire au danger de vivre mal. Aussi regardé-je comme une lâcheté indigne le mot de ce Rhodien, qui, ayant été jeté par un tyran dans une fosse où on le nourrissait comme une bête farouche, répondit à quelqu'un qui lui conseillait de se laisser mourir de faim: « L'homme qui vit est en droit de tout espérer. » Mais quand cela serait vrai, faut-il donc acheter la vie à tout prix? Quelque grands, quelque assurés que soient certains avantages, jamais je ne me soumettrai à un aveu dégradant de ma faiblesse pour les obtenir. Qui! moi? je préférerais cette pensée : Que la fortune peut tout pour celui qui vit, à celle-ci: Que la fortune ne peut rien contre celui qui sait mourir? Quelquefois cependant, le sage, alors même que sa mort sera imminente, et qu'il aura connaissance du supplice qui l'attend, ne voudra pas faire de son bras l'instrument de sa peine. C'est une folie de se faire mourir de crainte de mourir. Le bourreau vient attendez ! Pourquoi le prévenir? pourquoi vous charger d'une œuvre de cruauté qui appartient à un autre? Le bourreau vous fait-il envie, ou bien voulez-vous épargner sa peine ? Socrate pouvait se laisser mourir de faim, au lieu de périr par le poison; cependant il passa trente jours en prison dans l'attente de la mort. Et qu'on ne pense pas qu'il comptât sur les événements, ni qu'un si long délai lui eût fait concevoir de grandes espérances. Ce qu'il voulait, c'était se conformer aux lois et faire jouir ses amis de ses derniers moments. Quelle folie n'eût-ce pas été de mépriser la mort, et de craindre le poison ! Scribonia, femme respectable, était la tante de Drusus Libon, jeune homme aussi sot qu'il était noble, et dont les prétentions étaient tellement ambitieuses, que, de son temps, comme à toute autre époque, personne n'eût pu raisonnablement en avoir de semblables. Comme il était revenu du sénat en litière, malade et presque sans suite (car ses amis, qui ne voyaient déjà plus en lui un coupable, mais un mort, l'avaient tous abandonné lâchement), il délibéra s'il se donnerait la mort, ou s'il l'attendrait. Dans ce moment, Scribonia lui demanda quel plaisir il trouvait à faire la besogne d'un autre. Cette observation ne le persuada pas, il se tua ; et ce ne fut pas sans raison : car celui qui doit être mis à mort dans trois ou quatre jours, à la volonté de son ennemi, s'il vit jusque-là, travaille évidemment pour autrui. Il est donc impossible de décider d'une manière absolue s'il faut prévenir ou attendre la mort que vous impose une violence étrangère : car il y a beaucoup à dire pour et contre. Si de ces deux morts l'une est accompagnée de tourments, et l'autre simple et douce, pourquoi ne pas donner la préférence à la dernière ? Par la même raison que je choisis le navire sur lequel je veux voyager, la maison que je veux habiter, je choisirai un genre de mort, quand je voudrai quitter la vie. D'ailleurs, si la vie la plus longue n'est pas toujours la meilleure, la mort la plus longue est toujours la plus fâcheuse. C'est surtout quand il s'agit de la mort, que nous devons suivre notre fantaisie. Que la vie s'en aille par où elle voudra : peu importe qu'elle périsse par le fer, la corde ou quelque poison répandu dans les veines, pourvu qu'elle parte et brise les liens de la servitude. On doit compte de sa vie aux autres, de sa mort à soi seul : la meilleure est celle qui nous plait davantage. C'est folie que de s'arrêter à ces considérations: On dira que j'ai montré peu de courage, que j'ai poussé la peur trop loin, qu'un autre genre de mort eût été plus noble. - Songez que vous avez à prendre une résolution où le bruit et l'opinion des hommes n'aient point de part. Ne pensez qu'à une chose, à vous dérober au plus tôt à l'influence de la fortune; sans quoi il y aura des gens qui désapprouveront votre action même. Vous en trouverez d'autres faisant profession de sagesse, qui vous diront qu'il n'est pas permis d'attenter à sa vie, que c'est un crime de se détruire, qu'il faut attendre le terme que la nature nous a prescrit. Ceux qui parlent ainsi ne voient pas qu'ils ferment la porte à la liberté. C'est le chef-d'oeuvre de la loi éternelle, d'avoir ménagé plusieurs issues à la vie, tandis qu'elle n'a qu'une entrée. Quoi ! j'attendrais la cruauté de la maladie ou des hommes, lorsque je puis échapper à la souffrance, et me soustraire aux coups de l'adversité ! La meilleure raison pour ne pas se plaindre de la vie, c'est qu'elle ne retient personne. Les choses humaines sont parfaitement disposées : personne n'est malheureux que par sa faute. La vie vous plait-elle ? vivez ! vous déplaît-elle ? permis à vous de retourner au lieu d'où vous êtes venu. Souvent, pour vous délivrer d'un mal de tête, vous vous êtes fait tirer du sang. Votre corps a-t-il besoin d'être affaibli? on vous ouvre la veine; il n'est pas nécessaire de vous faire une large plaie dans la poitrine ; une lancette vous fraiera la voie qui mène à cette grande liberté, et votre repos ne vous coûtera qu'une piqûre. D'où viennent donc nos délais et notre lâcheté? C'est qu'on ne songe pas qu'un jour il faudra déloger d'ici. Nous ressemblons aux anciens locataires que l'habitude et un faible involontaire retiennent dans leurs logements, si incommodes qu'ils soient d'ailleurs. Voulez-vous n'être plus esclave de votre corps? figurez-vous que vous n'y êtes logé qu'en passant; et ne perdez pas de vue que cette habitation peut vous manquer d'un moment à l'autre. Alors vous serez fort contre la nécessité de la quitter. Mais le moyen de se familiariser avec l'idée de sa fin, quand on a des désirs sans fin! Aucun sujet n'a autant besoin d'être médité : car tout autre exercice de la pensée est peut-être superflu. Mon esprit s'est-il affermi contre la pauvreté ? mes richesses me restent. Nous sommes-nous armés contre la douleur ? une santé robuste et inaltérable s'oppose à ce que nous fassions jamais en ce genre l'épreuve de notre courage. Nous sommes-nous imposé la loi de supporter bravement la perte de nos amis ? la fortune conservera tous ceux que nous aimons. Mais le moment viendra toujours d'essayer nos forces contre la mort. Ne croyez pas d'ailleurs que les grands hommes seuls aient eu le courage de briser les liens qui les retenaient ici-bas; qu'il n'appartient qu'au seul Caton de s'arracher avec les mains la vie que le fer n'avait pu lui ôter. On a vu des hommes de la condition la plus vile faire un effort généreux pour s'élancer dans le séjour du repos : faute de pouvoir mourir à leur guise, de pouvoir choisir librement les instruments de leur destruction, ils saisirent le premier objet qui s'offrit ; et telle chose qui, de sa nature, était inoffensive, devint une arme dans leurs mains courageuses. Tout récemment, dans un spectacle de bêtes, un Germain, qui devait figurer au combat du matin, se retira sous prétexte de satisfaire un besoin naturel; partout ailleurs un gardien l'eût accompagné. Là, prenant le bâton terminé par une éponge qui servait à se nettoyer, il se l'enfonça tout entier dans le gosier, et s'étouffa ainsi lui-même. - C'était outrager la mort ! - J'en conviens. - C'était finir d'une manière peu propre et peu décente ! - C'est bien le moment de penser aux convenances, quand on meurt! Admirable homme ! qu'il méritait bien qu'on lui donnât le choix de son trépas ! Comme il se fût servi courageusement d'une épée ! Avec quel coeur il sc fût élancé dans les profondeurs de la mer, ou précipité d'une roche escarpée ! Réduit à ses propres moyens, il fit si bien, qu'il ne dut qu'à lui-même sa mort et l'instrument de sa mort : il apprit à ses semblables que, pour mourir, il ne s'agit que de le vouloir. Que l'on pense ce qu'on voudra de l'action de cet homme énergique, toujours est-il que la mort la plus sale est préférable à la servitude la plus élégante. Puisque. j'ai commencé à citer des exemples vulgaires, je continuerai : on montrera plus de coeur quand on verra la mort méprisée par les gens qu'on méprise. Les Caton, les Scipion et tous les grands hommes, objets d'une admiration traditionnelle, nous les considérons comme au-dessus de l'imitation. Eh bien ! je prouverai que les combats de bêtes offrent autant d'exemples de courage que les guerres civiles et leurs héros. Dernièrement encore, comme on conduisait un malheureux aux jeux du matin, dans un chariot entouré de gardes, il feignit de céder au sommeil, et laissa tomber sa tête au point de l'engager dans les rayons de la roue; puis il se tint ferme sur son siége, jusqu'à ce que la révolution de cette roue lui eût brisé le cou. Ainsi le chariot même qui le conduisait au supplice servit à l'y soustraire. II n'y a point d'obstacle pour qui veut s'échapper et sortir de la vie. La nature ne nous tient point emprisonnés ici-bas: celui à qui sa position le permet peut chercher une issue commode ; celui qui a sous la main plusieurs moyens de s'affranchir peut faire son choix et s'arrêter à celui qui lui paraît le plus favorable à sa délivrance; mais quand ces facilités manquent, la première occasion est la meilleure à saisir, quelque étrange et quelque nouvelle qu'elle paraisse d'ailleurs. On saura toujours se donner la mort, quand on en aura le courage. Voyez ce que peut l'aiguillon du désespoir sur les derniers des esclaves ! comme ils s'animent et savent tromper les gardes les plus attentifs ! Celui-là est magnanime, qui non-seulement se décide à mourir, mais qui en sait trouver le moyen. Je vous ai promis plusieurs exemples du même ordre. Lors de la seconde naumachie, un Barbare se plongea dans la gorge la lance qu'il avait reçue pour combattre. « Pourquoi, disait-il, ne pas me soustraire pour jamais à la souffrance et à l'outrage ? pourquoi attendre la mort, quand j'ai une arme? » Ce spectacle fut d'autant plus beau, qu'il est plus honorable d'apprendre aux hommes à mourir qu'à tuer. Quoi donc ? ce courage que possèdent des âmes avilies des criminels, on ne le trouvera pas chez des hommes qu'une longue méditation et la raison, cette souveraine de toutes choses, ont fortifiés contre les événements? Car la raison nous apprend que les routes du trépas, si elles sont diverses, mènent toutes au même terme ; que peu importe le point de départ, quand on est toujours sûr d'arriver. Elle nous enseigne à mourir sans douleur, si la chose est en notre pouvoir; et, dans le cas contraire, à faire pour le mieux, et à nous armer, pour nous détruire, de tout ce qui se présentera. Il est honteux de vivre de ce que l'on dérobe; mais dérober pour mourir est une action des plus belles. [8,71] LXXI. IL N'Y A DE BIEN QUE CE QUI EST HONNÊTE : TOUS LES BIENS SONT ÉGAUX. Vous me consultez souvent sur des sujets divers, sans vous rappeler qu'il y a un long trajet de mer entre vous et moi. Aussi, le plus grand mérite d'un conseil étant l'à-propos, il doit arriver souvent que tel avis vous parvient au moment où l'avis contraire serait préférable. Les conseils doivent être adaptés aux événements, et les événements ici-bas se pressent ou plutôt se précipitent. Il faut donc que le conseil soit pris sur l'heure; ou mieux encore, il faut, comme on dit, qu'on l'ait sous la main. Or je vais vous montrer comment on le trouve. Quand vous voudrez savoir ce que vous devez fuir ou rechercher, fixez les yeux sur le souverain bien, sur le but général de votre vie : car toutes nos actions doivent tendre uniformément vers ce but. On ne peut arranger les détails de sa vie que lorsque l'ensemble en est bien arrêté. Le peintre aura beau avoir ses couleurs prêtes, jamais il ne saisira de ressemblante, s'il n'est pas décidé sur ce qu'il veut peindre. Notre commune erreur, c'est de nous occuper des détails de la vie, sans songer à l'ensemble. Avant de lancer une flèche, il faut avoir un but; et, ce but connu, on dirige et l'on ajuste le trait. Nos projets se perdent, pour manquer de direction. Il n'y a point de vent favorable pour celui qui ne sait dans quel port il veut arriver. Le hasard doit nécessairement avoir une grande influence sur notre vie, lorsque nous vivons au hasard. Il est des gens qui en savent plus qu'ils ne pensent. Comme il arrive souvent que nous cherchons ceux qui sont auprès de nous ; de même le but du souverain bien est quelquefois à nos côtés, sans que nous nous en doutions. Il n'est pas besoin ici de beaucoup de mots ni de longs détours pour vous faire sentir ce que c'est que le souverain bien; il ne s'agit que de le montrer du doigt, et cela sans beaucoup chercher. Car à quoi bon en faire l'objet de tant de divisions et subdivisions, quand on peut dire tout uniment : « Le souverain bien est ce qui est honnête,» et ce qui vous frappera plus encore : « Il n'y a de bien que ce qui est honnête ; tous les autres biens sont faux et corrompus. » Si vous vous pénétrez de ce principe, et que vous soyez passionné pour la vertu (car l'aimer serait peu de chose), tous les événements où elle aura part, quelque opinion qu'en aient les autres, seront pour vous heureux et favorables; la torture même, si vous conservez sur le chevalet plus de tranquillité que votre bourreau; la maladie, si vous ne maudissez pas la fortune, et si vous savez dominer le mal. En résumé, tous les accidents, que le reste des hommes considère comme des maux, s'adouciront et se convertiront en biens, si vous vous élevez au-dessus d'eux. Admettez ce principe, qu'il n'y a de bien que ce qui est honnête, et tous les désagréments de la vie mériteront le nom de bien, si la vertu leur donne un caractère d'honnêteté. Il est beaucoup de gens auxquels nous paraissons promettre plus que ne comporte la condition humaine. Ils ont raison, puisqu'ils rapportent tout au corps; mais qu'ils reviennent à l'âme, et c'est sur Dieu qu'ils mesureront l'homme. Élevez votre âme, Lucilius, le meilleur des hommes, et laissez de côté les puérilités littéraires de ces philosophes qui réduisent une science si magnifique à l'intelligence de quelques syllabes, et qui, par leurs enseignements mesquins, rabaissent et rétrécissent l'âme ; imitez les inventeurs de ces dogmes, et non ceux qui les enseignent, et qui, au lieu de faire apparaître la philosophie dans sa grandeur, la présentent comme un tissu de difficultés. Socrate, qui a ramené toute la philosophie à la morale, a dit « que le comble de la sagesse est de savoir distinguer les biens des maux. » Si vous avez quelque confiance en moi, suivez de pareils guides pour être heureux, et laissez quelque sot vous traiter d'insensé. Alors, vous outrage et vous injurie qui voudra ; vous n'en souffrirez point, si la vertu est avec vous. Si vous voulez être heureux, vous dis-je, si vous voulez être vertueux en effet, consentez à ce que certaines gens vous méprisent. Mais on n'arrive à ce degré de perfection que lorsqu'on a placé les biens de toute espèce sur la même ligne, parce que le bien est inséparable de l'honnête, et que l'honnête ne connaît point de degrés. Quoi! direz-vous, n'y a-t-il point de différence entre la préture donnée et la préture refusée à Caton? n'y a-t-il point de différence entre Caton vaincu ou vainqueur à la bataille de Pharsale? Et quand il ne se laisse point abattre par la défaite de son parti, est-ce un bien égal au bien qu'il eût trouvé à rentrer victorieux dans sa patrie et à y rétablir la paix? - Et pourquoi n'y aurait-il point parité? C'est la vertu qui triomphe de la mauvaise fortune, comme c'est elle qui fait qu'on use sagement de la bonne : or, la vertu ne peut être plus grande ou plus petite; elle est toujours de même taille. - mais Pompée perdra son armée ; mais la prétexte, honneur de la république, les grands et le sénat armés, cette avant-garde auguste du parti Pompéien, seront anéantis par un seul combat; les ruines d'un si grand empire voleront par toute la terre: quelques débris iront tomber en Égypte, d'autres en Afrique, d'autres en Espagne; et cette république infortunée n'aura pas même la consolation de périr toute d'une fois. - Arrive tout ce qui pourra ! Que Juba ne trouve de ressource ni dans la connaissance des lieux, ni dans l'attachement inébranlable de ses sujets pour leur roi; que la fidélité des habitants d'Utique succombe, brisée par le malheur, et qu'un Scipion en Afrique soit abandonné par la fortune de son nom; il y a longtemps que Caton a pourvu à ce qu'il ne lui soit fait aucun mal. - Cependant il est vaincu! - Comptez encore ceci parmi les revers qu'a essuyés Caton: les obstacles qui lui ont interdit la victoire, il les supportera avec autant de grandeur d'âme que ceux qui l'ont écarté de la préture. Le jour où sa candidature fut repoussée fut consacré au jeu ; la nuit de sa mort, à la, lecture; ce fut même chose pour lui de renoncer à la préture ou à la vie: il s'était armé de patience pour tous les événements. Et pourquoi n'eût-il pas supporté avec fermeté et constance le changement que subit la république ? Qu'y a-t-il, en effet, au monde qui soit à l'abri du changement? La terre, le ciel, la vaste machine de l'univers, n'en sont pas exempts, quoique sous la direction de Dieu même. Non, le monde ne conservera pas toujours son ordre actuel; quelque jour viendra qui le fera dévier de sa marche. Tous les êtres ont des périodes marquées: ils doivent naitre, croître et périr. Ces astres que vous voyez se mouvoir au-dessus de nous, cette terre où nous sommes confusément répandus, et qui nous semble si solide; tout cela est sourdement miné, tout cela aura un terme. Il n'est rien qui n'ait sa vieillesse : quoiqu'à des époques différentes, une même fin est réservée à tout ce qui existe. Tout ce qui est finira par ne plus être; mais le monde ne périra pas pour cela; il se dissoudra. La dissolution, pour nous, c'est la destruction. En effet, nous ne considérons que ce qui est près de nous: notre âme, abâtardie, et qui ne sait point se détacher du corps, ne voit rien au delà; tandis que nous supporterions avec beaucoup plus de fermeté l'idée de notre fin et de celle de nos proches, si nous étions persuadés que la nature n'est qu'une succession de naissance et de mort; que les corps composés se dissolvent; que les corps dissous se recomposent, et que c'est dans ce cercle infini que s'exerce la puistance du Dieu modérateur de l'univers. Aussi Caton, après avoir parcouru la chaire des âges, dira: «L'espèce humaine tout entière, celle qui existe, comme celle qui existera, est condamnée à la mort; toutes les villes disparaîtront, celles qui gouvernent le monde, comme celles qui sont l'ornement des grands empires, et un jour on cherchera la place qu'elles occupaient; elles seront détruites par des calamités diverses: celles-ci périront par la guerre; celles-la seront consumées par l'oisiveté et par la paix qui engendrent l'incurie, ou par le luxe, ce fléau des États puissants. Ces fertiles campagnes, un débordement soudain de la mer les engloutira toutes, ou bien elles s'abîmeront subitement sous quelque affaissement du sol. Pourquoi donc m'indigner ou me plaindre, si je devance de quelques instants la fin qui attend toutes choses?» Une grande âme doit savoir obéir à Dieu, et se soumettre sans hésitation à la loi universelle. Si elle ne quitte pas cette vie pour une vie meilleure, et pour trouver dans les cieux un séjour plus brillant et plus tranquille, du moins, exempte de souffrances, elle sera rendue au principe qui l'a produite, et retournera se confondre dans la masse générale. La vie vertueuse de Caton n'est donc pas un plus grand bien que sa vertueuse mort, s'il est vrai que la vertu n'a point de degrés. Socrate prétendait que la vérité et la vertu étaient même chose : en effet, pas plus que l'une, l'autre ne peut croître. La vertu a toujours sa mesure convenable; rien n'y manque. Ne soyez donc pas surpris que tous les biens soient égaux, et ceux que l'on a recherchés, et ceux qu'a produits la force des choses; car si vous admettez l'inégalité, et que vous placiez parmi les moindres biens les tortures courageusement supportées, vous ne tarderez pas à les regarder comme un mal; et vous trouverez Socrate malheureux dans son cachot; Caton malheureux lorsque, redoublant de courage, il rouvre sa blessure; Régulus le plus à plaindre de tous les hommes, quand il porte la peine de la foi qu'il a gardée à ses ennemis. Or, personne n'a osé avancer pareille chose, même parmi les hommes les plus efféminés; on nie qu'il ait été heureux, mais on ne dit pas qu'il ait été malheureux. Les anciens sectateurs de l'Académie conviennent qu'on peut être heureux au milieu de pareilles souffrances, mais non d'une manière parfaite ni complète: restriction qui ne saurait être admise en aucune façon. Si en pareil cas l'homme n'est pas heureux, il ne jouit pas du souverain bien: car le souverain bien, proprement dit, n'a point de degrés au-dessus de lui, du moment qu'il est accompagné de la vertu, que cette vertu n'est point atténuée par l'adversité, et qu'elle demeure intacte en face de la mutilation du corps. Or, c'est ce qui arrive, puisque je suppose la vertu intrépide, élevée et toujours grandissant dans la persécution. Ce courageux mépris des hasards que déploient souvent des jeunes gens heureusement nés, lorsqu'une passion honnête vient à les saisir, la sagesse, n'en doutez pas, vous l'inspirera et vous le communiquera : elle vous persuadera qu'il n'y a de bon que ce qui est honnête; que l'honnête n'est pas susceptible de plus ou de moins d'intensité, et qu'on ne le fait pas plus fléchir que la règle qui sert à tirer les lignes droites. Si peu que vous changiez à celle-ci, elle n'est plus droite. Nous en dirons autant de la vertu : elle est droite aussi ; elle ne plie point : se roidir lui est possible, sans doute, mais non se grandir. Elle est juge de tout, et n'a point de juge. Si elle ne peut pas être plus droite qu'elle n'est, les actions qu'elle produit ne peuvent pas non plus être plus droites les unes que les autres, puisqu'il faut qu'elles lui correspondent: elles sont donc égales. Quoi! dites-vous, les joies de la table et les souffrances de la torture sont-elles même chose? - Cela vous surprend? Voici qui vous surprendra davantage: les joies de la table sont un mal, les tortures du chevalet sont un bien, si, au milieu des unes, on se comporte honteusement, si, au milieu des autres, honnêtement. Ce n'est point l'essence de ces choses-là qui les rend bonnes ou mauvaises, c'est la vertu; la vertu qui, partout où elle parait, donne à toutes choses la même mesure et la même valeur. Je vois d'ici ceux qui jugent des autres âmes par la leur m'adresser des gestes menaçants, parce que je dis que c'est un égal bien de supporter courageusement l'adversité, et d'user honnêtement de la prospérité; parce que je dis que c'est un égal bien de triompher ou d'être trainé, l'âme invaincue, devant le char du vainqueur : car ces gens-là regardent comme impossible tout ce qu'ils ne peuvent pas faire, habitués qu'ils sont à mesurer la puissance de la vertu à leur faiblesse. Pourquoi vous étonner que tel homme consente volontiers, trouve même du plaisir à être brûlé, blessé, mis à mort et chargé de chaînes? La frugalité est une peine pour le gourmand; le travail est un supplice pour le fainéant; l'activité est une souffrance pour l'indolent; l'étude est une torture pour le paresseux. C'est ainsi que tout ce qui demande un effort sur nous-mêmes nous paraît dur et insupportable; nous oublions qu'il est une foule de gens pour qui c'est un supplice de manquer de vin ou d'être éveillés à la pointe du jour. Rien de tout cela n'est au-dessus de nos forces; mais nous sommes lâches et énervés. Il faut une grande âme pour apprécier les grandes choses; sans quoi on leur attribue des torts qui viennent de nous. Ainsi, les objets les plus droits, vus dans l'eau, paraissent courbés et brisés. Il ne suffit pas de voir les choses, il faut les bien voir; notre âme n'aperçoit la vérité qu'à travers un brouillard. Donnez-moi un jeune homme exempt de corruption et doué d'une âme vigoureuse : il dira qu'il trouve plus heureux celui qui porte sans fléchir le faix de l'adversité, celui qui reste au-dessus de la fortune. II n'y a rien d'étonnant à ne pas chanceler au milieu du calme; mais, ce qui est admirable, c'est de s'élever où tout le monde s'abaisse, de demeurer debout là où tout le monde est jeté à terre. Qu'y a-t-il de funeste dans les tourments et dans tout ce que nous appelons adversité? C'est, à mon avis, quand il arrive que l'âme plie, se courbe et tombe sous le faix. Mais rien de tout cela ne peut arriver au sage. Il se tient droit sous tous les fardeaux possibles; rien ne le rapetisse; rien ne lui déplaît de ce qu'il doit supporter. Ce n'est pas lui qui se plaindra de ce que les maux qui peuvent fondre sur l'homme sont venus fondre sur lui. Il connaît ses forces ; il sait qu'il peut suffire à sa charge. Je ne fais pas du sage un homme à part ; je n'écarte pas la douleur de lui, comme d'un rocher inaccessible à toute sensation. Je ne perds pas de vue qu'il est composé de deux substances : l'une irraisonnable, qui sent les morsures, les brûlures, la douleur ; l'autre raisonnable, que rien ne peut ébranler dans ses opinions, effrayer ni vaincre. C'est dans cette dernière que réside le souverain bien : autant l'âme est incertaine et flottante quand il est incomplet, autant elle est immobile et fixe. quand on en jouit dans toute sa plénitude. Voilà pourquoi l'homme qui ne fait encore que s'essayer à la sagesse et à la vertu, quelque près qu'il se trouve du bonheur parfait, s'il ne le possède pas entièrement, s'arrête parfois, chancelle dans sa volonté : il n'a pas franchi toutes les incertitudes ; il est encore sur un terrain glissant. Mais l'homme heureux, et dont la vertu est accomplit, n'est jamais plus content de lui que quand il est fortement. éprouvé; il supporte et embrasse même le mal que les autres redoutent, quand ce mal est le prix d'une conduite honorable; il aime mieux qu'on dise qu'il est homme de bien que de dire qu'il est heureux. J'arrive maintenant à. l'objet auquel m'appelle votre impatience. Comme notre vertu ne saurait s'affranchir des lois de la nature, on verra le sage frémir, souffrir, pâlir; car ce sont toutes sensations auxquelles le corps est sujet. Quel est donc le point où commence le malheur ? où ces accidents deviennent un mal véritable ? C'est du moment qu'ils affaiblissent l'âme, qu'ils l'amènent à l'aveu de sa servitude, qu'ils la font repentir d'être ce qu'elle est. Sans doute, le sage sait vaincre la fortune par sa vertu ; mais on a vu des hommes faisant profession de sagesse s'épouvanter des menaces les plus légères. Ici, le tort est de notre côté: ce qui n'appartient qu'au sage, nous l'exigeons d'un commençant. Je me prêche cette vertu dont je fais l'éloge, mais je n'y suis point encore converti; du reste, quand j'y serais converti, je n'aurais pas un courage assez exercé, assez décidé pour affronter tous les hasards. De même que la laine prend certaines couleurs du premier coup, et ne s'imbibe de certaines autres qu'après des macérations et des coctions répétées ; de même il est des enseignements que notre esprit retient tout d'abord; - mais si elle n'est pas descendue profondément dans notre âme, si elle n'y a pas séjourné longtemps, si elle ne l'a pas, je ne dis pas colorée, mais fortement teinte, la sagesse alors est loin de tenir tout ce qu'elle avait promis. Il ne faut qu'un instant et quelques mots pour enseigner que « la vertu est l'unique bien, qu'il n'y a pas de bien possible sans vertu, et que la vertu réside dans la partie la plus noble de notre être, c'est-à-dire, dans la substance raisonnable. » En quoi consistera cette vertu? En un discernement juste et certain qui donne le mouvement à l'âme, et qui réduit à leur juste valeur les illusions qui nous agitent d'ordinaire. L'un des attributs de ce discernement sera de regarder comme des biens, et comme égales entre elles, toutes les actions qui ont le caractère de la vertu. Les biens corporels sont des biens pour le corps, sans contredit; mais ils ne sont pas des biens de tout point. Sans doute ils auront quelque prix, mais ils manqueront de dignité; aussi seront-ils fort inégaux entre eux, les uns étant plus grands, les autres plus petits. Même parmi les hommes qui visent à la sagesse, il existe de notables différences, nous devons l'avouer : les uns sont si avancés qu'ils osent déjà lever les yeux pour regarder la fortune, mais non pas fixément, car ils seraient éblouis de son éclat; d'autres sont de force à pouvoir la regarder en face, s'ils sont arrivés au sommet de la perfection, et sûrs d'eux-mêmes. Chanceler, reculer et avancer alternativement, parfois même succomber, voilà le sort de l'imperfection. Or, on reculera, si l'on ne persiste à marcher, à redoubler d'efforts : si un instant le zèle et les bonnes résolutions faiblissent, c'en est fait, il faut rétrograder. On ne retrouve jamais ses progrès où on les avait laissés. Continuons donc et persévérons! Il nous reste plus d'ennemis à vaincre que nous n'en avons terrassé ; mais c'est avoir déjà fait du chemin que de vouloir avancer. Je vous en parle d'après ma propre expérience: je veux, et je veux de toute mon âme. Vous aussi, je le vois, vous êtes animé de la même ardeur, et vous marchez à grands pas vers la sagesse. Hàtons-nous donc! c'est à ce seul prix que la vie est un bienfait; autrement ce n'est qu'un obstacle, un obstacle honteux qui nous retient dans l'ignominie. Faisons en sorte que tout notre temps soit à nous: or, il ne le sera que lorsque nous serons nous-mêmes à nous. Quand en viendrons-nous à mépriser la fortune bonne ou mauvaise? quand en viendrons-nous à nous écrier, après avoir étouffé et subjugué toutes nos passions: J'ai vaincu! - Vous me demandez qui? - Ce ne sont ni les perses, ni les peuples lointains de la Médie, ni les nations belliqueuses qui peuvent se trouver par delà les Daces: c'est l'avarice, c'est l'ambition, c'est la crainte de la mort, par lesquelles furent vaincus les vainqueurs des nations. [8,72] LXXII. QU'ON DOIT TOUT ABANDONNER POUR EMBRASSER LA SAGESSE. J'avais appris ce que vous me demandez et y aurais fort bien répondu; mais j'ai oublié la chose : il y a longtemps que je n'ai éprouvé ma mémoire, ce qui fait qu'elle me sert mal. Il m'est arrivé ce qui arrive aux livres moisis, d'avoir les feuillets collés entre eux. Il faut déplier parfois son esprit, et secouer les faits qu'on y a déposés, afin de les trouver prêts quand on en a besoin. Laissons donc de côté, quant à présent, ce dont vous me parlez; cela demande trop de soin et trop d'attention. Au premier endroit où je pourrai me promettre un séjour un peu long, je m'occuperai de cet objet. Il est, en effet, des sujets qu'on traite, même en voiture, tandis que d'autres exigent le repos et la retraite. Cependant il faut faire quelque chose dans ces jours d'occupation, et même en tout temps; car de nouvelles occupations nous arrivent sans cesse : nous les semons; une seule en produit beaucoup d'autres; et, avec cela, nous nous accordons des délais. Lorsque j'aurai achevé cette chose, disons-nous, je m'adonnerai tout entier à la philosophie; quand j'aurai arrangé cette ennuyeuse affaire, je me vouerai à l'étude. Pour philosopher, il ne faut pas attendre que vous soyez de loisir; il faut tout quitter pour cette grande occupation qui. épuiserait notre temps et bien au delà, quand notre vie s'étendrait depuis l'enfance jusqu'aux limites les plus reculées de l'existence humaine. Qu'on néglige entièrement la philosophie ou qu'on s'en occupe par intervalles, c'est à peu prés la même chose. En effet, elle ne reste jamais à l'endroit où on l'a quittée: comme un ressort tendu qui revient sur lui-même, à la moindre interruption, elle retourne au point d'où elle est partie. Il faut se mettre en garde contre les occupations, et les éloigner de nous, plutôt que de les accroître et de les étendre. Point de temps qui ne soit propre à une étude si salutaire; mais la plupart n'étudient pas les choses qu'il est bon d'étudier. Il surviendra des empêchements; non pas pour celui que le contentement et l'allégresse ne quittent point: les hommes dont la sagesse est imparfaite n'ont que des plaisirs entrecoupés; mais la joie du sage forme un tissu que nulle cause et nul accident de fortune ne peuvent rompre; la tranquillité l'accompagne toujours et partout. C'est qu'il est indépendant des influences extérieures, et n'attend de faveur ni de la fortune ni des hommes. Toute sa félicité est intérieure; elle sortirait de son âme, si elle y entrait; elle y prend naissance. Parfois il survient du dehors des événements qui lui rappellent qu'il est mortel; mais ce sont des riens qui ne font qu'effleurer sa peau. En vain l'adversité souffle-t-elle contre lui, sa félicité parfaite est inébranlable. Ainsi, je le répète, quelques désagréments peuvent lui arriver du dehors; mais ils sont pour lui ce que sont pour un corps robuste des éruptions passagères et de petites écorchures; tout cela ne passe pas l'épiderme. Il y a entre l'homme d'une sagesse consommée, et celui dont la sagesse commence, la même différence qu'entre l'homme bien portant et celui qui relève d'une maladie grave et longue, et à qui un mieux léger tient lieu de santé. Si ce dernier ne s'observe, il souffre et retombe dans le même état ; mais le sage n'a point à craindre les rechutes, pas plus que les chutes. En effet, la santé du corps n'est que temporaire; le médecin, lors même qu'il l'a rendue, ne peut la garantir, et souvent il est rappelé auprès du malade qui avait eu recours à lui. L'âme du sage, au contraire, est entièrement guérie. Voici les signes auxquels on reconnaît la guérison : contentement de soi-même; confiance dans ses forces; conviction complète que tous les voeux des mortels, que tous les bienfaits qu'on prodigue ou qu'on reçoit, ne peuvent influer sur le bonheur de la vie. Car du moment que ce qui est susceptible d'accroissement est imparfait, et que ce qui est susceptible de décroissement est périssable, pour jouir d'un bonheur perpétuel, il faut le puiser en soi-même. Tous les objets qui excitent les appétits du vulgaire sont sujets au flux et au reflux: la fortune ne nous donne rien en propre; cependant les faveurs du sort peuvent causer du plaisir, quand la raison en règle l'usage et s'y mêle. C'est la raison qui donne du prix aux objets extérieurs; ils perdent tout leur charme quand on en use immodérément. Attale se servait ordinairement de cette comparaison :«Avez-vous vu quelquefois un chien happer à la volée des morceaux de pain ou de viande que lui jette son maître ? tout ce qui tombe sous sa dent, il l'avale d'une seule fois, et il tend toujours la gueule pour recevoir un autre morceau. La même chose nous arrive quand la fortune nous a jeté quelque chose que nous attendions : nous le prenons sans le moindre plaisir, avides et occupés que nous sommes de lui ravir une autre faveur. » Il n'en est pas ainsi du sage ; il est pour jamais rassasié: quoi qu'il lui tombe en partage, il le reçoit avec calme et le met en réserve; il jouit d'un contentement sans borne et sans fin, qui est bien à lui. On voit des gens qui ont la volonté de bien faire, et qui sont dans la bonne voie, mais à qui il manque beaucoup de choses pour la perfection; ils s'élèvent et s'abaissent alternativement, tantôt vers le ciel, tantôt vers la terre. Quant aux gens affairés et aux ignorants, leur vie est une chute continuelle ; il semble qu'ils tombent dans le vide infini d'Épicure. Il y a encore une troisième classe : ce sont ceux qui côtoient la sagesse ; ils ne l'ont pas encore atteinte ; mais ils l'ont devant les yeux et sous la main ; ils ne sont point ballottés par les flots, ils ne dérivent même pas; mais, déjà dans le port, ils ne sont pas encore à terre. Puis donc qu'une si grande distance sépare le premier degré du dernier; puisque le milieu, à côté de ses avantages, offre un grand danger, celui de retomber dans le mal, nous devons éviter de nous livrer aux affaires. Il faut les bannir de chez nous; si elles entrent une fois, ce sera pour ne céder la place qu'à d'autres. Opposons-nous à leurs commencements ; il est plus aisé de les empêcher de commencer que de les terminer. [8,73] LXXIII. C'EST A TORT QU'ON ACCUSE LES PHILOSOPHES DE PENSÉES SÉDITIEUSES. C'est une grande erreur, il me semble, de considérer les vrais philosophes comme des mécontents et des factieux qui méprisent les magistrats, les rois et ceux qui ont part à l'administration de l'État. Il n'y a au contraire personne de plus soumis ni de plus reconnaissant, et cela se conçoit : car s'il est des hommes à qui les gouvernants soient utiles, ce sont ceux à qui ils assurent le bien-être du repos. Il est donc tout naturel que ceux à qui la sécurité publique permet de s'occuper de vivre honnêtement, honorent à l'égal d'un père l'auteur d'un pareil bienfait ; et il y a cent fois plus à compter sur eux que sur ces gens inquiets et jetés dans les affaires, qui, s'ils doivent beaucoup aux princes, croient que ceux-ci leur doivent davantage encore; gens d'ailleurs dont on ne petit jamais, quelque étendue qu'on donne à sa libéralité, rassasier la cupidité, qui s'accroît à mesure qu'on les gorge. Penser à recevoir, c'est déjà oublier qu'on a reçu ; et le plus grand tort de la cupidité; c'est d'être ingrate. Ajoutez à cela que, de tous les hommes qui ont des fonctions clans l'État, il n'y en a pas un qui ne regarde plutôt ceux qui l'ont dépassé que ceux qu'il a laissés en arrière. Le plaisir qu'ils ressentent d'en voir beaucoup après eux, ne balance pas la peine qu'ils ont de voir quelqu'un avant eux. C'est le vice de toute ambition, de ne pas regarder derrière elle. Du reste l'ambition n'est pas la, seule passion qui soit insatiable; toutes sont ainsi faites, parce que toutes ne finissent que pour recommencer. L'homme intègre et pur, au contraire, qui a renoncé au sénat, au Forum et à toute espèce de fonctions publiques, pour se retrancher dans de plus nobles occupations, ne peut que chérir ceux par les soins desquels il lui est donné de satisfaire ses paisibles goûts; seul, il leur rend un hommage gratuit, et leur a de grandes obligations sans qu'ils s'en doutent. Tout ce qu'il a de respect et d'estime pour les instituteurs dont les soins bienfaisants lui ont frayé la route. de la vertu, il l'étend à ceux sous la tutelle desquels il lui est permis de cultiver la philosophie. - Mais, me dira-t-on, un roi en protége bien d'autres. - J'en conviens; mais de même qu'entre gens qui sont arrivés au port, celui-là croit devoir le plus de reconnaissance à Neptune, qui a transporté le plus d'objets précieux; et qu'un voeu plus libéral est offert et acquitté par le marchand que par le passager; et que, parmi les marchands mêmes, la gratitude a plus d'effusion chez celui qui rapportait des parfums, de la pourpre, et des produits valant leur pesant d'or, que chez celui dont le chargement se composait de marchandises de rebut, et bonnes tout au plus à servir de lest : de mème le bienfait de la paix, quoique commun à tout le monde, est bien plus profondément senti par ceux qui en tirent le meilleur parti. Il y a beaucoup de gens en place pour qui la paix est plus laborieuse que la guerre. Croyez-vous que ces gens apprécient au même degré la paix, eux qui l'emploient dans l'ivresse, dans la débauche ou dans des désordres dont il faudrait rompre le cours, même par la guerre ? Ne supposez pas non plus le sage assez injuste pour se croire affranchi du tribut de reconnaissance que mérite un bien commun à tous. Je dois beaucoup au soleil et à la lune, quoiqu'ils ne se lèvent pas pour moi seul ; je suis particulièrement obligé à l'année, et à Dieu qui en règle le cours, quoique ce ne soit pas en mon honneur qu'elle suit sa marche si régulière. La folle avarice des mortels, en distinguant les possessions et les propriétés, a fait que personne ne regarde comme à soi ce qui est à tout le monde. Le sage, au contraire, ne trouve rien qui lui appartienne plus directement que ce qu'il partage avec le genre humain. Ces biens, en effet, ne seraient pas communs, si chacun n'en avait sa part : c'est une propriété que ce dont on jouit en commun, même dans la plus petite proportion. Ajoutez que les biens importants et réels ne souffrent point ces divisions qui réduisent à peu de chose la part de chacun : quiconque les possède jouit de leur totalité. On ne tire des mains d'un congiaire que la part assignée à chaque tête : un repas, une distribution de viande, comme en général tout ce qui se prend à la main, se subdivise en portions ; mais les biens individuels, tels que la paix et la liberté, appartiennent aussi complétement à tous qu'à chacun en particulier. Le sage ne perd donc pas de vue la cause qui, en lui procurant la jouissance et les résultats de ces biens, l'affranchit de la nécessité de prendre les armes, de faire faction, de garder les murailles et de payer tribut sur tribut; aussi en remercie-t-il tous les jours celui qui gouverne. Ce que la philosophie apprend par-dessus tout, c'est à apprécier un bienfait à sa valeur, et à le payer : le reconnaître, c'est souvent le payer. Il se plaira donc à convenir qu'il doit infiniment à celui dont l'administration et la prévoyance lui assurent un repos fécond, la jouissance libre de son temps, et un calme que ne troublent point les occupations publiques. "0 Mélibée ! c'est un dieu qui nous a fait ce loisir; car ce sera toujours un dieu pour moi". Si l'on se croit obligé à la reconnaissance pour un repos dont les plus grands bienfaits sont. ceux-ci : "Si tu vois errer mes génisses; si je puis jouer à mon aise sur mon rustique chalumeau, c'est à lui que je le dois"; combien plus devons-nous estimer ce repos, qui est le partage des dieux, et qui fait les dieux ! Écoutez, mon cher Lucilius, ma voix, qui vous appelle au ciel par le plus court chemin. Sextius avait coutume de dire : "que Jupiter n'est pas plus puissant que l'homme de bien". Sans doute, Jupiter a plus de choses à donner aux hommes ; mais, à mérite égal, on n'est pas meilleur pour être plus riche; pas plus qu'entre deux marins qui entendent également bien la navigation, vous ne direz que celui qui a le plus beau vaisseau soit le plus habile. Qu'a Jupiter qui le mette au-dessus de l'hommo de bien ? C'est d'être bon plus longtemps. Le sage ne s'en estime pas moins, parce que ses vertus sont resserrées dans un espace moins étendu. De même qu'entre deux sages, celui qui est mort plus âgé n'est pas plus henreux que celui dont la vertu fut limitée à un plus petit nombre d'années; de même Dieu ne surpasse pas le sage cri félicité, quoiqu'il le sur- passe en âge. Ce n'est pas la durée de la vertu qui en fait la grandeur. Jupiter possède tous les biens, mais pour en abandonner la jouissance aux autres : le seul usage qu'il en fasse, c'est de les faire servir au bonheur de tous. Le sage voit avec tout autant de tranquillité et de dédain que Jupiter les richesses concentrées dans les mains des autres ; il a même cet avantage sur Jupiter, que ce dieu ne peut pas en user ; tandis que lui, sage, ne le veut pas. Suivons donc Sextins qui, en nous montrant la bonne route, nous crie :"C'est par là qu'on arrive au ciel : c'est la frugalité, c'est la tempérance, c'est le courage qui y conduisent". Les dieux ne sont pas dédaigneux, non plus que jaloux ; ils admettent ceux qui veulent monter avec eux, et leur tendent volontiers la main. Vous paraissez surpris que l'homme puisse pénétrer chez les dieux ? Mais Dieu lui-même descend chez les hommes, et., bien plus, dans les hommes. Il n'y a point d'âme vertueuse là où Dieu n'est pas. Des semences divines sont répandues dans le corps humain : à l'aide d'une bonne culture, elles se développent et grandissent de manière à rappeler leur origine ; mais, faute de soin, elles meurent comme dans un terrain stérile et marécageux, et ne donnent pour toute récolte que de mauvaises herbes. [8,74] LXXIV. QU'IL N'Y A DE BON QUE CE QUI EST HONNETE. Votre lettre m'a fait plaisir et m'a tiré de la langueur où j'étais ; elle a aussi ravivé ma mémoire qui commence à devenir lente et paresseuse. Balanceriez-vous, mon cher Lucilius, à regarder comme la principale source du bonheur la conviction "qu'il n'y a de bon que ce qui est honnête"? Ceux qui donnent la préférence aux autres biens, tombent au pouvoir de la fortune et cessent de s'appartenir; tandis que l'homme qui a renfermé toutes les sortes de biens dans l'honnête, possède le bonheur au dedans de lui-même. L'un est affligé de la perte de ses enfants, l'autre est inquiet de leur maladie, un autre est triste de leur honte et de l'infamie qu'ils ont encourue. Celui-ci est tourmenté par l'amour de la femme de son voisin, celui-là de la sienne. Vous verrez des gens qu'un échec met au supplice ; d'autres que les honneurs importunent. Mais parmi ce peuple de mortels voués au malheur, la classe la plus nombreuse est celle qu'agite la crainte de la mort qui menace l'homme de toutes parts ; car où n'est-elle pas ? Aussi, les voit-on, comme ceux qui se trouvent en pays ennemi, avoir sans cesse l'oeil ouvert, tourner la tête au moindre bruit. Si l'on n'a pas su bannir cette crainte de son esprit, on vit dans des battements de coeur continuels. Vous trouverez aussi des hommes exilés et privés de tous leurs biens; des gens pauvres au sein de la richesse, ce qui est la plus cruelle des misères ; d'autres ayant fait naufrage, ou, ce qui leur ressemble beaucoup, des gens que la colère des peuples, ou l'envie, ce fléau des supériorités, a frappés au milieu de leur calme insoucieux, à peu près comme ces tempêtes formées au milieu de la sécurité qu'inspire le calme, ou bien ces coups de tonnerre subits qui font trembler tous les lieux d'alentour. Car, de même que la fondre frappe de stupeur ceux qui l'ont vue tomber, non moins que ceux qu'elle a atteints ; de même, dans les catastrophes violentes où un seul est écrasé par le malheur, la crainte et la possibilité d'une pareille souffrance abattent les autres et les rendent aussi tristes que ceux qui souffrent. Il n'est personne que n'inquiètent les maux qui fondent soudainement sur autrui. Comme on voit les oiseaux s'effrayer du bruit même d'une fronde vide, ainsi il n'est pas besoin des coups du sort pour nous tourmenter; c'est assez du bruit qui les précède. Il n'y a donc pas de bonheur possible pour l'homme qui est dominé par cette opinion ; car le bonheur ne se trouve que là où il n'y a pas de crainte : on vit mal au milieu des alarmes. Quiconque s'est abandonné aux caprices du hasard, se prépare d'innombrables sujets de trouble et d'inquiétude : il n'y a qu'un seul moyen d'arriver à la sécurité : c'est de mépriser les choses extérieures, et de s'en tenir à l'honnête. Car l'homme qui préfère quelque chose à la vertu ou reconnait d'autres biens qu'elle, cet homme tend les mains à la fortune, et attend avec anxiété qu'elle lui jette quelqu'une de ses faveurs. Représentez-vous la fortune comme donnant des jeux, et lançant, au milieu de cette immense assemblée de l'humanité, les honneurs, les richesses et le crédit : de ces biens, les uns se déchirent entre les mains de ceux qui s'en disputent le pillage, les autres sont l'objet de partages infidèles; d'autres ont coûté bien cher à ceux à qui ils étaient échus en partage; d'autres encore arrivent à des gens qui s'occupaient de tout autre chose, comme aussi ils échappent à ceux qui ont trop d'ambition, et glissent des mains qui les ramassent avec trop d'avidité. Mais ceux-là mêmes à qui le pillage a le mieux réussi, ne jouissent jamais longtemps de leur butin. Ainsi les mieux avisés s'éloignent du théâtre au moment. où ils voient apporter les présents ; ils savent que la plus petite part coûte cher. Personne n'a la pensée d'en venir aux mains avec celui qui se retire ; personne ne le poursuit de ses coups au dehors c'est autour du butin qu'est la mêlée. La même chose arrive pour les biens que la fortune fait tomber d'en haut. Nous suons, nous nous démenons, nous nous désolons de ne pas avoir plus de deux mains, malheureux que nous sommes ! Préoccupés d'une seule pensée, nous trouvons trop lente l'arrivée de ces faveurs qui irritent nos désirs, et qui, attendues de tous, ne doivent advenir qu'à un petit nombre. On voudrait aller au-devant d'elles, quand elles tombent; nous triomphons si nous avons attrapé quelque chose, et si d'autres ont perdu l'espoir de rien attraper: cependant cette vile proie, il faudra la payer de quelque grand malheur, ou tout au moins en reconnaitre le néant. Quittons donc ces jeux, et laissons le champ libre aux pillards ! Qu'ils attendent ces biens suspendus sur eux, et qui les tiennent en suspens. Quiconque a formé le projet d'être heureux ne doit avoir en vue qu'un seul bien, l'honnête; car s'il en admet quelque autre, c'est d'abord faire injure à la providence, puisqu'il arrive beaucoup de malheurs aux gens de bien, et que tout ce qu'elle nous donne est mesquin et bien passager comparativement à la durée de l'univers. De là vient qu'interprètes ingrats des oeuvres de la Divinité, nous nous plaignons de ne posséder jamais ou de n'avoir qu'en petit nombre des avantages incertains et fugitifs. De là vient que nous ne voulons ni vivre ni mourir; la haine de la vie et la crainte de la mort nous dominent à la fois. Nous chancelons dans toute espèce de résolution, et rien de ce qui nous arrive d'heureux ne nous satisfait entièrement. Mais la cause de tout cela, c'est que nous n'avons pas encore atteint ce bien immense et suprême qui doit fixer sans retour notre volonté, parce qu'il n'y a rien au-dessus de la perfection. - Vous me demandez pourquoi la vertu n'a besoin de rien ?- C'est que, contente de ce qu'elle a, elle ne désire jamais ce qu'elle n'a pas ; puis il n'est rien qui n'ait du prix pour elle, parce que tout lui suffit. Écartez-vous de cette opinion, et il n'y a plus ni devoir ni intégrité. Quiconque veut se vouer à l'un et à l'autre, s'expose à souffrir beaucoup de ce qu'on appelle des maux, et il lui faut sacrifier une grande partie des jouissances dont nous nous repaissons comme de biens réels. Mais c'en est fait du courage qui doit faire du péril son élément ; c'en est fait de la grandeur d'äme, qui ne peut briller qu'en méprisant comme des bagatelles tous les objets que le vulgaire ambitionne comme un si grand avantage; c'en est fait de la reconnaissance et de ses démonstrations qui deviennent une fatigue, du moment où l'on connait quelque chose de préférable à la vertu, et où l'on cesse de viser à la perfection. Mais, pour n'en pas dire davantage sur ce point, ou ces biens ne sont pas ce qu'on les fait, ou l'homme est plus heureux que Dieu, qui n'en jouit pas comme nous. En effet, ni la débauche, ni les plaisirs de la table, ni les richesses, ni aucune de ces voluptés qui séduisent l'homme et le portent à de honteux excès, ne sont du domaine de la Divinité. Il faut donc conclure qu'il n'est pas de biens pour Dieu, ou que ceux dont il manque ne sont pas de véritables biens. Ajouter, à cela que, parmi ces prétendus biens, il en est plusieurs dont les animaux jouissent à un plus haut degré que l'homme. Ils mangent avec plus d'appétit; les plaisirs de l'amour les fatiguent moins ; ils ont des forces plus grandes et plus soutenues: d'où il suit qu'ils sont plus heureux que l'homme. Ils vivent, en effet, étrangers à la méchanceté et au crime ; leurs jouissances, plus multipliées et plus faciles, ne sont troublées par aucun sentiment de pudeur, par aucune crainte de repentir. Jugez maintenant si le nom de bien est dû aux voluptés où l'homme l'emporte sur Dieu. C'est dans l'àme que nous devons renfermer le souverain bien; il se corrompt en passant de la partie la plus noble de notre être à la plus vile, et il tombe dans le domaine des sens qui sont plus actifs chez les animaux privés de la parole. Le but de notre félicité ne doit point être mis dans la chair. Les vrais biens sont ceux que la raison procure : ils sont solides et durables ; ils ne peuvent ni périr, ni décroître, ni s'amoindrir. Les autres ne sont que de convention : ils n'ont de commun avec les biens que le nom ; leur essence est tout autre. Qu'on les appelle donc des avantages, ou, suivant notre expression latine, des produits ; mais sachons que ce sont des attributs, et non des parties de notre nature ; qu'ils soient à nous, mais n'oublions pas qu'ils sont hors de nous. Quelque accès que nous leur laissions, ne les comptons jamais que pour des possessions viles et subalternes, qui ne valent pas qu'on en tire vanité. Quoi de plus fou en effet que de s'applaudir d'une chose dont on n'est pas l'auteur? Que tous ces biens nous approchent, mais sans s'attacher à nous, afin que, s'ils nous sont enlevés, ils le soient sans nous déchirer. Servons-nous en modestement et avec discrétion, comme d'un dépôt que nous devons rendre un jour. Ne pas en subordonner la possession à la raison, c'est vouloir ne pas les garder longtemps ; car le bonheur qui ne sait pas se modérer s'étouffe lui-même. Quiconque met sa confiance dans des biens essentiellement fugitifs en est bientôt abandonné, ou, s'il n'en est pas abandonné, y trouve un sujet de tourment. Il y a peu de gens à qui il ait été donné de se séparer doucement de la prospérité ; les autres tombent parmi les ruines des choses qui les soutenaient, et cela même qui les avait élevés est la cause de leur chute. Il faut donc prendre conseil de la prudence, qui en restreindra l'usage dans les limites d'une sage économie; car l'abus des richesses prépare et accélère leur perte, et jamais les grandes fortunes n'ont duré, si la raison n'en modérait l'usage. C'est ce que vous montrera le sort de beaucoup d'États dont la puissance gigantesque est tombée dans sa fleur même, et chez qui le défaut de modération a détruit tout ce qu'avait conquis la valeur. Voilà des événements contre lesquels il faut se prémunir. Puisque aucun rempart n'est inexpugnable pour la fortune, c'est dans l'intérieur de la place qu'il faut nous retrancher ; si cette retraite est sûre, l'homme peut essuyer des assauts, mais non être pris. - Vous me demandez en quoi consiste cet appareil défensif? - C'est à ne point s'indigner des événements; à comprendre que ces accidents qui nous semblent autant de maux tendent à la conservation du grand tout, et que ce sont autant d'anneaux de la vaste chaîne du monde. Que l'homme trouve bon tout ce que Dieu a trouvé bon, et qu'il ne soit fier de lui-même et de ses actions, qu'autant qu'il sera devenu invincible, qu'il tiendra les maux sous ses pieds, et que, par la force de sa raison, la plus puissante de toutes les armes, il se sera mis au-dessus des caprices du hasard, au-dessus de la douleur et des outrages. Aimez la raison, car l'amour de la raison vous défendra contre les plus rudes assauts. L'attachement des bêtes féroces pour leurs petits leur fait braver l'épieu du chasseur ; leur fureur et leur emportement aveugle les rendent indomptables. Parfois la passion de la gloire emporte les jeunes coeurs au point de leur faire mépriser le fer et la flamme ; parfois aussi la seule apparence, l'ombre de la vertu, pousse les hommes à une mort volontaire. Autant la raison est supérieure par la force et par la constance à ces mouvements passagers, autant elle l'emportera sur eux par son impétuosité, quand il s'agira de traverser les alarmes et les périls. Vous n'en êtes pas plus avancé, me disent mes adversaires, pour soutenir qu'il n'y a pas d'autre bien que l'honnête. Ce retranchement ne vous exemptera ni ne vous garantira des coups de la fortune. Vous comptez, dites-vous, comme des biens, d'avoir des enfants attachés à leurs devoirs, une patrie bien ordonnée, et des parents vertueux. Cependant vous ne pouvez considérer de sang-froid leurs périls; vous vous troublerez à la vue de votre patrie assiégée, de la mort de vos enfants, de la servitude de vos parents. - A ce raisonnement j'opposerai d'abord la réponse de nos maitres ; puis j'ajouterai celle que, selon moi, l'on devrait faire. Il faut former une catégorie particulière des avantages qui nous quittent, pour faire place à des inconvénients : tels sont la santé que nous perdons pour passer à l'état de maladie; la vue, qui, en s'éteignant, nous plonge dans la cécité ; l'affaiblissement des jambes, qui non seulement ôte toute activité à l'homme, mais encore le rend impotent. Les événements dont nous avons parlé tout à l'heure n'ont pas les mêmes suites, vous allez le comprendre. - Que je perde un ami sincère, je n'ai pas à craindre qu'il soit remplacé par un faux ami ; que mes enfants aient répondu à mon affection, il ne s'ensuit pas que des enfants ingrats doivent leur succéder. Puis ce n'est point mes amis ou mes enfants qu'atteint la mort, mais leurs corps seulement. Le bien ne peut périr que d'une manière, c'est en se changeant en mal; et c'est ce que ne permet pas la nature, parce que toutes les vertus et toutes les oeuvres de la vertu sont à l'abri de la corruption. D'ailleurs, quand il serait vrai que nos amis, et les enfants dont nous avons eu à nous louer, périssent, il y a moyen de les remplacer. - Vous me demandez comment ? - Par la vertu qui les avait faits ce qu'ils étaient. La vertu, en effet, ne laisse jamais de vide dans l'âme; elle la remplit tout entière et dissipe tous les regrets; seule elle suffit, parce qu'elle est le principe, l'origine de tous les biens. Qu'importe qu'une eau courante soit détournée ou se perde, si la source d'où elle est sortie demeure en son entier ? Vous ne direz pas qu'un homme soit plus juste, plus rangé, plus sage, plus honnête pour avoir conservé ses enfants que pour les avoir perdus; vous ne trouverez pas non plus qu'il soit meilleur. Un ami de plus ne rend pas un homme plus sensé, un ami de moins ne le rend pas moins sensé : il ne saurait donc être plus heureux ni plus malheureux. Tant que la vertu reste entière, on ne s'aperçoit pas qu'on ait rien perdu. Eh quoi ! direz-vous, un sage n'est-il pas plus heureux quand il est environné d'une foule d'amis et d'enfants ? - Pourquoi serait-il plus heureux ? Le souverain bien ne peut pas plus décroître que s'accroître ; il subsiste toujours dans la même proportion, quoi que fasse la fortune : soit que le sage atteigne une longue vieillesse, soit que sa fin devance la vieillesse, la mesure du souverain bien est la même pour lui, quelle que soit la différence d'âge. Que vous ayez décrit un cercle grand ou petit, l'espace varie, mais non la forme : que vous avez laissé subsister longtemps celui-ci, que vous ayez effacé sur-le-champ celui-là en brouillant la poussière sur laquelle il était tracé, la forme aura été la même pour tous les deux. Ce qui est droit et juste ne se mesure ni à la grandeur, ni à la quantité, ni à la durée ; on ne le peut étendre ni raccourcir. Retranchez d'une vie honnête tout ce que vous voudrez, réduisez-]a à un jour, elle est toujours honnête au même degré. Quelque-fois la vertu se déploie sur un plus vaste théâtre : elle administre des empires, des villes, des provinces; elle donne des lois, elle cultive l'amitié, elle règle les devoirs entre les proches et les enfants. D'autres fois elle est circonscrite dans les bornes étroites de la pauvreté, de l'exil et de la solitude : elle n'est cependant pas moindre pour être descendue du faîte des grandeurs à la condition privée, du trône à l'état le plus humble, d'une magistrature considérable à l'obscurité d'une cabane ou d'un coin de terre. Elle est tout aussi grande lorsque, repoussée de toutes parts, elle s'est retirée en elle-même ; car elle n'en a ni des sentiments moins nobles et moins élevés, ni une prudence moins attentive, ni une justice moins rigoureuse. Elle est donc heureuse au même degré, car son bonheur n'a d'autre siége que l'âme elle-même, et ce bonheur est stable, immense, tranquille, ce qui n'est possible qu'avec la connaissance des choses divines et humaines. Vient à présent ma propre réponse, que je vous ai promise. Le sage ne s'afflige point de la perte de ses enfants, non plus que de celle de ses amis ; il supporte la mort des autres avec le même courage qu'il envisage la sienne ; celle-ci ne l'effraie pas plus que l'autre ne le désole. La vertu, en effet, est toute d'harmonie : ses oeuvres ne peuvent que concorder et cadrer avec son principe ; et cet accord périt, quand l'âme, qui doit rester élevée, se laisse abattre par le deuil et par les regrets. La peur, l'inquiétude, la paresse en quoi que ce soit, sont des faiblesses que l'honnête condamne; car l'honnête est tranquille, libre de souci, intrépide et toujours en haleine. - Quoi, dira-t-on, un sage n'éprouvera-t-il rien qui ressemble à du trouble? ne changera-t-il pas de couleur? ses traits n'éprouveront-ils aucune altération, et ses membres aucun frisson ? ne ressentira-t-il enfin aucun de ces mouvements que la force de la nature excite sans le consentement de la raison ? - Il pourra en être ainsi; mais cette même persuasion lui restera toujours : qu'il n'y a rien dans tout cela qui soit un mal, rien dont une âme saine doive s'affecter. Tout ce qu'il faudra faire, il l'exécutera avec audace et promptitude ? Car, qui ne reconnaît que c'est le propre de la folie, de faire avec mollesse et répugnance ce qu'il faut faire, de pousser son corps d'un côté, son âme de l'autre, et d'être partagé entre des mouvements contradictoires ? Ajoutez à cela que la folie est méprisée à cause des actes mêmes dont elle s'applaudit et se félicite le plus ; sans compter qu'elle ne fait même pas de bonne grâce les choses dont elle se glorifie. Si quelque mal est à craindre, l'attente de ce mal la tourmente autant que le ferait sa présence; et la peur lui fait éprouver par avance tout ce qu'elle a peur d'éprouver. De même que chez les sujets faibles, la maladie s'annonce par des signes avant-coureurs : soit un relâchement des nerfs, soit de la lassitude sans travail qui l'ait provoquée, soit des bâillements, soit enfin un frisson qui parcourt les membres; ainsi une âme faible, longtemps avant d'être attaquée par le mal, en reçoit le choc; elle souffre par anticipation, et succombe avant le temps. Quoi de plus fou que de se tourmenter de l'avenir ! que de ne pas se réserver pour la souffrance, mais d'aller au-devant de maux qu'il serait plus sage d'ajourner, si l'on ne peut entièrement les chasser ! Voulez-vous vous convaincre de la nécessité de ne pas se chagriner de l'avenir? Un homme à qui on aurait annoncé qu'il doit, au bout de cinquante ans, subir de cruels supplices, ira-t-il s'en troubler, à moins que, franchissant tout d'un coup cet intervalle de temps, il ne se plonge à plaisir dans des tourments ajournés à un siècle? Il en est ainsi de ces esprits qui se plaisent en leurs maladies, et qui, quêtant pour ainsi dire des sujets d'affliction, s'attristent de malheurs anciens et dont les traces sont entièrement effacées. Les maux passés et les futurs étant des maux absents, nous ne les sentons pas. Il ne doit donc pas y avoir de douleur, s'il n'y a point de sentiment.