[7,0] Livre VII [7,1] I. Courage, mon cher Liberalis : "Nous touchons au port; j'abrége mon discours et ne veux point vous retenir dans les détours d'un long préambule". Ce livre renferme ce qui complète mon sujet : après avoir épuisé la matière, je vais examiner, non ce que je dois dire, mais ce que je n'ai pas dit. Prenez pourtant en bonne part ce qui reste, quand même ce serait superflu pour vous. Si j'avais visé à ce qui peut flatter mon amour-propre, l'intérêt de cet ouvrage se serait accru progressivement, et j'aurais gardé pour la conclusion ce qui eût été le plus capable de réveiller la satiété. Mais j'ai d'abord accumulé le plus essentiel; maintenant je m'occupe à recueillir ce qui a pu m'échapper. Et vraiment, si vous m'interrogez, il importe assez peu, lorsque la partie morale est complétement exposée, de traiter les autres questions, qui sont, non pas un remède pour l'âme, mais un exercice pour l'esprit. C'est une belle pensée de Demetrius le Cynique, grand homme, à mon avis, même en le comparant aux plus grands hommes: "Qu'il est plus avantageux de posséder un petit nombre de préceptes de sagesse, à sa portée et à son usage, que d'en avoir appris beaucoup qu'on n'a pas sous la main. De même, ajoutait-il, un bon lutteur n'est pas celui qui connaît à fond toutes les postures et toutes les manières de s'enlacer dont on fait rarement usage contre un adversaire, mais celui qui s'est exercé longtemps et soigneusement sur un ou deux mouvements, et qui attend patiemment l'occasion de les appliquer. Peu importe, en effet, qu'il sache beaucoup, pourvu qu'il en sache assez pour vaincre. Ainsi, dans nos études philosophiques, il est beaucoup de choses de pur agrément, peu qui contribuent à la victoire. Il vous est permis d'ignorer les causes du flux et du reflux de l'Océan; pourquoi chaque septième année imprime à la vie un nouveau caractère: pourquoi, vu de loin, un portique perd la régularité de ses proportions et se rétrécit de manière que les dernières colonnes semblent se toucher; pour quelle raison des jumeaux conçus séparément sont enfantés ensemble; si un seul acte produit deux embryons, ou s'ils sont le résultat de deux actes distincts; pourquoi ces enfants, nés ensemble, ont des destinées diverses, et sont placés par le sort à d'énormes distances, eux qui ont pris naissance presque simultanément. Il n'y a pas grand mal à omettre ce qu'il est également impossible et inutile de savoir. La vérité enveloppée se cache profondément. Et n'accusons pas la nature; car toutes les vérités se découvrent aisément, excepté celles dont le seul avantage est la découverte même. Tout ce qui peut nous rendre meilleurs et plus heureux, la nature l'a mis en évidence ou bien près de nous. Si l'homme sait mépriser les coups du sort, s'il s'élève au-dessus de la crainte, et si d'une avide espérance il n'embrasse pas l'infini, mais cherche en soi-même les richesses; si, bannissant toute frayeur des hommes et des dieux, il sait qu'on n'a presque rien à redouter des hommes, et rien des dieux; si, dédaignant tous les objets qui font aussi bien le tourment que l'ornement de la vie, il est parvenu à voir clairement que la mort n'est point un mal, mais le terme de bien des maux; si son âme s'est consacrée à la vertu, et trouve faciles tous les chemins où la vertu l'appelle; si, animal sociable et né pour le bien général, il considère l'univers comme la demeure commune de tous; si, dévoilant aux dieux sa conscience, il vit toujours comme en public, et se respecte plus que les autres; si, à l'abri des tempêtes, il se fixe en terre ferme et sous un ciel serein, alors, il possède au plus haut degré la science utile et nécessaire. Le reste n'est que l'amusement du loisir. Il est permis, en effet, lorsque l'âme est une fois retirée dans un asile sûr, de se livrer à ces spéculations, qui donnent à l'esprit du poli, sinon de la force". [7,2] II. Tels sont les préceptes auxquels notre Demetrius veut qu'on s'attache pour ainsi dire à deux mains, sans jamais s'en dessaisir, mais en les fixant dans sa mémoire, en se les identifiant, afin que par une méditation de chaque jour les pensées salutaires se présentent au sage, d'elles-mêmes, partout et au moindre signal : de façon que rien n'obscurcisse la distinction du vice et de la vertu, et que le disciple de la sagesse regarde le vice comme le seul mal, la vertu comme le seul bien. Que cette règle dirige toute sa conduite, que cette loi domine et inspire toutes ses actions; qu'il considère comme les plus malheureux des hommes, quelle que soit la splendeur de leur opulence, les esclaves de la sensualité et de la luxure, ceux dont l'âme est engourdie dans une lâche inertie. Qu'il se dise : Le plaisir est fragile, passager, sujet au dégoût; plus on s'en abreuve avidement, plus tôt il se change en poison, et finit toujours par la honte ou le repentir. Dans le plaisir rien de grand, rien de conforme à la nature humaine, qui touche de si près à la nature des dieux. C'est une chose basse, dont les agents sont des membres honteux et vils, et qui se termine d'une manière abjecte. Le vrai plaisir, digne de l'homme et du sage, consiste à ne point emplir et surcharger son corps, à ne point irriter ses passions, dont le repos fait notre sûreté; à vivre exempt de trouble, tant de celui qui agite et met aux prises d'ambitieux rivaux, que de cette intolérable superstition qui nous vient du fond même de l'âme, et nous fait juger des dieux avec le vulgaire, et leur prêter nos vices. Ce plaisir, toujours égal, toujours libre de crainte et qui jamais ne se lasse de lui-même, est le partage de l'homme dont nous aimons surtout à présenter l'image, de l'homme qui, possédant à fond, pour ainsi dire, et la justice divine et la justice humaine, jouit des biens présents sans dépendre de l'avenir : car il n'est rien de ferme pour quiconque se porte vers un avenir incertain. Exempt de ces cruelles inquiétudes qui font le tourment de l'âme, sans espérance, sans désir, il ne s'en remet pour rien au hasard; il se contente de ce qu'il possède en propre. Et ne vous imaginez pas qu'il se contente de peu : il est maître de tout, non comme le fut Alexandre, qui, campé sur les bords de la mer Rouge, avait encore plus de pays à conquérir qu'il n'en avait parcouru. Il ne possédait pas même les provinces qu'il avait envahies et subjuguées, lorsque, sur l'Océan, Onésicrite errait à la découverte et cherchait de nouvelles guerres sur une mer inconnue. N'était-ce pas assez manifester son indigence, que de porter ses armes hors des limites posées par la nature; et, poussé par une aveugle convoitise, de se précipiter au hasard dans des espaces profonds, immenses, inexplorés? Qu'importe le nombre des royaumes qu'il envahit, qu'il donna, et des contrées qu'il accabla de tributs? Tout ce qu'il pouvait désirer lui manquait. [7,3] III. Et ce vice ne fut pas celui d'Alexandre seul, qu'une heureuse témérité jeta sur les traces de Bacchus et d'Hercule; c'est le vice de tous ceux dont la fortune ne fit qu'irriter la soif en les abreuvant: Passez en revue Cyrus, Cambyse et toute la lignée des rois de Perse : lequel de ces monarques trouverez-vous qui se soit contenté des limites de son empire ? qui ait terminé sa vie sans la pensée de les étendre ? Et cela n'est point étonnant : tout ce qu'obtient la cupidité s'engouffre et disparaît. Peu importe la masse que vous accumulez dans un abîme sans fond. Le seul sage possède tout, et n'a pas de peine à le garder. Il n'a pas à expédier des lieutenants au delà des mers, à asseoir sou camp sur des rivages ennemis, à dis- tribuer des garnisons dans les places fortes. Il n'a besoin ni de légions ni de cavalerie. Comme les dieux immortels gouvernent leur empire sans être armés, et veillent paisiblement sur leurs possessions du haut de leur sublime séjour; ainsi le sage remplit sans trouble ses devoirs, quelque étendus qu'ils soient. Il voit, lui, le plus puissant et le plus vertueux des hommes, tout le genre humain à ses pieds. Riez, si bon vous semble c'est le propre d'une grande âme, après avoir parcouru en esprit l'Orient et l'Occident, après avoir pénétré, à travers les obstacles des déserts, jusque dans les lieux les plus reculés; après avoir contemplé ces innombrables animaux, ces productions abondantes que la nature enfante avec tant de profusion, que de se dire, comme un dieu : "Tout cela m'appartient". Que peut-on désirer en ce cas ? qu'y a-t-il au delà du tout? [7,4] IV. "Voilà où je vous attendais, dites-vous. Je vous tiens. Je veux voir comment vous vous dégagez de ces liens, où, de gaieté de coeur, vous vous êtes embarrassé. Dites-moi comment on peut donner au sage, si tout appartient au sage; car enfin tout qu'on lui donne lui appartient. On ne peut donc accorder un bienfait au sage, à qui tout ce qu'on donne est pris sur ce qu'il possédait déjà. Et cependant vous dites qu'on peut donner au sage. Mais sachez que je vous fais la même question à l'égard des amis. Vous dites qu'entre amis tout est commun : donc on ne peut rien donner à son ami, car on lui donne sur le bien commun". Rien n'empêche qu'une chose n'appartienne en même temps au sage et à celui qui la possède, à qui elle a été donnée et adjugée. D'après le droit civil, tout appartient au souverain; et cependant ces biens dont le monarque a la possession universelle sont partagés entre différents maîtres : de sorte que chaque objet a son possesseur particulier. Ainsi nous pouvons donner au roi une maison, un esclave ou de l'argent, sans qu'on dise que nous lui donnons son propre bien. Nous appelons limites des Athéniens ou des Campaniens ce que des voisins divisent entre eux par des limites particulières. Tout le territoire appartient à l'une ou à l'autre république; chaque portion ensuite a son maître particulier. Ainsi nous pouvons donner nos champs à la république, quoiqu'ils soient censés lui appartenir, parce qu'ils lui appartiennent d'une autre façon qu'à nous.Qui doute qu'un esclave avec son pécule n'appartienne à son maître? et cependant il peut faire un présent à son maître: car, de ce que l'esclave ne peut rien posséder, si son maître ne le veut pas, il ne s'ensuit pas qu'en effet il ne possède rien; et ce qu'il a volontairement donné n'en est pas moins un présent, quoiqu'on eût pu le lui prendre de force, s'il eût refusé de le donner. Ayant prouvé que tout appartient au sage (car c'est un point dont nous sommes convenus), établissons, ce qui fait l'objet de la question présente, la possibilité de faire des libéralités à celui que nous reconnaissons comme maître de tout. Tous les biens des enfants appartiennent au père; cependant qui ne sait qu'un fils peut donner à son père ? Tout appartient aux dieux; cependant nous apportons aux dieux des offrandes et des pièces de monnaie. La chose que je possède n'en est pas moins à moi, quoiqu'elle vous appartienne; car la même chose peut en même temps être à vous et à moi. "Celui, dites-vous, qui est le maître des femmes prostituées est un agent de débauche : or, tout appartient au sage, et les prostituées font partie du tout: donc les prostituées appartiennent au sage; or, le maître des prostituées est un agent de débauche : donc le sage est un agent de débauche". C'est encore par le même raisonnement qu'on lui défend d'acheter, en disant : "Nul n'achète ce qui lui appartient or, tout appartient au sage : donc le sage n'achète rien". Par un raisonnement semblable, on lui défend d'emprunter, parce nul ne paie l'intérêt de son propre argent. Ainsi l'on nous oppose des subtilités sans fin, quoiqu'on entende très bien ce que nous disons. [7,5] V. Je dis, en effet, que tout appartient au sage, de telle sorte que chacun ait son droit personnel sur ses biens, comme, sous un bon roi, le prince possède tout à titre de souveraineté quand les individus possèdent à titre de propriété. Le temps viendra de prouver cette proposition; il suffit, pourla question présente, d'avoir prouvé que je puis donner au sage ce qui appartient simultanément au sage et à moi, mais dans des acceptions diverses. Et il n'est pas étonnant que l'on puisse donner une partie à celui qui possède tout. J'ai loué votre maison : il y a là quelque chose à vous et quelque chose à moi ; la maison est à vous, l'usage en est à moi. Ainsi, vous ne toucherez pas, si votre fermier s'y oppose, aux fruits de votre champ; et si les grains sont chers, si la famine survient, "hélas ! vous regarderez en vain les amas de grains d'un autre" produits sur votre domaine, placés dans votre champ et destinés à remplir vos greniers. Et vous n'entrerez point dans la maison que je vous ai louée, quoique vous en soyez le maître; et vous n'emmènerez pas votre esclave, s'il est à mes gages; et, si j'ai pris à loyer votre voiture, ce sera de ma part pure obligeance, si je vous y donne une place. Vous voyez donc que nous pouvons recevoir un présent en recevant ce qui nous appartient. [7,6] VI. Dans tous les exemples que je viens de rapporter, chaque chose a deux maîtres. - comment? l'un est maître de la chose même, et l'autre de l'usufruit. Nous disons les livres de Cicéron; le libraire Dorus dit aussi que ce sont ses livres. Les deux propositions sont également vraies. L'un s'attribue les livres comme auteur, l'autre comme acquéreur, et l'on dit avec raison qu'ils appartiennent à tous deux, car ils sont à l'un et à l'autre, mais non pas au même titre. Ainsi, Tite-Live peut recevoir ou acheter de Doras ses propres livres. Je puis donner au sage ce qui m'appartient en propre, quoique tout soit à lui. Car, bien que le sage possède tout à la manière des rois, les propriétés particulières étant disséminées entre des individus, le sage peut recevoir, peut devoir, acheter et louer. César possède tout; mais le fisc renferme ses possessions privées et personnelles: sa propriété universelle est dans l'empire, sa propriété personnelle dans son patrimoine. Ainsi, l'on peut, sans porter atteinte à sa puissance, examiner ce qui lui appartient, ce qui ne lui appartient pas : car la portion même qu'on sépare comme étrangère est à lui à un autre titre. De même le sage possède tout intérieurement; mais il possède légalement et comme propriétaire ce qui est à lui. [7,7] VII. Bion rassemble force arguments pour démontrer tantôt que tous les hommes sont des sacrilèges, tantôt que personne ne l'est. Quand il veut précipiter tout le monde de la roche Tarpéienne, il dit: "Quiconque prend, consomme et détourne à son usage ce qui appartient aux dieux est un sacrilège; or tout appartient aux dieux : donc tout ce qu'on prend, on le prend aux dieux, à qui tout appartient : quiconque prend quelque chose est donç un sacrilège". Veut-il ensuite qu'on force l'entrée des temples et qu'on pille impunément le Capitole, il dit qu'il n'y a pas de sacrilège, parce que les trésors pris dans un lieu appartenant aux dieux, sont transférés dans un lieu qui appartient également aux dieux. On répond à cela: De fait, tout appartient aux dieux; mais tout ne leur est pas consacré. Le sacrilège concerne les objets que la religion a voués à la divinité. Ainsi, le monde entier est le temple des dieux immortels, le seul qui soit, en effet, digne de leur grandeur et de leur magnificence. Cependant on distingue le sacré du profane, et l'on ne peut se permettre dans ce petit espace appelé temple ce qui est permis à la face du ciel et des astres. Il est vrai que le sacrilège ne peut blesser les dieux, placés par leur divinité même au delà de ses atteintes. On punit néanmoins chez lui l'apparence d'une injure faite à Dieu. Notre opinion, aussi bien que la sienne, le condamne au châtiment. De même donc qu'un homme parait sacrilège quand il prend un objet sacré, bien que le lieu où il transfère le fruit de son vol soit renfermé dans les limites du monde, de même on peut voler le sage : car on lui prend non pas une partie de la possession universelle, mais une chose dont il est le maître légal, le propriétaire particulier. Il reconnaîtra toujours la première de ces possessions, mais il ne réclamera pas l'autre, quoiqu'il le puisse : il dira, comme ce général romain à qui, pour sa valeur et pour des services rendus à la république, on décernait autant de terre qu'il en pourrait un jour environner d'un sillon : "Vous n'avez pas besoin d'un citoyen dont les besoins dépassent ceux de tout autre citoyen". N'était-il pas plus noble, à votre avis, d'avoir rejeté ce don, que de l'avoir mérité? Bien des hommes ont renversé les limites d'autrui; nul ne s'en est imposé à soi-même. [7,8] VIII. Ainsi, lorsque nous contemplons l'âme du sage, maîtresse de toutes choses et dominant sur tout l'univers, nous disons que tout est à lui; mais, d'après le droit usuel, il sera, s'il y a lieu, porté sur le registre des censeurs. La différence est grande, entre ses possessions considérées quant à la grandeur de son âme, ou quant à son revenu. Tous ces objets dont vous nous parlez, il aurait horreur de les posséder en propre. Je ne vous parlerai ni de Socrate, ni de Chrysippe, ni de Zénon, ni de ces autres grands hommes, d'autant plus grands, que l'envie ne s'oppose point à la gloire des anciens. Je viens de vous citer Demetrius, que la nature me paraît avoir fait naître de nos jours, afin de montrer que nous étions incapables de le corrompre, et lui incapable de nous corriger; homme d'une sagesse accomplie, quoiqu'il n'en convienne pas, ferme et constant dans ses principes, d'une éloquence mâle, bien que négligée, et s'inquiétant peu de mots, mais se laissant aller au mouvement de son esprit, et marchant sans relâche vers son but. Sans doute la Providence lui donna tout à la fois et cette vie exemplaire, et ce genre d'éloquence, pour que notre siècle eût en lui un modèle et un censeur. [7,9] IX. A ce Demetrius si quelque dieu voulait livrer la possession de toutes nos propriétes, à la condition expresse qu'il ne pût donner à son gré, j'ose affirmer qu'il les rejetterait en disant : "Non, je ne me chargerai pas d'un fardeau si embarrassant, et je ne plongerai point un homme libre dans cette fange profonde. Pourquoi m'apporter les maux réunis de tous les peuples? Je n'accepterais pas même vos richesses avec la permission de les distribuer, parce que je vois bien des choses qu'il ne me convient pas de donner. Je veux embrasser d'un coup d'oeil ces objets qui éblouissent les yeux des peuples et des rois. Je veux voir les objets que vous achetez au prix de votre sang et de votre existence. Présentez-moi d'abord les dépouilles du luxe étalées méthodiquement, ou, ce qui vaut mieux, accumulées en masse, je vois l'écaille de la tortue artistement découpée en lames déliées ; je vois l'enveloppe des animaux les plus lents et les plus difformes achetée des sommes énormes, et cette bigarrure qu'on admire, imitée au naturel à l'aide de couleurs composées. Je vois plus loin des tables dont la valeur est estimée égale à la fortune d'un sénateur, et faites d'un bois d'autant plus précieux, que l'arbre, plus maltraité de la nature, s'est contourné en un plus grand nombre de noeuds. Je vois des vases de cristal, dont la fragilité augmente le prix car le péril, qui devrait mettre en fuite le plaisir, en est pour les insensés le principal assaisonnement. Je vois des vases murrhins: c'eût été, en effet, trop peu pour la fureur du luxe, si l'on ne se passait à la ronde dans d'immenses pierres précieuses les breuvages qu'on va bientôt vomir. Je vois des perles qui ne sont pas uniques pour chaque oreille; car déjà les oreilles sont accoutumées à porter des fardeaux. On les accouple deux à deux, et, par-dessus, on en met d'autres. Les hommes ne se croiraient pas assez asservis à la folie des femmes, s'ils ne suspendaient deux ou trois de leurs patrimoines à chaque oreille de leur maîtresse. Je vois des vêtements de soie, si l'on doit nommer vêtement ce qui ne protège ni le corps, ni la pudeur; des habillements avec lesquels une femme ne pourrait jurer qu'elle n'est pas nue. Voilà ce qu'on cherche à grand prix, ce qu'on va demander à des nations dont le commerce nous était inconnu, afin que, dans leur chambre à coucher, nos matrones ne puissent pas montrer à leurs amants plus qu'elles ne montrent au public". [7,10] X. "Que fais-tu donc, avarice? que de choses l'emportent en valeur sur ton or! Tous ces objets que je viens de citer sont plus estimés et plus précieux. Mais je veux maintenant passer en revue tes richesses, ces lingots d'or et d'argent qui éblouissent notre cupidité. Et certes, la terre, qui a mis en évidence tout ce qui devait nous être utile, a profondément enfoui ces métaux; et prévoyant combien, par leur découverte, ils devaient être nuisibles et funestes aux nations, elle s'est couchée sur eux de tout son poids. Je vois le fer tiré de ces mêmes ténèbres d'où sortent l'or et l'argent, afin que le meurtre eût à la fois son instrument et sa récompense. Encore ces métaux out-ils quelque chose de matériel, et ici l'esprit peut se laisser entraîner par l'illusion des yeux. Mais que signifient ces titres, ces contrats, ces billets, vains simulacres de propriété, ombres créées par l'avarice en travail pour tromper les esprits avides de chimères? Qu'est-ce en effet que tout cela? que sont les intérêts, et les livres d'échéance, et l'usure? Ce sont des noms de la cupidité humaine, cherchés hors des bornes de la nature. J'accuserais volontiers la nature de n'avoir point caché l'or et l'argent plus profondément encore, de ne les avoir pas surchargés d'un poids trop lourd pour être soulevé. Qu'est-ce que ces registres, ces calculs, ce temps converti en marchandises et ces extorsions sanglantes de l'usure, ces fléaux volontaires nés de nos propres constitutions; fléaux invisibles, impalpables, vains rêves d'une avarice qui se repaît à vide ? O malheureux celui qui voit avec délices le long catalogue de ses domaines, et ces vastes plaines cultivées par des esclaves, et ces immenses troupeaux dont les pâturages couvrent des provinces, des royaumes entiers, et cette troupe d'esclaves, égale en nombre à des nations guerrières, et ces édifices particuliers, surpassant en étendue les plus grandes villes! Quand il aura bien contemplé ces longs espaces où il a distribué et répandu ses richesses ; quand il se sera bien gonflé d'orgueil, s'il compare ce qu'il possède avec ce qu'il désire, il se trouvera pauvre. Laissez-moi, rendez-moi à mes richesses. Pour moi, je connais l'empire de la sagesse, empire immense et tranquille; ainsi je suis maître de tous les biens, en les abandonnant aux autres. [7,11] XI. C'est pourquoi, lorsque l'empereur Caïus offrit à Démétrius deux cent mille sesterces, il les refusa en riant, ne pensant pas même qu'une pareille somme méritât qu'on se fit honneur du refus. Grand dieux! à quel bas prix on voulait honorer ou corrompre cette âme ! Rendons hommage à ce grand homme. Je l'entendis prononcer une belle parole, lorsque, étonné de la folie du prince, qui avait cru pouvoir le gagner à si bon marché, il dit: "Si l'empereur avait résolu de m'éprouver, ce n'eût pas été trop que l'offre de tout son empire". [7,12] XII. On peut donc donner quelque chose au sage, quoique tout lui appartienne. Rien n'empêche non plus qu'on ne puisse donner à son ami, bien que nous disions que tout est commun entre amis. Car la communauté entre amis n'est point comme entre des associés, dont chacun possède une part distincte. Elle ressemble à la communauté qui existe entre le père et la mère à l'égard des enfants. S'il y a deux enfants, le père n'en a pas un, et la mère un autre; mais le père et la mère en ont deux chacun. Avant tout.je m'arrangerai de façon que celui qui s'aviserait de réclamer cette association avec moi, sache bien qu'il n'a rien de commun avec moi. Pourquoi? parce que cette communauté n'a lieu qu'entre les sages, qui seuls connaissent l'amitié. Les autres ne sont pas plus amis que des associés. Ensuite la communauté est de diverses espèces. Les bancs équestres sont communs à tous les chevaliers romains; et pourtant j'y possède en propre la place que j'y occupe. Si je la cède à un autre, quoique je lui cède une propriété commune, je paraîtrai néanmoins lui faire une sorte de don. Il est des choses qu'on ne possède qu'à de certaines conditions. J'ai une place sur les bancs équestres, non pour la vendre, non pour la louer, non pour l'habiter, mais simplement pour voir le spectacle. Je ne mentirai donc pas si je dis que j'ai une place dans les bancs équestres; mais si, lorsque j'arrive au théâtre, je trouve ces bancs remplis, de droit j'y possède une place, puisqu'il m'est permis de m'y asseoir, et je n'en possède pas, puisqu'elle est déjà prise par ceux qui ont un droit égal au mien. Il en est de même entre amis. Tout ce que mon ami possède est commun entre nous; mais la chose appartient en propre à celui qui la tient; et je ne puis, contre son gré en faire usage. "Vous vous moquez de moi, dites-vous : si la propriété de mon ami m'appartient, je puis la vendre". Vous ne le pouvez pas; car vous ne pouvez pas non plus vendre les bancs équestres; et cependant vous les possédez en commun avec les autres chevaliers. Ce n'est pas une preuve qu'une chose n'est pas à vous, parce que vous ne pouvez la vendre, ni la consommer, ni la dénaturer; car elle n'en est pas moins à vous, bien que vous ne la possédiez qu'à certaines conditions. J'ai reçu, mais tous ont reçu de même. [7,13] XIII. Pour ne pas vous retenir plus longtemps, un bienfait ne peut être plus grand qu'un autre; mais les circonstances du bienfait peuvent être plus importantes, plus nombreuses, et présenter un champ plus vaste, lorsque la bienveillance s'épanche et s'épanouit à la manière des amants, dont les baisers, plus nombreux, et les étreintes, plus vives, ne sont pas un surcroit, mais un témoignage d'amour. La question qui se présente a déjà été épuisée dans les livres précédents; aussi la traiterai-je en peu de mots : car les raisonnements appliqués à d'autres points s'appliquent à celui-ci. On demamde si celui qui a tout fait pour s'acquitter d'un bienfait s'en est effectivement acquitté. La preuve qu'il ne s'est point acquitté, objecte-t-on, c'est qu'il a fait tout pour s'acquitter. Il est donc clair que la chose n'a pas été faite, l'occasion ayant manqué; de même qu'on n'a point payé son créancier, lorsqu'on a, pour payer, cherché de l'argent partout sans en trouver. Certains engagements sont de telle sorte, qu'ils exigent un paiement effectif. Il en est d'autres pour lesquels, avoir tout essayé afin de s'acquitter, équivaut au paiement. Ainsi le médecin qui a tout fait pour guérir son malade, a rempli ses devoirs. Malgré la condamnation de l'accusé, l'orateur a fait tout ce qu'on pouvait attendre de son éloquence, s'il a déployé toutes les ressources du droit. On loue les qualités d'un général, même dans un chef vaincu, s'il a fait preuve de prudence, d'habileté, de courage. Votre obligé a tout fait pour vous rendre l'équivalent du service : votre bonheur l'en a empêché ; vous n'avez eu aucun revers qui mît à l'épreuve la sincérité de son amitié. Vous étiez riche, il n'a pu vous donner; bien portant, il n'a pu s'asseoir à votre chevet; heureux, il n'a pu vous secourir. Il s'est acquitté, quoique votre bienfait ne vous ait pas été restitué. De plus, celui qui a toujours été attentif à épier le moment de la reconnaissance, a plus fait par ses soins et sa vigilance que celui qui s'est acquitté sur-le-champ. [7,14] XIV. La comparaison du débiteur est inexacte : il ne lui suffit pas d'avoir cherché de l'argent, s'il ne paie. Le débiteur a sur le dos un créancier rigoureux, qui ne laisse aucune journée s'écouler sans intérêt. L'autre, plein de bonté, en voyant votre empressement, vos soins, votre anxiété, vous dira : "Chassez ces inquiétudes, et cessez de vous tourmenter. J'ai assez reçu de vous ; vous m'outragez de croire que j'en exige davantage; je suis pleinement convaincu de vos sentiments". - "Mais, dira-t-on, répondez-moi : prétendez-vous qu'un homme s'est acquitté, lorsqu'il s'est montré reconnaissant? Alors vous mettez de pair celui qui a rendu et celui qui n'a point rendu". Supposez à la place un homme qui, oubliant un service reçu, n'a pas même tenté d'être reconnaissant; ne l'accuseriez-vous pas d'avoir manqué à la reconnaissance ? Mais l'autre s'est fatigué jour et nuit, renonçant à tout autre devoir, préoccupé, toujours sur ses gardes, de peur de laisser échapper une occasion favorable. Mettrons-nous donc au même rang celui qui a rejeté tous les soins de la reconnaissance et celui qui n'a cessé de s'en occuper? C'est se montrer injuste, que d'exiger de moi des effets, quand vous savez que l'intention ne m'a pas manqué. Enfin admettez cette supposition : vous avez été pris par des pirates; j'ai emprunté de l'argent; j'ai mis mes biens en gage entre les mains d'un créancier; j'ai fait voile au milieu d'une saison rigoureuse, le long de côtes infestées de brigands ; je me suis exposé à tous les dangers que présente la mer même dans le calme; j'ai parcouru tous les déserts; j'ai recherché des hommes que tout le monde fuyait; enfin, je suis parvenu jusqu'aux pirates : en arrivant, je trouve qu'un autre vous a racheté; nierez-vous que je ne me sois acquitté? Supposez encore que, dans ce voyage, j'aie perdu par un naufrage l'argent que j'avais ramassé pour votre rançon; que je sois tombé moi-même dans les fers dont je voulais vous arracher, nierez-vous que je ne me sois acquitté? Ne savez-vous pas que les Athéniens appellent tyrannicides Harmodius et Aristogiton ? et la main de Mucius laissée sur l'autel ennemi fut censée avoir tué Porsenna. La vertu qui lutte contre la fortune brille de tout son éclat, même quand elle n'atteint pas le but qu'elle s'était proposé. Celui qui a poursuivi les occasions fugitives, et cherché sans relâche tous les moyens de témoigner sa gratitude, a plus fait assurément que celui qui, à la première occasion et sans aucune fatigue, a pu se montrer reconnaissant. [7,15] XV. "Mais dit-on, vous avez reçu du bienfaiteur deux choses : la bonne volonté et le don; vous lui devez l'un et l'autre". A bon droit, vous pourriez faire cette objection à celui qui n'aurait eu qu'une volonté oisive; mais à celui qui veut, qui s'évertue, qui n'a rien omis, vous ne pouvez tenir ce langage; car il a satisfait aux deux choses autant qu'il était en lui. D'ailleurs, il ne faut pas toujours comparer les choses numériquement; quelquefois une seule en vaut deux. Ainsi le don est remplacé par cette volonté si active, si désireuse de rendre. Si l'intention sans l'effet ne suffit point à la reconnaissance, nul n'est reconnaissant envers les dieux, que nous ne payons jamais, sinon d'intention. "C'est, dira-ton, tout ce qui est possible envers les dieux". Eh bien ! si je ne puis faire autre chose pour celui à qui je dois de la reconnaissance, pourquoi ne serais-je pas reconnaissant envers cet homme au même prix qu'envers les dieux ? [7,16] XVI. Si pourtant vous me demandez mon opinion, et si vous voulez avoir une réponse précise, la voici : que le bienfaiteur se regarde comme payé ; que l'obligé sache que le bienfait n'a pas été restitué; que l'un affranchisse l'autre; que l'autre continue à se croire lié. Que l'un réponde . "J'ai reçu"; que l'autre dise : "Je dois". En toute question, ayons en vue le bien public. II faut ôter aux ingrats toutes les excuses, tous les subterfuges, tous les prétextes dont ils voudraient couvrir leur mauvaise volonté. J'ai tout fait ! Eh bien ! faites encore. Pensez-vous que nos ancêtres fussent assez insensés pour ne pas comprendre combien il est injuste de mettre au même rang le débiteur qui a dépensé au jeu ou en débauches l'argent qu'il avait emprunté,et celui qui a perdu par un incendie, par un vol, ou par quelque autre accident fâcheux, le bien d'autrui avec le sien? Cependant ils n'ont admis aucune excuse, afin d'apprendre aux hommes à tenir, avant tout, leurs engagements. Car il valait mieux rejeter l'excuse, même légitime, du petit nombre que d'offrir à tous la tentation d'en chercher de mauvaises. Vous avez tout fait pour vous acquitter: que cela suffise à votre bienfaiteur; mais que ce soit peu pour vous. De même qu'il est indigne de reconnaissance, s'il compte pour rien vos efforts pénibles et persévérants, vous êtes ingrat, si, lorsqu'il reçoit en paiement votre bonne intention, vous ne restez d'autant plus volontiers son débiteur, qu'il vous tient quitte. Mais n'allez pas vous emparer de cette quittance et en prendre acte ; n'en cherchez pas moins les occasions de rendre: rendez à l'un, parce qu'il réclame; à l'autre, parce qu'il vous tient quitte : à celui-là, parce qu'il est méchant; à celui-ci, parce qu'il ne l'est pas. Ne considérez donc pas comme vous regardant la question de savoir si un bienfait reçu d'un homme sage doit lui être rendu dans le cas où, cessant d'être sage, il serait devenu méchant. Vous lui rendriez, en effet, un dépôt reçu de lui étant sage, et vous lui paieriez une dette, fût-il même devenu méchant. Pourquoi n'en serait-il pas de même pour un bienfait? Le changement de votre bienfaiteur vous change-t-il? Quoi ! ce que vous auriez reçu d'un homme en bonne santé, ne le lui rendriez-vous pas s'il était malade? Loin de là, nos obligations s'accroissent envers un ami en raison de sa faiblesse. Quant à celui-ci, il est malade d'esprit, prêtons-lui aide et support la folie est une maladie de l'âme. Pour mieux faire entendre ceci, il faut une distinction. [7,17] XVII. Il y a des bienfaits de deux espèces : les uns, que le sage peut seul offrir au sage, c'est le bienfait absolu, véritable; l'autre est le bienfait commun, vulgaire, qui s'échange entre nous autres hommes grossiers. Quant à celui-ci, nul doute que je ne doive le rendre au bienfaiteur, devenu même homicide, voleur ou adultère. Les crimes sont du ressort des lois; ce n'est pas un ingrat, mais un juge, qui peut les punir. Que la méchanceté d'autrui ne vous rende pas méchant. Je jetterai un bienfait au méchant, au bon je le rendrai : à l'un, parce que je dois; à l'autre, polir ne pas devoir. [7,18] XVIII. Quant à l'autre espèce de bienfait, il y a plus de difficulté, parce que, si je n'ai pu recevoir qu'à titre de sage, je ne puis rendre non plus qu'à un sage. Supposez que je le rende, il ne peut le recevoir, il n'y est déjà plus apte; il a perdu le talent d'en user. Me conseillez-vous donc de renvoyer la balle à un manchot? C'est une sottise de donner à quelqu'un ce qu'il ne peut recevoir. Commençant ma réponse par la conclusion, je vous dirai: Non, je ne lui donnerai pas ce qu'il ne pourra recevoir ; mais je lui rendrai, quand même il serait incapable de recevoir. Je ne puis l'obliger que s'il est en état de recevoir; mais, en rendant, du moins je puis me libérer. Il ne pourra faire usage de ce que je lui rends? c'est son affaire; à lui la faute, et non à moi. [7,19] XIX. "Rendre, dit-on, c'est remettre à qui peut recevoir. Si vous devez du vin à quelqu'un, et qu'il ordonne de le verser dans un filet ou dans un crible, direz-vous que vous avez rendu, ou voudrez-vous rendre ce qui, au moment même de la restitution, se, perdait pour l'un et pour l'autre"? Rendre, c'est donner au propriétaire la chose qu'on lui doit, au moment où il veut l'avoir. A cela se borne ce que j'ai à faire. Qu'il conserve ce que je lui ai rendu, c'est un soin qui ne me regarde pas. Je ne suis point son tuteur, mais son débiteur. Il vaut bien mieux qu'il n'ait pas, que si je n'avais pas rendu. Je rendrai à mon créancier, qui va sur-le-champ porter au marché, ce qu'il reçoit.; même quand il aurait délégué sa créance à une femme adultère, je le paierai; et s'il laisse tomber de sa robe détachée l'argent que je lui compte, je donnerai toujours. Mon affaire est de rendre et non de conserver ce que j'aurai rendu, ni de m'en inquiéter. Je suis chargé de garder le bienfait que j'ai reçu, non celui que j'ai rendu. Tant que ce bienfait reste entre mes mains, qu'il soit en sûreté ; mais, quoiqu'il doive échapper à celles de l'homme qui reçoit, il faut donner quand il réclame. Je rendrai à l'homme de bien, quand il conviendra; au méchant, quand il l'exigera. "Mais, dit-on, vous ne pouvez restituer un bienfait tel que vous l'avez reçu ; car vous l'avez reçu d'un sage, et vous le rendez à un insensé". Ce n'est pas cela. Je le lui rends tel qu'il peut maintenant le recevoir : ce n'est pas ma faute, mais la sienne, si le bienfait a perdu de sa valeur ; ce que j'ai reçu, je le rendrai. S'il revient à la sagesse, je le lui rendrai tel que je l'ai reçu; tant qu'il reste parmi les méchants, je le lui rends tel qu'il peut le recevoir. "Quoi! dit-on, s'il est devenu non seulement méchant, mais cruel, mais atroce, tel qu'un Apollodore, un Phalaris, lui rendrez-vous, encore le bienfait que vous aurez reçu"? Un si grand changement du sage n'est point dans la nature. En tombant des hauteurs de la vertu dans l'extrême perversité, il garde nécessairement dans le mal quelques vestiges du bien. La vertu a beau s'éteindre, les traces qu'elle imprime dans l'âme sont trop profondes, pour qu'aucun changement puisse les effacer. Les animaux sauvages élevés parmi nous, en s'échappant dans les bois, conservent encore les traces de leur première douceur, et diffèrent autant des animaux privés, que des bëtes féroces dans l'état de pure nature, et qui n'ont jamais senti la main de l'homme. Nul ne passe à l'excès de la méchanceté, après avoir été une fois attaché à la sagesse. La teinte est trop vive pour pouvoir disparaître entièrement et prendre une autre couleur. D'ailleurs: je vous demanderai si cet homme est seulement féroce de son naturel, ou s'il ne vit que pour être un fléau public. Vous m'avez cité Apollodore et le tyran Phalaris. Si un méchant leur ressemble par ses inclinations, ne lui rendrai-je pas son bienfait, pour ne plus rien avoir à démêler avec lui ? Mais si; non content de verser le sang humain, il s'en abreuve ; si son insatiable cruauté se repaît du supplice de victimes de tout âge ; si, furieux, non de colère, mais du seul plaisir de la destruction, il égorge les fils sous les yeux de leurs pères; si non content d'une simple mort, il y joint la torture ; s'il brûle ou même fait rôtir ses victimes; si son palais est baigné d'un sang toujours nouveau, c'est trop peu de ne pas lui rendre un bienfait: tous les liens qui m'attachaient à lui, il les a brisés avec ceux de la société humaine. S'il m'a rendu quelque service, mais qu'il prenne ensuite les armes contre ma patrie, tous les droits qu'il avait acquis sur moi sont perdus, et la reconnaissance envers lui serait criminelle. Si, sans attaquer ma patrie, il opprime la sienne ; si, éloigné de son pays, il est un fléau pour le sien, cette dépravation rompt encore les noeuds qui nous lient ; si elle n'en fait pas mon ennemi, elle me le rend odieux; et, dans l'ordre des devoirs, je place ce que je dois au genre humain, avant ce que je dois à un seul homme. [7,20] XX. Néanmoins, quoique tout à fait libre envers lui, du moment où, violant toutes les lois, il a rendu contre lui tout légitime, voici la règle que je suivrai à son égard : si mon bienfait ne doit pas, au détriment général, ou lui donner de nouvelles forces, ou affermir celles qu'il a; si ma restitution n'entraîne pas le malheur public, je m'acquitterai. Je sauverai la vie à son fils en bas âge : quel mal cela peut-il faire à ceux que déchire sa cruauté ? mais je ne lui fournirai pas d'argent pour soudoyer ses satellites. S'il désire des marbres, des étoffes précieuses, ces ornements de son luxe ne peuvent nuire à personne mais je ne lui procurerai ni armes ni soldats. S'il demande comme un don fort important des acteurs, des prostituées et autres choses capables d'adoucir sa férocité, je les lui offrirai volontiers. Je ne lui enverrai ni galères, ni vaisseaux de guerre; mais je lui enverrai de ces navires de parade ou d'agrément, dont le luxe des rois s'amuse sur la mer. Et si sa santé est tout à fait désespérée, de la même manière je lui rendrai service, à lui comme à tout le monde; car pour des caractères tels que le sien le trépas est l'unique remède, et la mort seule est souhaitable à celui qui ne doit jamais revenir à lui-même. Cependant une telle perversité est rare; elle a toujours passé pour un phénomène, comme les abîmes de la terre qui s'entr'ouvre et l'éruption des volcans qui jaillissent des cavités de la mer. Ainsi, laissons cette méchanceté, pour parler des. vices que nous détestons, mais sans horreur. A ce méchant tel qu'on en trouve à tous les coins de rue, et qui ne se fait craindre qu'individuellement, je rendrai son bienfait, parce que je l'ai reçu. Je ne dois pas tirer avantage de sa méchanceté : que ce qui n'est pas à moi retourne à son maître, bon ou méchant. Avec quel soin j'examinerais cette dernière alternative, s'il ne s'agissait pas de rendre, mais de donner! Voici un trait d'histoire qui vient ici à propos. [7,21] XXI. Un pythagoricien avait acheté d'un cordonnier des san- dales, grande affaire ! n'ayant pas d'argent comptant. Quelques jours après, il revient à la boutique pour payer. Trouvant la porte ferme, il frappe à plusieurs reprises : "Vous perdez votre temps, lui dit un voisin ; le cordonnier que vous cherchez est mort et déjà réduit en cendres. Ce qui est un malheur pour nous, qui perdons nos amis pour toujours, est la moindre des choses pour vous, puisque vous savez qu'ils doivent renaître". Il raillait le pythagoricien. Cependant, notre philosophe s'en retourna chez lui, remportant assez volontiers trois ou quatre deniers qu'il faisait sonner dans sa main de temps à autre. Bientôt il se reproche ce plaisir secret qu'il avait à ne point payer, et, reconnaissant qu'il avait éte séduit par ce profit misérable, il revient à la boutique et dit : "Pour toi cet homme est vivant, paie ce que tu dois". Puis, à travers une fente que présentaient les ais mal joints, il introduisit et jeta dans la boutique quatre deniers, punissant lui-même sa méchante avarice, de peur de s'accoutumer à retenir le bien d'autrui. [7,22] XXII. Ce que vous devez, cherchez à qui le rendre, et, si nul ne réclame, faites-vous sommation à vous-même. Que votre bienfaiteur soit bon ou méchant, ce n'est pas votre affaire. Rendez, puis accusez-le, n'oubliant pas comment les devoirs sont partagés entre vous. Il lui est prescrit d'oublier, et à vous de vous souvenir. Ce serait se tromper d'ailleurs, que de croire qu'en recommandant au bienfaiteur d'oublier, nous avons prétendu effacer de son âme le souvenir des actions les plus honnêtes. Quelques-uns de nos préceptes passent les justes bornes, pour qu'on les réduise au vrai, qui leur est propre. Quand nous disons: "Il ne doit point se souvenir", nous voulons qu'on entende: Il ne doit point publier, se vanter, devenir importun. Car il y a des gens qui vont raconter dans tous les cercles le service qu'ils ont rendu. Ils en parlent à jeun; ils ne peuvent, étant ivres, s'empêcher d'y revenir. Ils en étourdissent les étrangers, ils le confient à leurs amis. Pour réprimer ces souvenirs trop fréquents, et voisins du reproche, nous avons prescrit au bienfaiteur l'oubli du service par lui rendu, et, en demandant plus qu'il n'était possible d'obtenir, nous avons conseillé le silence. [7,23] XXIII. Toutes les fois qu'on a quelque doute sur l'obéissance de ceux à qui l'on donne quelque ordre, il faut exiger trop, afin d'obtenir assez. L'hyperbole, en exagérant, a pour but d'arriver au vrai par le mensonge. Ainsi, celui qui a dit : "Plus blanc que la neige, plus léger que les vents", a dit une chose impossible, pour qu'on en crût le plus possible. Et celui qui a dit : Plus immobile qu'un rocher, et plus rapide qu'un fleuve", n'a pas même songé à persuader que personne pût être plus immobile qu'un rocher. L'hyperbole n'espère pas tout ce qu'elle ose; mais elle affirme l'incroyable pour arriver su croyable. Quand nous disons qu'un bienfaiteur doit oublier son bienfait, nous voulons dire qu'il doit avoir l'air d'oublier; que sa mémoire ne doit pas laisser apercevoir qu'il s'en souvient et le publier indiscrètement. Quand nous disons qu'on ne doit pas réclamer un service rendu, nous ne voulons pas supprimer toute réclamation : car souvent les méchants ont besoin qu'on exige d'eux; les bons, qu'on les avertisse. Quoi donc! n'indiquerai-je point l'occasion à celui qui l'ignore? ne lui découvrirai-je pas mes besoins? et cela, pour lui donner lieu de se prévaloir de son ignorance, si elle est feinte, ou de la déplorer, si elle est véritable? Il faut parfois avertir, mais avec discrétion, et nullement sous forme de demande ou de sommation. [7,24] XXIV. Socrate dit un jour, en présence de ses amis : "J'aurais acheté un manteau, si j'avais eu de l'argent". C'était ne dernander à personne, en avertissant tout. le monde. On!brigua l'honneur d'offrir. Pouvait-il en être autrement ? En effet c'était une bagatelle que reçut Socrate! mais c'était beaucoup d'avoir mérité que Socrate voulût bien recevoir. Il ne pouvait reprendre ses amis d'une manière plus délicate. J'aurais acheté un manteau, dit-il, si j'avais eu de l'argent. Après cela, quiconque se hâte est en retard ; Socrate avait eu besoin. C'est pour prévenir la dureté des sommations que nous avons défendu de rappeler les bienfaits; non pour qu'on ne le fasse jamais, mais pour qu'on le fasse avec réserve. [7,25] XXV. Aristippe prenant un jour plaisir à respirer un parfum: "Maudits soient ces efféminés, dit-il, qui ont donné un mauvais renom à une si douce chose"! Disons pareillement Maudits soient ces méchants et intolérables usuriers de leurs propres bienfaits, qui ont fait renoncer à une chose aussi bonne que les avertissements entre amis ! Pour moi, j'userai cependant de ce droit de l'amitié, et je demanderai des bienfaits à celui de qui j'en aurais voulu obtenir; et il regardera comme un bienfait nouveau, l'occasion de s'acquitter. Jamais, même au milieu de mes plaintes, je ne dirai : "Je t'ai accueilli, lorsque la mer t'avait jeté tout nu sur ce rivage; j'ai eu la folie de t'admettre au partage de mon empire". Ce n'est point là un avertissement : non, c'est un reproche; c'est rendre un bienfait odieux ; c'est autoriser, ou du moins encourager l'ingratitude. Il est plus que suffisant de dire d'un ton calme et amical, pour réveiller le souvenir : "Si j'ai bien mérité de toi, si quelque chose de moi te fut doux". Que l'autre réponde alors à son tour : "Comment n'aurais-tu pas bien mérité de moi? tu m'as recueilli indigent, naufragé". [7,26] XXVI. «Mais les avis n'ont rien produit, dites-vous : il dissimule, il oublie; que dois-je faire"? Vous recherchez un point très nécessaire et par lequel il convient d'achever ce traité; savoir comment on doit supporter les ingrats? Avec calme, avec douceur, avec magnanimité. Que jamais l'insensibilité et l'oubli de l'ingrat ne vous blessent au point de vous ôter la satisfaction d'avoir rendu service. Que votre dépit ne soit pas assez vif pour vous arracher ces mots : "Je voudrais ne point l'avoir fait"! Que, même dans son insuccès, votre bienfait conserve pour vous ses charmes. L'ingrat se repentira toujours, si vous ne vous repentez pas même à présent. Ne vous indignez pas, comme si c'était là un cas extraordinaire. Vous devriez vous étonner davantage, s'il ne fût point arrivé. L'un est detourné de la reconnaissance par la fatigue, l'autre par la dépense; celui-ci par le danger, celui-là par une mauvaise honte: il craint, en s'acquittant, d'avouer qu'il a reçu. D'autres sont empêchés par l'ignorance du devoir, par la paresse, par les occupations. Voyez l'immense convoitise des hommes toujours insatiables, toujours demandant, et ne vous étonnez pas que personne ne rende, quand nul ne croit avoir assez reçu. Dans cette foule, quelle est l'âme assez ferme, assez solide pour que vous y puissiez en sûreté déposer vos bienfaits? L'un est furieux de débauche, l'autre est esclave de son ventre. Celui-ci est tout au gain; il ne voit que la somme et ne s'embarrasse pas des moyens. Celui-là sèche d'envie; cet autre est travaillé d'une ambition aveugle qui le précipite au milieu des armes. Joignez-y la langueur d'une âme usée par l'âge, et l'état contraire, cette agitation d'un coeur toujours inquiet, toujours en proie aux orages. Joignez-y la trop haute opinion de soi, et cette vanité qui s'enfle insolemment A cause des vices qui font sa honte. Que dirai-je des efforts d'une opiniâtreté perverse? de la légèreté qui saute perpétuellement d'un objet à l'autre ? Ajoutez encore ici la témérité effrénée, et la peur qui jamais ne donne un bon conseil, et ces innombrables erreurs qui nous entraînent; l'audace chez les plus timides, la discorde entre les plus intimes, et ce vice si général, la confiance dans les choses les plus incertaines, le mépris de ce qu'on possède, et le désir d'obtenir ce qu'on ne peut raisonnablement espérer. [7,27] XXVII. Au milieu de tant de passions vous cherchez la plus calme de toutes les vertus, la bonne foi. Si vous vous représentez la véritable image de la vie humaine, vous croirez voir une ville qui vient d'être prise d'assaut, où, sans égard pour la pudeur, pour la justice, la force règle tout, comme si l'on avait donné le signal du désordre. On ne s'abstient ni du feu, ni du fer; les lois ont délié le crime; et la religion même, qui dans la guerre de peuple à peuple protège les suppliants, n'arrête plus ceux qui courent au pillage. Tel saisit sa proie dans une demeure privée, l'autre dans un édifice public; l'un en un lieu sacré; l'autre en un lieu profane; l'un fait effraction, l'autre escalade. Tel autre, non content d'un passage étroit, renverse les obstacles qui l'arrêtent, et les ruines tournent à son profit. Celui-ci pille sans tuer, celui-là porte dans ses mains des dépouilles ensanglantées. Nul n'est pur du bien d'autrui. Dans cette avidité si générale, certes, vous oubliez trop le sort commun, si parmi tant de gens qui pillent vous cherchez un homme qui restitue. Si l'ingratitude vous cause de l'indignation, indignez-vous de la débauche, indignez-vous de l'avarice, indignez-vous de l'impudicité, indignez-vous des maladies qui vous rendent difforme, indignez-vous de la pâle vieillesse. Sans doute c'est un vice terrible, un vice intolérable, qui désunit les hommes; il brise les liens de la concorde qui est l'appui de notre faiblesse; mais il est si commun, que même celui qui s'en plaint n'en est pas exempt. [7,28] XXVIII. Descendez en vous-même: avez-vous toujours été reconnaissant envers vos bienfaiteurs? n'avez-vous jamais laissé tomber aucun bon office? le souvenir des services que vous avez reçus vous accompagne-t-il toujours? Vous verrez que les services rendus à votre enfance ont échappé à votre mémoire avant l'adolescence; et que la mémoire de ceux qu'a reçus votre jeunesse n'a point duré jusqu'à votre vieillesse. Nous avons perdu les uns, nous avons jeté les autres. Ceux-ci ont disparu peu à peu de notre vue et de ceux-là nous avons détourné les yeux. Je veux vous donner une excuse de votre faiblesse : la mémoire est bien frêle et ne suffit pas à la multitude des objets : elle est contrainte à rejeter autant qu'elle reçoit, et à couvrir les anciennes traces par de nouvelles. Ainsi votre nourrice n'a conservé dans votre affection qu'une bien petite place, parce que l'âge suivant a effacé son bienfait. Ainsi vous ne conservez plus pour votre précepteur votre antique respect; ainsi les comices consulaires, ou votre candidature au sacerdoce, vous font oublier ceux dont les suffrages vous valurent la questure. Peut-être, en vous examinant scrupuleusement, découvrirez-vous en vous-même ce vice dont vous vous plaignez. C'est injustice, de vous irriter contre la faute publique, et folie, contre la vôtre. Afin de vous faire absoudre, pardonnez. Vous rendrez un homme meilleur par l'indulgence, et certainement plus mauvais par les reproches. Ne l'endurcissez point; laissez-lui conserver la pudeur qui lui reste peut-être encore. Souvent cette pudeur, prête à s'évanouir, est totalement détruite par la voix trop dure du blâme. Nul ne craint d'être ce qu'il parait déjà; l'homme pris sur le fait perd toute pudeur. [7,29] XXIX. J'ai perdu mon bienfait! et les offrandes que nous avons consacrées aux dieux, disons-nous les avoir perdues? Parmi les choses consacrées est le bienfait : il a beau tourner à mal, il n'en a pas moins été convenablement placé. Cet homme n'est point tel que nous l'avions espéré; mais n'en soyons pas moins tels que nous avons été, et ne lui ressemblons pas. La perte fut faite alors, et ne se manifeste qu'à présent. La honte de l'ingratitude retombe en partie sur le bienfaiteur. Se plaindre d'un bienfait perdu, c'est prouver qu'on ne l'a pas bien placé. Autant que nous le pouvons, plaidons sa cause avec nous-mêmes : peut-être il n'a pas pu, peut-être il n'a pas su, peut-être il s'acquittera. Certaines créances sont améliorées par la sage lenteur d'un créancier qui patiente, qui aide par des délais. Faisons de même : réchauffons une affection languissante. [7,30] XXX. J'ai perdu mon bienfait! Insensé, vous ne savez pas l'époque de votre perte; c'est en donnant que vous avez perdu; mais ce n'est qu'aujourd'hui que vous vous en apercevez. Même dans les choses qui sont comptées comme perdues, la modération est très-utile. Comme les maladies du corps, il faut traiter doucement les maladies de l'âme. Les fils qu'on eût démêlés avec le temps se rompent, si on les tire trop brusquement. Pourquoi des imprécations, des plaintes, des reproches? pourquoi affranchir cet homme et le renvoyer libre de toute obligation? S'il est ingrat, il ne vous doit plus rien. Pourquoi aigrir un homme comblé de vos bienfaits? D'un ami douteux vous en faites un ennemi déclaré : vos outrages lui serviront d'excuse. On ne manquera pas de dire : "Je ne sais d'où vient qu'il ne peut supporter un homme auquel il est si redevable. Il y a quelque chose là-dessous". Quiconque cherche des informations sur un supérieur, parvient toujours, sinon à souiller, du moins à ternir la considération de celui-ci. Et nul ne se contente d'une supposition légère, quand c'est la grossièreté même du mensonge qui fait qu'on y ajoute foi. [7,31] XXXI. Tu suivras une bien meilleure route, en conservant avec l'ingrat l'apparence de l'amitié, ou même l'amitié s'il revient à la vertu. Les méchants sont domptés par une bonté persévérante. Nul n'a le coeur assez dur et assez contraire à l'amitié, pour ne pas être entraîné vers les gens de bien, auxquels il doit jusqu'à la faculté de se dispenser impunément de rendre. Dirigez d'abord vos pensées de ce côté. On a manqué de reconnaissance envers moi : que ferai-je? ce que font les dieux, généreux auteurs de tous les biens. Les dieux commencent par nous accorder des bienfaits à notre insu, et ils continuent malgré notre ingratitude. Celui-ci les accuse de négligence envers nous, celui-là d'injustice. Un autre les rejette hors de son univers, et, les condamnant à une inertie léthargique, les laisse sans lumière et sans emploi. Ce soleil à qui nous devons la division du temps en heures de travail et de repos, qui nous préserve des ténèbres où nous serions plongés, et nous sauve d'une nuit éternelle; qui par son cours tempère les saisons, nourrit les corps, développe les germes, et mûrit les fruits de la terre, on l'appelle une pierre, un globe igné résultant du hasard, enfin tout, excepté Dieu. Et cependant comme de bons parents qui sourient des injures de leurs petits enfants, les dieux ne cessent d'accabler de leurs bienfaits ceux qui révoquent en doute l'existence de leurs auteurs; et d'une main impartiale ils distribuent leurs dons parmi les nations et les peuples : car ils n'ont d'autre pouvoir que celui de faire le bien. En temps opportun ils versent les pluies sur la terre; par le souffle des vents ils mettent les mers en mouvement ; par le cours régulier des astres ils indiquent le cours du temps; ils adoucissent et l'hiver et l'été par l'haleine des doux zéphyrs; paisibles et propices, ils supportent avec calme et bonté l'erreur des esprits qui s'égarent. Imitons-les : donnons, quoique nous ayons souvent donné en vain. Donnons encore à d'autres, donnons à ceux-là même par qui nous avons perdu. La chute d'une maison n'a jamais empêché un homme de la rebâtir; et quand un incendie a consumé nos pénates, nous jetons de nouveaux fondements sur la terre encore tiède, et nous relevons souvent au même lieu des villes englouties : tant l'âme est opiniâtre à conserver bon espoir. Le travail de l'homme cesserait sur terre et sur mer, si les mauvais succès n'étaient suivis de nouvelles tentatives. [7,32] XXXII. C'est un ingrat : il ne m'a point fait de mal; il n'en a fait qu'à lui seul. En accordant mon bienfait, j'en ai joui. Je ne donnerai pas moins volontiers, mais avec plus de soin. Ce que j'ai perdu avec celui-ci, d'autres me le rendront. Mais à celui-ci même je donnerai encore, et, comme un bon laboureur, par les soins et par la culture, je finirai par vaincre la stérilité du sol. Le bienfait est perdu pour moi; mais l'ingrat est perdu pour tout le monde. Le fait d'une grande âme n'est pas de donner et de perdre; c'est de perdre et de donner.