[7,0] Livre septième. [7,63] LXIII. IL NE FAUT PAS S'AFFLIGER SANS MESURE DE LA PERTE DE SES AMIS. Vous êtes chagrin de la perte de votre ami Flaccus : fort bien ! mais n'allez pas vous en affliger plus que de raison. Je n'ose vous prescrire de ne vous point affliger; pourtant, c'est ce qu'il y aurait de mieux, selon moi. Mais où trouver cette fermeté d'âme, sinon chez l'homme qui s'est mis au-dessus de la fortune? Un pareil événement le froissera, mais ce sera tout. Quant à nous, on peut nous pardonner notre propension aux larmes, pourvu qu'elles ne soient pas immodérées, et que nous ayons la force de les retenir. Il ne faut pas que la mort d'un ami nous laisse les yeux secs, il ne faut pas non plus qu'elle les inonde: qu'on répande une larme, à la bonne heure ; mais qu'on évite les pleurs. Il vous semble que je vous impose une condition bien dure : cependant le prince des poëtes grecs n'accorde le droit de pleurer que pour un seul jour, quand il dit que «Niobé même pensa à prendre quelque nourriture. » Vous voulez savoir d'où proviennent ces lamentations, ces pleurs immodérés? C'est que nos larmes ont pour objet de faire ressortir nos regrets, et qu'au lieu de céder à la douleur, nous nous occupons d'en faire parade; car ce n'est jamais pour son compte qu'on exhale sa tristesse. 0 déplorable folie ! la douleur même a son ostentation ! - Quoi donc? oublierai-je mon ami? - Vous lui assurez un souvenir bien court, s'il ne doit pas durer plus longtemps que votre douleur. Ce front soucieux, la première chose venue va le dérider; sans parler encore du temps, qui adoucit tous les regrets, qui calme les chagrins même les plus cuisants. Au premier moment où vous cesserez de vous observer, ce masque de tristesse tombera. Pour le présent, vous surveillez votre douleur; mais elle échappe même à votre surveillance; elle doit passer d'autant plus vite, qu'elle a plus de vivacité. Faisons en sorte que le souvenir de nos pertes ait des charmes pour nous; on ne revient pas volontiers sur une idée qui doit affliger. Cependant, s'il est impossible de se rappeler sans chagrin le nom des amis que nous avons perdus, ce chagrin du moins n'est pas sans quelque plaisir. Car, ainsi que disait Attalus, «le souvenir des amis que la mort nous a enlevés est agréable, tout comme certains fruits dont on aime l'âpreté, ou bien comme un vin trop vieux dont l'amertume même flatte notre palais; puis, lorsque le temps commence à agir, tout ce que ce souvenir avait de fâcheux s'évanouit, et il ne nous reste plus que du plaisir.» Suivant le même Attalus, «l'idée que nos amis sont vivants est douce comme le miel et comme le gâteau. Le ressouvenir de ceux qui sont morts, si agréable qu'il soit, est toujours mêlé d'amertume. Or, n'est-il pas reconnu que les choses amères et légèrement âpres stimulent l'estomac?» Je ne suis point de cet avis : le souvenir des amis qui m'ont été enlevés m'est doux et agréable. Quand je les possédais, je m'attendais à les perdre : après les avoir perdus, je crois les posséder encore. Faites donc, mon cher Lucilius, ce qu'exige votre équité; cessez de mal interpréter les bienfaits de la fortune. Elle vous a enlevé un ami; mais elle vous l'avait donné. Hâtons-nous de jouir de nos amis, parce que nous ne savons pas combien de temps cela doit durer. Rappelons-nous combien de fois nous les avons quittés pour faire quelque long voyage; combien de fois il est arrivé que, réunis dans le même lieu, nous ne les avons pas vus; et nous reconnaîtrons que nous en avons été privés plus longtemps de leur vivant. Mais le moyen de supporter ceux qui pleurent sans mesure des amis, après les avoir négligés pendant leur vie, et qui, pour aimer les gens, attendent qu'ils les aient perdus! Si leur chagrin a tant d'expansion, c'est qu'ils craignent qu'on ne doute s'ils aimaient, et qu'ils veulent en imposer par cet étalage tardif de leur affection. Avons-nous d'autres amis? nous les outrageons, nous montrons le peu de cas que nous faisons d'eux, puisque nous les considérons comme incapables de nous consoler, à eux tous, de la perte d'un seul que nous pleurons: N'en avons-nous point d'autres ? nous nous faisons à nous-mêmes un tort plus grave que celui que nous fait la fortune; car elle ne nous a enlevé qu'un ami, et rien ne nous empêchait de nous en faire d'autres. De plus, il est impossible que celui qui n'a su aimer qu'un seul homme l'ait aimé avec excès. Si un individu, dépouillé par des voleurs, se mettait à pleurer la perte de sa tunique, au lieu d'aviser au moyen de se garantir du froid, et de couvrir ses épaules, ne le regarderiez-vous pas comme le plus extravagant des hommes? Eh bien! si la tombe a reçu celui que vous aimiez, cherchez quelqu'un à aimer; car il est plus raisonnable de chercher à remplacer un ami, que de le pleurer. Ce que je vais ajouter est bien rebattu, je le sais; mais faut-il omettre une vérité, parce qu'elle a été dite par tout le monde? Votre douleur résistât-elle à la raison, le temps y mettra un terme. Or, n'est-il pas bien honteux que chez un sage ce soit la lassitude du chagrin qui remédie an chagrin ? Arrêtez vos larmes, au lieu d'attendre qu'elles s'arrêtent d'elles-mêmes, et discontinuez au plus tôt ce que vous ne pourriez faire longtemps, quand même vous le voudriez. Nos ancêtres ont fixé à un an le deuil pour les femmes, non afin qu'il durât tout ce temps, mais afin qu'il n'allât pas au delà. Quant aux hommes, il n'y a point de temps fixé pour eux, parce que raisonnablement on ne prouvait pas leur en accorder. Eh bien! de toutes ces pauvres petites femmes qu'on a eu tant de peine à retirer du bûcher, à séparer du cadavre de leurs maris, en est-il une dont les larmes aient duré un mois seulement ? II n'est rien dont on se fatigue aussi vite que de la douleur : récente, elle trouve des consolateurs et intéresse quelques bonnes âmes; mais quand elle est vieille, tout le monde en rit, et l'on fait bien; car ou elle est affectée, ou elle est déraisonnable. Moi, qui vous prêche si bien, j'ai pleuré Années Sérénus avec si peu de mesure, qu'on peut, à mon grand regret, me compter parmi ceux que la douleur a vaincus. Mais je condamne aujourd'hui ma conduite, et je reconnais que ma tristesse est provenue surtout de ce que je n'avais jamais songé qu'il pût mourir avant moi. Je considérais seulement, qu'il était moins âgé, et beaucoup moins âgé que moi; comme si le destin observait aucun ordre ! Ayons donc toujours présent à notre pensée, que ceux que nous aimons sont mortels tout comme nous. J'aurais dû me dire à cette époque : «Sérénus est plus jeune que moi; mais qu'importe ? S'il est dans l'ordre qu'il meure après moi, il se peut aussi qu'il meure avant.» Faute de cette prévision, la fortune m'a pris au dépourvu. A présent, je sais que tout est mortel, et que la mortalité n'a pas de règle fixe. Il suffit qu'une chose puisse arriver un jour, pour qu'elle puisse arriver aujourd'hui. Pensons donc, mon cher Lucilius, que nous serons bientôt où nous sommes si fâchés qu'il soit : et peut-être (si, comme des sages l'ont publié, il est pour nous un dernier asile) celui que nous croyons perdu pour nous n'a fait que nous précéder. [7,64] LXIV. ÈLOGE DE Q. SEXTIUS ET DES ANCIENS PHILOSOPHES. Vous étiez hier avec nous : je dis avec nous de peur d'équivoque; car, avec moi, vous y êtes toujours. Il m'était survenu quelques amis, et à cause de cela il y avait chez moi plus de fumée qu'à l'ordinaire; non de cette fumée que l'on voit s'échapper des cuisines de nos riches, et qui alarme les sentinelles, mais de celle qui annonce tout simplement que des hôtes sont venus. Pendant le repas, la conversation, comme d'usage, roula sur toute sorte de sujets: on passait de l'un à l'autre, comme il arrive fréquemment, sans rien conclure. On lut ensuite le livre de Quintus Sextius le père, homme de mérite, si je m'y connais, et stoïcien quoiqu'il s'en défende. Grands dieux! que d'énergie, quel généreux courage dans cet homme! C'est ce qui ne se rencontre pas chez tous les philosophes. Souvent ils n'ont de grand que le titre, et le reste est sans vie. Ils exposent, ils discutent, ils subtilisent, mais ils n'excitent point le courage chez les autres, parce qu'ils n'en ont point. Quand vous aurez lu Sextius, vous direz: «Voilà de la vie ! voilà un homme énergique, libre, et au-dessus de l'humanité! Il me laisse toujours plein d'une noble assurance.» Je vous l'avouerai, Lucilius, dans quelque situation d'esprit que je me trouve, lorsque je lis Sextius, je suis prêt à braver tous les hasards, je suis prêt à m'écrier: «Qu'attends-tu, fortune? Commence l'attaque, je t'attends de pied ferme.» J'éprouve l'entraînement de celui qui cherche à s'éprouver et à signaler sa valeur; «Qui voudrait voir un sanglier furieux tomber au milieu des troupeaux sans défense, ou bien un lion descendre de la montagne.» Et moi aussi, je voudrais alors trouver quelque obstacle à vaincre, quelque épreuve à supporter. Car Sextius a encore cela d'excellent, qu'il vous montre la grandeur du souverain bien, sans vous ôter l'espoir d'y atteindre. Vous apprenez qu'elle est placée haut, mais accessible à l'énergie de la volonté. Il en est de même de la vertu : on l'admire, et cependant on ne désespère pas de s'élever jusqu'à elle. Oui, la contemplation de la sagesse absorbe une grande partie de mes instants : sa vue m'interdit, comme parfois le spectacle du monde, qu'il me semble souvent voir pour la première fois. Aussi je révère les découvertes de la sagesse et leurs auteurs; j'en use comme d'un patrimoine commun : c'est un héritage dont je jouis, et je recueille le fruit de ces travaux. Mais imitons le bon père de famille, laissons plus que nous n'avons reçu: que, riche de nouvelles acquisitions, cet héritage passe à nos descendants. Il reste encore et restera beaucoup à faire : ceux qui viendront après mille siècles pourront ajouter encore à ces richesses. Mais quand même les anciens auraient tout découvert, ce sera toujours une étude nouvelle que d'employer et d'appliquer utilement les découvertes des autres. Supposez que tous les remèdes pour les maux d'yeux soient connus: il n'y a plus à en chercher d'autres; mais ceux qu'on possède, il faut savoir les appliquer suivant les circonstances et les maladies: l'un est bon contre les tumeurs de l'œil; l'autre fait disparaître le gonflement des paupières; celui ci détourne le cours d'une affection subite et d'une humeur; celui-là fortifie la vue. Et il faut encore broyer tout cela, choisir le moment et régler les doses. Les remèdes de l'âme ont. été découverts par les anciens : c'est à nous de chercher quand et comment il faut les employer Ceux qui sont venus avant nous ont fait beaucoup, mais ils n'ont pas tout achevé; il n'en faut pas moins les admirer et les honorer à l'égal des dieux. Pourquoi n'aurais-je pas l'image de ces grands hommes pour m'exciter à la vertu? Pourquoi ne célébrerais-je pas leur naissance? Pourquoi ne prononcerais-je pas leur nom avec un sentiment de respect? La reconnaissance que je dois à mes instituteurs, je la dois à ces instituteurs du genre humain qui nous ont ouvert les sources de tant de choses excellentes ? Si je rencontre un consul ou un préteur, je leur témoigne tout le respect dû à des personnages aussi respectables : je descends de cheval, je me découvre, je leur cède le passage. Et les deux Catons, et Lélius le Sage, et Socrate avec Platon, et Zénon avec Cléanthe, je les recevrais dans mon âme sans une profonde vénération! Oui, je le dis hautement, je les vénère, et m'incline toujours avec respect devant d'aussi grands noms. [7,65] LXV. OPINIONS DE PLATON, D'ARISTOTE ET DES STOICIENS SUR LA CAUSE PREMIÈRE. PAR DE PAREILLES PENSÉES LAME S'ÉLÈVE JUSQU'AUX CIEUX. J'ai partagé la journée d'hier avec la maladie : elle a pris le matin pour elle, et m'a laissé l'après-midi. J'essayai d'abord mon esprit par une lecture; puis, voyant qu'il la soutenait, j'osai lui commander, ou plutôt lui permettre une tâche plus pénible. J'écrivis même avec plus d'application que je ne fais d'ordinaire, lorsque je suis aux prises avec un sujet difficile, et que je ne veux pas avilir le dessous ; et cela dura jusqu'à l'arrivée de quelques amis, qui me firent violence et me traitèrent comme un malade qui se gouverne mal. La plume fit place à une conversation dont je vais vous communiquer la partie litigieuse. Nous vous avons choisi pour arbitre, et vous avez plus a faire que vous ne pensez; carvous avez à prononcer entre trois opinions. Notre école stoïcienne professe, comme vous le savez, «qu'il y a dans la nature deux principes d'où dérivent toutes choses. la cause et la matière.» La matière est une masse inerte qui se prête à tout, mais qui est incapable de rien, si elle n'est mise en mouvement. La cause, au contraire, c'est-à-dire l'intelligence, façonne la matière, la tourne comme elle veut, et en extrait toutes sortes d'ouvrages. II faut donc reconnaître une substance d'où les corps sont créés, et un agent qui les crée, en d'autres termes, la matière et la cause. Tous les arts sont des imitations de la nature: ainsi ce que je dis de l'univers, appliquez-le un instant aux ouvrages de l'homme. Pour faire une statue, il a fallu d'abord la matière qui se prêtât au travail de l'artiste, ensuite l'artiste qui façonnât la matière. Or, dans cette statue, l'airain a été la matière, et le sculpteur la cause. Il en est de même de toutes les choses existantes; elles résultent d'un principe passif et d'un principe actif. Les stoïciens reconnaissent une seule cause, celle qui agit; Aristote pense qu'on doit en compter trois. «La première cause, dit-il, est la matière sans laquelle il est impossible de rien faire ; la seconde, l'ouvrier; la troisième, la forme qui est donnée à chaque ouvrage, comme cela se pratique pour une statue.» Cette forme, Aristote l'appelle "eidos". A ces trois causes, il prétend «qu'on peut en ajouter une quatrième, le but de l'ouvrage.» Comment ? je vais vous l'expliquer: La première cause de la statue, c'est l'airain, car elle n'eût jamais été faite sans une matière fusible ou ductile. La seconde cause est l'ouvrier, car jamais une masse d'airain n'eût pris la forme d'une statue sans le secours d'une main habile. La troisième cause, c'est la forme : cette statue ne s'appellerait pas Doryphore ou Diadumène, si on ne .lui en avait donné le visage. La quatrième cause, c'est le but qu'on s'est proposé, car sans cela elle n'eût pas été faite. Maintenant quel est-il, ce but ? Celui qui a décidé l'artiste, et que celui-ci a voulu atteindre. Ce peut être l'argent, s'il a travaillé dans l'intention de vendre son ouvrage ; la gloire, s'il n'a cherché qu'à se faire un nom ; la religion, s'il n'a songé qu'à enrichir un temple. Ainsi la destination d'une chose est aussi une des causes de son existence. Et ne pensez-vous pas qu'on doive compter parmi les causes d'existence d'un ouvrage, une circonstance sans laquelle il n'eût jamais existé? Platon ajoute une cinquième cause, qu'il appelle idée : c'est le modèle d'après lequel l'artiste a travaillé. Peu importe que le modèle soit extérieur, et que l'artiste y attache son regard, ou bien qu'il soit intérieur, et une pure création de l'esprit. Ces modèles de toutes choses, Dieu les possède en lui: sa pensée embrasse les nombres et les formes de tous les objets à créer; elle est pleine de ces figures que Platon appelle idées immortelles, immuables, inaltérables. Ainsi les hommes périssent ; mais l'humanité, dont l'homme est la représentation, reste toujours; et les hommes ont beau souffrir, ont beau périr, celle-ci ne s'en ressent aucunement. « Il y a donc cinq causes, » nous dit Platon : "la substance, l'ouvrier, la forme, le modèle et le but, à quoi il faut ajouter le résultat de ces cinq causes". Ainsi, pour ne pas quitter notre exemple, dans les statues, la substance, c'est l'airain; l'ouvrier, c'est le statuaire; la forme, c'est la figure qui lui a été donnée; le modèle, l'objet imité; le but, le motif qui a déterminé l'artiste; et le résultat de toutes ces causes, c'est la statue. «Ces conditions d'existence, le monde les offre également, dit Platon; l'ouvrier, c'est Dieu; la substance, c'est la matière; la forme, c'est l'aspect extérieur et la disposition du monde, tels que nous les voyons; le modèle, le type d'après lequel Dieu a créé ce sublime et magnifique ouvrage ; le but, le motif pour lequel il a été créé.» Ce motif, vous me le demandez? La bonté de Dieu. Platon du moins l'assure, quand il dit : « Quel motif Dieu a-t-il eu de créer le monde? Dieu est bon; rien de ce qui est bon n'est indifférent à un être bon; donc il a fait le monde le meilleur possible?» Juge, rendez donc votre arrêt, et prononcez quelle opinion vous parait, je ne dis pas la plus vraie, mais la plus vraisemblable; car la solution de cette question est autant au-dessus de notre portée que la vérité elle-même. Cette multitude de causes indiquées par Aristote et Platon est trop ou trop peu; car, si l'on entend par cause toute condition sans laquelle l'effet ne peut être produit, leur énumération est incomplète. En fait de causes, il faut compter le temps, sans lequel rien ne peut être fait; le lieu, car on ne peut faire une chose sans qu'il y ait un lieu pour la faire; le mouvement : sans lui rien ne se fait ni ne se détruit; sans lui point d'art, point de transformation. Mais ce que nous cherchons, c'est la cause primitive et générale : elle doit être simple, car la matière est simple. Je dis que nous cherchons cette cause, c'est-à-dire le principe créateur : car, parmi les causes que nous avons énumérées, il n'en est aucune qui soit multiple ni particulière, mais toutes dépendent d'une seule cause, c'est-à-dire de celle qui crée. La forme, dites-vous, est une cause. C'est l'artiste qui l'imprime à l'ouvrage, donc c'est une partie de cause et non une cause. Le modèle non plus n'est pas une cause, mais un instrument nécessaire à la cause : c'est ainsi que l'artiste a besoin du ciseau et de la lime, sans lesquels l'art est incapable de rien produire, mais qui, pour cela, ne font point partie de l'art, et encore moins en sont les causes. Le but de l'artiste, le motif pour lequel il s'est mis à l'oeuvre, est également une cause, disent-ils. Dans tous les cas, ce serait, non une cause efficiente, mais une cause seconde : or, celles-ci sont innombrables, et c'est de la cause générale que nous nous occupons. Mais où la sagacité de ces grands hommes parait les avoir abandonnés, c'est quand ils ont dit que le monde entier, l'oeuvre accomplie, était une cause; en effet, il y a une grande différence entre l'ouvrage, et la cause de l'ouvrage. Prononcez donc votre arrêt, ou, ce qui est plus facile dans de pareilles questions, convenez que vous n'y voyez pas assez clair, et ordonnez un plus ample informé. - Le beau plaisir, me direz-vous, de perdre son temps en des discussions qui ne guérissent aucune passion, qui ne répriment aucun mauvais penchant! - Fort bien, mais je m'occupe d'abord des choses qui procurent le calme à mon âme, et ce n'est qu'après m'être interrogé moi-même, que j'interroge le monde. Vous voyez donc que ce n'est point un temps perdu, comme vous vous l'imaginez. Ces spéculations, quand elles ne dégénèrent point en minuties et en vaines subtilités. élèvent et soulagent l'âme. Fatiguée de son fardeau, l'âme parfois aime à prendre son vol, et à remonter vers les lieux d'où elle est venue. Car ce corps est une charge et une souffrance pour elle : il l'accable, la tient prisonnière, si la philosophie ne vient à son aide, ne lui offre pour respirer le spectacle de la nature, et ne lui fait un instant quitter la terre pont, le séjour des dieux. Ce sont là ses instants d'aise et de liberté : elle s'échappe un instant de sa prison et va se retremper dans le ciel. Comme on voit des ouvriers qui se sont fatigué la vue sur un objet trop délicat, s'ils n'avaient qu'un jour faible, quitter leur travail pour chercher le grand air, et, dans un lieu consacré aux loisirs du peuple, repaître leurs yeux d'une lumière abondante: ainsi notre âme, enfermée dans ce chaos triste et ténébreux, s'élance dans l'espace toutes les fois qu'elle le peut, et se repose dans la contemplation de la nature. Le sage et le partisan de la sagesse sont aussi prisonniers dans leur corps; mais parfois la meilleure partie d'eux-mêmes s'en échappe, et leur pensée, alors, s'élance jusqu'aux régions les plus élevées. Soldat lié par un engagement, il vit pour accomplir son temps de service ; et tel est son caractère, qu'il ne déteste pas plus la vie qu'il ne l'aime, et supporte la condition mortelle, quoiqu'il sache qu'un meilleur sort l'attend. Vous m'interdisez la contemplation de la nature, vous me défendez le tout pour me réduire à la partie? Je ne pourrai rechercher quels furent les commencements de l'univers, quel fut le créateur de toutes choses, quelle puissance a mis en ordre les éléments entassés pêle-mêle et confondus en une masse inerte? je ne pourrai rechercher quel est l'architecte de ce monde; comment un tout aussi vaste a été soumis à une loi, à un ordre fixe; qui a rassemblé ce qui était épars, séparé ce qui était confus, et donné une figure régulière à tout ce que le chaos renfermait dans son amas informe? Je ne pourrai rechercher d'où jaillissent ces flots de lumière, si c'est du feu ou quelque chose de plus brillant encore? Il faudra que j'ignore d'où je suis descendu? si je dois voir une seule fois ce monde ou y revenir encore? où je dois aller en le quittant? quel séjour attend l'âme affranchie de la servitude d'ici-bas? Vous voulez m'empêcher de m'élever au ciel; c'est-à-dire que vous m'ordonnez de vivre la tête baissée ! Non, je suis trop grand, et ma mission est trop élevée pour que je sois l'esclave de ce corps, de ce corps qui, à mes yeux, n'est qu'un lien jeté autour de ma liberté. Aussi l'opposé-je à la fortune pour arrêter ses traits et pour empêcher qu'aucun d'eux ne pénètre intérieurement. Tout ce qu'il y a de vulnérable en moi, c'est le corps. L'âme habite libre au milieu des périls qui assiègent son domicile. Non, jamais, pour cette chair, je ne descendrai à des subterfuges indignes de l'homme de bien; jamais je ne mentirai en l'honneur de ce misérable corps. Quand bon me semblera, je me séparerai de lui ; mais tant que nous serons attachés l'un à l'autre, il n'y aura point d'égalité entre nous : l'âme aura la toute-puissance. Le mépris du corps est la garantie de la liberté. Mais, pour revenir à mon sujet, la contemplation de la nature contribue beaucoup aussi à nous donner cette liberté. En effet, tout dérive de Dieu et de la matière ; Dieu commande, et il n'est rien autour de lui qui n'obéisse à sa volonté suprême. Or, l'être actif, c'est-à-dire Dieu, est plus puissant et plus parfait que la matière qui subit sa loi. La place que Dieu occupe dans l'univers, l'âme l'occupe chez l'homme; la matière est au regard de Dieu ce que le corps est au nôtre. Que la pire substance soit donc soumise à la meilleure ; bravons avec fermeté les coups du sort ; ne redoutons ni les outrages, ni les blessures, ni les fers, ni l'indigence. Quant à la mort, c'est une fin ou un passage. Je ne crains point de finir, ce sera comme si je n'avais pas commencé ; je ne crains point de passer, car nulle part je ne serai autant à l'étroit qu'ici. [7,66] LXVI. QUE TOUS LES BIENS SONT ÉGAUX ET TOUTES LES VERTUS ÉCALES. Après bien des années, j'ai retrouvé mon condisciple Claranus, vieux, cela va sans dire, mais encore vert et vigoureux d'esprit, et luttant avec courage contre l'infirmité de son corps. La nature a été injuste envers lui : elle a trop mal logé une si belle âme; à moins qu'elle n'ait voulu nous montrer que toute enveloppe, si défectueuse qu'elle soit, peut cacher un esprit généreux et content. Claranus a su vaincre tous les obstacles; et pour en venir à tout mépriser, il a commencé par mépriser son propre corps. Virgile me semble s'être trompé, quand il a dit :«La vertu a plus de charme quand elle se montre dans un beau corps.» Car la vertu n'a pas besoin de parure : elle reçoit son lustre d'elle-même, et consacre le corps par sa présence. J'ai regardé notre ami Claranus, vous pouvez le croire; eh bien! il me semble que son corps a toute la beauté et la perfection de son âme. Ainsi qu'un héros peut sortir d'une chaumière, une belle âme, une grande âme, peut se rencontrer dans le corps le plus difforme et le plus commun. Je suis donc porté à croire que la nature produit exprès certains hommes pour faire voir que la vertu peut naître partout. Si c'était chose possible, elle eut fait des âmes toutes nues; elle fait plus, car elle produit certaines âmes qui, bien qu'enchaînées à un corps, savent briser leurs entraves. Claranus est venu au monde, j'en suis persuadé, pour nous apprendre que la difformité du corps n'enlaidit jamais l'âme, et que la beauté de l'âme embellit le corps. Bien que nous n'ayons passé que peu de jours ensemble, cependant nous avons eu de fréquents entretiens, que je compte rédiger successivement pour vous les faire passer. Le premier jour, nous avons traité cette question : «Comment tous les biens peuvent être égaux, s'ils sont de trois sortes.» Il en est que les stoïciens placent en première ligne; ce sont la joie, la paix, le salut de la patrie. Puis viennent ceux qui naissent des circonstances malheureuses, comme la patience dans les tourments, l'égalité d'âme dans la maladie. Les premiers sont désirables en tout temps; les seconds, dans les seuls cas de nécessité. Restent ceux de troisième ordre, savoir une démarche modeste, une physionomie calme et honnête, et la tenue d'un homme sage. Or, comment peuvent ils être égaux entre eux, ces biens, dont les uns sont à désirer, les autres à craindre? Si nous voulons saisir ces distinctions, remontons au premier bien, et examinons ce qu'il est. Une âme qui, familière avec la vérité, sait ce qu'il faut fuir et rechercher; qui apprécie les choses d'après leur nature et non d'après l'opinion ; qui est comme mêlée à l'univers et qui en suit tous les mouvements; qui ne surveille pas moins ses pensées que ses actions ; qui est grande et forte à la fois; qui ne cède pas plus au plaisir qu'à la douleur; que la fortune, bonne ou mauvaise, ne maîtrise jamais; qui se montre supérieure aux événements prévus ou fortuits ; qui unit la décence à la beauté, la santé et la sobriété à la vigueur; une âme imperturbable, intrépide, qu'aucune force ne peut abattre, que le sort ne peut enorgueillir ni humilier, une telle âme est la vertu même. Voilà sous quels traits la vertu se ferait voir, si on pouvait l'embrasser d'un coup d'oeil, si elle se montrait tout entière. Mais elle a mille faces qui se manifestent suivant les actions et les circonstances de la vie, sans que pour cela elle soit jamais ni plus ni moins grande. Le souverain bien, en effet, ne peut décroître, ni la vertu rétrograder; seulement elle se produit de telle ou telle manière, modifiant son extérieur selon ce qu'elle veut accomplir. Tout ce qu'elle a touché prend son image et sa teinte : les actions qu'elle inspire, les amitiés qu'elle forme, les maisons même où elle a pénétré, elle les embellit de ses charmes; elle n'approche rien qu'elle ne le rende aimable, excellent, admirable. Sa force et sa puissance ne sauraient donc aumenter, puisqu'il n'y a pas d'accroissement possible à ce qui est arrivé au faîte de la grandeur. On ne peut rien trouver de plus droit que la droiture, de plus vrai que la vérité, de plus modéré que la modération. Toute vertu a ses bornes et sa mesure déterminée. La constance n'est point susceptible de progrès, pas plus que l'assurance, la vérité et la bonne foi. Que peut-on ajouter à la perfection? Rien, ou ce ne serait pas la perfection. De même pour la vertu : si l'on pouvait y ajouter quelque chose, elle serait incomplète. Par la même raison, l'honnêteté non plus ne comporte point d'accroissement. Que dire après cela de la décence, de la justice, de l'équité? Pensez-vous que leurs conditions ne soient point les mêmes, qu'elles n'aient pas aussi leurs limites invariables? C'est une marque d'imperfection que d'être susceptible d'accroissement. La même loi est applicable à tout ce qu'il y a de bien : le bien particulier et le bien public sont liés ensemble; il n'est pas plus possible de les isoler, que de séparer ce qui est louable de ce qui es désirable. Toutes les vertus sont donc égales entre elles, de même que les actions qu'elles produisent, et que les hommes à qui elles sont échues en partage. Au contraire, les vertus des végétaux et des animaux, étant mortelles de leur nature, sont, par ce motif, fragiles, altérables, inconstantes; elles vont, puis s'arrêtent, et conséquemment sont sujettes à une appréciation variable. Les vertus des hommes sont toutes soumises à la même règle : c'est la droite raison, qui est une et simple. Rien de plus divin que ce qui est divin, de plus céleste que ce qui est céleste. Les choses mortelles diminuent, s'affaiblissent, s'usent, croissent, s'épuisent, se réparent. De cette incertitude de condition dérive l'inégalité qu'on remarque entre elles, tandis que les choses divines sont d'une seule et même nature. Qu'est-ce que la raison, sinon une parcelle du souffle divin enfermée dans le corps de l'homme? Si la raison est divine, nulle vertu n'étant possible sans elle, toutes les vertus sont divines ; et comme entre les choses divines il n'existe aucune différence., il est évident qu'il n'en existe pas non plus entre les vertus. Ainsi, il y a parité entre la joie et la fermeté dans les tortures : car c'est toujours de la grandeur d'âme, mais inerte et tranquille dans le premier cas, active et militante dans le second. Quoi! n'êtes-vous pas d'avis qu'il y a un égal courage à pousser un siège avec vigueur et à le soutenir avec constance ? Admirons Scipion, ce grand homme, quand il investit Numance, qu'il la serre de près, et oblige ses habitants à tourner contre eux-mêmes leurs invincibles bras; mais admirons l'héroïsme des assiégés, qui, certains qu'il n'est pas de barrière à qui sait s'ouvrir le chemin de la mort, expirent courageusement entre les bras de la liberté. De même, toutes les autres vertus, la tranquillité, la simplicité, la libéralité, la constance, l'égalité d'âme, sont égales entre elles: car elles reposent toutes sur la même base, la vertu, qui tient l'âme droite et inébranlable. Quoi ! me direz-vous, n'y a-t-il donc aucune différence entre la joie et la patience qui brave la douleur ? Aucune, en tant que vertus; beaucoup, quant aux circonstances où elles se produisent : car ici l'âme est dans sa position naturelle de calme et de quiétude; là, dans une crise contre nature. Ainsi donc les situations peuvent grandement différer, mais il y a toujours parité de vertu. Pour changer d'objet, la vertu ne change pas d'essence : qu'elle se trouve dans des conditions agréables ou tristes, avantageuses ou pénibles, elle n'en vaut ni plus ni moins : l'égalité sur laquelle j'insiste est donc rigoureusement vraie. Et qu'on ne dise pas que celui-ci se conduira mieux dans telle joie, celui-là dans tels tourments ; car deux choses portées à la perfection sont égales entre elles. En effet, si les circonstances extérieures peuvent accroître ou diminuer la vertu, il n'est plus vrai qu'il n'y ait de bon que ce qui est honnête. Or, si vous admettez cette conséquence, c'en est fait de toute idée d'honnêteté. Pourquoi ? je vais vous le dire : c'est que rien ne peut être honnête de ce qu'on fait malgré soi, par contrainte. Toute action honnête est volontaire : mêlez-y la paresse, la mauvaise grâce, l'hésitation, la crainte, elle perd son principal mérite, qui est d'être faite avec plaisir. Ce qui n'est pas libre ne peut être honnête ; or, la crainte est une servitude. Toute action honnête a besoin de calme, de sécurité; l'âme, si quelque chose l'arrête, l'afflige, lui fait peur, est en proie au trouble et aux tiraillements de la discorde : car, tandis que d'un côté elle est attirée par l'apparence du bien, de l'autre elle est retenue par la crainte du mal. Ainsi, quand vous vous proposez de faire le bien, gardez-vous de considérer comme un mal les obstacles que vous rencontrez, si fâcheux qu'ils vous paraissent d'ailleurs; continuez de vouloir, et agissez sans balancer. Car toute action honnête, outre qu'elle est indépendante et volontaire, est pure et sans mélange de mal. Je sais ce qu'on peut m'objecter ici : Quoi! dira-t-on, vous voulez nous persuader que c'est la même chose de savourer la joie, ou de lasser le bourreau qui nous torture sur le chevalet ? - A cela je pourrais répondre : «Épicure aussi a dit que le sage, dans le taureau brûlant de Phalaris, s'écrierait: Le tourment est doux, il ne vient pas jusqu'à moi.» Peut-on s'étonner de me voir représenter comme également heureux celui qui se repose à table, et celui qui supporte courageusement la gêne, lorsque, chose bien plus incroyable ! Épicure prétend que les tortures ont des douceurs? Moi, je réponds qu'il existe une grande différence entre la joie et la douleur. Si j'avais à choisir, je rechercherais l'une, et j'éviterais l'autre : car la première est conforme à la nature, la seconde y est contraire. A ne considérer les choses que sous ce point de vue, l'intervalle qui sépare la joie et la douleur est immense ; mais quand on en vient à la vertu, qu'elle marche sur des fleurs ou sur des épines, on la trouve toujours la même. Les tourments, la douleur, le mal, quel qu'il soit, n'ont plus d'importance : la vertu domine tout. De même que le soleil par son éclat obscurcit la lumière des flambeaux, ainsi la vertu efface et écrase par sa grandeur tout ce qui est douleur, persécution, injure ; elle brille, et soudain tout ce qui lui est étranger est éclipsé; enfin, les misères humaines vinssent-elles fondre toutes ensemble sur elle, elle ne s'en ressentirait pas plus que l'Océan d'une ondée passagère. S'il vous en faut une preuve, voyez l'homme vertueux, toujours prêt à voler vers le bien: que les bourreaux se trouvent sur son chemin, qu'il ait en perspective la torture et les flammes, il n'en persistera pas moins ; moins occupé de ce qu'il doit souffrir que de ce qu'il doit faire, il aura foi à une bonne action comme à un homme de bien : il y trouvera toujours utilité, sécurité et bonheur réel. Une action honnête, mais pénible et difficile, lui fera le même effet qu'un homme de bien pauvre, exilé, languissant. Maintenant, prenez un sage comblé de richesses, et placez en regard un autre sage dénué de tout, mais riche de son propre fonds : tous deux seront également hommes de bien, malgré la différence des fortunes. Il en est, je l'ai déjà dit, des choses comme des hommes; la vertu est également admirable, qu'elle habite un corps sain et libre, ou un corps malade et chargé de chaînes. Votre vertu ne méritera donc pas de plus grands éloges, si le sort vous a conservé tous vos membres, que s'il vous avait mutilé autrement ce serait juger du maître par ses esclaves. Ce sont, en effet, des esclaves, que toutes ces choses sur lesquelles le hasard exerce son empire, l'argent, le corps et les honneurs: car elles sont fragiles, passagères, périssables, peu fidèles à qui les possède. Les oeuvres de la vertu sont, au contraire, libres et invincibles : qu'elles soient secondées par la fortune, qu'elles soient traversées par quelque injustice du sort, elles ne deviennent ni plus ni moins désirables. Sous ce rapport, il doit en être de nos désirs comme de nos affections à l'égard des personnes. Je ne pense pas que vous aimassiez mieux un homme riche qu'un homme pauvre, un homme robuste et nerveux qu'un homme faible et de complexion délicate; de même vous ne préférerez pas une action agréable et sans danger à une action difficile et pénible. Mais s'il arrive qu'aujourd'hui, entre deux personnages également vertueux, l'un propre et parfumé vous plaise plus que celui qui est poudreux et négligé, vous en viendrez bientôt à avoir plus d'affection pour le sage jouissant de tous ses membres et de tous ses organes, que pour le sage débile et borgne; puis, insensiblement, le dédain vous gagnera au point que, de deux hommes également justes et sensés, celui qui aura de longs cheveux bien bouclés vous sera plus agréable que celui dont le front sera dégarni. Quand la vertu est égale des deux côtés, les inégalités qui existent sous d'autres rapports disparaissent : car elles ne font nullement partie de la vertu ; ce ne sont que des accessoires. Quel père est assez injuste dans l'appréciation de ses enfants, pour préférer celui qui sera bien portant à celui qui sera malade, celui qui sera grand et fort à celui qui sera petit et grêle? Les bêtes ne font point de distinction entre leurs petits, et s'étendent pour les allaiter tous indifféremment; les oiseaux aussi partagent également la nourriture aux leurs. Ulysse n'est pas moins impatient de revoir les rochers de sa chère Ithaque, qu'Agamemnon les murs fameux de Mycènes. Nous aimons notre patrie, non parce qu'elle est grande, mais parce qu'elle est nôtre. -- Où voulez-vous en venir? - A vous démontrer que la vertu voit du même oeil toutes ses oeuvres, comme ses propres enfants; qu'elle les aime également tous, mais plus particulièrement ceux qui souffrent ; et cela par la même raison que la tendresse des parents est plus vive pour les êtres dignes de pitié. Parce que ses oeuvres encourent des périls et des souffrances, la vertu ne les chérit pas plus tendrement; mais, à la manière des bons parents, elle les caresse et les choie davantage. - Mais pourquoi n'y a-t-il pas de bien qui soit supérieur à un autre bien ? - C'est qu'il n'y a rien de plus convenable que ce qui est convenable, de plus uni que ce qui est uni. Car si l'on ne peut pas dire : Voilà une chose plus égale à une autre que telle autre, de même on ne peut rien trouver de plus honnête que l'honnête. Si toutes les vertus sont égales dans leur nature, les trois espèces de bien sont également pareilles. Ainsi je n'hésiste pas à lé dire, il y a similitude entre la joie et la douleur modérées; la sérénité de l'une ne l'emporte en rien sur l'héroïsme de l'autre, qui dévore ses gémissements au sein des tortures. Sans doute la première sera désirable, la seconde plus admirable; mais elles n'en sont pas moins égales; car tout ce qu'il y a de fâcheux dans la seconde est comme absorbé dans la grandeur du bien qui en résulte. Celui qui les estime inégales perd de vue le fond des choses, pour ne s'arrêter qu'à la surface. Les vrais biens sont tous d'une même mesure et d'un même poids; les faux ont beaucoup de vide. Aussi ces biens, si beaux, si grands tant qu'on se borne à les voir, n'offrent plus que déception quand on en vient à les peser. Oui, mon cher Lucilius, les biens qui reposent sur la saine raison sont solides, sont éternels ; ils affermissent l'âme, et l'élèvent pour la soutenir constamment à la même hauteur. Les prétendus biens que le vulgaire exalte dans son aveuglement remplissent le coeur d'une joie mensongère, et les choses qu'il prend pour des maux lui inspirant l'effroi, de la même façon que la seule apparence du danger effarouche les animaux. Or, dans ces deux cas, l'âme se dilate ou se resserre sans motif; car, si la joie est déplacée, la crainte l'est également. La seule raison est ferme et immuable dans ses sentiments, parce qu'elle n'est pas l'esclave des sens, mais qu'elle leur commande. La raison est égale à la raison, comme la droiture à la droiture; donc la vertu est égale à la vertu, parce que la vertu n'est autre chose que la droite raison. Qui dit vertu, dit raison; si vertu et raison sont même chose, toutes les vertus sont droites; si elles sont droites, elles sont égales. Telle la raison, telles ses oeuvres; donc elles sont égales entre elles: car si elles sont semblables à la raison, elles doivent se ressembler entre elles. Je soutiens donc que toutes les actions sont égales entre elles, du moment qu'elles sont droites et honnêtes. Sans doute elles offriront de grandes différences causées par la diversité de l'objet, qui peut être plus ou moins fécond, plus ou moins brillant, plus ou moins général. Et pourtant quoiqu'ilen soit elles présentent un même degré d'excellence, du moment qu'elles sont honnêtes. C'est ainsi que tous les hommes de bien sont égaux, en tant qu'hommes de bien. Ils peuvent, j'en conviens, différer quant à l'âge: l'un être vieux, l'autre jeune; ils peuvent différer quant au corps: l'un être beau, l'autre laid: ils peuvent différer quant à la fortune : celui-ci être pauvre, celui-là être riche; celui-ci être en grande faveur, puissant, connu des villes et des peuples, celui-là être inconnu et osbcur; mais par ce seul motif qu'ils sont bons, toujours ils sont égaux. La connaissance du bien et du mal est étrangère aux sens ; ils ignorent ce qui est utile ou inutile. Ils ne peuvent se prononcer qu'en face des objets : incapables de prévoir l'avenir, de se rappeler le passé, il leur est impossible de tirer des conséquences. Et cependant c'est de cette faculté que résultent l'ordre, la suite, l'unité, qui sont la condition d'une vie bien réglée. La raison est donc le vrai juge du bien et du mal elle ne fait aucun cas des objets extérieurs, et compte tout ce qui n'est ni bien ni mal pour des accessoires de peu de valeur; à ses yeux, l'âme est le siège de toute espèce de bien. Du reste, il est certains biens qu'on place en première ligne et qu'on désire activement ; par exemple, la victoire, des enfants vertueux, le salut de la patrie : puis d'autres de second ordre qui ne se manifestent que dans l'adversité, tels que la sérénité d'âme au fort d'une grande maladie ou dans l'exil : puis enfin des biens intermédiaires qui ne sont pas plus contraires que conformes à la nature, comme de marcher modestement et de s'asseoir avec dignité. En effet, il n'est pas plus selon la nature de rester assis que de rester debout ou de marcher. Mais, dira-t-on, les deux premières espèces de bien sont dissemblables : car ce sont choses selon la nature que de jouir des vertus de ses enfants et du bien-être de sa patrie ; tandis qu'il est contraire à la nature de résister courageusement aux tortures, et d'endurer la soif quand la maladie vous brûle les entrailles. - Eh ! se peut-il que le bien soit jamais contraire à la nature? - Nullement ! mais les faits qui le produisent peuvent l'être quelquefois : car le fait d'être blessé, celui d'être dévoré par la flamme, celui d'être tourmenté par la maladie, sont tous contraires à la nature ; au lieu qu'il est tout à fait selon la nature de conserver un sang-froid inaltérable au milieu de pareilles circonstances. Et, pour exprimer ma pensée en peu de mots, la matière du bien est quelquefois contraire à la nature, mais jamais le bien lui-même; parce qu'il n'y a pas de bien possible sans la raison, et que la raison est toujours selon la nature. En effet, qu'est-ce que la raison? L'imitation de la nature. Et le souverain bien ? Une conduite conforme au vceu de la nature. Si vous admettez, m'objecte-t-on, qu'une paix que ne trouble aucune attaque est préférable à une paix achetée par des flots de sang ; si vous admettez qu'une santé inébranlable soit préférable à une santé qui n'a échappé aux maladies les plus cruelles et aux menaces de la mort qu'à grand'peine et à force de patience, vous ne sauriez disconvenir que la joie ne soit un plus grand bien que tous ces efforts de courage pour endurer le fer ou la flamme. - Nullement ! les dons de la fortune diffèrent beaucoup de valeur, en ce que chacun les apprécie suivant le besoin qu'il en a : au contraire, le fait des vrais biens, c'est de s'accorder avec la nature; condition que tous remplissent également. Lorsque le sénat adopte à l'unanimité l'avis de quelqu'un, direz-vous : Tel membre adhère plus que tel autre ? Non, puisque tout le monde est d'accord. J'en dis autant des vertus; elles s'accordent toutes avec la nature des biens ; ils s'accordent tous avec la nature. Celui-ci est mort vieux, celui-là dans l'adolescence, et cet autre dans l'enfance, après avoir à peine entrevu la vie : tous étaient mortels au même degré, quoique la mort ait laissé vivre plus longtemps le premier, ait moissonné le second dans sa fleur, ait arrêté l'autre à l'entrée de la vie. Un homme a cessé de vivre à table ; un autre, qui dormait, ne s'est plus éveillé ; un troisième a expiré dans les joies de l'amour. En face d'eux, placez des hommes percés par le glaive, tués par la morsure d'un serpent, écrasés sous des ruines, ou lentement torturés par une contraction prolongée des nerfs : plus heureuse a été la mort des uns, plus cruelle sera celle des autres ; mais c'est toujours la mort. Les chemins sont différents ; ils conduisent au même but. La mort ne saurait être ni plus grande ni plus petite ; en effet, elle a toujours le même résultat, celui de terminer la vie. J'en dis autant des biens: celui-ci est compté parmi les plaisirs purs, celui-là au nombre des peines et des souffrances : cet homme n'a eu qu'à diriger le cours d'une fortune prospère, cet autre a dû surmonter les rigueurs du sort: ce sont toujours des biens; mais l'un a suivi un chemin facile et uni, l'autre un chemin rude et âpre. Toutes ces choses ont une même fin: elles sont bonnes, elles sont louables, elles ont la vertu et la raison pour compagnes. Or, la vertu rend égal tout ce qui porte son caractère. Cette doctrine, gardez-vous de la croire particulière aux stoïciens. L'école d'Épicure reconnaît deux espèces de biens d'où résulte la félicité suprême; savoir: un corps exempt de souffrance, une âme sans trouble. Ces biens ne peuvent s'accroître quand ils sont complets : le moyen, en effet, d'ajouter à ce qui est complet? Si le corps est sans souffrance, que peut-on. ajouter à cette absence de douleur? Si l'âme est calme et en paix avec elle-même, que peut-on ajouter à cette tranquillité? De même que le ciel ne saurait briller de plus d'éclat qu'alors que, dégagée de tout nuage, sa sérénité est parfaite; ainsi, pour l'homme soigneux de son corps et de son âme, et qui fait dépendre son bonheur de leur bien-être, c'est un état parfait, c'est le terme de ses désirs, qu'une âme sans agitation et un corps sans souffrance. Si la fortune vient répandre d'ailleurs sur lui quelques-unes de ses faveurs, elles n'ajoutent rien à sa félicité suprême; elles ne font que l'assaisonner, la relever, si je puis m'exprimer ainsi ; car, dès lors que l'homme entend le bonheur absolu de cette manière, il a tout ce qu'il lui faut, quand il jouit de la paix du corps et de l'âme. Vous trouverez encore dans Épicure une division des biens toute semblable à la nôtre. Ainsi, il y a des biens qu'il souhaite de préférence, comme cette tranquillité du corps que ne trouble aucune incommodité, et ce calme de l'âme qui jouit de la contemplation de ses propres biens. Il y en a d'autres dont il est loin de désirer la présence, mais qu'il loue et prise néanmoins: par exemple, celui dont je vous parlais tout à l'heure, cette patience au milieu de la maladie et des souffrances les plus graves, telle qu'on la voit dans Épicure au dernier jour de sa vie, qui en fut aussi le plus heureux. Il nous dit, en effet, que «sa vessie et son ventre ulcérés lui causèrent des souffrances telles qu'il n'y avait pas d'accroissement possible à sa douleur, et que cependant ce jour ne laissa pas d'être un jour heureux pour lui.» Or, il n'y a de jours heureux que pour celui qui jouit du bien suprême. Il résulte de là qu'Epicure reconnaissait comme nous cette espèce de biens dont on se passerait volontiers, mais qui, la circonstance étant donnée, doivent être loués, chéris et égalés aux plus grands biens. Certes, on ne saurait le placer au-dessous des premiers de tous, ce bien qui couronne une vie heureuse, et auquel la voix mourante d'Épicure adresse des actions de grâces. Permettez-moi, Lucilius, ô le meilleur des hommes! d'aller plus loin encore. S'il était possible qu'il y eût des biens plus grands les uns que les autres, je préférerais ceux qui semblent pénibles à ceux que recommandent leurs douceurs et leurs agréments. Il y a plus de mérite à surmonter l'adversité qu'à se montrer sage dans la prospérité. C'est par le même principe, je le sais, qu'on domine la bonne ou la mauvaise fortune. Le guerrier qui veille tranquillement sur les remparts, loin des attaques de l'ennemi, peut être aussi brave que celui qui, les jambes coupées, se traîne sur ses genoux, et s'obstine à ne pas rendre ses armes; mais les acclamations sont pour ceux qui reviennent sanglants du combat. Aussi préféré-je la vertu énergique, éprouvée, qui s'est mesurée avec la fortune. Pourquoi hésiterais-je à admirer la main de Mucius, mutilée et desséchée par le feu, plus que la main saine et entière du guerrier le plus brave? Il resta ferme devant la flamme comme devant l'ennemi, et regarda sa main tomber goutte à goutte sur les charbons ardents, jusqu'à ce que Porsenna, dont il prévenait les rigueurs, jaloux de sa gloire, eût fait enlever de force le brasier. Cette vertu, pourquoi ne la placerais-je pas au premier rang? pourquoi n'avouerais-je pas que je la trouve d'autant plus supérieure à la vertu paisible et non éprouvée par la fortune, qu'il est plus rare de vaincre un ennemi avec une main brûlée qu'avec une main armée. - Mais, me dites-vous, souhaiterez-vous un bien de la sorte? - Pourquoi non? Celui-là seul est capable d'une pareille vertu, qui sait la désirer. Appellerai-je de préférence de jeunes garçons pour m'assouplir les articulations ; ou bien, à défaut d'une femme, un homme changé en femme, pour détendre mes chers petits doigts? Pourquoi ne me semblerait-il pas plus heureux, ce Mucius, qui livra sa main aux flammes, comme s'il l'eût donnée à masser. Il répara, autant qu'il était possible, sa méprise: sans armes, sans main, il termina la guerre; et son bras mutilé suffit à vaincre deux rois. [7,67] LXVII. QUE TOUT CE QUI EST BON EST DÉSIRABLE. Pour commencer par un lieu commun, je vous dirai que le printemps se faisait déjà sentir; mais, en s'avançant vers l'été, il s'est refroidi au moment où il se devait échauffer; et on ne peut s'y fier encore, car souvent il nous rejette en hiver. Voulez-vous une preuve de son incertitude? Je n'ose point m'exposer à l'eau froide; je suis encore forcé d'en tempérer la rigueur. - C'est, me direz-vous, n'endurer ni le chaud ni le froid. - Vous avez raison, mon cher Lucilius: c'est déjà assez pour moi du froid de mon âge, que les feux de l'été peuvent à peine réchauffer. Aussi passé-je la majeure partie de ma vie sous mes couvertures. Je rends grâces à la vieillesse de m'avoir ainsi attaché au lit. Et pourquoi ne la remercierais-je pas à ce titre? Ce que je n'aurais jamais dû vouloir, je cesse de le pouvoir. J'ai de fréquents entretiens avec mes livres. Si parfois il me survient de vos lettres, il me semble que je suis avec vous ; et telle est la préoccupation de mon esprit, que je crois vous répondre, non par écrit, mais de vive voix. Aussi vais-je, comme si nous en causions, examiner avec vous la question que vous me proposez. Vous me demandez Si tout ce qui est bien est désirable. «Si c'est un bien, dites-vous, que de souffrir la torture avec fermeté, la flamme avec courage, la maladie avec patience, il s'ensuit que ce sont tout autant de choses désirables: or, je ne vois rien là dedans qui soit digne d'envie, et je ne sache personne qui ait jamais fait un sacrifice votif pour être déchiré par le fouet, tourmenté par la goutte, ou allongé par le chevalet.» - Faites la part des situations, mon cher Lucilius, et vous trouverez dans tout cela quelque chose de désirable. Je voudrais échapper aux tortures ; mais, s'il faut les endurer, je souhaiterai de les subir avec honneur et courage. J'aimerais mieux, j'en conviens, ne pas voir éclater la guerre; mais, si elle éclate, je désire supporter bravement les blessures, la faim et tous les inconvénients qu'entraîne la nécessité des combats. Je ne suis pas assez fou pour souhaiter la maladie; mais, s'il faut en passer par là, je tiendrai à ne me montrer ni intempérant ni efféminé. Ainsi ce n'est pas le mal qui est désirable, mais la vertu nécessaire pour l'endurer. Quelques-uns des nôtres prétendent qu'on ne doit pas désirer la fermeté au milieu des tourments, sans néanmoins en redouter l'épreuve: en fait de biens, disent-ils, ceux-là seuls sont à souhaiter, qui sont purs, tranquilles et dégagés de souffrances. Je ne suis pas de cet avis. Pourquoi ? D'abord parce qu'il est impossible qu'une chose soit bonne sans être désirable. Ensuite, si la vertu est désirable, comme il n'y a pas de bien sans vertu, tout ce qui est bien est désirable. Puis, vous qui soutenez que la fermeté au milieu des tourments n'est pas désirable, dites-moi : nierez-vous que le courage ne soit désirable? Eh bien ! il brave les périls, et même les appelle : ce qu'il y a de plus beau et de plus étonnant en lui, c'est de ne pas fuir devant la flamme, de courir au-devant des blessures, et de présenter sa poitrine aux coups, au lieu de les éviter. Si le courage est désirable, on doit donc aussi désirer la patience au milieu des tourments c'est une partie essentielle du courage. Faites la part de chaque chose, comme je vous le disais tout à l'heure, et alors il n'y aura plus d'équivoque possible. En effet, ce qui est à souhaiter, ce n'est point de souffrir, mais de souffrir avec courage. Or, ce courage, je le désire, parce que c'est la vertu. - Mais qui formera jamais un pareil souhait? - En matière de souhaits, il en est qui sont clairs et articulés, parce qu'ils sont formés séparément; tandis que d'autres sont implicites, parce qu'ils se trouvent compris dans un voeu général. Par exemple, je désire mener une vie honnête; mais une vie honnête embrasse bien des sortes d'actions, depuis le tonneau de Régulus, depuis la blessure de Caton rouverte de sa propre main, jusqu'à l'exil de Rutilius et à la coupe empoisonnée qui transporta Socrate de son cachot dans les cieux. Ainsi, en désirant une vie honnête, j'ai désiré en même temps toutes les choses souvent indispensables pour vivre honnêtement. « 0 trois et quatre fois heureux, ceux à qui il a été donné de périr, sous les hauts remparts de Troie, à la vue de leurs parents ! » Souhaiter à quelqu'un un pareil sort, n'est-ce pas le trouver désirable ? Décius s'est dévoué pour la république; il s'est élancé, à bride abattue au milieu des ennemis pour y chercher la mort. Bientôt après, un second Décius, digne fils du premier, prononce la formule de dévouement consacrée par son père, et se précipite au fort de la mêlée, n'ayant d'autre pensée que de plaire aux dieux : tant une mort glorieuse lui paraissait désirable ! Doutez-vous encore que ce ne soit un bien de mourir en héros et dans la pratique de quelque vertu ? Quand un homme supporte courageusement la souffrance, il s'aide de toutes les vertus. Peut-être en est-il une, la patience, qui éclate et se manifeste plus que toutes les autres; mais le courage, dont la patience, la fermeté et la longanimité ne sont que des branches; la prudence, sans laquelle on ne sait prendre aucun parti, et qui enseigne à supporter bravement ce qu'on ne peut éviter; la constance, que rien n'ébranle, et qui, malgré les assauts de la violence, n'abandonne jamais ses résolutions; enfin, tout ce qui forme l'inséparable faisceau des vertus se trouve à la fois en jeu. Toute action honnête est exécutée par une seule vertu, mais de l'avis des autres; or, une action approuvée par toutes les vertus, quoiqu'en apparence exécutée par une seule, ne peut manquer d'êtredésirable. Quoi! vous ne regardez comme désirables que ces divertissements, fils du loisir et de la volupté, pour lesquels on décore sa porte ? II est une volupté triste; il est des voeux honorables, qui, s'ils n'attirent pas de félicitations, sont accueillis par des hommages et des respects. Ainsi, vous ne croyez pas que Régulus souhaitât de retourner à Carthage ? Entrez dans les sentiments d'un héros, rompez un moment avec les préjugés vulgaires; formez-vous une idée convenable de cette vertu sublime, magnifique, qui veut être honorée, non avec de l'encens ou des guirlandes, mais avec des sueurs et du sang. Voyez Caton, quand il tourne contre sa noble poitrine ses mains vénérables, et quand il élargit sa blessure trop étroite. Lui souhaiterez-vous un meilleur sort? le plaindrez-vous? ou bien le féliciterez-vous? Ceci me fait souvenir d'un mot de notre Démétrius, qui appelle mer morte une vie tranquille que n'a troublée aucun accident de fortune. Ne rien éprouver qui vous excite, qui vous ranime, dont la nouvelle et l'arrivée mettent votre courage à l'essai, ce n'est point là de la tranquillité ; c'est croupir dans le repos, c'est un état de calme plat. Attale le Stoïcien avait coutume de dire: «J'aime mieux que la fortune me reçoive dans son camp que dans ses palais. Je souffre; mais avec courage: c'est un bien. Je péris; mais avec courage : c'est un bien.» Écoutez Épicure, et il vous dira de plus : «C'est un plaisir.» A une action si belle et si sévère je ne donnerai jamais un nom empreint de mollesse. Je brûle, mais sans être vaincu. Pourquoi ne trouverais-je pas désirable, non que le feu me consume, mais qu'il ne me fasse pas crier grâce? Rien de meilleur, rien de plus beau que la vertu : bonnes et désirables sont toutes les actions qu'elle commande. [7,68] LXVIII. DE LA RETRAITE ET DE SES AVANTAGES. J'approuve votre résolution: cachez-vous dans la retraite, mais, en même temps, cachez votre retraite. Quand vous n'y seriez pas autorisé par les préceptes des stoïciens, vous le seriez par leurs exemples: mais leurs préceptes à cet égard ne sont pas douteux; vous pourrez vous en assurer quand vous voudrez. Nous ne permettons pas qu'on s'occupe uniquement de la république, ni toujours, ni sans cesse : de plus, comme nous avons donné au sage une république digne de lui, je veux dire l'univers, la retraite même ne l'isole point de la république. Je vais plus loin: ce coin du monde qu'il quitte, il ne le quitte peut-être que pour passer sur un théâtre plus vaste et plus étendu; et, du haut des cieux où il s'est élevé, il voit combien est bas placé le siége ou le tribunal qui le retenait. Je vous le dis entre nous,le sage n'estjamais plus dans l'action, que lorsqu'il a sous les yeux les choses divines et humaines. Je reviens au conseil que j'avais commencé à vous donner, de laisser ignorer votre retraite. N'allez pas faire retentir les mots de philosophie et de repos; colorez autrement votre résolution; attribuez-la plutôt à la mauvaise santé, à la faiblesse, à l'indolence : se glorifier du repos, c'est la vanité du paresseux. Il est des animaux qui, pour n'être point découverts, effacent et brouillent leurs traces autour de leur tanière: faites de même; autrement il ne manquera pas de gens qui se mettront à votre poursuite. On dédaigne généralement les endroits découverts, et l'on scrute curieusement les endroits cachés et retirés. Les serrures tentent les voleurs :voient-ils une maison ouverte, ils en font fi et passent outre. Telles sont les allures du peuple et des ignorants: il suffit qu'on leur cache un lieu pour qu'ils y veuillent pénétrer. Le meilleur parti est donc de ne point faire parade de sa retraite : or, c'est une sorte de jactance que de se trop céler, et de s'éloigner entièrement de la vue des hommes. Celui-ci s'est caché à Tarente; celui-là s'est enfermé à Naples; un autre, pendant plusieurs années, n'a point passé le seuil de sa porte. C'est appeler la foule que de faire parler de sa retraite. Une fois dans votre solitude, vous devez faire en sorte que le monde ne s'entretienne pas de vous, et que vous vous entreteniez avec vous-même. Que vous direz-vous? ce que les hommes disent volontiers des autres : ayez, en vous-même, mauvaise opinion de vous: ainsi vous prendrez l'habitude de dire la vérité et de l'entendre. Ce sont vos faiblesses surtout qui doivent réclamer votre attention. Chacun connaît les infirmités de son corps: aussi l'un soulage son estomac par les vomitifs; l'autre le soutient en mangeant fréquemment; un autre, au moyen de la diète, dégage et purge son corps. Ceux que tourmente la goutte s'abstiennent soit de vin, soit de bains: insouciants pour le reste, ils ne songent qu'au mal qui les tourmente souvent. De même, il y a dans notre âme des parties malades qui doivent être l'objet d'un traitement spécial. Que fais-je dans la retraite? Je panse ma plaie. Si je vous montrais un pied gonflé, une main livide, une jambe desséchée par la contraction des nerfs, vous me permettriez de rester en place et de soigner mon mal: or, c'est une maladie plus grave encore que celle que je ne puis vous montrer. Mon âme est atteinte d'une tumeur, d'un abcès, d'une vomique. N'allez pas me louer, ni vous écrier: 0 le grand homme! il a tout méprisé, et fui un monde dont il condamnait les passions! Je n'ai condamné que moi. Ne venez point chez moi dans l'espoir d'y rien gagner. Vous vous trompez, si vous pensez y trouver quelque secours: c'est la demeure d'un malade, et non d'un médecin. J'aime mieux que vous disiez en vous retirant: Je me figurais un homme heureux et savant; j'écoutais de toutes mes oreilles: j'ai été bien trompé, je n'ai rien vu, rien entendu qui ait répondu à mon attente, et qui me donne envie d'y retourner. Si vous sortez avec cette opinion et tenez ce langage, votre visite n'aura pas été sans profit. J'aime mieux que ma retraite fasse naître la compassion que l'envie. Quoi! dites-vous, c'est vous, Sénèque, qui me conseillez la retraite? c'est vous qui prêchez les dogmes d'Épicure? - Oui; mais si je vous conseille la retraite, c'est pour que vous vous y livriez à des occupations plus belles et plus grandes que celles que vous quittez. Frapper aux portes superbes des grands, tenir registre des vieillards sans enfants, avoir du crédit au barreau, sont des avantages dangereux et passagers, peu honorables même, quand on les réduit à leur juste valeur. Celui-ci l'emporte de beaucoup sur moi par la faveur dont il jouit au barreau; celui-là, par ses services militaires et le haut rang qu'ils lui ont valu; un autre, par la foule de ses clients: je ne saurais prétendre ni à un tel cortége ni à un tel crédit. Est-ce un si grand malheur d'être dominé par les hommes, si je domine la fortune? Pourquoi faut-il que nous n'ayons pas eu le courage de suivre autrefois cette ligne de conduite! Pourquoi faut-il que nous ne songions à bien vivre qu'à l'aspect de la mort? Mais différerons-nous encore à présent? Quand la raison nous dénonçait une multitude de choses comme superflues et nuisibles, nous ne l'avons pas crue; croyons-en l'expérience. Faisons comme ceux qui sont partis trop tard, et qui veulent regagner le temps perdu: donnons de l'éperon. Notre âge est singulièrement favorable à l'étude : la vie a jeté son écume; les vices, que nous n'avons pu contenir dans l'ardeur de notre jeunesse, ont perdu leur fougue; peu s'en faut qu'ils ne soient éteints. - Mais ce que vous apprendrez au moment du départ, quand cela vous servira-t-il, et à quoi? - A m'en aller meilleur! N'en doutez pas, aucun âge n'est plus favorable au perfectionnement moral que celui où les enseignements multipliés de l'expérience et une longue suite d'épreuves ont dompté notre nature; que celui où les passions calmées ont fait place aux pensées salutaires. C'est le moment de posséder un si grand bien : quiconque est devenu sage dans sa vieillesse, l'est devenu par le bénéfice des années. [7,69] LXIX. LES FRÉQUENTS VOYAGES SONT UN OBSTACLE A LA SAGESSE. Je n'aime pas à vous voir si souvent changer de lieu, et passer d'un endroit dans un autre. D'abord toutes ces allées et venues sont la marque d'un esprit inconstant. Le moyen de se préparer à la retraite, si l'on ne cesse de regarder au dehors et de voyager! Si vous voulez contenir l'âme, il faut commencer par fixer le corps ; ensuite la continuité des remèdes ajoute à leur effet : cette vie de repos, cet oubli de vos anciennes habitudes, il faut vous garder de les interrompre. Donnez un peu le temps à vos yeux de désapprendre, à vos oreilles le temps de se faire à un langage plus raisonnable. Vous ne sortirez pas que vous ne rencontriez sur votre chemin quelque objet qui ravive vos passions. Quand on veut se guérir de l'amour, la première chose est d'éviter tout ce qui peut rappeler l'objet aimé; car c'est en amour surtout que les rechutes sont faciles. De même, celui qui veut renoncer entièrement aux choses pour lesquelles il a été passionné, doit avoir soin d'en détourner ses yeux et ses oreilles. La passion est prompte à se révolter: de quelque côté qu'elle se tourne, elle trouve satisfaction à ses désirs. Il n'est point de vice qui n'ait quelque chose à donner. L'avarice promet de l'argent; la luxure, des voluptés sans nombre; l'ambition, la pourpre et les applaudissements qui mènent à la puissance, et tous les avantages de la puissance. Les vices vous offrent un salaire : préférez une vie qui ne rapporte rien. A peine un siècle entier suffirait-il pour dompter et soumettre des vices développés par une si longue licence : que sera-ce, si nous morcelons encore un temps si court? Pour amener une chose quelconque à la perfection, ce n'est pas trop de toute notre assiduité, de toute notre vigilance, de tous nos efforts. Si vous voulez m'en croire, vous méditerez là-dessus: exercez-vous à bien accueillir la mort, et même à l'aller chercher s'il le faut : peu importe que ce soit elle ou nous qui fassions les avances. Persuadez-vous bien qu'il n'y a rien de plus faux que cet axiome répété par tous les ignorants : "C'est un bonheur de mourir de sa belle mort". Pénétrez-vous bien aussi de cette idée, que nous ne mourons jamais qu'à notre heure. N'allez pas dire qu'on vous ait fait tort; car le temps que vous laissez n'était pas à vous.