XVI UTILITÉ DE LA PHILOSOPHIE. Je le sais, Lucilius, c'est polir vous un axiome : point de vie heureuse, pas même de vie supportable, sans l'étude de la sagesse ; la vie heureuse est le fruit d'une sagesse consommée, et la vie supportable elle-même suppose un commencement de sagesse. Mais cette conviction où vous êtes, il faut vous y affermir, et l'enraciner de plus en plus par des méditations journalières. 11 est moins pénible de prendre une louable ré- solution que de la soutenir. Que la persévérance, qu'un tra- vail assidu vienne donc augmenter vos forces, jusqu'à ce que la perfection même ait fait place en vous au désir de la per- fection. Aussi n'ai-je pas besoin de longues et verbeuses pro- testations de votre part; je sais apprécier l'étendue de vos progrès. Je connais le sentiment qui dicte vos lettres; je n'y vois point d'apprêt, point de fard. Cependant je vais m'ouvrir à vous : j'espère de vous, mais ne m'y fie pas encore. Faites comme moi, point trop de promptitude et de facilité à compter sur vous-même. Examinez-vous, sondez tous les replis de votre àme, étudiez-vous. Mais voyez avant tout si c'est dans la théorie de la sagesse, ou dans sa pratique que consistent vos progrès. Non, la philosophie n'est pas un art fait pour éblouir le vulgaire, une science d'apparat : elle est toute de choses et non de mots. Son emploi n'est pas de fournir un passe- temps agréable, d'ôter à l'oisiveté ses dégoûts; elle forme l'àme; elle la façonne; elle règle la vie, dirige les actions, montre ce qu'il faut faire et ce qu'il faut éviter; elle sert à l'homme de pilote, et conduit sa nacelle au milieu des écueils sans elle, point de sûreté. Combien d'événements, à chaque lieure, demandent unerésolation que la philosophie seule peut suggérer! - On va me dire : u A quoi bon la philosophie, s'il estune destinée? à quoi bon, si Dieu gouverne? à quoi bon, si le hasard commande? Car, d'un côté, je ne puis changer des événements que Dieu, décidant par avance de mes actions, a arrêtés dans ses décrets; et, de l'autre, il n'est point de pré- cautions à prendre contre des événements fortuits, quand le ha- sard se rit de la prudence humaine.» -De ces opinions, quelle que soit la vraie, le fussent-elles toutes, livrons-nous à la philosophie. Que le destin nous enchaîne par ses lois inexora- bles ; qu'un Dieu, arbitre de l'univers, dispose de tout; que le hasard pousse et jette pêle-mêle les événements humains, la philosophie sera notre bouclier. Elle nous dira d'obéir à Dieu, de résister opiniâtrément à la Fortune; de nous soumettre à la Divinité, de supporter les coups du sort. Mais ce n'est pas ici le lieu de rechercher quels sont les droits de l'homme, s'il est gouverné par la Providence, ou enchaîné par les destins, ou ballotté par les brusques et soudains caprices du hasard. Je reviens à mes conseils et à mes exhortations : ne laissezpoint tomber et refroidir votre zèle. Il faut le régler et le soutenir, afin de changer en habitude ce qui n'était qu'élan passager. Dès les premières lignes, vous avez, ou je vous connais bien peu, parcoutu cette lettre pour voir ce qu'elle porte avec elle. Eh bien! cherchez, et vous trouverez. Mais n'admirez pas ma générosité; c'est encore du bien d'autrui que je suis libéral. Qu'ai-je dit? le bien d'autrui! tout ce qu'un autre a dit de bon est à moi. Oui, la maxime d'Épicure est à moi Vous réglez-vous sur la nature? vous ne serez jamais pauvre; sur l'opinion? vous ne serez jamais riche.» La nature demande peu, l'opinion ne met pas de bornes à ses exigences. Ayez, accumulés sur votre tête, tous les trésors de mille opulents personnages; que vos richesses excèdent la mesure des fortunes particulières; soyez couvert d'or, vêtu de pourpre, prodigue et magnifique au point de cacher la terre sous vos marbres, et non-seulement de posséder des richesses, mais de les fouler aux pieds; joignez à cela des statues, des tableaux, et tous les tributs que chaque art paye au luxe, tous ces biens ne vous apprendront qu'à en désirer de plus grands. Les désirs de la nature sont bornés; ceux de l'opinion ne s'arrêtent jamais, car le faux ne connaît pas de limites. Tout chemin a un terme; les fausses routes se prolongent à l'infini. Quittez donc le pays des chimères! et quand vous voudrez savoir si vos désirs sont naturels ou factices, voyez s'ils peuvent s'arrêter quelque part. Après une longue route, vous reste-t-il une route plus longue à faire? croyez-moi, vous êtes hors du chemin de la nature. XVIi TOUT QUITTER POUR LA PHILOSOPHIE. AVANTAGES DE LA PAUVRETÉ. Loin (le vous tous ces biens, si vous êtes sage, ou plutôt pour le devenir ; courez, volez de toutes vos forces après la perfection. Un lien vous arrête ? dénouez, tranchez à l'instant. - « Mais le soin de mon patrimoine me retient ; je voudrais en disposer de manière à ce qu'il me suffit sans travail, à n'être ni gêné par la pauvreté, ni gênant. pour les autres. » - Parler de la sorte, c'est bien montrer que l'on ignore entière- ment la grandeur, l'excellence du bien auquel on aspire; c'est voir d'un coup d'aeil superficiel l'utilité de la philosophie, et ne pas assez entrer dans les détails de ses bienfaits ; c'est ignorer encore l'appui qu'elle nous prête en tous lieux, et, pour parler avec Cicéron, « cette bonté protectrice qui nous secourt dans nos plus grands besoins, et s'abaisse jusqu'aux plus petits. » Croyez-moi, invoquez ses conseils ; elle vous dis- suadera de rester assis devant un comptoir. Quel est votre but? que voulez-vous avec ces délais? N'avoir plus la pau- vreté à craindre ? Et s'il fallait la désirer ! Souvent les ri- chesses ont été un obstacle à l'étude de la philosophie; la pauvreté est libre d'entraves et de soins. La trompette sonne? le pauvre sait que ce n'est pas à lui qu'on en veut. L'alarme se répand? il cherche où fuir, non ce qu'il doit emporter. Lui faut-il se mettre en mer ? point de tumulte au port, point de rivage troublé par le cortége d'un seul homme : il n'est pas entouré de cette multitude d'esclaves que pourraient seules nourrir les fertiles moissons des régions d'outre-mer. il est fa- cile de rassasier un petit nombre d'estomacs bien appris, et dont l'unique désir est d'être remplis. La faim est peu coû- teuse ; c'est le goût blasé qui ruine. La pauvreté se contente de satisfaire les besoins les plus pressants. Pourquoi donc rejeter une commensale dont les moeurs sont le modèle du riche, s'il est sage? Voulez-vous consacrer vos soins à votre âme, vivez pauvre, ou comme si vous l'étiez. L'é- tude ne peut devenir salutaire sans la frugalité ; or, la fruga- lité, n'est-ce pas une pauvreté volontaire ? Plus de ces misé- rables excuses: « Ma fortune ne suffit pas encore à mes besoins; encore telle somme, et je me livre tout entier à la philosophie. » Eh! qu'y a-t-il de plus pressé que ce que vous remettez, que ce que vous gardez peur la fin ? C'est par là qu'il faut commen- cer. - « Je veux, dites-vous, amasser de quoi vivre. » - Apprenez donc en même temps à amasser. Si vous ne pouvez. bien vivre, qui vous empêche de bien mourir ? La pauvreté, l'indigence même, ne doivent pas nous détourner de la phi- losophie. Quand on aspire à la sagesse, on peut endurer la famine : des assiégés la supportent bien. Et qu'attendent-ils pour prix de leurs souffrances? de ne pas tomber au pouvoir d'un vainqueur. Ah! combien la philosophie nous promet mieux : liberté perpétuelle, ne craindre ni l'homme, ni la Divinité! Et ces avantages, on peut se les procurer, même en souffrant la faim. On a vu des armées, en proie à la pénurie la plus cruelle, vivre de racines sauvages, tromper la faim par des aliments qu'on n'oserait nommer, et, ce qui est plus sur- prenant, braver tous ces fléaux pour une cause qui leur était étrangère; et l'on craindrait de souffrir la pauvreté, quand il s'agit de s'affranchir de la violence des passions! Ne com- mençons donc point par acquérir; la route de la sagesse, on peut la faire sans provisions. Mais telle est l'erreur commune on veut tout posséder avant de posséder la sagesse; on en fait l'instrument le moins nécessaire du bonheur, une espèce de superflu. Pour vous, si vous avez quelque bien, livrez-vous sur- le-champ à la philosophie (qui vous a dit, en effet, que vous n'en ayez pas déjà trop ?); si vous n'avez rien, recherchez la philosophie avant tout.- «Mais je manquerai du nécessaire. » - D'abord vous ne pourrez en manquer ; la nature demande bien peu; et le sage se règle sur la nature. Si la misère le poursuit de trop près, il s'élance hors de la vie, et cesse d'être à charge à lui-même. (Hais si son étroite et modique fortune suffit à sa subsistance, c'est autant de gagné pour lui ; bornant à la recherche du nécessaire ses inquiétudes et ses soucis, il s'acquittera envers son corps; il se rira de l'embarras des riches, du mouvement que se donnent ceux. qui cherchent à le devenir, et, tranquille et content, il dira : « Insensés! pourquoi tarder ainsi à jouir de vous-mêmes ? pouvez-vous attendre l'intérêt de votre argent, le bénéfice d'une spécula- tion, le testament d'un vieillard opulent, quand il ne tient qu'à vous de vous enrichir sur-le-champ ? La philosophie re- présente les richesses; elle les donne en les rendant inu- tiles. » Mais ce discours est pour les autres : votre fortune approche de l'opulence. Dans certains siècles, vous seriez trop riche; dans tous, vous l'êtes assez. je pourrais terminer ici ma lettre; mais je vous ai gâté. On ne peut saluer les rois parthes sans leur offrir un présent; on ne peut vous dire adieu sans payer. Que faire donc ? emprun- ter à Épicure : « Souvent l'acquisition des richesses est un changement de misères, et n'en est pas le terme. » Je n'en suis pas surpris : la faute n'en est pas à la possession, mais au possesseur. Le même esprit qui lui rendait la pauvreté à charge, lui rend les richesses onéreuses. Qu'importe au malade plue vous le placiez sur un lit de bois ou sur un lit d'or? par- tout où on le transporte, il emmène son mal avec lui. Il en est ainsi de l'âme; une fois malade, qu'on la place au sein des richesses, au milieu de la misère, son mal la suit partout. xvm AMUSEMENTS DU SAGE. Nous sommes en décembre, époque où toute la ville est en mouvement. Pleine licence est donnée à la dissolution pu- blique : tout retentit du fracas des préparatifs, comme si aujourd'hui il y avait quelque différence entre les Saturnales et les jours de travail; comme si l'on n'avait pas eu raison de dire: Décembre, autrefois un mois, est maintenant une année. Si je vous avais ici, j'aimerais à m'entretenir avec vous sur la conduite que vous jugez la plus convenable; nous verrions s'il faut se relâcher en rien de sa sévérité habituelle, ou, de peur de se mettre en guerre avec les meeurs publiques, égayer ses soupers et déposer la toge. En effet, ce qui ne se pratiquait autrefois que dans les temps d'alarmes et de calamités pu- bliques, changer d'habits, est aujourd'hui le signal du plaisir et des réjouissances. Si je vous connais bien, choisi pour arbitre en cette affaire, vous ne voudriez, entre le peuple et nous, ni ressemblance complète, ni différence totale ; à moins que vous ne nous imposiez précisément ces jours pour dompter nos passions, et nous priver seuls de jouissances, alors que tour un peuple s'y plonge sans retenue. La preuve la plus certaine que l'âme puisse recevoir de sa force, c'est de ne se laisser entraîner ni séduire par les attraits de la volupté. Mais, s'il y a plus de courage d braver la faim et la soif, au milieu d'un peuple en proie à une dégoûtante ivresse, il y a plus de sagesse à ne se point isoler ni singulariser, et, sans se mêler au peuple, à faire ce qu'il fait, mais d'une autre ma- nière : sans se livrer à la débauche, il y a moyen de célébrer une fête. Au reste, tel est le plaisir que j'éprouve à mettre votre courage à l'épreuve, que je vais vous en recommander une que prescrivent les plus grands philosophes : Réserver dans sa vie quelques jours, où, satisfait de la nourriture la plus chétive et la plus commune, couvert d'un vêtement rude et grossier, on se dise à soi-même : Voilà donc ce qui fait tant peur? Au sein du repos, le courage doit se préparer aux atta- ques; et, bercé par la Fortune, se prémunir contre ses ri- gueurs. En temps de paix, sans avoir d'ennemis à combattre, le soldat fait des évolutions, élève des remparts, se fatigue par un travail superflu, pour suffire un jour au travail nécessaire. Voulez-vous qu'un homme ne perde pas la tête dans l'action? il faut l'y aguerrir d'avarice. Ainsi le pratiquaient ces hommes qui, se faisant pauvres tous les mois, se réduisaient presque à la misère, afin de ne jamais redouter un mal qu'ils avaient tant de fois appris à souffrir. Ne croyez pas que je vous con- duise à ces repas modestes, à ces cabanes du pauvre, déguise- ments sous lesquels la sensualité cherche à tromper l'ennui des richesses. Je veux Lui vrai grabat, un sayon, du pain dur et grossier. Soutenez ce régime trois ou quatre jours, et même plus longtemps ; faites-en une épreuve, et non mi jeu. Croyez-moi, Lucilius, votre joie sera bien grande lorsque, ras- sasié pour vos deux as, vous comprendrez que pour être tran- quille sur l'avenir, on n'a pas besoin de la Fortune : le néces- saire, elle nous le doit, même dans ses rigueurs, Après cela, toutefois, ne vous imaginez pas avoir fait merveille; vous n'aurez fait que ce que font des milliers d'esclaves, des milliers de pauvres. Votre gloire sera de l'avoir fait sans y être contraint. Cet état, il vous sera aussi facile de le supporter toujours, que d'en faire un essai passager. Voilà le genre d'escrime qui nous convient; et, pour ne pas être surpris par la Fortune, fami- liarisons-nous avec le besoin. Nous serons riches avec moins d'inquiétude, si nous savons combien la pauvreté est facile à supporter. Épicure lui-même, cet apôtre de la volupté, Épicure avait des jours marqués, où il apaisait sa faim tant bien que mal, curieux de savoir si son bonheur y perdrait quelque chose en plénitude, et combien, et si cette perte était égale aux fatigues de la débauche. Voilà, du moins, ce qu'il dit dans les Lettres qu'il adresse à Polyen, sous la magistrature de Charinus; il se vante même « de ne pas dépenser un as pour sa nourriture; tandis qu'à Métrodore, moins avancé que lui, l'as entier est nécessaire. » -Mais ce régime ne suffit pas seulement à la subsis- tance, il suffit même à la volupté, cette volupté non pas éphé- mère et fugitive qu'il faut renouveler sur-le-champ, mais une vo- lupté fixe et durable. - Sans doute, je ne regarde pas comme' des mets exquis, un peu de farine détrempée, ou un morceau de pain d'orge; mais le comble du bien est de savoir en trouver à un tel repas, et de s'être restreint à des aliments dont toutes les rigueurs de la Fortune ne peuvent nous priver. La nourri- ture du cachot est plus abondante ; le geôlier traite avec moins d'épargne les condamnés qu'il garde pour le supplice. Qu'il y a de grandeur d'àme à se réduire volontairement à un état que ne peuvent nous faire redouter les destins même les plus contraires ! c'est bien là prévenir les coups du sort. Mettez-vous donc, ô Lucilius, à imiter les sages; prescrivez- vous certains jours pour vous dérober à vos richesses, et vous familiariser avec le besoin. Liez connaissance avec la pan- vreté Oser mépriser l'or, c'e•t être égal aux dieux. Oui, celui-là seul est égal aux dieux, qui sait mépriser les richesses. Je ne vous en interdis pas la possession ; mais je veux que vous en jouissiez paisiblement ; et le seul moyen, c'est de croire que l'on peut vivre heureux sans elles, de les considérer comme pouvant à chaque instant vous échapper. Mais il est temps de plier ma lettre. - « Arrêtez... et votre dette? » - Épicure sera mon mandataire; il vous comptera la Somme: « La colère poussée à l'excès engendre la folie. » il suffit, pour sentir cette vérité, d'avoir un esclave ou un en- nemi. La colère éclate contre toute sorte de personnes; fille de l'amour aussi bien que de la haine, tantôt son objet est sérieux, tantôt elle nait de l'enjouement et de la plaisanterie. Sa violence dépend moins de la cause qui la produit, que de l'àrne qui la reçoit : ainsi que la violence du feu dépend moins de la quantité, que de la qualité des matières qu'il dévore. Certains corps solides résistent à toute son action, tandis que. les corps secs et inflammables peuvent d'une étincelle former Lui incendie. Oui, Lucilius, la colère poussée à l'excès conduit ,Il la folie: il faut donc l'éviter, moins encore par modération que pour sa santé. XIX AVANTAGES DC REPOS. Je tressaille de joie à chaque lettre que je reçois de vous c: est que ,je les considère non plus comme des promesses, mais comme des garanties. Continuez, je vous en prie, je vous en conjure... Eh ! quelle plus digne prière adresser à un ami, que celle dont lui-même est l'objet? Dérobez-vous, si vous le pouvez, à vos occupations ; sinon, il faut vous y arracher. Voilà bien assez de temps de perdu ; mettons-nous, sur notre déclin, à en rassembler les débris. Quel mal peut-on y trou- ver? nous avons vécu en pleine mer; nous voulons mourir au port. Ce n'est pas que je vous conseille de faire de votre re- traite un moyen de célébrité; vous ne devez ni l'afficher, ni la cacher aux yeux. Jamais, en effet, tout en condamnant la folie des hommes, je ne prétendrai vous réduire à chercher un antre et l'oubli; mais faites que votre retraite se laisse voir sans frapper les regards. Permis ensuite à ces hommes qu'aucun engagement ne lie, qui sont libres de leur avenir, permis à eux de décider si leurs jours s'écouleront dans l'ob- scurité; pour vous, vous n'êtes plus libre. La vigueur de votre génie, l'élégance de vos écrits, l'éclat, le rang de vos liaisons, vous ont mis au grand jour. Tel est le renom qui vous assiége, que, plongé, englouti, pour ainsi dire, dans la retraite la plus profonde, votre passé vous décèlerait. Point de ténèbres pour " vous désormais; partout où vous fuirez, presque tout l'éclat de votre gloire vous suivra. Mais le repos, vous pouvez y pré- tendre, sans exciter d'envie chez les autres, de regrets ni (le remords dans votre âme. Eh ! que laisserez-vous dont l'aban- don doive vous paraître pénible ?Des clients? ils sont moins attachés à vous, qu'à ce qu'ils en attendent. Des amis ?On en voulait autrefois, aujourd'hui on ne veut que des dupes.-Mais les vieillards délaissés changeront leurs testaments; les com- plaisants iront frapper à d'autres portes. - Un grand bien se paye cher. Lequel préférez-vous, de renoncer à vous-même ou à quelques avantages ? Ah ! que ne vous a-t-il été donné de vieillir dans la situation modeste où le sort vous avait fait naître, et de ne pas être porté par la fortune au faîte de la grandeur ! Elle vous a éloigné du vrai bonheur, cette rapide prospérité qui vous a élevé aux commandements, aux admi- nistrations, aux honneurs qui en sont la suite: de plus grands emplois vous attendent encore, et vont se succéder sans relâ- che. Quelle sera l'issue de tout ceci ? qu'attendez-vous pour quitter cette carrière ? Que vous n'ayez plus rien à désirer? ce temps n'arrivera jamais. Semblables à cette série de causes dont l'enchaînement produit la destinée, nos désirs se succè- dent incessamment: un désir assouvi fait place à un autre dé- sir. Jamais la vie où vous êtes jeté ne vous présentera d'elle- même le terme de votre servitude et de vos misères. Dérobez votre tête au joug qui l'écrase ; mieux vaut qu'elle tombe une fois que de plier sans cesse. Rentré dans la vie privée, vous aurez moins, ruais vous aurez assez. Aujourd'hui, les jouis- sances qui se précipitent en foule et de toutes parts dans votre àme ne peuvent en combler le vide : or, lequel préférez-vous d'être pauvre, mais rassasié; riche, mais affamé? La prospé- rité rend avide, et expose à l'avidité d'autrui. Tant que vous n'aurez pas assez pour vous, vous n'aurez pas assez pour les autres. - « Mais comment sortir de cet état ? » - Comme vous pourrez, mais il en faut sortir. Songez combien vous avez bravé de périls pour vous enrichir, de fatigues pour arriver aux honneurs. Il faut bien aussi oser quelque chose pour le repos; ou bien, condamné aux embarras de quelque gouvernement, et ensuite des magistratures urbaines, se résoudre à vieillir parmi le fracas des affaires et des orages sans cesse renaissants, que ni la modération, ni l'amour du repos ne peuvent faire éviter. Eh ! qu'importe que vous vouliez vous reposer? Votre fortune ne le veut pas. Et que sera-ce, si vous lui permettez de s'accroître? vos alarmes augmenteront en raison de ses progrès. Je veux, à ce sujet, vous rapporter un mot de Mécène, une vérité que lui arracha la torture des grandeurs : «La hauteur même nous foudroie. » Si vous voulez savoir d'où je tire ce ,mot, c'est de son livre intitulé Prométhée. Il veut dire, « nous expose à la foudre. » Est-il donc puissance au monde, assez grande pour autoriser une telle ivresse de langage? Mécène avait du génie ; il était fait pour donner des chefs-d'oeuvre à l'éloquence romaine, si la prospérité ne lui eût Ilté sa force et jusqu'à sa virilité. Tel est le sort qui vous attend, si déjà vous ne pliez les voiles, si vous ne regagnez le bord vers lequel il voulut, mais trop tard, se diriger. Je pourrais m'acquitter avec cette pensée de Mécène ; mais, tel que je vous connais, vous me chercheriez querelle ; vous ne voulez que des pièces bien frappées et de bon aloi. Comme à son ordinaire, Épicure me servira de banquier : « Avant, dit-il, avant de regarder à ce que vous devez boire et manger, regardez à ceux avec qui vous devez boire et manger.» Car, dé- vorer des viandes, sans partager avec un ami, c'est vivre comme les lions et les loups. Vous n'éviterez ce malheur qu'en cher- chant la retraite ; ailleurs, vous aurez des convives désignés par un nomenclateur dans la foule qui vous fait la cour. Mais c'est s'abuser, que de chercher ses amis sous un vestibule, de les éprouver dans un festin. Le plus grand malheur de l'homme en place, et que la Fortune assiège, c'est de se croire aimé des gens qu'il n'aime pas ; c'est de regarder ses bienfaits comme un moyen sûr de se faire des amis ; tandis que souvent l'on hait, à proportion que l'on reçoit. Une dette légère fait un dé- biteur; une grosse dette fait un ennemi. - « Quoi! les bien- faits n'engendrent pas l'amitié? » - Ils peuvent le faire, si le discernement les dirige; si on les place, au lieu de les semer au hasard. Aussi, maintenant que vous commencez à vous ap- partenir à vous-même, suivez le précepte du sage ; considé- rez moins le bienfait que celui qui le reçoit. xx DE L'INCONSTANCE DES HOMMES. Si vous jouissez de la santé de l'âme, si vous vous jugez cligne de vous appartenir enfin, je m'en applaudis. Ce sera pour moi un titre de gloire, de vous avoir tiré de ce gouffre oit vous flottiez sans espoir de salut. Mais, ce que je vous de- mande, ce que je vous prescris, 6 Lucilius, c'est d'ouvrir à la philosophie le fond de votre ceeur, c'est de prendre pour règle de vos progrès, non pas vos écrits et vos discours, mais la fer- meté de votre âme et la diminution de vos désirs. Que les effets viennent à l'appui des promesses. Laissons les déclamateurs ne viser qu'à être applaudis de leur auditoire, â occuper, par la variété ou la volubilité de leurs discours, la jeunesse et les oisifs. La philosophie apprend à faire, et non pas à parler ; elle exige que chacun vive sous sa loi, que les actions soient en harmonie avec les paroles, que la vie soit uniforme et sans disparate. Le premier devoir du sage, et son caractère dis- tinctif, c'est de mettre ses actions en harmonie avec son km- gage, c'est de se maintenir partout et toujours d'accord avec lui-même. Qui pourra y parvenir ? Un bien petit nombre, sans doute, mais enfin quelques-uns. La chose est difficile, et je ne dis pas que le sage ira toujours du même pas; mais il suivra le même chemin. Examinez donc s'il n'y a pas contradiction entre votre demeure et vos vêtements; si, libéral pour vous- même, vous n'êtes pas avare pour ce qui vous entoure ; si, frugal dans vos repas, vous n'êtes pas somptueux dans vos constructions. Une fois pour toutes adoptez une règle de conduite, et soumettez-y toute votre vie. Quelquefois on se contraint au dedans; et au dehors on se met à l'aise, on ne garde plus de mesure : contraste vicieux qui décèle une âme chancelante, et qui ne sait pas encore soutenir son zèle. Quelle est la source de cette inconstance, de ces contradictions perpé- tuelles entre les conseils de l'homme et ses actions ? La voici ses volontés n'ont pas de but; ou, si elles en ont un, il ne le poursuit pas, il le dépasse, s'en détourne et même rétro- grade, retombant ainsi dans les erreurs qu'il avait fuies et condamnées. C'est pourquoi, laissant de côté les vieilles définitions de la sagesse, pour embrasser tout le système de la vie humaine, je m'arrête à celle-ci : Qu'est-ce que la sagesse ? La persévérance dans les désirs et les aversions. Il n'est pas besoin d'y mettre cette restriction, que l'on ne doit désirer que le bien : le bien seul peut constamment fixer nos désirs. Les hommes ne savent ce qu'ils veulent qu'au moment où ils le veulent; au total, nul n'est décidé d'avance à vouloir ou ne vouloir pas. D'un jour à l'autre, nos opinions varient et se contredisent ; et la plupart regardent la vie comme un jeu de hasard. Attachez-vous donc à ce que vous avez saisi; peut-être parviendrez-vous au faîte, ou du moins à un terme que, seul de tous, vous saurez né l'être pas. - «Mais que deviendra cette foule qui m'environne? » - Si vous cessez de la nourrir, elle se nourrira elle-même ; et, ce que vous ne pouviez savoir par vous-même, la pauvreté vous l'apprendra ; elle retiendra près de vous vos fidèles amis; ils s'éloigneront, toits ceux qui étaient moins attachés à vous, qu'à ce qu'ils en espéraient. Eh 1 la pauvreté ne mérite-t-elle pas votre affection, ne serait-ce que pour vous avoir appris à connaître vos amis? Oh ! quand viendra le jour où l'on ne mentira plus en votre honneur ?/Que toutes vos pensées, tous vos soins, tous vos désirs, tendént à vivre content de vous- même, et des biens qui naissent de vous; remettez à la Divinité l'accomplissement de tous vos autres veeux. Peut-il être une félicité plus à notre portée? Descendez à un point d'où vous ne puissiez craindre de tomber. Vous trouverez un sujet d'encou- ragement dans le tribut même de cette lettre, tribut que je vais payer à l'instant., Vous allez m'en vouloir, mais n'importe ; je prends encore picnre pour mon trésorier: « Croyez-moi, dit-il, vos discours seront plus imposants, si vous les pro- noncez sur un grabat, et sous les haillons : en cet état, on fait plus que parler, on prouve. » Quant à moi, les paroles de notre Démétrius me font une bien autre impression, depuis que j'ai vu ce philosophe mi et couché sur un lit qui eût fait honte à de la litière ; ce n'est plus à mes yeux l'interprète, c'est le martyr de la vérité. « Quoi ! dites-vous, n'est-il donc pas permis d'avoir des richesses, alors qu'on les méprise? » - Oui, sans doute; et même c'est un esprit supérieur que celui qui, tout surpris de s'en voir entouré, rit de l'empressement qu'elles ont mis à venir, et sait qu'elles lui appartiennent moins parce qu'il en jouit, que parce qu'on le lui a dit. C'est beaucoup, de n'être pas gâté par la contagion de l'opulence; il y a de la grandeur à rester pauvre au milieu des richesses; mais le plus sûr encore, c'est de n'en pas avoir. -- Ce riche, dites-vous, s'il tombe dans la pauvreté, saura-t-il la soutenir? - Et moi, je dis avec Épicure : Ce pauvre, s'il tombe dans les ri- chesses, saura-t-il les mépriser? Dans ces deux états, c'est l'âme qu'il faut examiner ; il faut voir si elle se complaît dans la pauvreté, si elle ne se complaît pas trop dans les richesses. Autrement, ce sont de bien faibles preuves, qu'un grabat et des haillons, s'il n'est pas évident qu'on s'y est réduit par choix et non par nécessité. Au reste, il est d'une grande âme, de ne pas se jeter dans cet état, comme dans l'état le plus fortuné, mais de s'y préparer comme à un état supportable. Il est facile à supporter, Lucilius ; il est même agréable, lors- qu'on y entre préparé par de sages méditations, car on y trouve la sécurité qui fait seule le charme de toutes les jouis- sances. Aussi, je la regarde comme nécessaire, cette pratique dont je vous ai parlé; pratique suivie par plusieurs grands. hommes, et qui consiste à s'exercer à la pauvreté réelle par une pauvreté simulée ; pratique d'autant plus indispensable, qu'énervés par la mollesse, nous trouvons tout dur et pénible. Il est bon de réveiller l'âme et de la stimuler, de lui rappeler le peu que la nature assigne à l'homme. Nul n'est riche à sa naissance; quiconque vient au monde a reçu l'ordre de se contenter de lait et de langes. On commence par là; on finit par se trouver à l'étroit dans un empire. XXI DE LA VÉRITABLE GLOIRE DE LA PHILOSOPHIE. J'ai à lutter, me direz-vous, contre cette foule d'obstacles que vous m'avez signalés. Ajoutez : Et surtout contre moi- même. Vous êtes pour vous un obstacle bien grand; vous ne savez ce que vous voulez; vous vous entendez mieux à louer la vertu qu'à la pratiquer; vous voyez où réside le bon- heur, et vous n'osez pas l'atteindre. Or, ce qui vous arrête, je Vais vous le dire, car vous me paraissez bien peu vous en dou- ter. C'est qu'ils sont grands à vos yeux, les biens que vous allez quitter; c'est que, tout en aspirant à la sécurité qui va être votre partage, vous êtes encore sous le charme de cette vie d'éclat qu'il faut abandonner, et au sortir de laquelle vous vous imaginez ne rencontrer que ténèbres et que méprise. Er- reur, Lucilius : de votre vie à celle du sage, on ne descend pas, on monte. Autant la lumière diffère de la clarté, puisqu'elle a sa source en elle-même, et que la clarté est produite par un éclat'étranger,autant ces deux vies diffèrent entre elles. L'une, brillant reflet d'une lumière extérieure, s'éclipse sur-le-champ, dès qu'on vient à l'intercepter; l'autre tire d'elle-même sa splendeur. L'étude de la philosophie vous donnera la gloire et la célébrité. J'en atteste Epicure. 11 écrivait à Idoménée; .il voulait d'une vie de représentation, ramener à la solide, à la véritable gloire, ce ministre d'un pouvoir inflexible, alors chargé des plus grands intérêts : « Si la gloire est votre mo- bile, mes lettres vous en donneront plus que ces grandeurs que vous encensez et qu'on encense en vous. » Et n'a-t-il pas dit vrai? Qui connaîtrait Idoménée, si son nom ne s'était ren- contré dans les lettres d'Épicure? Tous ces grands, ces satrapes, ce potentat lui-même dont l'éclat rejaillissait sur le ministre, tous ont disparu dans le gouffre de l'oubli. Les épîtres de Cicé- ron ne laisseront point périr le nom d'Atticus. En vain Atticus eût eu pour gendre Agrippa ; en vain Tibère eût épousé sa pe- tite-fille; en vain Drusus César eût été son arrière-petit-fils; parmi ces noms illustres, le sien resterait ignoré, s'il n'eût été consacré par Cicéron. Les flots amoncelés du temps passeront sur nos têtes, mais quelques génies s'élèveront encore au-des- sus de l'abîme, et, bien que destinés à partagerle même néant, ils lutteront contre l'oubli et ne. céderont qu'après de longs ef- forts. La promesse que put faire Épicure à Idoménée, je vous la fais, cher Lucilius. J'aurai quelque crédit auprès de la posté- rité; je puis étendre à d'autres noms la durée qui attend le mien. Notre Virgile a promis une gloire immortelle à deux héros, et il la leur a donnée Couple heureux ! si mes vers vivent dans la mémoire, ' Tant qu'à son roc divin euchainant la victoire. L'immortel Capitole asservira les rois, Tant que le sang d'Énée y prescrira des lois, A vos noms réunis on donnera des larmes. Tous ces hommes que la fortune a produits sur la scène, qu'elle a faits les organes et les agents du pouvoir d'autrui, tous, pendant leur faveur, ont joui d'une grande considéra- tion; tous ont vu leurs portes assiégées de flatteurs; une fois tombés, l'oubli en a fait prompte justice. L'admiration qu'in- spire le génie s'accroit avec le temps ; mais la postérité ne borne pas ses hommages à lui seul ; elle accueille avec transport les noms qu'il a attachés au sien. Puisque Idoménée s'est présenté sous ma plume, il paiera cet honneur; il acquittera le tribut de ma lettre. C'est à lui qu'Épicure adresse cette célèbre maxime, pour le détourner d'enrichir Pythoclès par la route battue et semée d'écueils « Voulez-vous enrichir Pythoclès, n'ajoutez point à ses ri- chesses, ôtez à ses désirs. » Maxime trop claire pour être com- mentée, trop positive pour qu'on y puisse suppléer. Seulement, je vous en avertis, ne croyez pas qu'elle concerne les seules richesses; vous pouvez l'appliquer à tout, sans qu'elle perde (le sa justesse. Voulez-vous rendre Pythoclès honorable, n'a- joutez pas à ses honneurs, ôtez à ses désirs. Voulez-vous ren- dre Pythoclès perpétuellement heureux, n'ajoutez pas à ses ,jouissances, ôtez à ses désirs. Voulez-vous donner à Pythoclès la vieillesse et une vie pleine, n'ajoutez pas à ses années, mais ôtez, ôtez à ses désirs. De telles maximes, pourquoi les attri- buer à Épicure ? Elles sont à tout le monde. On devrait, selon moi, adopter pour la philosophie l'usage quel'on suit au sénat. t n sénateur ouvre-t-il un avis dont une partie me convienne, je l'invite à la détacher du reste, et j'y adhère. Mais un autre motif me porte encore à citer les belles maximes d'Épicure. Il en est qui les adoptent dans l'espoir criminel d'en faire un manteau àleurs vices; je veux leur apprendre que, partout où ils iront, ils seront forcés de vivre honnêtement. Prêts à en- trer dans les jardins d'Épicure, ils voient sur la porte cette inscription: «passant, voici l'heureux séjour où la volupté est le souverain bien. » Le gardien de ces lieux leur prépare un accueil affable, hospitalier; il leur sert dela farinedétrempée, de l'eau en abondance. «N'êtes-vous pas bien traités? Dans ces jardins, on n'irrite pas la faim, on l'apaise; on n'allume pas la soif par les boissons elles-mêmes, on l'éteint de la manière la plus naturelle et la moins coûteuse. a Voilà les voluptés au sein desquelles j'ai vieilli. Encore, je ne parle que de ces be- soins auxquels on ne peut donner le change, et que l'on né fait taire qu'en leur accordant quelque chose .Quant aux désirs contraires à la nature, que l'on peut distraire, corriger, étouf- fer même, je n'ai qu'une chose à vous dire : Tel désir n'est pas naturel, n'est pas nécessaire; vous ne lui devez rien. Si vous lui faites quelque sacrifice, c'est que vous le voulez bien. Le ventre, au contraire, est sourd à la raison; il exige, il crie; et cependant ce n'est pas un créancier onéreux; on s'en débar- rasse à peu de frais; il suffit de lui donner ce qu'on lui doit, et non pas tout ce qu'on peut.