[6,0] Livre VI [6,1] 1. Il y a des questions, mon cher Liberalis, uniquement propres à exercer l'esprit, et qui sont sans application pour la conduite de la vie. Il en est d'autres dont l'examen est agréable, et dont la solution est utile. Je vous en offrirai de toutes les espèces. Selon votre bon plaisir, commandez-leur ou de se montrer sous toutes leurs faces, ou de paraître sur la scène pour y figurer seulement. Celles même que vous renverrez aussitôt ne seront pas sans utilité : car certaines choses inutiles à apprendre n'en sont pas moins bonnes à connaître. Les yeux fixés sur votre visage, selon ce qu'il exprimera, j'insisterai plus longtemps sur les unes, j'écarterai les autres, et les mettrai au néant. [6,2] II. On demande si l'on peut reprendre un bienfait. Quelques philosophes le nient, parce que le bienfait n'est pas une chose, mais une action. Il y a de la différence entre le don et la donation, entre le navigateur et la navigation ; et quoique le malade ne soit jamais sans maladie, on ne confond pourtant pas la maladie avec le malade : de même autre chose est le bienfait, autre chose est l'objet qui nous est acquis par le bienfait. Le premier est incorporel, et ne peut être détruit ; mais la matière du bienfait se transporte de côté et d'autre et change de maître. Aussi vous pouvez la reprendre; mais la nature même ne saurait reprendre ce qu'elle a donné : elle peut discontinuer ses bienfaits, mais non les anéantir. L'homme qui meurt n'en a pas moins vécu : celui qui a perdu les yeux n'en a pas moins joui de la vue. Les biens qui nous furent conférés, on peut faire qu'ils ne soient plus, mais non point qu'ils n'aient pas été: or, la portion du bienfait la plus sûre est ce qui a été. Quelquefois on nous prive d'une plus longue jouissance du bienfait; mais le bienfait lui-même ne s'efface jamais. La nature aurait beau y employer toutes ses forces, elle ne saurait revenir sur ses pas. On peut vous retirer une maison, une somme d'argent, un esclave, et tout ce qui a pu obtenir le nom de bienfait; mais le bienfait lui-même reste stable et immuable. Aucune puissance ne peut faire que l'un n'ait pas donné, et que l'autre n'ait pas reçu. [6,3] III. Le poëte Rabirius fait dire une belle parole à Antoine. Après avoir vu sa fortune passer ailleurs, il ne lui restait plus que le droit de mourir, et encore fallait-il qu'il se hâtât d'en user: «Je n'ai donc, s'écria-t-il, que ce que j'ai donné! » Oh! combien il pouvait être riche, s'il eût voulu! Voilà des trésors vraiment assurés, à l'abri des vicissitudes et de l'inconstance des choses humaines; des trésors qui exposent d'autant moins à l'envie, qu'ils sont plus accumulés. Pourquoi les ménager, comme s'ils vous appartenaient? Vous n'en êtes que l'administrateur. Tous ces biens qui vous gonflent d'orgueil, qui vous élèvent si fort au-dessus de la condition humaine ; qui vous font oublier votre faiblesse; ces biens, que, les armes à la main, vous gardez sous des portes de fer; ces biens, que, ravis au prix du sang d'autrui, vouus défendez aux dépens du vôtre; ces biens, pour lesquels vous équipez des flottes qui vont ensanglanter les mers; pour lesquels vous ébranlez les villes, sans savoir combien de traits meurtriers la fortune apprête contre ceux qu'elle va trahir; ces biens, pour lesquels, rompant tant de fois les liens sacrés de la parenté, de l'amitié, de la confraternité, deux rivaux ont écrasé le monde sous le poids de leurs luttes impies: tous ces biens ne sont pas à vous; ils ne sont qu'un dépôt. Je les vois déjà prêts à passer à un autre maître: un ennemi, ou un héritier animé de sentiments hostiles, va s'en emparer. Voulez-vous savoir le moyen de les rendre vôtres? donnez-les en pur don. Entendez donc bien vos intérêts, et préparez-vous une possession certaine et inattaquable de ces richesses : ainsi elles deviendront à la fois et plus honorables et plus sûres. Ces objets que vous admirez, et avec lesquels vous vous croyez riche et puissant, tant que vous les possédez ne portent qu'un nom abject : c'est une maison, c'est un esclave, ce sont des écus : quand vous les avez donnés, ce sont des bienfaits. [6,4] IV. "Vous avouez, dit-on, que quelquefois nous ne devons rien à celui dont nous avons reçu quelque bienfait: il a donc été repris". Il est beaucoup de cas où nous cessons d'être redevables d'un bienfait; non qu'il nous ait été ravi, mais on l'a gâté. Je suis accusé en justice; un homme me défend; mais il fait violence à ma femme. Il ne m'a pas repris son bienfait; mais, en y opposant un outrage équivalent, il m'a libéré de ma dette : et s'il me fait plus de mal qu'il ne m'avait fait de bien précédemment, non seulement la reconnaissance s'éteint, mais j'acquiers la liberté de me venger et de me plaindre, dès que le poids de l'injure l'emporte, dans la balance, sur celui du bienfait. Ainsi le bienfait n'est pas enlevé, mais surpassé. Eh quoi! n'existe-t-il pas des pères si durs, si criminels, que les lois divines et humaines permettent de les haïr et de les renier? Oui. Mais ont-ils repris ce qu'ils avaient donné? Nullement; mais les procédés, indignes dont ils ont usé depuis ont détruit le mérite de tous leurs services passés. Ce n'est pas le bienfait qui périt, mais la reconnaissance du bienfait; je ne cesse point d'avoir, mais de devoir. Quelqu'un me prête de l'argent, puis met le feu à ma maison. Le dommage compense la dette : sans le payer, je ne lui dois plus rien. Il en est de même ici. Un homme qui d'abord m'a montré de la bienveillance, de la libéralité, ensuite beaucoup d'orgueil, d'insolence, de cruauté, me rend aussi libre envers lui que si je n'avais rien reçu. Il a fait violence à ses propres bienfaits. On n'a point d'action contre son fermier, quoique le bail subsiste, quand on a foulé aux pieds sa moisson et coupé ses arbres : non qu'on ait reçu le prix du bail, mais on a rendu le paiement impossible au fermier. De même on déclare souvent un créancier redevable envers son débiteur, lorsque, sous un autre titre, il a pris plus qu'il ne peut réclamer en vertu du prêt. Ce n'est pas seulement entre le créancier et le débiteur qu'un juge siège pour dire : Vous lui avez prêté de l'argent. Eh bien ! vous lui avez enlevé son troupeau, vous avez tué son esclave, vous possédez un champ que vous n'avez pas acheté : estimation faite, vous vous en retournez débiteur, vous qui étiez venu comme créancier. La même compensation a lieu entre les bienfaits et les injures. Souvent le bienfait subsiste, sans qu'il oblige, si le bienfaiteur se repent, s'il se dit malheureux d'avoir donné, s'il n'a donné qu'en soupirant, en rechignant; s'il a cru perdre plutôt que donner; s'il a donné pour lui-même, plutôt que pour moi; s'il n'a cessé de m'insulter, de se glorifier, de se vanter, de rendre son bienfait amer. Le bienfait subsiste donc, quoiqu'il ne soit pas dû, de même que certaines sommes, pour lesquelles le créancier n'a pas d'action en justice, sont dues, sans pouvoir être exigées. [6,5] V. Vous m'avez rendu service, ensuite vous m'avez fait une injure : au bienfait reconnaissance est due; et vengeance à l'injure. Non : je ne dois marquer ni reconnaissance, ni ressentiment : du bienfait à l'injure, il y a compensation. Quand nous disons : Je lui ai rendu son bienfait, ce n'est pas que je lui aie rendu précisément ce que j'avais reçu, mais un équivalent : car rendre, c'est donner une chose pour une autre. Et en effet, dans tout paiement on ne rend pas la même somme, mais une somme pareille. Nous disons : Je lui ai rendu son argent, encore que je lui aie donné de l'or au lieu d'argent; bien que je l'aie payé, même sans espèces, mais par délégation ; et il ne s'en est pas moins reconnu payé. Il me semble vous entendre dire : Vous perdez vos peines : qu'ai-je affaire de savoir si de ce qui n'est pas dû l'obligation subsiste? Ce sont là de ces niaises subtilités de jurisconsultes, qui soutiennent que l'héritage n'est pas dans le cas de l'usucapion, bien que les choses héréditaires y soient, comme si l'héritage n'était pas la collection des choses héréditaires. Décidez plutôt, ce qui peut rentrer dans la question, si, quand le même homme qui m'a rendu service m'a ensuite fait une injure, je dois acquitter ce service, puis néanmoins me venger de lui, et satisfaire ainsi séparément à deux dettes différentes; ou bien si je dois compenser l'une par l'autre, et me tenir en repos, attendu que le bienfait est effacé par l'injure, et l'injure par le bienfait. Telle est, je le sais, la pratique des tribunaux: quant à la jurisprudence de votre école à cet égard, vous devez la connaître. On sépare les actions, et on les poursuit selon qu'il appartient à chacune. Jamais les formules ne se confondent; si celui qui a déposé de l'argent entre mes mains vient ensuite à me voler, moi, j'aurai contre lui l'action de vol; lui, aura contre moi l'action de dépôt. [6,6] VI. Les exemples que vous proposez, mon cher Liberalis, sont soumis à des lois fixes qu'il est nécessaire d'observer. Ne confondons pas une loi avec une autre. Chacune a sa marche particulière. Le dépôt et le vol ont chacun leur action propre. Le bienfait n'est soumis à aucune loi. J'en suis le seul arbitre: je puis comparer en moi-même le bien et le mal qu'on m'a fait, et prononcer si l'on me doit plus, ou bien si je dois davantage. Dans les exemples que vous citez, tout est indépendant de notre volonté. Il faut aller où l'on nous mène. En matière de bienfait, je suis tout à fait indépendant: je juge, sans disjoindre, sans distraire; je traduis au même tribunal l'injure et le bienfait. Autrement, c'est vouloir qu'en même temps j'aime et je haïsse, que je mêle les plaintes avec les remerciements; ce qui est contre le voeu de la nature. Non : mais plutôt, comparant entre eux le bienfait et l'injure, je verrai s'il ne m'est pas encore dû quelque chose. De même, si quelqu'un sur les lignes de mon manuscrit s'avisait d'écrire d'autres lignes, il n'ôterait pas les premiers caractères, mais il les cacherait : ainsi l'injure subséquente fait disparaître le bienfait qui a précédé. [6,7] VII. Votre visage, sur lequel j'ai promis de me régler, commence à se renfrogner, votre front se plisse, comme pour m'avertir que trop longtemps je divague. Vous semblez me dire : "Pourquoi vas-tu tant vers la droite? dirige ici ta course; préfère le rivage". Je ne puis mieux faire. Et si vous croyez qu'il en soit assez dit sur cette question, passons à cette autre : Est-on redevable envers celui qui nous a été utile contre son gré ? J'aurais pu m'expliquer plus clairement, si l'argument ne devait être un peu général, afin de montrer, par une distinction subséquente, qu'il s'agit de cette double question: "Devons-nous à celui qui nous a été utile sans le vouloir; devons-nous à celui qui nous a été utile sans le savoir"? Quant à celui qui nous a fait du bien par contrainte, il est trop manifeste qu'il ne nous oblige pas, pour que nous perdions nos paroles à le prouver. Cette question sera bien facile à résoudre, ainsi que celles de même nature qu'on pourrait soulever, si nous voulons, une fois pour toutes, nous arrêter à cette idée : point de bienfait, si la pensée du bienfaiteur ne le rapporte à nous, et si ensuite cette pensée n'est amicale et bienveillante. On ne rend point grâces aux fleuves, bien qu'ils portent de grands navires, bien que leur cours abondant et perpétuel opère le transport de nos richesses, et qu'ils promènent à travers nos guérets leurs eaux agréables et poissonneuses. Personne ne se croit redevable envers le Nil, pas plus qu'on ne s'avise de lui en vouloir, si sa crue est trop élevée et s'il rentre trop tard dans son lit. On ne reçoit pas de bienfait des vents, quelque doux et favorable que soit leur souffle, ni des aliments; quelque utiles et salubres qu'ils soient. Car pour être mon bienfaiteur, il faut non-seulement m'être utile, mais le vouloir. Ainsi, l'on ne doit point de reconnaissance aux animaux muets; et cependant combien d'hommes ont été tirés du péril par la vitesse de leur cheval ! ni aux arbres; et cependant combien d'hommes accablés de chaleur ont trouvé sous leur ombrage épais un abri salutaire ! Or, quelle différence y a-t-il entre celui qui m'a été utile sans le savoir, ou sans avoir la faculté de le savoir? Chez l'un et l'autre il y a eu absence de volonté. Quelle différence y a-t-il entre me prescrire d'avoir de la reconnaissance pour un navire, un char, une lance, ou pour un homme qui, sans plus d'intention de m'obliger que ces objets insensibles, ne m'a servi que par hasard? [6,8] VIII. On peut recevoir un bienfait à son insu, mais jamais à l'insu du bienfaiteur. Beaucoup de causes fortuites opèrent des guérisons, et ne sont pas pour cela des remèdes; tel homme, pour être tombé dans une rivière très froide, a recouvré la santé; une flagellation a parfois dissipé la fièvre quarte ; une crainte soudaine, détournant l'attention de l'âme vers un autre objet, a fait passer inaperçus des moments dangereux : toutes ces causes ont pu contribuer au salut, sans être salutaires. De même quelques hommes nous sont utiles sans le vouloir, ou même parce qu'ils ne le veulent pas; nous ne leur devons rien. Et si la fortune a fait tourner à bien leurs desseins pernicieux, pensez-vous que je doive quelque chose à celui qui, voulant me frapper, a frappé mon ennemi? à celui qui m'aurait nui, s'il ne se fût trompé ? Souvent un témoin, en se parjurant ouvertement, empêche qu'on n'ajoute foi même aux témoins véridiques, et fait plaindre l'accusé comme victime d'un complot. Quelques-uns ont été sauvés par la puissance même qui les opprimait; et les juges, disposés à condamner par justice, n'ont pas voulu condamner par faveur. Ne regardons pas cependant l'oppresseur et le faux témoin comme les bienfaiteurs de l'accusé, quoiqu'ils lui aient été utiles, parce que c'est le but où l'on vise, et non le but atteint qu'il faut considérer; et le bienfait diffère de l'injure, non par l'événement, mais par l'intention. Mon adversaire, en tombant dans des contradictions, en offensant le juge par son insolence, en se bornant .à faire entendre un seul témoin, a relevé ma cause. Je ne m'informe pas si son erreur m'est utile ; sa volonté m'était contraire. [6,9] IX. Oui, pour être reconnaissant, je dois vouloir faire tout ce que pour m'obliger on a dû faire. Quoi de plus injuste que de haïr celui qui, dans la foule, vous a marché sur le pied, ou qui vous a éclaboussé ou poussé un peu hors de votre chemin? Toutefois, quel autre motif cet homme allègue-t-il pour prévenir nos plaintes au sujet de ces actes qui sont des injures réelles, sinon qu'il les a faites sans en avoir l'intention ? La même raison empêche qu'il n'y ait bienfait dans un cas, ni injure dans l'autre, parce que c'est l'intention qui fait les amis et les ennemis. Combien en voit-on qu'une maladie a enlevés au service militaire! Quelques-uns ont dû à une assignation de leur ennemi, de ne point se trouver sur les lieux au moment où leur maison s'écroulait : d'autres n'ont échappé que par un naufrage aux mains des pirates. Toutefois nous ne sommes point redevables dans tous ces cas, parce que le hasard n'a pas la conscience des services qu'il rend; pas plus que nous ne devons de reconnaissance à l'ennemi dont les poursuites en justice nous ont sauvés, dors qu'il nous retenait pour nous tourmenter. Point de bienfait, s'il ne provient de bonne intention, s'il n'est avoué par le bienfaiteur. Il m'a servi sans le savoir; je ne lui dois rien: il m'a servi en voulant me nuire; j'en ferai tout autant. [6,10] X. Revenons au premier cas. Pour me montrer reconnaissant, vous voulez que je fasse quelque chose ; lui, pour m'obliger, n'a rien fait. Dans le deuxième cas, vous voulez que je rende volontairement ce que l'on m'a donné sans le vouloir. Que dire du troisième, qui par hasard est tombé de l'injure au bienfait? Pour que je vous sois redevable, c'est peu que vous ayez eu l'intention de m'obliger; pour que je ne vous doive rien, il suffit que vous ayez eu l'intention contraire. Car la volonté toute nue ne fait pas le bienfait : mais ce qui ne serait pas un bienfait si la fortune manquait à l'intention la plus pure, la plus complète, n'est pas un bienfait non plus, si la volonté n'a précédé l'événement. Pour m'obliger, il faut que non-seulement vous me soyez utile, mais utile avec intention. [6,11] XI. Cléanthe cite un exemple à ce propos. "J'envoie deux esclaves chercher Platon à l'Académie : l'un d'eux le cherche avec soin dans tout le Portique, parcourt les lieux où il espèrait pouvoir le trouver, et revient au logis après des courses aussi fatigantes qu'inutiles : l'autre s'est arrêté devant le premier bateleur qu'il a rencontré, puis, lorsque, flânant et baguenaudant, il s'amusait à jouer avec d'autres esclaves, il a vu passer Platon qu'il ne cherchait pas. De ces deux esclaves nous devons louer celui qui a fait de son mieux ce qui lui était commandé; l'autre, heureux fainéant, mérite les étrivières". C'est la volonté qui, à notre égard, caractérise les services; et voyez encore à quelles conditions elle me lie. C'est peu de vouloir, si l'on ne m'est utile; c'est peu de m'être utile, si on ne l'a voulu. Supposez qu'on ait eu l'intention de me faire un don, et qu'on ne l'ait pas fait; j'ai pour moi la bonne intention, mais je n'ai pas le bienfait, qui, pour être accompli, demande à la fois l'effet et la volonté. Si l'on a eu l'intention de me prêter de l'argent, et qu'on ne l'ait pas fait, je ne suis point débiteur. De même si, avec l'intention de me rendre service, quelqu'un ne l'a pas pu, je serai son ami, mais non son obligé. Je voudrai aussi lui être utile, car il en a eu la volonté à mon égard ; et même si ma fortune, plus favorable, me permet de l'obliger, ce sera de ma part un bienfait, et non un acte de réciprocité. Il sera envers moi lié par la reconnaissance; et, par ce premier pas, je commencerai à prendre date avec lui. [6,12] XII. Je pressens ce que vous voulez demander; vous n'avez pas besoin de me le dire, votre visage en dit assez : si quelqu'un, dites-vous, nous oblige pour son propre intérêt, lui devons-nous quelque chose? car souvent je vous entends vous plaindre que les hommes portent au compte d'autrui les services qu'ils se rendent à eux-mêmes. Je vais vous répondre, mon cher Libéralis; mais d'abord je veux scinder cette petite question, et séparer le juste de l'injuste. La différence est grande, entre obliger pour son propre intérêt, et non pour le nôtre, ou pour le sien et le nôtre en même temps. Celui qui, ne regardant que lui-même, nous sert, parce qu'il ne peut se servir lui-même autrement, je le mets au même rang que celui ou qui procure à ses troupeaux les fourrages d'hiver et d'été; qui nourrit ses esclaves, pour qu'ils se vendent mieux; qui engraisse et soigne ses boeufs, ou que le maître d'escrime qui exerce et équipe avec le plus grand soin sa troupe de gladiateurs. Comme dit Cléanthe, il y a loin d'un bienfait à une spéculation. [6,13] XIII. Néanmoins, je ne suis pas assez injuste pour n'avoir aucune obligation à celui qui, en faisant mon bien, a fait le sien. Je n'exige point qu'il s'occupe de moi sans aucun retour sur lui-même; au contraire, je désire que le bien qu'il m'aura fait lui soit plus profitable qu'à moi, pourvu qu'en me le faisant il ait eu deux personnes en vue, et qu'il ait partagé entre nous deux. Quoiqu'il soit en possession de la meilleure part, s'il est vrai qu'il m'ait associé à lui, et qu'il ait songé à nous deux, je suis non seulement injuste, mais encore ingrat, si je ne me réjouis pas de voir que ce qui m'est utile lui est utile en même temps. C'est le comble de la méchanceté, de n'appeler bienfait que ce qui porte préjudice au donateur. Quant à l'homme qui ne rend service que pour son propre intérêt, ma réponse sera toute différente. Après vous être servi de moi, pourquoi vous vanter de m'avoir été plus utile que je ne l'ai été à vous-même? "Supposez, dites-vous, que je ne puisse parvenir à une magistrature qu'en rachetant dix citoyens sur un grand nombre de prisonniers, ne me serez-vous pas redevable, si je vous délivre de l'esclavage et des chaînes? cependant je ne l'ai fait que pour moi". A cela je réponds : Ici, vous faites à la fois quelque chose pour vous et quelque chose pour moi : c'est pour vous que vous rachetez, et c'est pour moi que vous me rachetez : il vous suffisait pour votre intérêt de racheter les premiers venus; aussi je vous suis redevable, non parce que vous me rachetez, mais parce que vous m'avez choisi; car vous pouviez tout aussi bien parvenir à votre but par le rachat d'un autre que par le mien. Vous partagez avec moi le profit de cet acte, et vous m'admettez à la moitié d'un bienfait qui doit profiter à deux personnes. Vous me donnez la préférence sur d'autres; cela, par exemple, vous ne le faites que pour moi. Mais si, pour être élu préteur, il vous fallait racheter dix captifs, et que nous ne fussions que dix prisonniers, personne de nous ne vous serait en rien redevable; car ici vous auriez eu exclusivement votre intérêt en vue. Je ne cherche point à interpréter les bienfaits avec malveillance : je ne veux pas qu'ils tombent uniquement sur moi, je veux aussi que vous en ayez votre part. [6,14] XIV. "Eh quoi! dit-on, si j'avais tiré vos noms au sort, et que le vôtre sortit parmi ceux à racheter, ne me devriez-vous rien"? Oui, je vous devrais quelque chose, mais bien peu. Je m'explique. Vous faites pour moi quelque chose, en me donnant la chance du rachat. Mon nom est sorti, c'est un bienfait de la fortune; il a pu sortir, voilà votre bienfait. Vous m'avez mis sur la voie de ce bienfait, dont je dois la plus grande partie à la fortune; mais à vous je dois le pouvoir même d'être redevable envers elle. J'omettrai tout à fait ceux dont le bienfait est mercenaire, gens calculant non pas à qui, mais pour quel prix ils donnent, et qui, dans le bien qu'ils font, ne tiennent compte que d'eux-mêmes. Quelqu'un me vend du blé : je ne puis vivre, si je n'en achète; mais je ne dois pas la vie, pour en avoir acheté. Je ne considère pas combien était nécessaire une chose sans laquelle je n'aurais pas vécu, mais combien mérite peu de reconnaissance ce que je n'aurais pas eu sans le payer. En apportant son grain, le marchand n'a point songé à m'assister, mais à gagner. Ce que j'ai payé, je ne le dois point. [6,15] XV. "A ce compte, va-t-on me dire, vous prétendez ne devoir à votre médecin qu'une légère récompense; de même qu'à votre instituteur, parce que vous lui avez compté quelque argent, et néanmoins nous leur accordons une vive affection, un profond respect". A cela on répond qu'il est des choses qui valent plus qu'on ne les paie. Vous achetez du médecin une chose inappréciable, la vie et la bonne santé ; du précepteur qui vous enseigne les belles-lettres, vous achetez les connaissances libérales qui ornent votre esprit. Ce n'est donc pas la valeur de la chose, mais leur peine qui se paie, parce qu'ils nous sont utiles, et qu'abandonnant leurs affaires personnelles, ils se consacrent à nous : ils reçoivent non le prix de ce qu'ils méritent, mais la récompense de leur peine. On peut encore faire une autre réponse plus vraie que j'exposerai après vous avoir appris à réfuter celle-ci. "Il est, dit-on, certaines choses qui valent plus qu'on ne les paie, et pour lesquelles, bien qu'on les achète, on est encore redevable au delà de ce qu'on a payé". D'abord, qu'importe leur valeur, du moment qu'entre l'acheteur et le vendeur on est convenu du prix? Ensuite, je n'ai pas acheté la chose à son prix, mais au vôtre. "Elle vaut plus, dit-on, qu'elle ne s'est vendue; mais elle n'a pu être vendue davantage : or, le prix des choses dépend des circonstances". Vous aurez beau faire sonner bien haut leur valeur, elles ont été vendues tout ce qu'elles pouvaient l'être; et d'ailleurs, celui qui achète bon marché n'est point redevable au vendeur. Enfin, quand même elles vaudraient mille fois plus, l'estimation ne se règle pas sur l'avantage et l'utilité réelle, mais sur l'usage et le prix courant. Quel prix mettrez-vous à la peine du pilote qui traverse les mers; qui, après avoir perdu la terre de vue, vous trace une route assurée à travers les flots, et qui, prévoyant les tempêtes, ordonne tout à coup, au milieu de la sécurité générale, de plier les voiles, de. baisser les agrès, et de se tenir prêt contre les coups de la tourmente et contre un ouragan subit? Envers cet homme, cependant, pour un si grand bienfait, le prix du passage vous fait quitte. Combien estimez-vous un abri au milieu d'un désert, un toit pendant la pluie, un bain ou feu pendant le froid? Cependant je sais à quel prix je trouverai tout cela dans une auberge. Quel important service nous rend l'homme qui prévoit la chute de notre maison, qui, lorsque le bâtiment se lézarde et laisse voir des crevasses, en suspend le faite avec un art incroyable! cependant le prix de l'étaiement est fixe et modique. Un mur nous met à l'abri des attaques de l'ennemi et des incursions subites des brigands; et cependant on sait combien, pour élever ces tours qui serviront de remparts à la sûreté publique, un maçon peut gagner par jour. [6,16] XVI. Je ne finirais pas, si j'allais chercher plus loin des exemples pour prouver que de grands bienfaits coûtent peu. Pourquoi donc dois-je au médecin et au précepteur quelque chose de plus, et ne suis-je pas quitte envers eux après les avoir payés? Parce que de médecin et de précepteur ils se transforment en amis; parce qu'ils nous obligent moins par l'art qu'ils nous vendent, que par leur bienveillance et leur attachement. Quant au médecin, qui ne fait que me tâter le pouls, m'inscrire sur la liste de ses visites, me prescrire sans affection ce qu'il faut faire, ce qu'il faut éviter, je ne lui dois rien de plus, parce qu'il ne m'a pas visité comme ami, mais comme un client qui le mande. Je n'ai même aucun sujet d'honorer mon précepteur, s'il m'a laissé confondu dans la foule de ses élèves, s'il ne m'a pas jugé digne d'un soin particulier et personnel, s'il n'a pas fixé sur moi son attention, et si, lorsqu'il laissait tomber sa science sur tout le monde, je l'ai plutôt ramassée que reçue de lui. Pourquoi donc devons-nous beaucoup à ces deux hommes? Ce n'est pas que ce qu'ils nous ont vendu valût plus que nous ne l'avons acheté, c'est qu'ils nous ont obligés personnellement. L'un a fait plus qu'on n'exige d'un médecin; il a craint pour moi plus que pour sa réputation d'habileté : il ne s'est pas contenté d'indiquer les remèdes, il les a lui-même administrés. On l'a vu, parmi mes amis inquiets, accourir dans tous les moments critiques. Aucune fonction servile ne lui a paru pénible, aucune ne l'a rebuté. Mes gémissements ont troublé sa sécurité. Lorsque mille autres l'appelaient, c'est moi qu'il a soigné de préférence. Il n'a donné aux autres que le temps que lui laissait mon état. Ce n'est donc pas au médecin, c'est à l'ami que je suis obligé. Quant à l'autre, pour m'instruire il a supporté l'ennui, la fatigue; outre les leçons données en commun, il m'a transmis, il a infiltré en moi des' instructions particulières; ses exhortations ont éveillé mes dispositions naturelles; ses louanges m'ont encouragé; ses avis ont secoué ma paresse. Il a tiré, pour ainsi dire, par la main mon esprit lent et tardif. Il ne m'a pas versé la science goutte à goutte, pour se rendre plus longtemps nécessaire; au contraire, il aurait voulu pouvoir me l'infuser toute à la fois. Je serais bien ingrat, si je ne le mettais au nombre de mes plus chers amis. [6,17] XVII. Même aux revendeurs des denrées les plus viles on donne quelque chose par-dessus le marché, si l'on voit qu'ils ont mis du zèle à nous satisfaire; au pilote, au-plus vil artisan, au journalier, on alloue aussi quelque gratification. Quant à ces connaissances relevées qui sont le soutien ou l'ornement de la vie, celui qui s'imagine ne rien devoir au delà de ce qu'il a promis de payer est un ingrat. Ajoutez que la communication de ces connaissances fait naître l'amitié : cette union formée, on paie à l'instituteur aussi bien qu'au médecin le prix de sa peine; mais on lui doit toujours le prix du coeur. [6,18] XVIII. Platon avait passé une rivière dans une barque, sans que le batelier demandât rien pour le passage; prenant cela comme une marque de déférence pour sa personne, il dit que Platon s'en tenait pour obligé. Il vit ensuite cet homme transporter de même plusieurs personnes gratuitement; alors il déclara que Platon était dégagé de toute reconnaissance. Car, pour que je vous sois redevable d'un service, il ne suffit pas de me le rendre, il faut qu'il me soit en outre spécialement destiné. Vous ne pouvez réclamer de personne en particulier ce que vous avez répandu sur tout un peuple. Quoi donc! ne doit-on rien pour un bienfait de ce genre? rien individuellement; je vous paierai avec tout le monde ce que je vous dois avec tout le monde. [6,19] XIX. "Vous niez, dit-on, que ce soit un bienfait de me faire passer le Pô sans payer"? Oui, je le nie : on m'a sans doute rendu un léger service; mais je ne vois pas là un bienfait : le batelier a eu son intérêt en vue, et non pas le mien assurément. En somme, lui-même ne songe pas à m'accorder personnellement ce bienfait: il le fait ou pour le peuple romain, ou à cause du voisinage, ou dans des vues d'ambition personnelle, parce qu'il attend en revanche quelque autre avantage d'un tout autre prix que le salaire qu'il aurait reçu de chaque passager. "Mais, dit-on encore, si le souverain donnait le droit de cité à tous les Gaulois, et quelque immunité aux Espagnols, tous les particuliers gaulois ou espagnols ne lui devraient donc rien"? Pourquoi non? seulement ils lui devraient non pas un bienfait personnel, mais leur part d'un bienfait public. "Le prince, dit-on encore, n'a nullement songé à moi. Au moment où il le conférait à la nation il n'a pas eu proprement l'intention de me donner, à moi, le droit de cité, et jamais il n'a pensé à moi. Quelle reconnaissance lui devrais-je donc pour une action dans laquelle il n'a pas eu en vue mon intérêt"? Premièrement, quand il a pensé à faire du bien à tous les Gaulois, il a pensé aussi à m'obliger, car j'étais Gaulois; et bien qu'il n'ait pas été fait mention expresse de moi, j'étais compris sous cette désignation générale. En second lieu, et quoique, à titre particulier, je ne doive rien, je dois néanmoins à titre public; comme individu, je ne paierai pas comme pour mon compte, mais je contribuerai pour celui de la patrie. [6,20] XX. Si quelqu'un prête de l'argent à ma patrie, je ne me dirai point son débiteur; et, candidat ou accusé, je ne reconnaîtrai pas la dette: toutefois, pour la rembourser, je fournirai ma quote-part. De même, un présent fait au public n'engage point ma gratitude : on m'a donné quelque chose, il est vrai, mais sans m'avoir personnellement en vue; on m'a donné quelque chose; mais sans le savoir : je m'avouerai cependant redevable jusqu'à un certain point, parce que, bien que par un long détour, le bienfait est parvenu jusqu'à moi. Pour qu'une action m'oblige il faut qu'elle soit faite à cause de moi. "De cette façon-là, dit-on, vous ne devez rien au soleil ni à la lune; car ce n'est pas pour vous qu'ils se meuvent". Mais comme ils se meuvent pour conserver l'univers, ils se meuvent aussi pour moi, puisque je fais partie de l'univers. Ajoutez maintenant que notre état et celui de ces astres diffèrent essentiellement; car celui qui me fait du bien pour s'en faire aussi à lui-même, n'est pas devenu par là mon bienfaiteur, puisqu'il m'a fait l'instrument de son propre avantage. Mais si la lune et le soleil nous sont utiles, ce n'est pas dans l'intention d'être utiles à eux-mêmes. En effet, que pourrions-nous faire pour eux? [6,21] XXI. "Je croirais, dites-vous, que le soleil et la lune veulent nous être utiles, s'ils pouvaient ne le vouloir pas; or, il n'est point en leur puissance de ne pas se mouvoir; je les défie bien de s'arrêter et de suspendre leurs révolutions". Cette objection, voyez combien de manières on la réfute. On ne veut pas moins, pour être dans l'impossibilité de ne pas vouloir : au contraire, c'est une grande marque d'une ferme et constante volonté, de ne pouvoir même changer. Il est impossible à l'homme de bien de ne pas faire ce qu'il fait; car il cesserait d'être homme de bien, s'il ne le faisait. Ainsi l'homme de bien ne répand de bienfaits, que parce qu'il fait ce qu'il doit, et qu'il lui est impossible de ne pas faire ce qu'il doit. D'ailleurs, il y a bien de la différence entre dire : Il n'a pas le pouvoir de ne pas agir ainsi, parce qu'il y est forcé; ou bien : Il ne peut pas ne pas le vouloir. Car, s'il est contraint de le faire, ce n'est pas à lui que je suis redevable du bienfait, mais à celui qui l'y a contraint. Mais s'il est contraint d'avoir cette volonté, parce qu'il n'a rien de mieux à vouloir, c'est lui-même qui se contraint; et ce dont je ne lui serais pas redevable comme forcé et contraint, je le lui dois comme exerçant cette contrainte. "Que les astres, dites-vous, cessent de vouloir"! Ici, arrêtez-vous sur cette pensée. Quel est l'homme assez dépourvu de raison pour refuser le nom de volonté à celle qui n'a pas à craindre de cesser ni changer jamais ? loin de là, il semble qu'aucun ne doive avoir la volonté plus prononcée, que celui dont la volonté est si constante qu'elle est éternelle? Et si l'on accorde la volonté à celui qui peut ne vouloir pas, refusera-t-on la volonté à celui qui, par sa nature, est dans l'impossibilité de ne pas vouloir ? [6,22] XXII. "Eh bien! dit-on, s'ils le peuvent, qu'ils s'arrêtent"! Cela revient à dire : Que tous ces corps, séparés par d'immenses intervalles, et coordonnés pour le maintien de l'univers, quittent leurs postes; qu'une confusion soudaine dans la nature précipite les astres sur les astres; que, rompant leur harmonie, les corps célestes tombent et s'abîment; que l'action de cette vitesse extrême qui devait transmettre le mouvement à travers tant de siècles, soit tout à coup suspendue; que ces planètes qui vont et reviennent alternativement, et dont les contre-poids tiennent le monde en équilibre, s'embrasent à la fois d'un subit incendie; enfin, que l'infinie variété des êtres se résolve et se confonde en une seule ruine : Que le feu, maître de l'espace, cède ensuite à la nuit inerte, et qu'un abîme sans fond absorbe tant de dieux! Faut-il donc que, pour vous convaincre, tout s'anéantisse? Les mouvements de l'univers vous servent même en dépit de vous; c'est pour vous qu'ils s'opèrent, quoiqu'ils aient encore une cause première et supérieure. [6,23] XXIII. Ajoutez encore qu'aucune cause extérieure ne peut contraindre les dieux; leur immuable volonté leur sert de loi : ils ont établi des règles qu'ils ne changeront jamais. Aussi ne peut-on admettre qu'ils agissent contre leur gré; car ils ont voulu que les choses qu'ils ne pouvaient cesser de faire durassent éternellement; et jamais ils ne se repentent de leur prémière résolution. Sans doute il ne leur est pas permis de s'arrêter et de marcher en sens contraire, mais par la seule raison que leur propre puissance les maintient dans la même résolution; ce n'est point par faiblesse qu'ils y persistent, mais parce qu'ils ne peuvent s'écarter de la meilleure route, et que telle est la direction qu'ils ont déterminée. Dans cette première ordonnance qu'ils suivirent en formant l'univers, ils se sont aussi occupés de nos destinées, et leur providence est descendue jusqu'à l'homme. Aussi ne pouvons-nous supposer que ce soit pour eux-mêmes qu'ils parcourent les espaces et qu'ils déploient leurs magnifiques ouvrages, car nous-mêmes nous faisons partie de leurs oeuvres. Nous devons donc de la reconnaissance au soleil, à la lune et aux autres divinités : car, encore bien que ce ne soit pas exclusivement pour nous qu'ils opèrent leurs révolutions, cependant, en s'élevant à des régions plus élevées, ils ne laissent pas de nous prêter leur assistance. Ajoutez qu'ils le font avec intention : nous leur devons donc de la reconnaissance, puisque ce n'est pas à leur insu que leurs bienfaits nous arrivent, et qu'ils savaient que nous devions recevoir ceux dont nous jouissons. Et encore que leur projet arrêté fût plus vaste et le but de leurs travaux plus élevé que la conservation des choses mortelles, néanmoins, dès le commencement du monde, leur prévoyance s'est étendue jusqu'à nos besoins; et l'ordonnance de l'univers, telle que nous la voyons, fait assez voir que l'avantage des hommes n'a pas été un de leurs derniers soins. On doit une pieuse affection à ses parents et cependant combien en est-il qui ont cherché la jouissance sans avoir l'intention d'engendrer! Pour les dieux, on ne peut supposer qu'ils ignoraient ce qu'ils faisaient, puisque à la fois ils nous ont pourvus d'aliments et de secours : ce ne peut être sans y songer qu'ils ont créé des êtres pour lesquels ils en ont créé tant d'autres. Certainement la nature a pensé à nous avant de nous produire, et nous ne sommes pas une création si chétive, que nous soyons tombés fortuitement de ses mains. Voyez quelle puissance elle nous a confiée; ce n'est pas sur l'homme seulement que s'étend l'empire de l'homme! Voyez jusqu'où nos corps peuvent se porter : les limites des continents ne sauraient nous arrêter; toutes les parties de la nature nous sont ouvertes : Voyez jusqu'où peuvent s'élever nos esprits; comme ils ont seuls la connaissance des dieux; comme ils la cherchent; comme, par un sublime enthousiasme, ils s'élancent au milieu des intelligences célestes! Sachez donc que l'homme n'est pas une oeuvre faite au hasard et sans réflexion. La nature, parmi ses meilleurs ouvrages, n'en a pas dont elle soit plus glorieuse, ou du moins à qui elle fasse plus de gloire. Quelle fureur est-ce donc de contester aux dieux leurs bienfaits! Comment sera-t-on reconnaissant envers les hommes que l'on ne peut payer de retour sans qu'il en coûte, quand on ne se croira pas redevable envers des êtres dont nous avons reçu les plus grands bienfaits, qui nous les continueront sans cesse, et qui ne demanderont jamais de retour? Quelle perversité de ne point se croire redevable envers un bienfaiteur qui se montre libéral même envers celui qui le renie, et de tirer de la continuité même et de l'enchaînement de ses bienfaits la preuve d'une bienfaisance contrainte et forcée ! Je ne veux pas de ses présents; qu'il les garde! qui lui demande rien? Accumulez ces expressions et d'autres semblables, dictées par une impudente effronterie, vous n'en éprouverez pas moins la bienfaisance de celui dont la libéralité vous prévient, lors même que vous osez la nier, et dont le plus grand des bienfaits est de vous en accorder en dépit de vos plaintes. [6,24] XXIV. Ne voyez-vous pas comme les parents contraignent la tendre enfance de leur progéniture à endurer des contrariétés salutaires ? Quoique l'enfant pleure et résiste, on le soigne attentivement ; et de peur qu'une liberté hâtive ne lui déforme les membres, on les assujettit pour qu'ils se développent comme il faut. Bientôt on leur inculque les arts et les sciences, et la crainte triomphe de la mauvaise volonté. Enfin, on façonne la jeunesse fougueuse à la frugalité, à la pudeur, aux bonnes moeurs ; et si elle se montre peu docile, on emploie la contrainte. Lorsque des jeunes gens déjà maitres d'eux-mêmes, par crainte ou par intempérance, repoussent les remèdes nécessaires, on les soumet à la force et même à l'esclavage. Les plus grands bienfaits sont donc ceux que nous recevons de nos parents, sans le savoir ou sans le vouloir. [6,25] XXV. A ces ingrats qui repoussent les bienfaits, non parce qu'ils les dédaignent, mais pour s'affranchir de la reconnaissance, ressemblent ceux qui, au contraire, dans l'exagération de leur gratitude, souhaitent qu'il arrive quelque disgrâce à ceux qui les ont obligés, afin d'avoir occasion de leur faire connaître combien ils se souviennent du bienfait. Est-ce là bien agir ? est-ce de la bienveillance, je le demande? La disposition de ces gens-là rappelle les transports indiscrets de ces amants furieux, qui souhaitent l'exil à leur maîtresse pour l'accompagner dans sa fuite et dans sa retraite : la pauvreté, pour venir, par leurs dons, au-devant de ses besoins : la maladie, pour la soigner au chevet du lit ; leur amour leur inspire les mêmes voeux que la haine pourrait former. Il y a peu de différence entre la haine et un fol amour. On voit tomber dans le même travers ces amis qui désirent malheur à leurs amis, pour les en tirer, et qui vont à la bienfaisance par la voie du mal. Combien ne vaudrait-il pas mieux s'abstenir d'obliger, que de chercher par un crime l'occasion de rendre service ! Que dirait-on d'un pilote qui demanderait aux dieux les tempêtes et les orages les plus affreux, afin de rendre par le péril son habileté plus agréable? Que dirait-on d'un général qui invoquerait les dieux pour voir une nombreuse troupe d'ennemis cerner son camp, franchir ses fossés dans une attaque soudaine, arracher ses retranchements devant son armée tremblante, enfin, planter ses drapeaux aux portes mêmes du camp : le tout pour avoir plus de gloire à remédier aux désastres et à la déroute de son parti ? C'est toujours faire prendre à ses bienfaits une route détestable, que d'invoquer les dieux contre celui qu'on se dispose à secourir, et de vouloir le voir terrassé, avant de le relever. C'est une gratitude perverse et inhumaine, que celle qui forme des voeux contre ceux à qui elle ne peut manquer sans crime. [6,26] XXVI. "Mon voeu, dit-on, ne lui fait aucun mal, parce que je souhaite en même temps le mal et le remède". Vous avouez là un léger tort, moindre pourtant que si vous souhaitiez le péril sans le remède. Il y a de la méchanceté à me plonger dans l'eau pour m'en tirer ; à me renverser pour me relever; à m'emprisonner pour me relâcher. Ce n'est pas un bienfait que la cessation d'une injure; et ce n'est jamais un service, d'ôter le mal que soi-même on avait causé. Ne me blessez pas, cela vaut mieux que de me guérir. Vous pouvez acquérir des droits à ma reconnaissance en guérissant ma blessure, mais non en me blessant pour me guérir. Une cicatrice ne fait plaisir que parce qu'elle vient après la blessure: celle-ci vient-elle à se fermer, nous en sommes fort aises ; mais nous aimerions mieux n'avoir pas été blessés. Un pareil souhait pour celui qui n'aurait rien fait pour vous, serait encore inhumain; combien l'est-il davantage à l'égard de celui qui vous a fait du bien ! [6,27] XXVII. "Je souhaite en même temps, dit-on encore, de lui porter secours". Premièrement, si je vous interromps au milieu de votre voeu, vous êtes déjà ingrat; car je n'ai pas encore entendu ce que vous voulez faire pour lui; je sais seulement le mal que vous lui souhaitez. Ce sont des inquiétudes, des craintes et quelque chose de pire encore que vous appelez sur sa tête : vous souhaitez qu'il implore assistance; voilà qui est contre lui : vous souhaitez qu'il ait besoin de votre aide ; voilà qui est pour vous: vous ne voulez pas le secourir, mais seulement vous acquitter. Se hâter de la sorte, c'est avoir plus envie d'être quitte, que de payer. Ainsi, la seule partie de votre voeu qui pourrait passer pour honnête, celle qui consiste à ne pas vouloir être redevable, est encore une preuve honteuse d'ingratitude: car, ce que vous souhaitez, c'est moins la faculté de rendre la pareille, que pour votre ami la nécessité d'implorer ce retour. Vous voulez acquérir la supériorité sur lui, ce qui est fort mal; vous voulez que celui qui vous a rendu service se jette à vos pieds : combien ne vaut-il pas mieux être de bon coeur redevable, que de s'acquitter par de mauvais moyens ! En niant le bien qu'il vous a fait, vous seriez moins coupable; votre bienfaiteur ne perdrait que ce qu'il vous a donné. Maintenant vous voulez, par la perte de tous ses biens, le faire tomber dans votre dépendance, et, par le renversement de sa fortune, le ravaler au-dessous de ses bienfaits ; et vous prétendez ensuite que je voie en vous un homme reconnaissant? Osez proférer ce voeu devant celui que vous prétendez vouloir servir. Appelez-vous un voeu favorable celui dont une moitié appartient à la reconnaissance, et l'autre à la haine, et qu'on croirait venir d'un adversaire, d'un ennemi, si l'on en supprimait les derniers mots ? On voit aussi des ennemis désirer prendre certaines villes pour les conserver, désirer vaincre pour pardonner aux vaincus ; et ce ne sont pas moins là des souhaits d'ennemis, chez qui la clémence ne vient qu'à la suite de la cruauté. Enfin, que penser d'un voeu dont personne ne désirerait moins l'accomplissement que celui pour qui vous le formez ? Vous êtes très coupable envers celui à qui vous voulez que les dieux fassent du mal, afin que vous puissiez lui faire du bien ; vous n'êtes pas moins criminel envers les dieux. Vous leur assignez un rôle de cruauté, et vous vous attribuez un rôle d'humanité : les dieux feront le mal, et vous ferez le bien? Si vous suscitiez contre lui un accusateur, pour l'écarter ensuite; si vous l'engagiez dans les embarras d'un procès, pour les dissiper ultérieurement, personne n'hésiterait à voir là un crime. Quelle différence entre les voies frauduleuses et le voeu que vous formez, sinon que vous invoquez contre lui des adversaires bien plus puissants Et n'allez pas dire: "Quel tort lui fais-je"? Votre souhait est vain, ou bien il est nuisible, ou plutôt il serait nuisible, quand même il serait vain. Si ce que vous désirez n'arrive point, c'est par le bienfait des dieux ; mais c'est le mal que vous avez désiré. Cela suffit : on doit vous en savoir aussi mauvais gré que si vous l'aviez fait. [6,28] XXVIII. On répond : "Si mes voeux eussent été exaucés, ils l'auraient été aussi quant à votre sûreté". D'abord, vous me souhaitez un péril certain, sujet à un secours incertain; secondement, supposez de part et d'autre une égale certitude : c'est le mal qui vient le premier. En outre, seul vous savez la nature de votre voeu; moi, je suis surpris par la tempête, doutant du port et du secours. Quel tourment ! songez-y vous-même, si je reçois, quel tourment d'avoir eu besoin ! si j'en réchappe, d'avoir tremblé! si l'on m'absout, d'avoir été accusé! La cessation de la crainte n'a jamais autant de charme qu'une sécurité solide et inébranlable. Souhaitez de pouvoir me rendre la pareille, quand j'en aurai besoin; ne me souhaitez pas ce besoin. Si vous en aviez eu le pouvoir, le mal que vous me souhaitez, vous l'eussiez fait vous-même. [6,29] XXIX. Combien est plus honnête cet autre voeu : je souhaite qu'il soit toujours en position d'accorder des bienfaits et jamais d'en avoir besoin! Qu'il soit toujours pourvu des moyens de se montrer bienveillant, libéral, secourable, et que chez lui il n'y ait jamais impossibilité d'accorder des bienfaits, ni sujet de se repentir de les avoir accordés : que son âme, déjà si naturellement portée à l'humanité, à la miséricorde, à la clémence, soit encouragée, provoquée au bien par la foule des hommes reconnaissants : que toujours ceux-ci soient prêts à le payer de retour, mais qu'il ne soit pas, lui, dans la nécessité de les mettre à l'épreuve; qu'envers personne il ne soit dur et insensible, mais qu'il n'ait à réclamer la pitié de personne, que, toujours égale pour lui, la fortune persévère à ne lui faire éprouver la gratitude de personne autrement que de coeur et d'intention. Combien sont plus justes ces voeux qui ne renvoient pas à une occasion, mais te font de suite reconnaissant ! Qui nous empêche, en effet, de témoigner notre reconnaissance à un bienfaiteur fortuné ? combien n'avons-nous pas de moyens de nous acquitter, même envers les plus opulents, du bien que nous avons reçu d'eux ! un conseil sincère, des visites assidues, une conversation douce ou agréable, exempte d'adulation; une attention prompte, si l'on vous consulte; de la discrétion, si l'on vous fait une confidence; de la familiarité dans les procédés. Personne n'est élevé assez haut par la fortune, pour n'avoir pas d'autant plus besoin d'un ami, qu'il a moins besoin de tout le reste. [6,30] XXX. Elle est bien fâcheuse cette occasion; que tous vos voeux l'écartent, la repoussent. Pour que vous puissiez montrer de la reconnaissance, vous faut-il des dieux irrités ? Et ne sentez-vous pas votre faute par cela même qu'il en va mieux pour l'homme envers qui vous êtes ingrat? Figurez-vous la prison, les chaînes, l'infamie, l'esclavage, l'indigence : voilà les occasions prévues par votre voeu; et si l'on a passé avec vous un contrat de bienfaisance, c'est ainsi que l'on s'en tire. Que ne souhaitez-vous plutôt la puissance.et le bonheur à celui qui vous a rendu de grands services ? car, ainsi que je l'ai dit, qui vous empêche de vous montrer reconnaissant même envers les hommes qui sont au comble de la félicité ? Mille moyens divers s'offriront à vous. Quoi donc? ignorez-vous qu'on paie ses dettes même aux riches? Sans vous serrer de trop près malgré vous, admettons que l'opulence et la félicité de votre bienfaiteur aient exclu tout le reste, je vais vous indiquer un genre d'indigence que souffrent les grandeurs, un bien qui manque à ceux qui sont maîtres de tout. C'est un ami qui sache dire la vérité, qui voyant un homme que la foule des imposteurs a conduit jusqu'à l'ignorance du vrai par l'habitude d'entendre l'agréable au lieu de l'honnête, l'arrache à l'harmonieux concert des discours mensongers. Ne voyez-vous pas dans quel précipice le jette la liberté morte autour de lui, le dévoûment soumis à de lâches complaisances, quand nul ne lui dit franchement son avis pour le conseiller ou le dissuader ; c'est un combat d'adulation; et le seul office de tous les amis, leur seul débat, c'est à qui le trompera par de plus lâches flatteries. Aussi les grands, méconnaissant le degré de leurs forces, et se croyant aussi puissants qu'ils l'entendent dire, se sont attiré des guerres inutiles qui doivent mettre toutes choses en question : ils ont rompu une paix utile et nécessaire. Maîtrisés par leur colère, que personne ne retenait, ils ont versé des flots de sang, et ont fini par répandre le leur, en voulant se venger d'offenses chimériques, comme si elles étaient réelles; en se persuadant qu'il n'est pas moins honteux de fléchir, que d'être vaincu; en regardant enfin comme éternel un pouvoir qui n'est jamais plus chancelant que lorsqu'il est à son comble. Ils ont fait écrouler sur eux et sur leurs sujets de grands royaumes, et n'ont pas compris que sur ce théâtre brillant de biens faux et passagers, ils devaient s'attendre à toutes les infortunes, du moment qu'ils n'ont pu entendre un mot de vérité. [6,31] XXXI. Lorsque Xerxès eut déclaré la guerre à la Grèce, il n'y eut pas un courtisan qui ne s'efforçât d'exciter cette âme superbe et oublieuse de la fragilité des grandeurs qui faisaient sa confiance. L'un disait que les ennemis ne pourraient soutenir la nouvelle de cette guerre, et qu'au premier bruit de son arrivée, ils prendraient la fuite ; l'autre ajoutait que, sans aucun doute, la Grèce allait être non seulement vaincue, mais écrasée, par cette masse de combattants; que la seule chose à craindre était qu'on ne trouvât les villes désertes, et, par la fuite de l'ennemi, de vastes solitudes, sans rencontrer personne pour exercer des forces si nombreuses ; un troisième lui disait que la nature suffirait à peine à leur déploiement, que les mers seraient trop étroites pour ses flottes, les campagnes trop peu étendues pour ses soldats, les plaines trop bornées pour les évolutions de sa cavalerie, et que le ciel offrirait à peine assez d'espace pour les javelots lancés par tant de mains. Au milieu de ce concert de bravades trop faites pour exciter la vanité d'un homme déjà plein de lui-même, le Lacédémonien Démarate osa seul dire que ces troupes confuses et pesantes et dont le prince était si fier, n'étaient redoutables que pour celui qui les commandait; qu'elles avaient plus de poids que de force ; que les masses trop nombreuses ne pouvaient jamais être bien dirigées, et qu'une armée sans discipline ne pouvait longtemps subsister. "A la première montagne, ajouta-t-il, les Lacédémoniens s'opposeront à votre passage; et ils vous feront voir ce dont ils sont capables. Tant de milliers de peuples, trois cents Spartiates les arrêteront; ils resteront immobiles à leur poste; ils défendront les défilés confiés à leur garde et les fermeront de leurs corps; toute l'Asie ne leur fera pas quitter la place contre tout cet appareil menaçant, contre ce choc et cette invasion de presque tout le genre humain se ruant sur eux, une poignée d'hommes servira de rempart. Quand la nature, par le bouleversement de ses lois, vous aura laissé franchir les mers, vous serez arrêté dans un défilé, et vous pourrez calculer vos pertes futures, en voyant combien vous aura coûté le pas des Thermopyles. Vous apprendrez que vous pouvez être mïs en fuite, en éprouvant que vous pouvez être arrêté. Les Grecs reculeront peut-être sur plusieurs points comme devant un torrent impétueux, dont la première irruption cause un grand effroi; mais ensuite ils se rallieront de divers côtés, et vous serez accablé sous vos propres forces. On a raison de dire que cet appareil de guerre est trop grand pour le pays que vous voulez envahir. C'est un désavantage de plus; la Grèce vous vaincra par cela même qu'elle ne peut vous contenir; vous ne pourrez faire usage de toutes vos forces. D'ailleurs, vous serez privé du grand moyen de salut pour une armée, lequel consiste .à pouvoir remédier aux premiers revers de la fortune, à porter secours à ses troupes ébranlées, à rallier, à encourager les soldats qui plient ; vous serez vaincu longtemps avant de vous en apercevoir. Au reste, gardez-vous de croire que votre armée soit invincible, parce que son chef lui-même n'en connaît pas le nombre. Rien de si grand qui ne puisse périr ; et quand il n'y aurait pas d'autre cause de destruction, cette grandeur même en est une suffisante". La prédiction de Démarate s'accomplit. Le prince qui croyait disposer à son gré des choses divines et humaines, et qui jusqu'alors avait triomphé de tous les obstacles, trois cents Spartiates l'arrêtèrent : ses débris répandus dans toute la Grèce, lui apprirent la différence entre une foule et une armée. Aussi, plus malheureux de sa honte que de sa perte, il remercia Démarate d'avoir été le seul à lui dire la vérité, et lui permit de demander ce qu'il voulait. Démarate demanda à faire son entrée dans Sardes, grande ville d'Asie, porté sur un char et la tête ceinte de la tiare droite, privilége exclusivement réservé aux rois. Il méritait cette récompense avant de l'avoir demandée; mais qu'il faut plaindre la nation où il n'y eut pour dire la vérité au roi, qu'un homme qui ne savait pas se la dire à lui-même! [6,32] XXXII. Auguste exila sa fille dont les débordements passaient toutes les bornes de l'impudicité; il publia ainsi les infamies de la maison impériale : les amants admis en troupe; les promenades et les orgies nocturnes ; la place publique elle-même et la tribune aux harangues, d'où le père avait publié sa loi sur l'adultère, choisies de préférence par la fille pour ses prostitutions ; le concours journalier à la statue de Marsyas, lorsque, d'adultère changée en courtisane vénale, elle se ménageait, en se livrant à des amants inconnus, le droit de tout oser. Le prince, dans sa colère, fit publier toutes ces turpitudes qu'il aurait dû cacher et punir; car il est des crimes dont la honte retombe sur celui même qui les punit. Quelque temps après, la colère ayant fait place à la honte, il gémit de n'avoir pas enseveli dans le silence des désordres qu'il avait ignorés jusqu'au moment où il ne pouvait plus en parler sans rougir, et s'écria plus d'une fois : "Rien de cela ne me serait arrivé, si Agrippa ou Mécène eussent vécu"! Tellement il est difficile au maître de tant de milliers d'hommes d'en remplacer deux ! Des légions ont été taillées en pièces, et aussitôt on en a levé d'autres ; une flotte a été détruite, une autre flotte a vogué peu de jours après; des monuments publics ont été ravagés par l'incendie ; ils se sont relevés plus beaux qu'auparavant. Mais, durant toute la vie d'Auguste, la place d'Agrippa et de Mécène resta vide. Que faut-il en penser ? Était-il impossible de retrouver deux hommes pareils ? ou n'était-ce pas la faute du prince lui-même, qui aima mieux se plaindre que de chercher? Ne croyons pas toutefois qu'Agrippa et Mécène fussent dans l'habitude de lui dire la vérité : s'ils avaient plus longtemps vécu, ils seraient devenus dissimulés comme les autres. Il est dans le caractère des rois de louer les morts pour faire injure aux vivants, et d'attribuer le mérite de dire la vérité à ceux de qui ils ne risquent plus de l'entendre. [6,33] XXXIII. Mais, pour revenir à mon sujet, vous voyez combien il est facile de témoigner sa reconnaissance aux riches et aux hommes qui sont parvenus au faîte de la grandeur. Dites-leur, non ce qu'ils veulent entendre, mais ce qu'ils voudront avoir toujours entendu; et qu'à leurs oreilles pleines de flatteries une parole sincère parvienne quelquefois: donnez un conseil utile. Vous demandez ce que vous pouvez faire pour un homme heureux? faites qu'il ne se fie pas trop à sa prospérité, et qu'il apprenne de vous qu'il faut un grand nombre de bras fidèles pour la retenir. Est-ce donc un petit service de votre part, que de lui faire perdre une bonne fois la folle assurance que sa grandeur doit toujours durer, et de lui enseigner que les biens donnés par le hasard sont sujets à changer et s'en vont beaucoup plus vite qu'ils ne viennent; que si l'on est parvenu au sommet par degrés, l'on n'en descend point de même; mais que souvent, entre la plus haute et la plus déplorable fortune, il n'y a pas d'intervalle? Vous ne connaissez pas le prix de l'amitié, si vous ne pensez pas donner beaucoup à l'homme auquel vous donnez un ami; chose si rare, je ne dis pas seulement dans les familles, mais dans les siècles, et qui nulle part n'est plus difficile à trouver que là où l'on croit qu'elle abonde. Quoi! vous vous imaginez que ces livres auxquels la mémoire ou la main des nomenclateurs suffit à peine, sont remplis des noms de vos amis? Ce ne sont pas des amis, ceux dont la foule assiège votre porte, qui sont admis aux premières et aux secondes entrées. C'est une vieille coutume des rois et de ceux qui les imitent d'enregistrer tout un peuple d'amis. Il appartient à leur fol orgueil d'attacher un grand prix au droit d'entrer chez eux et même de toucher le seuil de leur maison, et d'accorder comme un honneur la faculté d'être admis, soit le plus près de leur porte, soit le premier dans l'intérieur, où il y a d'ailleurs plusieurs autres portes, que ceux même qui sont entrés par la première ne peuvent franchir. [6,34] XXXIV. Parmi nous, C. Gracchus, et quelque temps après, Livius Drusus, furent les premiers qui partagèrent en différentes classes leurs nombreux partisans, recevant les uns en audience privée, les autres plusieurs à la fois, d'autres enfin avec la foule. De sorte qu'ils avaient des amis du premier ordre, des amis du second ordre, mais jamais de vrais amis. Appelez-vous ami celui dont le salut arrive à tour de rôle? croyez-vous, trouver ouvert le coeur d'un homme qui chez vous, par une porte à peine ouverte, se glisse plutôt qu'il n'entre. Pourra-t-il jamais s'élever à la libre franchise, celui qui ne prononce qu'à son rang un bonjour banal et vulgaire, commun à tous les inconnus? Ainsi, quand vous visiterez quelqu'un de ces personnages dont le lever met la ville en émoi, même quand vous verriez les rues assiégées par la foule, quand vous rencontreriez ce flux et ce reflux d'adulateurs qui se heurtent on sens contraire, sachez bien que vous êtes dans un endroit plein d'hommes et vide d'amis. C'est dans le coeur qu'il faut chercher l'ami, non sous le vestibule; c'est dans le coeur qu'il faut le recevoir, le retenir, lui donner une place intime. Enseignez ces principes, et vous êtes reconnaissant. Vous jugez mal de vous-même, si vous vous croyez utile seulement dans l'affliction, et inutile dans 1a prospérité. De même que, dans les circonstances périlleuses, favorables ou contraires, vous agissez avec sagesse en usant de prudence dans le péril, de courage dans l'adversité, et de modération dans la prospérité; de même, vous pouvez, dans tous les cas, vous rendre utile à votre ami. Sans l'abandonner dans l'adversité, sans la lui souhaiter, beaucoup d'occasions indépendantes de vos voeux viendront, parmi les innombrables vicissitudes de la vie, offrir de l'exercice à votre fidélité. De même que celui qui souhaite à quelque autre l'opulence, afin de la partager, en paraissant faire un voeu pour autrui, pense en effet à lui-même; ainsi celui qui souhaite à son ami quelque malheur pour l'en tirer par son aide et son dévoûment, ce qui est le fait d'un ingrat, se préfère à son ami, et croit que ce n'est pas trop de l'infortune d'un bienfaiteur pour se montrer reconnaissant; il est, par là même, ingrat. Il veut se décharger, se délivrer d'un lourd fardeau. Il y a bien de la différence entre payer de retour pour rendre le bienfait, ou pour en être débarrassé. Celui qui veut rendre s'accommodera aux convenances de son bienfaiteur, et souhaitera l'arrivée d'une occasion favorable; celui qui ne désire que de se libérer trouvera tous les moyens bons pour y parvenir : ce qui indique une disposition très blâmable. [6,35] XXXV. Ce trop grand empressement, je le répète, est d'un ingrat; je ne puis mieux le démontrer qu'en revenant sur ce que j'ai dit. Vous voulez moins rendre le bienfait, que vous y soustraire. C'est comme si vous disiez : "Quand donc serai-je débarrassé de cet homme? employons tous les moyens pour ne plus lui être obligé". Si vous souhaitiez de vous acquitter avec le propre bien de votre bienfaiteur, vous paraîtriez bien éloigné d'être reconnaissant. Ce que. vous désirez est encore plus injuste; car vous le maudissez, et vous frappez d'imprécation sa tête, qui doit être sacrée pour vous. Personne, je pense, n'hésiterait à vous proclamer un homme cruel, si vous appellez sur lui ouvertement la pauvreté, la captivité, la faim et la terreur. Qu'importe que votre voeu soit conçu en termes différents? Oseriez-vous, dans votre bon sens, former pour vous aucun de ces souhaits? Poursuivez, et regardez comme un acte de reconnaissance ce que ne ferait pas même un ingrat, qui pourrait aller jusqu'à nier le bienfait, mais non jusqu'à haïr le bienfaiteur. [6,36] XXXVI. Qui donnerait à Énée le nom de pieux, s'il avait souhaité que sa patrie fût prise pour dérober son père à l'esclavage? De même, qui louerait les jeunes Siciliens, si, pour donner aux fils un bon exemple, ils avaient désiré que l'Etna, vomissant plus que jamais des torrents d'un feu qui dévore, leur fournît une occasion de déployer leur piété filiale, en arrachant leurs pères à l'incendie? Rome ne devrait rien à Scipion, s'il avait entretenu la guerre punique afin de la terminer: elle ne devrait rien aux Decius, pour avoir par leur mort sauvé leur patrie, s'ils avaient d'abord souhaité qu'un extrême malheur rendit leur dévoûment nécessaire. Qu'y aurait-il de plus infàme qu'un médecin qui se taillerait de la besogne! On en a vu beaucoup qui, après avoir augmenté, irrité les maladies, afin de les guérir avec plus d'honneur, n'ont pu les dissiper ensuite, ou n'en sont venus à bout qu'à force de tourmenter le malheureux patient. [6,37] XXXVII. Callistrate, à ce qu'on raconte, d'après le témoignage d'Hécaton, allait en exil avec un grand nombre de citoyens qu'avait bannis une cité livrée à la licence ; l'un d'eux émit le voeu que les Athéniens fussent bientôt dans la nécessité de les rappeler; Callistrate répondit qu'il aurait horreur d'un pareil retour. Notre Rutilius s'exprima avec encore plus d'énergie: quelqu'un, pour le consoler, lui disait que la guerre civile était imminente, et que tous les exilés seraient rappelés. "Quel mal vous ai-je fait, répondit-il, pour me désirer un retour pire que mon départ? J'aime mieux que ma patrie ait à rougir de mon exil, qu'à gémir de mon retour". Est-ce donc un exil que celui qui fait plus de honte à tous les autres qu'au condamné? Si ces hommes illustres se sont montrés fidèles au devoir des bons citoyens, en refusant de revoir leurs pénates au prix d'une calamité publique, parce qu'il vaut mieux que deux individus subissent une injustice, que le corps des citoyens un mal universel, à plus forte raison est-ce montrer les sentiments de la reconnaissance, que de souhaiter à son bienfaiteur des adversités, afin de les écarter de lui? Même avec une bonne intention; un pareil souhait est coupable. Ce n'est pas même un secours, et encore moins un mérite, d'éteindre l'incendie après l'avoir allumé. [6,38] XXXVIII. Dans certains États un voeu impie a tenu lieu de crime. On sait que l'Athénien Démade fit condamner un homme qui vendait les objets nécessaires aux funérailles ; il prouva que cet homme avait souhaité un grand profit, ce qui ne pouvait arriver sans la mort d'un grand nombre d'hommes. On se demande cependant si le jugement fut juste. Peut-être cet homme avait-il désiré, non de vendre beaucoup, mais de vendre bien cher, et d'acheter lui-même à bon marché ce qu'il devait revendre, puisque le commerce consiste dans l'achat et dans la vente. Pourquoi n'appliquez-vous le voeu dont il s'agit qu'à l'une de ces opérations, tandis qu'il peut s'appliquer également à l'autre? D'après le même principe, il faudrait aussi condamner tous ceux qui s'occupent du même commerce; car ils ont tous la même volonté, le même désir dans le coeur. Il faudrait condamner la plus grande partie des hommes ; combien d'entre eux dont le gain n'est fondé que sur le dommage des autres ! Le soldat qui souhaite la gloire souhaite la guerre : la cherté des vivres est l'espoir du laboureur: la multitude des procès fait le prix de l'éloquence : une année malsaine fait le produit du médecin. La corruption de la jeunesse enrichit les marchands d'objets de luxe. Que la tempête et l'incendie cessent d'endommager les maisons, et l'ouvrier sera sans ouvrage. On a puni le voeu d'un seul homme, et tous les hommes font le même voeu. Croyez-vous qu'un Arruntius, un Aterius et les autres qui s'exercent à capter les testaments, ne forment pas les mêmes voeux que les entrepreneurs et les ordonnateurs des funérailles? Ceux-ci du moins ne connaissent pas ceux dont ils souhaitent la mort: les autres, au contraire, désirent le trépas de leurs meilleurs amis, dont ils espèrent le plus en vertu de cette amitié même. Personne ne vit au préjudice des premiers: ceux qui diffèrent de mourir ruinent les derniers. Car ceux-ci souhaitent non-seulement de recevoir ce qu'ils ont gagné par une honteuse servilité, mais de se voir délivrés d'un tribut onéreux. Il n'est donc pas douteux qu'ils ne forment à plus forte raison le voeu puni dans un seul homme : quand la mort de quelqu'un doit leur être profitable, sa vie leur est nuisible. Les voeux de tous ces gens-là sont aussi notoires qu'impunis. Enfin, que chacun s'interroge soi-même, qu'il descende au fond de son coeur, et qu'il approfondisse ses voeux secrets. Que de souhaits qu'on n'ose s'avouer à soi-même ! et qu'il en est peu qu'on puisse faire devant témoins ! [6,39] XXXIX. Néanmoins, tout ce qui est répréhensible n'est pas pour cela condamnable en justice : témoin ce voeu dont il est question entre nous, d'un ami qui, donnant à sa bienveillance une fausse direction, tombe dans le vice qu'il veut éviter; car, en mettant tant d'empressement à montrer sa reconnaissance, il devient ingrat. C'est comme s'il disait : Que mon bienfaiteur tombe à son tour en mon pouvoir! qu'il ait besoin de ma reconnaissance : que de moi seul dépendent sa vie, son honneur, sa sûreté : que sa misère soit telle, qu'il soit forcé d'estimer comme un bienfait tout ce que je lui rendrai! (Et ces voeux, les dieux les entendent! ) Qu'il soit entouré d'embûches domestiques, que seul je puisse déjouer; qu'il se voie en butte à un ennemi puissant et acharné, à une troupe hostile et armée qu'il soit pressé par un créancier ou un accusateur! [6,40] XL. Voyez votre justice! vous ne formeriez aucun de ces souhaits, s'il ne vous avait pas rendu service. Sans parler des autres torts assez graves que vous vous donnez en rendant le mal pour le bien, vous commettez évidemment la faute de ne pas attendre le temps propre à chaque chose. Or, il y a autant de mal à ne pas le saisir qu'à le devancer. De même qu'il ne faut pas toujours recevoir un bienfait, il ne faut pas toujours et nécessairement le rendre. En me le rendant sans que j'en aie besoin, vous seriez ingrat; ne l'êtes-vous pas bien davantage en me forçant d'en avoir besoin? Attendez. Pourquoi ne voulez-vous pas que mon bienfait demeure entre vos mains? Pourquoi supportez-vous avec peine une obligation? Comme si vous aviez affaire à quelque usurier rigoureux, pourquoi vous hâtez-vous d'établir la balance? Pourquoi me cherchez-vous des embarras? Pourquoi déchaînez-vous sur moi la colère des dieux? Comment en userez-vous pour réclamer, si c'est là votre manière de rendre ? [6,41] XLI. Apprenons donc avant tout, mon cher Liberalis, à devoir un bienfait tranquillement, à saisir les occasions de rendre, mais sans les faire naître violemment. Ce désir même de se libérer au premier moment, souvenons-nous que c'est un symptôme d'ingratitude. Car on ne rend pas volontiers ce qu'on doit contre son gré. Ce qu'on ne veut pas garder par devers soi semble un fardeau bien plutôt qu'un bienfait. Ne vaut-il pas mieux et n'est-il pas plus juste d'avoir sous les yeux les services de nos amis? d'offrir, non de jeter à la face, et de ne pas se croire pressé d'une dette ? Un bienfait est un lien commun qui unit deux personnes. Dites: Il ne tiendra pas à moi que votre bienfait ne vous revienne; je souhaite que vous le receviez avec joie. Si le sort menace l'un de nous deux, si le destin vent absolument que vous soyez obligé de reprendre un bienfait, ou que je sois dans la nécessité d'en recevoir un nouveau, que celui-là donne plutôt qui en a l'habitude. J'y suis tout prêt: "Turnus ne restera pas en arrière"! [6,42] XLII. Souvent, mon cher Liberalis, j'ai remarqué en vous et, pour ainsi dire, touché du doigt cette disposition qui consiste dans la crainte, dans l'impatience d'être en retard à l'occasion d'un bienfait. Un pareil sentiment ne convient pas à la reconnaissance, qui doit être au contraire parfaitement confiante en elle-même: la conscience d'une affection véritable repousse tons ces scrupules. C'est presque un outrage de dire : Reprends ce que je te dois. Que le premier droit du bienfait soit de laisser celui qui a donné choisir le moment pour recevoir. - Mais je crains, dites-vous, qu'on ne parle pas bien de moi. - C'est mal agir, que de régler sa reconnaissance sur l'opinion publique et non sur la conscience. Cette affaire a deux juges : vous, que vous ne pouvez tromper; et le public, si facilement dupe. - Mais enfin, si l'occasion ne se présente jamais, serai-je toujours redevable? - Vous le serez, mais ouvertement, mais volontiers, et c'est avec beaucoup de joie que vous verrez un dépôt laissé dans vos mains. On est fâché d'avoir reçu, lorsqu'on s'afflige de n'avoir pas encore rendu. Quoi ! cet homme vous a paru mériter que vous acceptiez ses bienfaits, et il ne mérite pas que vous lui deviez! [6,43] XLIII. C'est une grave erreur que de croire qu'il y a de la grandeur d'âme à offrir, à donner, à remplir les mains, la maison d'un grand nombre de gens ; tout cela provient souvent, non d'une grande âme, mais d'une grande fortune. On ne sait pas combien il est parfois plus grand, plus difficile de recevoir que de répandre. Car, pour ne déprécier ni l'une ni l'autre de ces deux actions, puisque le mérite est égal dans l'une et dans l'autre quand la vertu les inspire, il n'y a pas moins de grandeur d'âme à devoir qu'à donner, et même recevoir est d'autant plus difficile, qu'il faut plus de soin pour garder ce qu'on a reçu, que pour le donner. Il n'est donc pas nécessaire de se tourmenter, afin de rendre au plus vite; il ne faut pas se hâter à contre-temps, parce que c'est une faute égale de manquer l'occasion de la reconnaissance, ou de la brusquer hors de saison. Il a placé sur moi: je ne crains ni pour moi ni pour lui. Il ne court aucun risque; il ne peut perdre ce bienfait qu'avec moi ; et pas même avec moi. Je lui ai témoigné ma reconnaissance ; c'est déjà du retour. Qui pense trop à restituer un bienfait s'imagine que le bienfaiteur pense trop au recouvrement. Celui-ci doit se montrer facile dans l'un et dans l'autre cas. S'il veut que son bienfait lui soit restitué, rapportons-le, rendons-le avec joie. Il aime mieux le laisser en notre garde : pourquoi déterrer son trésor? pourquoi en refuser la garde? Un bienfaiteur mérite que cette option lui soit laissée. Quant à l'opinion, à la renommée, prenons-les pour ce qu'elles valent ; elles ne doivent pas nous guider, mais nous suivre.