[2,13] LETTRE XIII. Sur la force d'âme qui convient au sage. Ne pas trop craindre l'avenir. Ton courage est grand, je le sais. Avant même de t'être armé de ces préceptes qui nous sauvent, qui triomphent des plus rudes atteintes, tu étais, en face de la Fortune, assez sûr de toi, bien plus sûr encore quand tu en es venu aux mains avec elle et que tu as mesuré tes forces. Et qui peut jamais se fier fermement aux siennes, s'il n'a vu mille difficultés surgir de toutes parts et quelquefois le serrer de près ? Pour une âme énergique et qui ne pliera sous le bon plaisir de personne, voilà l'épreuve, la vraie pierre de touche. L'athlète ne saurait apporter au combat toute l'ardeur nécessaire, s'il n'a jamais reçu de contusions. Celui qui a vu couler son sang, dont les dents ont craqué sous le ceste, qui, renversé, a supporté le poids de l'adversaire étendu sur lui, que l'on a pu abattre sans abattre son courage, qui à chaque chute s'est relevé plus opiniâtre, celui-là descend plein d'espoir dans l'arène. Ainsi, pour suivre la similitude, souvent la Fortune t'a tenu sous elle et, loin de te rendre, dégagé d'un seul bond tu l'as attendue plus fièrement : la vertu croit et gagne aux coups qu'on porte. Toutefois, si bon te semble, accepte de moi de nouveaux moyens de résistance. II y a, ô Lucilius, plus de choses qui font peur qu'il n'y en a qui font mal, et nos peines sont plus souvent d'opinion que de réalité. Je te parle ici le langage non des stoïciens, mais de l'autre école, moins hardie. Car nous disons, nous, que tout ce qui arrache à l'homme la plainte ou le cri des douleurs, tout cela est futile et à dédaigner. Oublions ces doctrines si hautes et néanmoins si vraies : ce que je te recommande, c'est de ne pas te faire malheureux avant le temps ; car ces maux, dont l'imminence apparente te fait pâlir, peut-être ne seront jamais, à coup sûr ne sont point encore. Nos angoisses parfois vont plus loin, parfois viennent plus tôt qu'elles ne doivent ; souvent elles naissent d'où elles ne devraient jamais naître. Elles sont ou excessives, ou chimériques, ou prématurées. Le premier de ces trois points étant controversé et le procès restant indécis, n'en parlons pas quant à présent. Ce que j'appellerais léger, tu le tiendrais pour insupportable ; et je sais que des hommes rient sous les coups d'étrivières, que d'autres se lamentent pour un soufflet. Plus tard nous verrons si c'est d'elles-mêmes que ces choses tirent leur force ou de notre faiblesse. En attendant promets-moi, quand tu seras assiégé d'officieux qui te démontreront que tu es malheureux, de ne point juger sur leurs dires, mais sur ce que tu sentiras : consulte ta puissance de souffrir, appelles-en à toi-même qui te connais mieux que personne : " D'où me viennent ces condoléances ? quelle peur agite ces gens ? ils craignent jusqu'à la contagion de ma présence, comme si l'infortune se gagnait ! Y a-t-il ici quelque mal réel ; ou la chose ne serait-elle point plus décriée que funeste ? " Adresse-toi cette question : " N'est-ce pas sans motif que je souffre, que je m'afflige ; ne fais-je point un mal de ce qui ne l'est pas ?- " Mais comment voir si ce sont chimères ou réalités qui causent mes angoisses ? " Voici à cet égard la règle. Ou le présent fait notre supplice, ou c'est l'avenir, ou c'est l'un et l'autre. Le présent est facile à apprécier. Ton corps est-il libre, est-il sain, aucune disgrâce n'affecte-t-elle ton âme, nous verrons comment tout ira demain, pour aujourd'hui rien n'est à faire. " Mais demain arrivera." Examine d'abord si des signes certains présagent la venue du mal, car presque toujours de simples soupçons nous abattent, dupes que nous sommes de cette renommée qui souvent défait des armées entières, à plus forte raison des combattants isolés. Oui, cher Lucilius, on capitule trop vite devant l'opinion : on ne va point reconnaître l'épouvantail, on n'explore rien, on ne sait que trembler et tourner le dos comme les soldats que la poussière soulevée par des troupeaux en fuite a chassés de leur camp, ou qu'un faux bruit semé sans garant frappe d'un commun effroi. Je ne sais comment le chimérique alarme toujours davantage : c'est que le vrai a sa mesure, et que l'incertain avenir reste livré aux conjectures et aux hyperboles de la peur. Aussi n'est-il rien de si désastreux, de si irrémédiable que les terreurs paniques : les autres ôtent la réflexion, celles-ci, jusqu'à la pensée. Appliquons donc ici toutes les forces de notre attention. Il est vraisemblable que tel mal arrivera, mais est-ce là une certitude ? Que de choses surviennent sans être attendues, que de choses attendues ne se produisent jamais ! Dût-il même arriver, à quoi bon courir au-devant du chagrin ? il se fera sentir assez tôt quand il sera venu : d'ici là promets-toi meilleure chance. Qu'y gagneras-tu ? du temps. Mille incidents peuvent faire que le péril le plus prochain, le plus imminent, s'arrête ou se dissipe ou aille fondre sur une autre tête. Des incendies ont ouvert passage à la fuite ; il est des hommes que la chute d'une maison a mollement déposés à terre ; des têtes déjà courbées sous le glaive l'ont vu s'éloigner, et le condamné a survécu à son bourreau. La mauvaise fortune aussi a son inconstance. Elle peut venir comme ne venir pas : jusqu'ici elle n'est pas venue : vois le côté plus doux des choses. Quelquefois, sans qu'il apparaisse aucun signe qui annonce le moindre malheur, l'imagination se crée des fantômes ; ou c'est une parole de signification douteuse qu'on interprète en mal, ou l'on s'exagère la portée d'une offense, songeant moins au degré d'irritation de son auteur qu'à tout ce que pourrait sa colère. Or la vie n'est plus d'aucun prix, nos misères n'ont plus de terme, si l'on craint tout ce qui en fait de maux est possible. Que ta prudence te vienne en aide, emploie ta force d'âme à repousser la peur du mal même le plus évident ; sinon, combats une faiblesse par une autre, balance la crainte par l'espoir. Si certains que soient les motifs qui effraient, il est plus certain encore que la chose redoutée peut s'évanouir, comme celle qu'on espère peut nous décevoir. Pèse donc ton espoir et ta crainte, et si l'équilibre en somme est incertain, penche en ta faveur et crois ce qui te flatte le plus. As-tu plus de probabilités pour craindre, n'en incline pas moins dans l'autre sens et coupe court à tes perplexités. Représente-toi souvent combien la majeure partie des hommes, alors qu'ils n'éprouvent aucun mal, qu'il n'est pas même sûr s'ils en éprouveront, s'agitent et courent par tous chemins. C'est que nul ne sait se résister, une fois l'impulsion donnée, et ne réduit ses craintes à leur vraie valeur. Nul ne dit : " Voilà une autorité vaine, vaine de tout point : cet homme est fourbe ou crédule. " On se laisse aller aux rapports ; où il y a doute, l'épouvante voit la certitude ; on ne garde aucune mesure, soudain le soupçon grandit en terreur. J'ai honte de te tenir un pareil langage et de t'appliquer d'aussi faibles palliatifs. Qu'un autre dise : " Peut-être cela n'arrivera-t-il pas ! " Tu diras, toi : " Et quand cela arriverait ? Nous verrons qui sera le plus fort. Peut-être sera-ce un heureux malheur, une mort qui honorera ma vie. " La ciguë a fait la grandeur de Socrate : arrache à Caton le glaive qui le rendit à la liberté, tu lui ravis une grande part de sa gloire. Mais c'est trop longtemps t'exhorter ; car toi, c'est d'un simple avis, non d'une exhortation que tu as besoin. Nous ne t'entraînons pas dans un sens qui répugne à ta nature ! tu es né pour les choses dont nous parlons. Tu n'en dois que mieux développer et embellir ces heureux dons. Mais voici ma lettre finie : je n'ai plus qu'à lui imprimer son cachet, c'est-à-dire quelque belle sentence que je lui confierai pour toi. " L'une des misères de la déraison, c'est de toujours commencer à vivre. " Apprécie ce que ce mot signifie, ô Lucilius, le plus sage des hommes, et tu verras combien est choquante la légèreté de ceux qui donnent chaque jour une base nouvelle à leur vie, qui ébauchent encore, près d'en sortir, de nouveau, projets. Regarde autour de toi chacun d'eux : tu rencontreras des vieillards qui plus que jamais se préparent à l'intrigue, aux lointains voyages, aux trafics. Quoi de plus pitoyable qu'un vieillard qui débute dans la vie ! Je ne joindrais pas à cette pensée le nom de son auteur, si elle n'était assez peu connue et en dehors des recueils ordinaires d'Épicure, dont je me suis permis d'applaudir et d'adopter les mots. [2,14] LETTRE XIV. Jusqu'à quel point il faut soigner le corps. Je l'avoue, la nature a voulu que notre corps nous fût cher ; je l'avoue encore, elle nous en a commis la tutelle ; je ne nie pas qu'on ne lui doive quelque indulgence : mais qu'il faille en être esclave, je le nie. On se prépare trop de tyrans dès qu'on s'en fait un de son corps, dès qu'on craint trop pour lui, dès qu'on rapporte tout à lui. II faut se conduire dans la pensée que ce n'est pas pour le corps qu'on doit vivre, mais qu'on ne peut vivre sans le corps. Si nous lui sommes trop attachés, nous voilà agités de frayeurs, surchargés de soucis, en butte à mille déplaisirs. Le beau moral est bien peu de chose aux yeux de l'homme pour qui le physique est tout. Donnons au corps tous les soins qu'il exige, mais sachons, dès que l'ordonnera la raison, ou l'honneur, ou le devoir, le précipiter dans les flammes. Néanmoins, autant que possible, évitons tous genres de malaises, non pas seulement tous périls ; retirons-nous en lieu sûr, veillant sans cesse à écarter les choses que ce corps peut craindre. Elles sont, si je ne me trompe, de trois sortes. Il a peur de l'indigence, peur des maladies, peur des violences de plus puissant que lui. De tout cela rien ne nous frappe plus vivement que les menaces de la force, car c'est à grand bruit, c'est avec fracas qu'elles arrivent. Les maux naturels dont je viens de parler, l'indigence et les maladies, se glissent silencieusement : l'oeil ni l'oreille n'en reçoivent nulle impression de terreur. L'autre fléau marche en grand appareil : le fer et les feux l'environnent et les chaînes et une meute de bêtes féroces qu'il fiche sur des hommes pour les éventrer. Figure-toi ici les cachots, et les croix, et les chevalets, et les crocs ; et l'homme assis sur un fer aigu qui le traverse et lui sort par la bouche ; et va membres écartelés par des chars poussés en sens divers ; et cette tunique enduite et tissue de tout ce qui alimente la flamme ; et tout ce qu'a pu en outre imaginer la barbarie. Non : il n'est pas étonnant que nos plus grandes craintes nous viennent d'un ennemi dont les supplices sont si variés et les apprêts si formidables. Comme le bourreau terrifie d'autant plus qu'il étale plus d'instruments de torture (car l'appareil triomphe de qui eût résisté aux douleurs) ; de même, parmi les choses qui subjuguent et domptent nos âmes, les plus puissantes sont celles qui ont de quoi parler aux yeux. Il y a des fléaux non moins graves, tels que la faim, la soif, les ulcères intérieurs, la fièvre qui brille les entrailles ; mais ceux-là sont cachés : ils n'ont rien à montrer qui menace, qui soit pittoresque : les autres sont comme ces grandes armées dont l'aspect et les préparatifs seuls ont déjà vaincu. Veillons donc à n'offenser personne. C'est tantôt le peuple que nous devrons craindre ; tantôt, si la forme du gouvernement veut que la majeure partie des affaires se traite au Sénat, ce seront les hommes influents ; ce sera parfois un seul personnage investi des pouvoirs du peuple et qui a pouvoir sur le peuple. Avoir tous ces hommes pour amis est une trop grande affaire ; c'est assez de ne pas les avoir pour ennemis. Aussi le sage ne provoquera-t-il jamais le courroux des puissances ; il louvoiera, comme le navigateur devant l'orage. Quand tu es allé en Sicile, tu as traversé le détroit. Tout téméraire pilote ne tient pas compte des menaces de l'Auster, de ce vent qui soulève les flots de ces parages et les roule en montagnes ; au lieu de chercher la côte à sa gauche, il se jeta sur celle où le voisinage de Charybde met aux prises les deux mers. Un plus avisé demande à ceux qui connaissent les lieux quel est ce bouillonnement, ce que pronostiquent les nuages, et il dirige sa course loin de ces bords tristement célèbres par leurs gouffres tournoyants. Ainsi agit le sage : il évite un pouvoir qui peut nuire, prenant garde avant tout de paraître l'éviter. Car c'est encore une condition de la sécurité que de ne pas trop faire voir qu'on la cherche : tu me fuis, donc tu me condamnes. J'ai dit qu'il faut songer à se garantir du côté du vulgaire. D'abord n'ayons aucune de ses convoitises : les rixes s'élèvent entre concurrents. Ensuite ne possédons rien que la ruse ait grand profit à nous ravir ; que ta personne offre le moins possible aux spoliateurs. Nul ne verse le sang pour le sang : ces monstres du moins sont bien rares ; on tue par calcul plus souvent que par haine ; le brigand laisse passer l'homme qui n'a rien sur lui ; sur la route la plus infestée il y a paix pour le pauvre. Restent trois choses, qu'un ancien adage nous prescrit d'éviter : la haine, l'envie, le mépris. Comment y réussir ? La sagesse seule nous le montrera. II est difficile en effet de tenir un milieu : je risque de tomber dans le mépris par crainte de l'envie ; et si je me fais scrupule d'écraser personne, on peut me croire fait pour être écrasé : beaucoup eurent sujet de trembler parce qu'ils pouvaient faire trembler les autres. A tout égard prenons nos sûretés : il n'en coûte pas moins d'être envié que méprisé. Que la philosophie soit notre refuge. Son culte est comme un sacerdoce révéré des bons, révéré même de ceux qui ne sont méchants qu'à demi. L'éloquence du forum, tous ces prestiges de la parole qui remuent les masses ont leurs antagonistes ; la philosophie, pacifique et toute à son oeuvre, ne donne point prise aux dédains, car tous les arts et les hommes, même les plus pervers, s'inclinent devant elle. Non, jamais la dépravation, jamais la ligue ennemie des vertus ne prévaudront tellement que le titre de philosophe ne demeure vénérable et saint. Qu'au reste notre manière de philosopher soit paisible et modeste. " Mais, diras-tu, te semble-t-elle modeste la philosophie de M. Caton qui veut repousser la guerre civile avec une harangue, qui se jette au milieu des fureurs et des armes des deux plus puissants citoyens, et tandis que les uns combattent Pompée, les autres César, attaque tous les deux à la fois ?" On peut mettre en doute si alors le sage devait prendre en main les affaires publiques. "Que prétends-tu, M. Caton ? Il ne s'agit plus de la liberté : depuis longtemps c'en est fait d'elle. C'est a qui, de César ou de Pompée, appartiendra la république. Qu'as-tu à faire en cette triste lutte ? Tu n'as point ici de rôle : on se bat pour le choix d'un maître. Que t'importe qui triomphera ? Le moins méchant peut vaincre : mais le vainqueur sera forcément le plus coupable. " Je ne prends ici Caton qu'au dénouement ; mais les années même qui précédèrent n'étaient pas faites pour souffrir un sage, dans ce pillage de la république. Caton fit-il autre chose que frapper l'air de clameurs et s'épuiser en vaines paroles, lorsque enlevé par tout un peuple, jeté de mains en mains et couvert de crachats, il fut arraché du forum, ou qu'il se vit du Sénat traîné en prison ? Mais nous examinerons plus tard si le sage doit intervenir en pure perte : en attendant je te renvoie à ces stoïciens qui, exclus des affaires publiques, ont embrassé la retraite pour cultiver l'art de vivre et donner au genre humain le code de ses droits, sans choquer en rien les puissances. Le sage ne doit point heurter les usages reçus ni attirer sur lui par l'étrangeté de sa vie les regards de tous. " La voilà donc à l'abri des écueils, s'il suit cette ligne de conduite ? " Je ne puis te garantir cela, pas plus qu'à un homme tempérant la santé, bien que la santé soit le fruit de la tempérance. Des vaisseaux périssent dans le port ; mais que penses-tu qu'il arrive en pleine mer ? Combien n'est-on pas plus près du danger quand on exécute et projette mille choses, si le repos même n'est pas une sauvegarde ! L'innocent succombe quelquefois, qui le nie ? mais le plus souvent c'est le coupable. L'honneur de l'art est sauf quand on reçoit le coup à travers la garde de son épée. En un mot, dans toute affaire c'est la prudence que le sage consulte, non le résultat. Les commencements dépendent de nous : l'événement est à la décision du sort, auquel je ne donne pas juridiction sur moi. " Mais les vexations qu'il apporte ! mais les traverses ! " Brigand qui tue n'est pas juge qui condamne. Maintenant tu tends la main vers ta stipende journalière. Tu l'auras pleine d'or pur ; et puisque c'est d'or qu'il s'agit, voici le secret d'en user et d'en jouir avec plus de charme ; " Celui-là jouit le plus des richesses, qui a le moins besoin d'elles. " - L'auteur ? me diras-tu. - Vois combien j'ai l'âme bonne : je m'avise de louer ce qui n'est pas de nous. C'est d'Épicure, ou de Métrodore, ou de tel autre du même atelier. Et qu'importe qui l'a dit, s'il est dit pour tous ? Qui a besoin des richesses craint de les perdre ; or une jouissance inquiète n'en est plus une : on veut ajouter à son bien, et en songeant à l'accroître on oublie d'en user. On reçoit des comptes, on fatigue le pavé du forum, on feuillette son livre d'échéances, de maître on se fait intendant. [2,15] LETTRE XV. Des exercices du corps. - De la modération dans les désirs. C’était chez nos pères un usage, observé encore de mon temps, d’ajouter au début d’une lettre : Si ta santé est bonne, je m’en réjouis ; pour moi, je me porte bien. A juste titre aussi nous disons, nous : Si tu pratiques la bonne philosophie, je m’en réjouis. C’est là en effet la vraie santé, sans laquelle notre âme est malade et le corps lui-même, si robuste qu’il soit, n’a que les forces d’un furieux ou d’un frénétique. Soigne donc par privilège ta santé de l’âme : que celle du corps vienne en second lieu ; et cette dernière te coûtera peu, si tu ne veux que te bien porter. Car il est absurde, cher Lucilius, et on ne peut plus messéant à un homme lettré, de tant s’occuper à exercer ses muscles, à épaissir son encolure, à fortifier ses flancs. Quand ta corpulence aurait pris le plus heureux accroissement, et tes muscles les plus belles saillies, tu n’égaleras jamais en vigueur et en poids les taureaux de nos sacrifices. Songe aussi qu’une trop lourde masse de chair étouffe l’esprit et entrave son agilité. Cela étant, il faut, autant qu’on peut, restreindre la sphère du corps et faire à l’âme la place plus large. Que d’inconvénients résultent de tant de soins donnés au corps ! D’abord des exercices dont le travail absorbe les esprits et rend l’homme incapable d’attention forte et d’études suivies ; ensuite une trop copieuse nourriture qui émousse la pensée. Puis des esclaves de la pire espèce que vous acceptez pour maîtres, des hommes qui partagent leur vie entre l’huile et le vin, dont la journée s’est passée à souhait, s’ils ont bien et dûment sué et, pour réparer le fluide perdu, multiplié ces rasades qui à jeun doivent pénétrer plus avant. Boire et suer, régime d’estomacs débilités. II est des exercices courts et faciles qui déroidissent le corps sans trop distraire, et ménagent le temps, dont avant tout il faut tenir compte : la course, le balancement des mains chargées de quelque fardeau, le saut en hauteur ou bien en longueur, ou comme qui dirait la danse des prêtres saliens, ou plus trivialement le saut du foulon. Choisis lequel tu voudras de ces moyens : l’usage te le rendra facile. Mais quoi que tu fasses, reviens vite du corps à l’âme ; nuit et jour tu dois l’exercer, on l’entretient sans grande peine. Cet exercice, ni froid ni chaleur ne l’empêchent, ni même la vieillesse. Cultive ce fonds que le temps ne fait qu’améliorer. Non que je te prescrive d’être sans cesse courbé sur un livre ou sur des tablettes : il faut quelque relâche à l’âme, de manière toutefois à ne pas démonter ses ressorts, mais à les détendre. La litière aussi donne au corps un ébranlement qui ne trouble point la pensée : elle permet de lire, de dicter, de parler, d’écouter, tous avantages que nous laisse même la promenade à pied. Ne dédaigne pas non plus la lecture à haute voix ; mais point de ces efforts d’organe qui montent toute l’échelle des tons pour baisser brusquement. Veux-tu même apprendre l’art de déclamer en marchant ? Ouvre ta porte à ces gens auxquels la faim a fait inventer une science nouvelle : ils sauront régler ton allure, observeront le mouvement de tes lèvres et de tes mâchoires et pousseront la hardiesse aussi loin que ta patiente crédulité les laissera faire. Or voyons : faudra-t-il que tu débutes par crier et par développer toute la force de tes poumons ? Il est si naturel de ne s’échauffer que graduellement, que même ceux qui plaident prennent d’abord le ton ordinaire avant de passer aux éclats de voix. Aucun ne s’écrie dès l’exorde. A moi, concitoyens ! » Ainsi, selon l’idée, l’impulsion du moment, soutiens le pour, le contre d’une controverse ou plus animée ou plus lente, prenant aussi conseil de tes poumons et de ta voix. Toujours mesurée, quand tu veux la recueillir et la rappeler, qu’elle descende et ne tombe pas ; qu’elle garde le diapason de l’âme sa régulatrice et ne s’emporte pas, à l’ignorante et rustique manie de vociférer. Ce n’est pas d’exercer la voix qu’il s’agit, mais de s’exercer par elle. Grâce à moi te voilà hors d’un grave embarras : un petit cadeau, un présent d’ami va s’ajouter à ce service. Toute cette sentence remarquable : « La vie de l’insensé n’est qu’ingratitude, qu’anxiété, qu’élancement vers l’avenir. » - « Qui a dit cela ? » Le même que ci-devant. Or de quelle vie parle-t-il, selon toi ; de quel insensé ? de Baba ? d’lsion ? Non ; il parle de nous, que d’aveugles désirs précipitent vers ce qui doit nous nuire, ou du moins ne nous rassasier jamais ; de nous qui, si nous pouvions l’être, serions satisfaits dès longtemps ; de nous qui ne songeons pas combien il est doux de ne rien demander, combien il est beau de dire : « J’ai assez, je n’attends rien de la Fortune. » Ressouviens-toi mainte fois, cher Lucilius, de tout ce que tu as conquis d’avantages ; et en voyant combien d’hommes te précèdent, songe combien viennent après toi. St tu ne veux être ingrat envers les dieux et ta destinée, songe à tant de rivaux que tu as devancés. Qu’as-tu à envier aux autres ? Tu t’es dépassé toi-même. Fixe-toi une limite que tu ne puisses plus franchir, quand tu le voudrais : tu verras fuir quelque jour ces biens fallacieux, plus doux à espérer qu’à posséder. S’il y avait en eux de la substance, ils désaltéreraient quelquefois ; mais plus on y puise, plus la soif s’en irrite. Il change vite, l’appareil séduisant du banquet. Et ce que roule dans ses voiles l’incertain avenir, pourquoi obtiendrais-je du sort qu’il me le donne, plutôt que de moi, de ne pas le demander ? Et pourquoi le demanderais-je, oublieux de la fragilité humaine ? Pourquoi entasser de nouveaux sujets de labeurs ? Voici que ce jour est mon dernier jour. Ne le fût-il pas, il est si proche du dernier ! [2,16] XVI. UTILITÉ DE LA PHILOSOPHIE. Je le sais, Lucilius, c'est pour vous un axiome : point de vie heureuse, pas même de vie supportable, sans l'étude de la sagesse ; la vie heureuse est le fruit d'une sagesse consommée, et la vie supportable elle-même suppose un commencement de sagesse. Mais cette conviction où vous êtes, il faut vous y affermir, et l'enraciner de plus en plus par des méditations journalières. Il est moins pénible de prendre une louable résolution que de la soutenir. Que la persévérance, qu'un travail assidu vienne donc augmenter vos forces, jusqu'à ce que la perfection même ait fait place en vous au désir de la perfection. Aussi n'ai-je pas besoin de longues et verbeuses protestations de votre part; je sais apprécier l'étendue de vos progrès. Je connais le sentiment qui dicte vos lettres; je n'y vois point d'apprêt, point de fard. Cependant je vais m'ouvrir à vous : j'espère de vous, mais ne m'y fie pas encore. Faites comme moi, point trop de promptitude et de facilité à compter sur vous-même. Examinez-vous, sondez tous les replis de votre àme, étudiez-vous. Mais voyez avant tout si c'est dans la théorie de la sagesse, ou dans sa pratique que consistent vos progrès. Non, la philosophie n'est pas un art fait pour éblouir le vulgaire, une science d'apparat : elle est toute de choses et non de mots. Son emploi n'est pas de fournir un passetemps agréable, d'ôter à l'oisiveté ses dégoûts; elle forme l'àme; elle la façonne; elle règle la vie, dirige les actions, montre ce qu'il faut faire et ce qu'il faut éviter; elle sert à l'homme de pilote, et conduit sa nacelle au milieu des écueils sans elle, point de sûreté. Combien d'événements, à chaque heure, demandent une résolation que la philosophie seule peut suggérer! - On va me dire : "A quoi bon la philosophie, s'il est une destinée? à quoi bon, si Dieu gouverne? à quoi bon, si le hasard commande? Car, d'un côté, je ne puis changer des événements que Dieu, décidant par avance de mes actions, a arrêtés dans ses décrets; et, de l'autre, il n'est point de précautions à prendre contre des événements fortuits, quand le hasard se rit de la prudence humaine." De ces opinions, quelle que soit la vraie, le fussent-elles toutes, livrons-nous à la philosophie. Que le destin nous enchaîne par ses lois inexorables ; qu'un Dieu, arbitre de l'univers, dispose de tout; que le hasard pousse et jette pêle-mêle les événements humains, la philosophie sera notre bouclier. Elle nous dira d'obéir à Dieu, de résister opiniâtrément à la Fortune; de nous soumettre à la Divinité, de supporter les coups du sort. Mais ce n'est pas ici le lieu de rechercher quels sont les droits de l'homme, s'il est gouverné par la Providence, ou enchaîné par les destins, ou ballotté par les brusques et soudains caprices du hasard. Je reviens à mes conseils et à mes exhortations : ne laissez point tomber et refroidir votre zèle. Il faut le régler et le soutenir, afin de changer en habitude ce qui n'était qu'élan passager. Dès les premières lignes, vous avez, ou je vous connais bien peu, parcouru cette lettre pour voir ce qu'elle porte avec elle. Eh bien! cherchez, et vous trouverez. Mais n'admirez pas ma générosité; c'est encore du bien d'autrui que je suis libéral. Qu'ai-je dit? le bien d'autrui! tout ce qu'un autre a dit de bon est à moi. Oui, la maxime d'Épicure est à moi: "Vous réglez-vous sur la nature? vous ne serez jamais pauvre; sur l'opinion? vous ne serez jamais riche." La nature demande peu, l'opinion ne met pas de bornes à ses exigences. Ayez, accumulés sur votre tête, tous les trésors de mille opulents personnages; que vos richesses excèdent la mesure des fortunes particulières; soyez couvert d'or, vêtu de pourpre, prodigue et magnifique au point de cacher la terre sous vos marbres, et non seulement de posséder des richesses, mais de les fouler aux pieds; joignez à cela des statues, des tableaux, et tous les tributs que chaque art paye au luxe, tous ces biens ne vous apprendront qu'à en désirer de plus grands. Les désirs de la nature sont bornés; ceux de l'opinion ne s'arrêtent jamais, car le faux ne connaît pas de limites. Tout chemin a un terme; les fausses routes se prolongent à l'infini. Quittez donc le pays des chimères! et quand vous voudrez savoir si vos désirs sont naturels ou factices, voyez s'ils peuvent s'arrêter quelque part. Après une longue route, vous reste-t-il une route plus longue à faire? croyez-moi, vous êtes hors du chemin de la nature. [2,17] XVII. TOUT QUITTER POUR LA PHILOSOPHIE. AVANTAGES DE LA PAUVRETÉ. Loin de vous tous ces biens, si vous êtes sage, ou plutôt pour le devenir ; courez, volez de toutes vos forces après la perfection. Un lien vous arrête ? dénouez, tranchez à l'instant. - « Mais le soin de mon patrimoine me retient ; je voudrais en disposer de manière à ce qu'il me suffit sans travail, à n'être ni gêné par la pauvreté, ni gênant. pour les autres. » - Parler de la sorte, c'est bien montrer que l'on ignore entièrement la grandeur, l'excellence du bien auquel on aspire; c'est voir d'un coup d'oeil superficiel l'utilité de la philosophie, et ne pas assez entrer dans les détails de ses bienfaits ; c'est ignorer encore l'appui qu'elle nous prête en tous lieux, et, pour parler avec Cicéron, « cette bonté protectrice qui nous secourt dans nos plus grands besoins, et s'abaisse jusqu'aux plus petits. » Croyez-moi, invoquez ses conseils ; elle vous dissuadera de rester assis devant un comptoir. Quel est votre but? que voulez-vous avec ces délais? N'avoir plus la pauvreté à craindre ? Et s'il fallait la désirer ! Souvent les richesses ont été un obstacle à l'étude de la philosophie; la pauvreté est libre d'entraves et de soins. La trompette sonne? le pauvre sait que ce n'est pas à lui qu'on en veut. L'alarme se répand? il cherche où fuir, non ce qu'il doit emporter. Lui faut-il se mettre en mer ? point de tumulte au port, point de rivage troublé par le cortége d'un seul homme : il n'est pas entouré de cette multitude d'esclaves que pourraient seules nourrir les fertiles moissons des régions d'outre-mer. il est facile de rassasier un petit nombre d'estomacs bien appris, et dont l'unique désir est d'être remplis. La faim est peu coûteuse ; c'est le goût blasé qui ruine. La pauvreté se contente de satisfaire les besoins les plus pressants. Pourquoi donc rejeter une commensale dont les moeurs sont le modèle du riche, s'il est sage? Voulez-vous consacrer vos soins à votre âme, vivez pauvre, ou comme si vous l'étiez. L'étude ne peut devenir salutaire sans la frugalité ; or, la frugalité, n'est-ce pas une pauvreté volontaire ? Plus de ces misérables excuses: « Ma fortune ne suffit pas encore à mes besoins; encore telle somme, et je me livre tout entier à la philosophie. » Eh! qu'y a-t-il de plus pressé que ce que vous remettez, que ce que vous gardez pour la fin ? C'est par là qu'il faut commencer. - « Je veux, dites-vous, amasser de quoi vivre. » - Apprenez donc en même temps à amasser. Si vous ne pouvez. bien vivre, qui vous empêche de bien mourir ? La pauvreté, l'indigence même, ne doivent pas nous détourner de la philosophie. Quand on aspire à la sagesse, on peut endurer la famine : des assiégés la supportent bien. Et qu'attendent-ils pour prix de leurs souffrances? de ne pas tomber au pouvoir d'un vainqueur. Ah! combien la philosophie nous promet mieux : liberté perpétuelle, ne craindre ni l'homme, ni la Divinité! Et ces avantages, on peut se les procurer, même en souffrant la faim. On a vu des armées, en proie à la pénurie la plus cruelle, vivre de racines sauvages, tromper la faim par des aliments qu'on n'oserait nommer, et, ce qui est plus surprenant, braver tous ces fléaux pour une cause qui leur était étrangère; et l'on craindrait de souffrir la pauvreté, quand il s'agit de s'affranchir de la violence des passions! Ne commençons donc point par acquérir; la route de la sagesse, on peut la faire sans provisions. Mais telle est l'erreur commune on veut tout posséder avant de posséder la sagesse; on en fait l'instrument le moins nécessaire du bonheur, une espèce de superflu. Pour vous, si vous avez quelque bien, livrez-vous sur-le-champ à la philosophie (qui vous a dit, en effet, que vous n'en ayez pas déjà trop ?); si vous n'avez rien, recherchez la philosophie avant tout.- «Mais je manquerai du nécessaire. » - D'abord vous ne pourrez en manquer ; la nature demande bien peu; et le sage se règle sur la nature. Si la misère le poursuit de trop près, il s'élance hors de la vie, et cesse d'être à charge à lui-même. Mais si son étroite et modique fortune suffit à sa subsistance, c'est autant de gagné pour lui ; bornant à la recherche du nécessaire ses inquiétudes et ses soucis, il s'acquittera envers son corps; il se rira de l'embarras des riches, du mouvement que se donnent ceux. qui cherchent à le devenir, et, tranquille et content, il dira : « Insensés! pourquoi tarder ainsi à jouir de vous-mêmes ? pouvez-vous attendre l'intérêt de votre argent, le bénéfice d'une spéculation, le testament d'un vieillard opulent, quand il ne tient qu'à vous de vous enrichir sur-le-champ ? La philosophie représente les richesses; elle les donne en les rendant inutiles. » Mais ce discours est pour les autres : votre fortune approche de l'opulence. Dans certains siècles, vous seriez trop riche; dans tous, vous l'êtes assez. Je pourrais terminer ici ma lettre; mais je vous ai gâté. On ne peut saluer les rois Parthes sans leur offrir un présent; on ne peut vous dire adieu sans payer. Que faire donc ? emprunter à Épicure : « Souvent l'acquisition des richesses est un changement de misères, et n'en est pas le terme. » Je n'en suis pas surpris : la faute n'en est pas à la possession, mais au possesseur. Le même esprit qui lui rendait la pauvreté à charge, lui rend les richesses onéreuses. Qu'importe au malade que vous le placiez sur un lit de bois ou sur un lit d'or? partout où on le transporte, il emmène son mal avec lui. Il en est ainsi de l'âme; une fois malade, qu'on la place au sein des richesses, au milieu de la misère, son mal la suit partout. [2,18] XVIII. AMUSEMENTS DU SAGE. Nous sommes en décembre, époque où toute la ville est en mouvement. Pleine licence est donnée à la dissolution publique : tout retentit du fracas des préparatifs, comme si aujourd'hui il y avait quelque différence entre les Saturnales et les jours de travail; comme si l'on n'avait pas eu raison de dire: Décembre, autrefois un mois, est maintenant une année. Si je vous avais ici, j'aimerais à m'entretenir avec vous sur la conduite que vous jugez la plus convenable; nous verrions s'il faut se relâcher en rien de sa sévérité habituelle, ou, de peur de se mettre en guerre avec les moeurs publiques, égayer ses soupers et déposer la toge. En effet, ce qui ne se pratiquait autrefois que dans les temps d'alarmes et de calamités publiques, changer d'habits, est aujourd'hui le signal du plaisir et des réjouissances. Si je vous connais bien, choisi pour arbitre en cette affaire, vous ne voudriez, entre le peuple et nous, ni ressemblance complète, ni différence totale ; à moins que vous ne nous imposiez précisément ces jours pour dompter nos passions, et nous priver seuls de jouissances, alors que tour un peuple s'y plonge sans retenue. La preuve la plus certaine que l'âme puisse recevoir de sa force, c'est de ne se laisser entraîner ni séduire par les attraits de la volupté. Mais, s'il y a plus de courage à braver la faim et la soif, au milieu d'un peuple en proie à une dégoûtante ivresse, il y a plus de sagesse à ne se point isoler ni singulariser, et, sans se mêler au peuple, à faire ce qu'il fait, mais d'une autre manière : sans se livrer à la débauche, il y a moyen de célébrer une fête. Au reste, tel est le plaisir que j'éprouve à mettre votre courage à l'épreuve, que je vais vous en recommander une que prescrivent les plus grands philosophes : Réserver dans sa vie quelques jours, où, satisfait de la nourriture la plus chétive et la plus commune, couvert d'un vêtement rude et grossier, on se dise à soi-même : Voilà donc ce qui fait tant peur? Au sein du repos, le courage doit se préparer aux attaques; et, bercé par la Fortune, se prémunir contre ses rigueurs. En temps de paix, sans avoir d'ennemis à combattre, le soldat fait des évolutions, élève des remparts, se fatigue par un travail superflu, pour suffire un jour au travail nécessaire. Voulez-vous qu'un homme ne perde pas la tête dans l'action? il faut l'y aguerrir d'avarice. Ainsi le pratiquaient ces hommes qui, se faisant pauvres tous les mois, se réduisaient presque à la misère, afin de ne jamais redouter un mal qu'ils avaient tant de fois appris à souffrir. Ne croyez pas que je vous conduise à ces repas modestes, à ces cabanes du pauvre, déguisements sous lesquels la sensualité cherche à tromper l'ennui des richesses. Je veux un vrai grabat, un sayon, du pain dur et grossier. Soutenez ce régime trois ou quatre jours, et même plus longtemps ; faites-en une épreuve, et non un jeu. Croyez-moi, Lucilius, votre joie sera bien grande lorsque, rassasié pour vos deux as, vous comprendrez que pour être tranquille sur l'avenir, on n'a pas besoin de la Fortune : le nécessaire, elle nous le doit, même dans ses rigueurs. Après cela, toutefois, ne vous imaginez pas avoir fait merveille; vous n'aurez fait que ce que font des milliers d'esclaves, des milliers de pauvres. Votre gloire sera de l'avoir fait sans y être contraint. Cet état, il vous sera aussi facile de le supporter toujours, que d'en faire un essai passager. Voilà le genre d'escrime qui nous convient; et, pour ne pas être surpris par la Fortune, familiarisons-nous avec le besoin. Nous serons riches avec moins d'inquiétude, si nous savons combien la pauvreté est facile à supporter. Épicure lui-même, cet apôtre de la volupté, Épicure avait des jours marqués, où il apaisait sa faim tant bien que mal, curieux de savoir si son bonheur y perdrait quelque chose en plénitude, et combien, et si cette perte était égale aux fatigues de la débauche. Voilà, du moins, ce qu'il dit dans les Lettres qu'il adresse à Polyen, sous la magistrature de Charinus; il se vante même « de ne pas dépenser un as pour sa nourriture; tandis qu'à Métrodore, moins avancé que lui, l'as entier est nécessaire. » - Mais ce régime ne suffit pas seulement à la subsistance, il suffit même à la volupté, cette volupté non pas éphémère et fugitive qu'il faut renouveler sur-le-champ, mais une volupté fixe et durable. - Sans doute, je ne regarde pas comme des mets exquis, un peu de farine détrempée, ou un morceau de pain d'orge; mais le comble du bien est de savoir en trouver à un tel repas, et de s'être restreint à des aliments dont toutes les rigueurs de la Fortune ne peuvent nous priver. La nourriture du cachot est plus abondante ; le geôlier traite avec moins d'épargne les condamnés qu'il garde pour le supplice. Qu'il y a de grandeur d'àme à se réduire volontairement à un état que ne peuvent nous faire redouter les destins même les plus contraires ! c'est bien là prévenir les coups du sort. Mettez-vous donc, ô Lucilius, à imiter les sages; prescrivez-vous certains jours pour vous dérober à vos richesses, et vous familiariser avec le besoin. Liez connaissance avec la pauvreté: Oser mépriser l'or, c'est être égal aux dieux. Oui, celui-là seul est égal aux dieux, qui sait mépriser les richesses. Je ne vous en interdis pas la possession ; mais je veux que vous en jouissiez paisiblement ; et le seul moyen, c'est de croire que l'on peut vivre heureux sans elles, de les considérer comme pouvant à chaque instant vous échapper. Mais il est temps de plier ma lettre. - « Arrêtez --- et votre dette? » - Épicure sera mon mandataire; il vous comptera la somme: « La colère poussée à l'excès engendre la folie. » Il suffit, pour sentir cette vérité, d'avoir un esclave ou un ennemi. La colère éclate contre toute sorte de personnes; fille de l'amour aussi bien que de la haine, tantôt son objet est sérieux, tantôt elle nait de l'enjouement et de la plaisanterie. Sa violence dépend moins de la cause qui la produit, que de l'âme qui la reçoit : ainsi que la violence du feu dépend moins de la quantité, que de la qualité des matières qu'il dévore. Certains corps solides résistent à toute son action, tandis que. les corps secs et inflammables peuvent d'une étincelle former un incendie. Oui, Lucilius, la colère poussée à l'excès conduit à la folie: il faut donc l'éviter, moins encore par modération que pour sa santé. [2,19] XIX. AVANTAGES DU REPOS. Je tressaille de joie à chaque lettre que je reçois de vous : c'est que je les considère non plus comme des promesses, mais comme des garanties. Continuez, je vous en prie, je vous en conjure ---. Eh ! quelle plus digne prière adresser à un ami, que celle dont lui-même est l'objet? Dérobez-vous, si vous le pouvez, à vos occupations ; sinon, il faut vous y arracher. Voilà bien assez de temps de perdu ; mettons-nous, sur notre déclin, à en rassembler les débris. Quel mal peut-on y trouver? nous avons vécu en pleine mer; nous voulons mourir au port. Ce n'est pas que je vous conseille de faire de votre retraite un moyen de célébrité; vous ne devez ni l'afficher, ni la cacher aux yeux. Jamais, en effet, tout en condamnant la folie des hommes, je ne prétendrai vous réduire à chercher un antre et l'oubli; mais faites que votre retraite se laisse voir sans frapper les regards. Permis ensuite à ces hommes qu'aucun engagement ne lie, qui sont libres de leur avenir, permis à eux de décider si leurs jours s'écouleront dans l'obscurité; pour vous, vous n'êtes plus libre. La vigueur de votre génie, l'élégance de vos écrits, l'éclat, le rang de vos liaisons, vous ont mis au grand jour. Tel est le renom qui vous assiége, que, plongé, englouti, pour ainsi dire, dans la retraite la plus profonde, votre passé vous décèlerait. Point de ténèbres pour vous désormais; partout où vous fuirez, presque tout l'éclat de votre gloire vous suivra. Mais le repos, vous pouvez y prétendre, sans exciter d'envie chez les autres, de regrets ni de remords dans votre âme. Eh ! que laisserez-vous dont l'abandon doive vous paraître pénible ? Des clients? ils sont moins attachés à vous, qu'à ce qu'ils en attendent. Des amis ? On en voulait autrefois, aujourd'hui on ne veut que des dupes.- Mais les vieillards délaissés changeront leurs testaments; les complaisants iront frapper à d'autres portes. - Un grand bien se paye cher. Lequel préférez-vous, de renoncer à vous-même ou à quelques avantages ? Ah ! que ne vous a-t-il été donné de vieillir dans la situation modeste où le sort vous avait fait naître, et de ne pas être porté par la fortune au faîte de la grandeur ! Elle vous a éloigné du vrai bonheur, cette rapide prospérité qui vous a élevé aux commandements, aux administrations, aux honneurs qui en sont la suite: de plus grands emplois vous attendent encore, et vont se succéder sans relâche. Quelle sera l'issue de tout ceci ? qu'attendez-vous pour quitter cette carrière ? Que vous n'ayez plus rien à désirer? ce temps n'arrivera jamais. Semblables à cette série de causes dont l'enchaînement produit la destinée, nos désirs se succèdent incessamment: un désir assouvi fait place à un autre désir. Jamais la vie où vous êtes jeté ne vous présentera d'elle-même le terme de votre servitude et de vos misères. Dérobez votre tête au joug qui l'écrase ; mieux vaut qu'elle tombe une fois que de plier sans cesse. Rentré dans la vie privée, vous aurez moins, mais vous aurez assez. Aujourd'hui, les jouissances qui se précipitent en foule et de toutes parts dans votre âme ne peuvent en combler le vide : or, lequel préférez-vous d'être pauvre, mais rassasié; riche, mais affamé? La prospérité rend avide, et expose à l'avidité d'autrui. Tant que vous n'aurez pas assez pour vous, vous n'aurez pas assez pour les autres. - « Mais comment sortir de cet état ? » - Comme vous pourrez, mais il en faut sortir. Songez combien vous avez bravé de périls pour vous enrichir, de fatigues pour arriver aux honneurs. Il faut bien aussi oser quelque chose pour le repos; ou bien, condamné aux embarras de quelque gouvernement, et ensuite des magistratures urbaines, se résoudre à vieillir parmi le fracas des affaires et des orages sans cesse renaissants, que ni la modération, ni l'amour du repos ne peuvent faire éviter. Eh ! qu'importe que vous vouliez vous reposer? Votre fortune ne le veut pas. Et que sera-ce, si vous lui permettez de s'accroître? vos alarmes augmenteront en raison de ses progrès. Je veux, à ce sujet, vous rapporter un mot de Mécène, une vérité que lui arracha la torture des grandeurs : «La hauteur même nous foudroie. » Si vous voulez savoir d'où je tire ce mot, c'est de son livre intitulé Prométhée. Il veut dire, « nous expose à la foudre. » Est-il donc puissance au monde, assez grande pour autoriser une telle ivresse de langage? Mécène avait du génie ; il était fait pour donner des chefs-d'oeuvre à l'éloquence romaine, si la prospérité ne lui eût ôté sa force et jusqu'à sa virilité. Tel est le sort qui vous attend, si déjà vous ne pliez les voiles, si vous ne regagnez le bord vers lequel il voulut, mais trop tard, se diriger. Je pourrais m'acquitter avec cette pensée de Mécène ; mais, tel que je vous connais, vous me chercheriez querelle ; vous ne voulez que des pièces bien frappées et de bon aloi. Comme à son ordinaire, Épicure me servira de banquier : « Avant, dit-il, avant de regarder à ce que vous devez boire et manger, regardez à ceux avec qui vous devez boire et manger.» Car, dévorer des viandes, sans partager avec un ami, c'est vivre comme les lions et les loups. Vous n'éviterez ce malheur qu'en cherchant la retraite ; ailleurs, vous aurez des convives désignés par un nomenclateur dans la foule qui vous fait la cour. Mais c'est s'abuser, que de chercher ses amis sous un vestibule, de les éprouver dans un festin. Le plus grand malheur de l'homme en place, et que la Fortune assiège, c'est de se croire aimé des gens qu'il n'aime pas ; c'est de regarder ses bienfaits comme un moyen sûr de se faire des amis ; tandis que souvent l'on hait, à proportion que l'on reçoit. Une dette légère fait un débiteur; une grosse dette fait un ennemi. - « Quoi! les bienfaits n'engendrent pas l'amitié? » - Ils peuvent le faire, si le discernement les dirige; si on les place, au lieu de les semer au hasard. Aussi, maintenant que vous commencez à vous appartenir à vous-même, suivez le précepte du sage ; considérez moins le bienfait que celui qui le reçoit. [2,20] XX. DE L'INCONSTANCE DES HOMMES. Si vous jouissez de la santé de l'âme, si vous vous jugez digne de vous appartenir enfin, je m'en applaudis. Ce sera pour moi un titre de gloire, de vous avoir tiré de ce gouffre où vous flottiez sans espoir de salut. Mais, ce que je vous demande, ce que je vous prescris, ô Lucilius, c'est d'ouvrir à la philosophie le fond de votre coeur, c'est de prendre pour règle de vos progrès, non pas vos écrits et vos discours, mais la fermeté de votre âme et la diminution de vos désirs. Que les effets viennent à l'appui des promesses. Laissons les déclamateurs ne viser qu'à être applaudis de leur auditoire, à occuper, par la variété ou la volubilité de leurs discours, la jeunesse et les oisifs. La philosophie apprend à faire, et non pas à parler ; elle exige que chacun vive sous sa loi, que les actions soient en harmonie avec les paroles, que la vie soit uniforme et sans disparate. Le premier devoir du sage, et son caractère distinctif, c'est de mettre ses actions en harmonie avec son langage, c'est de se maintenir partout et toujours d'accord avec lui-même. Qui pourra y parvenir ? Un bien petit nombre, sans doute, mais enfin quelques-uns. La chose est difficile, et je ne dis pas que le sage ira toujours du même pas; mais il suivra le même chemin. Examinez donc s'il n'y a pas contradiction entre votre demeure et vos vêtements; si, libéral pour vous-même, vous n'êtes pas avare pour ce qui vous entoure ; si, frugal dans vos repas, vous n'êtes pas somptueux dans vos constructions. Une fois pour toutes adoptez une règle de conduite, et soumettez-y toute votre vie. Quelquefois on se contraint au dedans; et au dehors on se met à l'aise, on ne garde plus de mesure : contraste vicieux qui décèle une âme chancelante, et qui ne sait pas encore soutenir son zèle. Quelle est la source de cette inconstance, de ces contradictions perpétuelles entre les conseils de l'homme et ses actions ? La voici : ses volontés n'ont pas de but; ou, si elles en ont un, il ne le poursuit pas, il le dépasse, s'en détourne et même rétrograde, retombant ainsi dans les erreurs qu'il avait fuies et condamnées. C'est pourquoi, laissant de côté les vieilles définitions de la sagesse, pour embrasser tout le système de la vie humaine, je m'arrête à celle-ci : Qu'est-ce que la sagesse ? La persévérance dans les désirs et les aversions. Il n'est pas besoin d'y mettre cette restriction, que l'on ne doit désirer que le bien : le bien seul peut constamment fixer nos désirs. Les hommes ne savent ce qu'ils veulent qu'au moment où ils le veulent; au total, nul n'est décidé d'avance à vouloir ou ne vouloir pas. D'un jour à l'autre, nos opinions varient et se contredisent ; et la plupart regardent la vie comme un jeu de hasard. Attachez-vous donc à ce que vous avez saisi; peut-être parviendrez-vous au faîte, ou du moins à un terme que, seul de tous, vous saurez ne l'être pas. - «Mais que deviendra cette foule qui m'environne? » - Si vous cessez de la nourrir, elle se nourrira elle-même ; et, ce que vous ne pouviez savoir par vous-même, la pauvreté vous l'apprendra ; elle retiendra près de vous vos fidèles amis; ils s'éloigneront, tous ceux qui étaient moins attachés à vous, qu'à ce qu'ils en espéraient. Eh ! la pauvreté ne mérite-t-elle pas votre affection, ne serait-ce que pour vous avoir appris à connaître vos amis? Oh ! quand viendra le jour où l'on ne mentira plus en votre honneur ? Que toutes vos pensées, tous vos soins, tous vos désirs, tendent à vivre content de vous-même, et des biens qui naissent de vous; remettez à la Divinité l'accomplissement de tous vos autres voeux. Peut-il être une félicité plus à notre portée? Descendez à un point d'où vous ne puissiez craindre de tomber. Vous trouverez un sujet d'encouragement dans le tribut même de cette lettre, tribut que je vais payer à l'instant. Vous allez m'en vouloir, mais n'importe ; je prends encore Epicure pour mon trésorier: « Croyez-moi, dit-il, vos discours seront plus imposants, si vous les prononcez sur un grabat, et sous les haillons : en cet état, on fait plus que parler, on prouve. » Quant à moi, les paroles de notre Démétrius me font une bien autre impression, depuis que j'ai vu ce philosophe nu et couché sur un lit qui eût fait honte à de la litière ; ce n'est plus à mes yeux l'interprète, c'est le martyr de la vérité. « Quoi ! dites-vous, n'est-il donc pas permis d'avoir des richesses, alors qu'on les méprise? » - Oui, sans doute; et même c'est un esprit supérieur que celui qui, tout surpris de s'en voir entouré, rit de l'empressement qu'elles ont mis à venir, et sait qu'elles lui appartiennent moins parce qu'il en jouit, que parce qu'on le lui a dit. C'est beaucoup, de n'être pas gâté par la contagion de l'opulence; il y a de la grandeur à rester pauvre au milieu des richesses; mais le plus sûr encore, c'est de n'en pas avoir. - Ce riche, dites-vous, s'il tombe dans la pauvreté, saura-t-il la soutenir? - Et moi, je dis avec Épicure : Ce pauvre, s'il tombe dans les richesses, saura-t-il les mépriser? Dans ces deux états, c'est l'âme qu'il faut examiner ; il faut voir si elle se complaît dans la pauvreté, si elle ne se complaît pas trop dans les richesses. Autrement, ce sont de bien faibles preuves, qu'un grabat et des haillons, s'il n'est pas évident qu'on s'y est réduit par choix et non par nécessité. Au reste, il est d'une grande âme, de ne pas se jeter dans cet état, comme dans l'état le plus fortuné, mais de s'y préparer comme à un état supportable. Il est facile à supporter, Lucilius ; il est même agréable, lorsqu'on y entre préparé par de sages méditations, car on y trouve la sécurité qui fait seule le charme de toutes les jouissances. Aussi, je la regarde comme nécessaire, cette pratique dont je vous ai parlé; pratique suivie par plusieurs grands. hommes, et qui consiste à s'exercer à la pauvreté réelle par une pauvreté simulée ; pratique d'autant plus indispensable, qu'énervés par la mollesse, nous trouvons tout dur et pénible. Il est bon de réveiller l'âme et de la stimuler, de lui rappeler le peu que la nature assigne à l'homme. Nul n'est riche à sa naissance; quiconque vient au monde a reçu l'ordre de se contenter de lait et de langes. On commence par là; on finit par se trouver à l'étroit dans un empire. [2,21] XXI. DE LA VÉRITABLE GLOIRE DE LA PHILOSOPHIE. J'ai à lutter, me direz-vous, contre cette foule d'obstacles que vous m'avez signalés. Ajoutez : Et surtout contre moi-même. Vous êtes pour vous un obstacle bien grand; vous ne savez ce que vous voulez; vous vous entendez mieux à louer la vertu qu'à la pratiquer; vous voyez où réside le bonheur, et vous n'osez pas l'atteindre. Or, ce qui vous arrête, je vais vous le dire, car vous me paraissez bien peu vous en douter. C'est qu'ils sont grands à vos yeux, les biens que vous allez quitter; c'est que, tout en aspirant à la sécurité qui va être votre partage, vous êtes encore sous le charme de cette vie d'éclat qu'il faut abandonner, et au sortir de laquelle vous vous imaginez ne rencontrer que ténèbres et que méprise. Erreur, Lucilius : de votre vie à celle du sage, on ne descend pas, on monte. Autant la lumière diffère de la clarté, puisqu'elle a sa source en elle-même, et que la clarté est produite par un éclat étranger, autant ces deux vies diffèrent entre elles. L'une, brillant reflet d'une lumière extérieure, s'éclipse sur-le-champ, dès qu'on vient à l'intercepter; l'autre tire d'elle-même sa splendeur. L'étude de la philosophie vous donnera la gloire et la célébrité. J'en atteste Epicure. Il écrivait à Idoménée; il voulait d'une vie de représentation, ramener à la solide, à la véritable gloire, ce ministre d'un pouvoir inflexible, alors chargé des plus grands intérêts : « Si la gloire est votre mobile, mes lettres vous en donneront plus que ces grandeurs que vous encensez et qu'on encense en vous. » Et n'a-t-il pas dit vrai? Qui connaîtrait Idoménée, si son nom ne s'était rencontré dans les lettres d'Épicure? Tous ces grands, ces satrapes, ce potentat lui-même dont l'éclat rejaillissait sur le ministre, tous ont disparu dans le gouffre de l'oubli. Les épîtres de Cicéron ne laisseront point périr le nom d'Atticus. En vain Atticus eût eu pour gendre Agrippa ; en vain Tibère eût épousé sa petite-fille; en vain Drusus César eût été son arrière-petit-fils; parmi ces noms illustres, le sien resterait ignoré, s'il n'eût été consacré par Cicéron. Les flots amoncelés du temps passeront sur nos têtes, mais quelques génies s'élèveront encore au-dessus de l'abîme, et, bien que destinés à partager le même néant, ils lutteront contre l'oubli et ne. céderont qu'après de longs efforts. La promesse que put faire Épicure à Idoménée, je vous la fais, cher Lucilius. J'aurai quelque crédit auprès de la postérité; je puis étendre à d'autres noms la durée qui attend le mien. Notre Virgile a promis une gloire immortelle à deux héros, et il la leur a donnée: Couple heureux ! si mes vers vivent dans la mémoire, ' Tant qu'à son roc divin euchainant la victoire. L'immortel Capitole asservira les rois, Tant que le sang d'Énée y prescrira des lois, A vos noms réunis on donnera des larmes. Tous ces hommes que la fortune a produits sur la scène, qu'elle a faits les organes et les agents du pouvoir d'autrui, tous, pendant leur faveur, ont joui d'une grande considération; tous ont vu leurs portes assiégées de flatteurs; une fois tombés, l'oubli en a fait prompte justice. L'admiration qu'inspire le génie s'accroit avec le temps ; mais la postérité ne borne pas ses hommages à lui seul ; elle accueille avec transport les noms qu'il a attachés au sien. Puisque Idoménée s'est présenté sous ma plume, il paiera cet honneur; il acquittera le tribut de ma lettre. C'est à lui qu'Épicure adresse cette célèbre maxime, pour le détourner d'enrichir Pythoclès par la route battue et semée d'écueils: « Voulez-vous enrichir Pythoclès, n'ajoutez point à ses richesses, ôtez à ses désirs. » Maxime trop claire pour être commentée, trop positive pour qu'on y puisse suppléer. Seulement, je vous en avertis, ne croyez pas qu'elle concerne les seules richesses; vous pouvez l'appliquer à tout, sans qu'elle perde de sa justesse. Voulez-vous rendre Pythoclès honorable, n'ajoutez pas à ses honneurs, ôtez à ses désirs. Voulez-vous rendre Pythoclès perpétuellement heureux, n'ajoutez pas à ses jouissances, ôtez à ses désirs. Voulez-vous donner à Pythoclès la vieillesse et une vie pleine, n'ajoutez pas à ses années, mais ôtez, ôtez à ses désirs. De telles maximes, pourquoi les attribuer à Épicure ? Elles sont à tout le monde. On devrait, selon moi, adopter pour la philosophie l'usage quel'on suit au sénat. Un sénateur ouvre-t-il un avis dont une partie me convienne, je l'invite à la détacher du reste, et j'y adhère. Mais un autre motif me porte encore à citer les belles maximes d'Épicure. Il en est qui les adoptent dans l'espoir criminel d'en faire un manteau à leurs vices; je veux leur apprendre que, partout où ils iront, ils seront forcés de vivre honnêtement. Prêts à entrer dans les jardins d'Épicure, ils voient sur la porte cette inscription: «passant, voici l'heureux séjour où la volupté est le souverain bien. » Le gardien de ces lieux leur prépare un accueil affable, hospitalier; il leur sert de la farine détrempée, de l'eau en abondance. «N'êtes-vous pas bien traités? Dans ces jardins, on n'irrite pas la faim, on l'apaise; on n'allume pas la soif par les boissons elles-mêmes, on l'éteint de la manière la plus naturelle et la moins coûteuse." Voilà les voluptés au sein desquelles j'ai vieilli. Encore, je ne parle que de ces besoins auxquels on ne peut donner le change, et que l'on ne fait taire qu'en leur accordant quelque chose .Quant aux désirs contraires à la nature, que l'on peut distraire, corriger, étouffer même, je n'ai qu'une chose à vous dire : Tel désir n'est pas naturel, n'est pas nécessaire; vous ne lui devez rien. Si vous lui faites quelque sacrifice, c'est que vous le voulez bien. Le ventre, au contraire, est sourd à la raison; il exige, il crie; et cependant ce n'est pas un créancier onéreux; on s'en débarrasse à peu de frais; il suffit de lui donner ce qu'on lui doit, et non pas tout ce qu'on peut.