[4,0] CONTRE L’AVARICE - LIVRE QUATRIEME. [4,1] Je n'ignore pas, ô Église ma souveraine, mère de la bienheureuse espérance, que les considérations développées dans les livres précédents, peuvent effaroucher ceux de vos fils qui n'aiment pas le Christ. Mais leurs opinions ne m'importent guère, car il n'est point étonnant que des pages qui leur parlent de Dieu viennent à leur déplaire, quand Dieu même peut-être ne leur plaît pas ; il ne faut pas s'attendre qu'ils puissent aimer un langage qui enseigne le salut et la sanctification des âmes, quand ils n'aiment ni leur salut ni leurs âmes. Il me suffit donc ici, comme ailleurs, de l'avis et de l'assentiment des saints, car, si j'ai pour moi leur approbation, je puis compter aussi sur celle de Dieu : l'Esprit de Dieu habitant dans les saints, Dieu lui-même habite sans doute dans des cœurs d'où son esprit ne sort jamais. Quant aux hommes impies, soit infidèles, soit Chrétiens, leur opinion doit passer pour peu de chose, ou être mise hors de ligne. Si je voulais encore plaire au monde, dit l'Apôtre, je ne serais pas serviteur de Jésus-Christ. Ce qu'il y a de plus triste et de plus déplorable, c'est que parmi vos enfants, il en est, comme je pense, qui, sous un prétexte de piété, démentent leur profession, et qui ont abandonné le siècle par l'habit plutôt que par le cœur. Si je ne me trompe, ils pensent et disent que tout chrétien doit, en mourant, préférer ses proches à la personne du Christ. Et, comme de tels sentiments sont trop criminels, trop détestables par eux-mêmes, ils s'efforcent de les cacher sous une sorte de voile pour en déguiser l'odieux, et disent que toutes les personnes qui croient au Seigneur, doivent être dévouées au Christ seulement lorsqu'elles sont pleines de vie et de santé, mais que, au sortir du siècle, elles doivent se ressouvenir avant tout de leurs parents selon la chair. Comme si les hommes chrétiens devaient se montrer autres quand ils sont pleins de force, autres quand ils quittent le siècle ; comme s'ils devaient se montrer à Jésus-Christ autres dans la santé, autres dans la mort, autres dans le cours de la vie, autres dans les derniers jours!... En ce cas, le jeune homme aura donc un Christ, le vieillard un autre, et les hommes devront changer de croyance autant de fois qu'ils changeront d'âge. Car, si vous pouvez être pour le culte de Dieu, autre quand vous êtes vigoureux, autre quand vous êtes faible, autre quand vous êtes en santé, autre quand vous êtes malade, donc, selon que changera la constitution du corps humain, Dieu sera, lui aussi, sujet au changement envers l'homme ; chaque fois que la santé de l'homme variera, chaque fois aussi la religion sera sujette au changement. Comme si, tout en devant appartenir au Christ pendant la vie, on devait cesser de lui appartenir à la mort! Et que deviennent alors ces paroles : Celui qui aura persévéré jusqu'à la fin sera sauvé? Que devient cet oracle de la parole divine dans les saints proverbes : C’est dans la fin qu'il faut louer la sagesse. On nous montre par là que, si la sagesse est salutaire à tout âge, c'est principalement à la mort qu'il en faut faire profession ; la prudence d'une vie passée ne saurait mériter d’éloge, si elle n'est couronnée par une bonne fin ; car c'est dans la fin qu'il faut louer la sagesse. [4,2] Il suffit, dit une doctrine désolante, il suffit à l'homme des bonnes œuvres passées, quand bien même il ne ferait rien à la mort. Moi, je prétends qu'aux approches du trépas l'on doit faire; sinon beaucoup plus, du moins tout autant. D'abord, en fait de bonnes œuvres, il n'y a jamais rien de trop ; puis ensuite, quand on s'achemine au tribunal de Dieu, il faut chercher davantage à se concilier son juge, comme si déjà l'on comparaissait en jugement. Enfin, si l'on a fait quelque bien jusque là, à plus forte raison faut-il en faire à la veille de mourir, pour que la fin de la vie ne soit pas trop indigne des actes précédents. S'est-on peu appliqué aux bonnes œuvres, il convient plus encore de réparer cette omission tout au moins à l'heure suprême, afin de payer tout au moins au dernier terme, ce qui n'a point été rendu pendant la vie; afin que, si l'on s'est rendu autrefois coupable de négligence, on trouve aux yeux de son maître une sorte d'excuse à compenser les précédentes ingratitudes tout au moins par un dernier mouvement de piété. Mais revenons à notre sujet. C’est à la fin, dit la parole divine, qu’il faut louer la sagesse. Pourquoi ne dit-on pas qu'il faut la louer dans l'enfance, dans la jeunesse, dans un état de choses florissant, dans le bonheur et la prospérité? C'est qu'alors les éloges ne reposent que sur l'incertain. Car, tant que l'homme est soumis aux vicissitudes, on ne saurait le louer sans crainte, et voilà pourquoi il est écrit que c’est à la fin qu’il faut célébrer la sagesse. Celui qui échappe à ce qu'il y a d'incertain dans les dangers, mérite un juste suffrage pour être à l'abri des changements ; car la louange est ferme et stable, alors que le mérite ne peut subir d'altération. C’est à la fin, nous dit-on, qu’il faut célébrer la sagesse. Qu'est-ce, je vous prie, que la sagesse du Chrétien? Qu'est-ce, sinon la crainte et l'amour du Christ? Le commencement de la sagesse, est-il écrit, c'est la crainte du Seigneur. Et ailleurs : L'amour parfait chasse la crainte. Ainsi, comme nous le voyons, le commencement de la sagesse est dans la crainte du Christ, la perfection, dans l'amour. C'est pourquoi, si la sagesse du Chrétien consiste dans la crainte et dans l'amour du Seigneur, nous ne sommes vraiment sages qu'en aimant Dieu toujours et au dessus de tout; mais, s'il faut l'aimer en tout temps, il faut surtout l'aimer à la mort, parce que c'est à la fin que l'on célèbre la sagesse. [4,3] Si donc, pour être regardé comme sage à la fin de la vie, il faut que vous aimiez Dieu par dessus tout, quelle folie n'est-ce pas de prétendre que dans la santé on doit préférer le Christ à des proches selon la chair, mais que, à la mort, on ne le doit pas? Car, pourquoi cette obligation dans la santé, si elle n'existe pas à la mort? Ou bien, si l'on peut religieusement, à son heure dernière, préférer au Christ ses alliés et ses proches, pourquoi ne le pouvait-on pas auparavant? Est-il une heure dans les derniers jours de la vie où il faille chérir les autres plus que soi-même, plus que Dieu, pourquoi alors ne les avoir pas chéris aux jours passés? Il arrive ainsi que toutes choses se dissolvent, s'évanouissent et s'effacent ; que personne à nos yeux n'est plus vil que nous, personne relégué plus bas que Dieu. S'il est un temps où l’on ait le droit de n'aimer Dieu qu'après ses parents et ses proches, il n'en est point où l'on puisse avec droit le leur préférer. Si au contraire, ce qui est vrai, il n'est point de temps où il ne doive occuper la première place, il n'en est point non plus où l'on soit en droit de le reléguer à la seconde. Non, certes, il n'en est pas. Et la dernière heure elle-même ne saurait conférer ce privilège, puisque l'homme juste, au dire du prophète, le jour qu'il se sera égaré, trouvera sa ruine. Si donc la mort devient la peine de toute erreur, et si la vie des hommes se trouve compromise par ces égarements mêmes qui souillent d'ordinaire et plus généralement l'innocence humaine, que pensons-nous qu'il adviendra, lorsqu'on ose s'attaquer à Dieu dans une détestable infidélité? Car, dit l'Apôtre, toute désobéissance recevant le juste châtiment quelle mérite, — Comment échapperons-nous, si nous négligeons ce grand moyen de salut? Or, jamais on ne néglige plus le vrai salut, que lorsqu'on préfère quelque chose à Dieu. Notre salut étant un bienfait de la céleste miséricorde, quel espoir d'obtenir le salut, quand on méprise Dieu lui-même en la bonté de qui repose tout notre salut. Dieu étant le juge et des vivants et des morts, quelle confiance peut avoir au tribunal de Dieu celui, qui même à la mort, et de son propre tribunal, à lui, méprise le juge devant lequel il va comparaître aussitôt après le trépas? Et voilà pourquoi, au langage de la divine Ecriture, l’homme sera jugé comme il aura jugé, c'est-à-dire, qu'il sera lui-même jugé de Dieu, comme il aura lui-même jugé Dieu. Et ce ne sera pas chose inique de voir, dans le siècle futur, le Seigneur faire passer après tous celui qui, dans le siècle présent, aura lui-même fait passer Dieu après toutes choses ; il n'y aura là rien de criant, si Dieu le juge plus condamnable que tous les autres, lui qui aura jugé Dieu moins estimable que toutes choses. [4,4] Mais, dira quelqu'un, si j'en agis de la sorte, ce n'est pas que je méprise Dieu ou que j'en tienne peu de compte ; j'aime, j'honore ceux que j'ai institués mes héritiers. — Supposons que cela soit; presque tous les plus grands criminels, presque tous les plus grands coupables peuvent recourir aussi à cette excuse, il est bien loisible aux voluptueux d'alléguer que, s'ils s'abandonnent à la fornication, ce n'est point par mépris pour Dieu, mais parce qu'ils sont emportés par le feu des sens et la faiblesse de la chair. Les homicides peuvent alléguer que, s'ils versent le sang humain, ils ne le font ni par mépris pour Dieu, ni par haine, mais parce que la cupidité seule les pousse au crime. Et que sert aux méchants une pareille excuse, puisqu'il n'importe guère de savoir quelle peut être la cause de la faute, lorsque tout péché est un outrage fait à Dieu? Supposons néanmoins, comme nous l'avons dit déjà, qu'il en soit ainsi ; supposons que ce n'est point par mépris que l'on abandonne ses biens à tout autre plutôt qu'à Dieu, mais qu'on y est entraîné par honneur ou du moins par amour pour son héritier. Mais que faisons-nous? rien ne prouve tant l'oubli et le mépris dont on paie Dieu. Car, si en léguant votre patrimoine à vos héritiers ou au premier venu, vous cherchez à leur donner par là des témoignages de respect et d'amour, assurément, lorsque vous ne laissez rien à Dieu, vous témoignez par là que vous n'avez pour lui ni respect, ni amour. Et ainsi, tout ce que vous direz pour vous se tourne contre vous ; l'amour et le respect que vous portez à d'autres impliquent mépris pour Dieu et outrage à son nom. Car, lorsque vous donnez à d'autres hommes, parce que vous les honorez, Dieu, à qui vous ne laissez rien, est déshonoré par vous; lorsque vous laissez beaucoup à d'autres hommes, parce que vous les aimez, vous ne laissez rien à Dieu, sans doute parce que vous ne l'aimez pas. Voilà qu'à votre lit de mort, et lorsque vous testez, Dieu et l'homme se présentent ensemble devant vous. C'est chose patente et non douteuse ; celui que vous aurez choisi, vous le préférez. Si vous rendez honneur à un seul, il faut bien que votre mépris revienne à l'autre. Si l'homme que vous préférez se félicite de votre amour, il faut bien que Dieu se plaigne de votre indifférence, lui que vous laissez de côté. Mais peut-être pensez-vous que Dieu n'a pas besoin de la munificence de l'homme. Et qu'est-il nécessaire, dites-vous, que l'homme accorde quelque chose à l'auteur de tous les dons? Si Dieu a besoin ou non de notre munificence, comment il en a ou n'en a pas besoin, c'est ce que nous verrons. En attendant, comme vous n'avez pas osé nier, vous, que tout vient de Dieu, il mérite sans doute d'autant mieux nos largesses qu'il a usé le premier de libéralité à notre égard ; nos efforts pour le payer de bons offices sont d'autant plus fondés que nous sommes plus incapables de reconnaître ses bienfaits. La nature elle-même et le commun usage font pour ainsi dire à tous une loi générale de porter la gratitude au delà des faveurs ; une grâce reçue emporte avec elle une obligation de reconnaissance. Avant que vous ayez usé de la munificence d'autrui, vous êtes libre, votre cœur n'a pas d'intérêts à payer; mais votre conscience est engagée à un retour, une fois que vous vous êtes constitué débiteur. Ainsi donc, nous devons d'autant plus à Dieu que nous avons reçu tout de lui; nous sommes d'autant moins capables de répondre à ses bienfaits que, même avec le désir d'acquitter notre dette, nous lui rendons encore du sien. Or, il n'y a pas après cela de quoi nous glorifier de nos dons. Ce que nous avons reçu de notre maître n'est pas à nous, ce que nous lui rendons ne nous appartient pas non plus. Et voilà pourquoi il doit être puni de son infidélité, celui qui refuse à Dieu les choses que Dieu lui a prêtées ; voilà pourquoi il ne peut se targuer de libéralité, celui qui rend des choses reçues; [4,5] Dieu, dites-vous, n'a que faire de notre reconnaissance? Rien de moins vrai que cela. Sans doute, il n'en a pas besoin, si l'on considère sa puissance; mais il en a besoin, à ne voir que son précepte ; il n'en a pas besoin, si l'on considère sa majesté ; mais il en a besoin, à n'envisager que sa loi; il n'en a pas besoin en lui-même; mais il en a besoin en beaucoup d'hommes; ce n'est pas pour lui qu'il demande, c'est pour les siens, et ainsi il n'a pas besoin, si l'on considère sa toute-puissance, mais il a besoin, si l'on examine sa miséricorde; il n'a pas besoin de divinité pour lui, mais il a besoin de notre piété pour nous. En effet, que dit le Seigneur aux hommes bons et généreux : Venez, les bénis de mon père, possédez le royaume qui vous a été préparé depuis le commencement du monde. — Car, j’ai eu faim, et vous m'avez donné à manger; j’ai eu soif, et vous m'avez donné à boire, et d'autres choses de ce genre. Mais afin qu'il ne semblât pas dire trop peu pour notre sujet, il a opposé à ces paroles la sentence des avares et des infidèles : Allez, maudits, au feu éternel que mon père a préparé pour le diable et pour ses anges. – Car j’ai eu faim, et vous ne m avez pas donné à boire, j’ai été nu, et vous ne m'avez pas couvert. Où sont donc ceux qui disent que le Seigneur Jésus-Christ n'a pas besoin de nos largesses? Voilà qu'il vous déclare et qu'il a faim, et qu'il a soif, et qu'il a froid. Que l'un de vous me réponde : n'est-il pas dans la nécessité, celui qui se plaint d'avoir faim? n'est-il pas dans la nécessité, celui qui nous dit avoir soif? Je vais ajouter encore que non seulement le Christ a besoin comme les autres, mais qu'il a besoin plus que les autres ; sur un grand nombre de pauvres, l'indigence varie dans son objet. Il en est qui, sans manquer de nourriture, manquent toutefois de vêtements ; beaucoup manquent d'asile, sans manquer toutefois d'habits ; beaucoup n'ont pas de retraite, sans manquer toutefois de ce qui est nécessaire à la vie ; il en est enfin qui, sans être privés de tout, sont dépourvus de beaucoup de choses. Le Christ est le seul qui manque à la fois de tout ce qu'il y a dans le monde. Aucun des siens ne souffre l'exil, aucun n'endure le froid et la nudité, sans que le Christ aussi ne frissonne avec lui. Seul, il a faim avec ceux qui ont faim; seul, il a soif avec ceux qui ont soif. Et ainsi, à ne considérer que sa compatissance, il est dans le besoin plus que les autres, car un nécessiteux ne souffre que pour lui-même et en lui-même; seul, le Christ mendie en la personne de tous les pauvres. Après cela, que répondras-tu, ô homme, toi qui te dis Chrétien? Tu vois que le Christ est dans la misère, et toi, tu laisses ton patrimoine à des héritiers qui ne manquent de rien? le Christ est pauvre, et toi, tu grossis l'opulence des riches? Le Christ a faim, et toi tu prépares des plaisirs à ceux qui nagent dans les délices? Le Christ se plaint de manquer d'eau, et toi, tu remplis de vin les celliers des heureux du monde? Le Christ se consume dans un dénuement absolu, et toi, tu entasses des trésors pour les voluptueux? Le Christ, pour les présents que tu lui feras, te promet des récompenses éternelles, et toi, tu donnes tout à ceux qui ne te rendront rien? Le Christ étale devant toi des biens immortels pour tes bonnes œuvres, des maux sans fin pour tes actions mauvaises, et toi, tu ne te laisses ni ébranler par les biens du ciel, ni remuer par l'aspect des maux de l'enfer! Et tu dis que tu crois à ton Maître, quand tu ne désires pas sa récompense, quand tu ne redoutes pas son courroux! [4,6] Donc, tu ne crois pas, ainsi que je l'ai dit au livre précédent, non, tu ne crois pas ; et, quoique tu semblés appartenir au chœur vénérable des convertis, quoique tu simules la religion par tes vêtements, quoique tu professes la foi par ce rude ceinturon, quoique tu grimaces la sainteté par cet humble manteau, non, non, tu ne crois pas. Et je le dis aux hommes et aux femmes, ils ne croient pas. On a beau se couvrir d'un vêtement saint, on a beau se parer d'un titre religieux, d'un nom sacré, si l'on fait servir ses richesses à d'autres plutôt qu'à soi, oh! assurément, l'on ne croit point; car il n'est pas de croyant qui veuille rendre profitables ses trésors à d'autres plutôt qu'à soi; il n'est personne qui se trouve heureux d'acheter pour les autres la béatitude au prix de sa propre misère ; personne qui, dans la vue de préparer à d'autres d'éphémères délices, se résolve à subir une indigence éternelle. Ainsi donc, faire servir son patrimoine à d'autres plutôt qu'à soi, c'est regarder comme tout à fait perdu ce qu'on aura donné à Dieu. Et dites-moi, pourquoi laisser vos richesses à d'autres? N'est-ce point parce que vous pensez qu'elles profiteront à ceux, qui les reçoivent? Oui assurément. Donc, puisque vous ne léguez vos biens à d'autres que dans le ferme espoir qu'ils leur seront utiles, assurément, si vous pensiez devoir trouver quelque utilité dans des biens par vous consacrés, à des legs pieux, vous ne manqueriez pas de vous les réserver; plus l'amour que vous avez pour vous-même l'emporte sur celui que vous avez pour vos héritiers, plus aussi vous mettriez d'empressement à vous les réserver, ces biens, si vous aviez la moindre probabilité qu'ils pussent vous devenir utiles. Car, vous ne vous haïssez pas au point de négliger vos intérêts, mais vous ne croyez pas que les choses que vous laissez aux pauvres, puissent vous servir, et voilà pourquoi vous consultez les intérêts d'autrui plus que les vôtres, ne voyant aucune utilité pour vous dans une œuvre religieuse. Vous recevrez donc selon votre foi. Vous faites peu de cas du Sauveur, le Sauveur ne tiendra pas compte de vous. Vous faites passer les créatures avant le Christ, le Christ vous fera passer après tous. Le Seigneur vous semble vil, même en comparaison des hommes les plus dégradés, vous serez relégué au dernier rang des réprouvés. [4,7] Mais peut-être que vous aimez, comme je l'ai dit, à vous reposer sur votre titre de Religieux. Vous devez bien davantage, parce que, en faisant profession de sainteté, vous promettez de plus grandes choses ; et voilà pourquoi votre supplice sera d'autant plus terrible, que vous aurez moins satisfait à vos obligations. Car, au dire de la parole sainte, le serviteur qui ne connaît pas la volonté de son maître et ne l’exécute pas recevra peu de coups. — Mais celui qui la connaissant, ne l'exécute pas, en recevra davantage. Vous avez beaucoup promis, vous, par votre profession, et vous ne tenez rien. Vous êtes coupable du crime de faussaire, vous mentez à Dieu en toutes choses. Ce n'est pas sans raison que la parole sacrée nous assure que le jugement commencera par le temple de Dieu. Jugement, est-il écrit, sur la maison du Seigneur. Et ailleurs : Commencez par mon sanctuaire. — Revenons à notre sujet. Allez, dit le Seigneur aux avares et aux incrédules, allez dans le feu éternel que mon père a préparé pour le diable et pour ses anges. Pensez-vous donc pouvoir être délivré de ce mal par la pratique de quelques vertus purement extérieures? Vous vous glorifiez d'avoir aimé la chasteté? Mais souvenez-vous que les hommes livrés par le Sauveur dans l'Évangile à des peines immortelles, ne sont pas flétris d'impudicité. Vous rappelez que la tempérance vous a plu ; mais ceux dont parle ici l'Écriture ne sont pas punis du crime d'ivrognerie. Vous dites que vous avez jeûné? Mais eux, ce ne sont pas les festins qui les ont rendus coupables. Vous avez une grande raison de vous complaire dans votre abstinence et votre jeûne, vous qui avez jeûné, qui avez mené une vie chétive et parcimonieuse, non point pour nourrir, après votre mort, les indigents de vos biens, mais pour grossir de vos richesses les trésors du premier héritier venu. Vous retirez de beaux fruits de votre abstinence! si vous avez mangé moins de pain, c'est pour laisser plus d'argent à un autre. Vous vous êtes condamné à la frugalité pour enfler les trésors d'un homme peut-être vicieux. Lors donc que vous serez venu au jugement de Dieu, vous pourrez à bon droit faire valoir votre jeûne, en disant : J'ai jeûné, Seigneur, et me suis abstenu ; longtemps je me suis privé de toute espèce de délices. Et la chose le prouve. Car voilà que mes héritiers regorgent de mes biens, qu'ils nagent dans une abondance générale de toutes choses. Et si vous voulez même aborder les paroles évangéliques, ce que le Sauveur disait du mauvais riche, vous pouvez, vous aussi, le dire de vos héritiers : Ils sont revêtus de pourpre et de lin, chaque jour ils s'asseyent à des banquets magnifiques, ils couvent les trésors que j'avais enfouis, ils pèsent 6ur les monceaux d'or et d'argent que j'avais entassés ; c'est moi qui ai tout disposé pour leurs plaisirs, ils se gorgent des délices que je leur ai préparées. Longtemps je me suis abstenu, pour qu'ils pussent aujourd'hui s'enivrer. Ma frugalité sert à leur crapule. Le vin baigne le pavé de leur superbe triclinium ; ils pataugent dans un généreux falerne, leurs tables et leurs vases sont toujours arrosés, toujours humides de vin. Ils se livrent à des joies dissolues derrière les magnifiques rideaux que j'ai disposés, ils s'abandonnent à la fornication sur les tapis soyeux que j'ai laissés. — Et lorsque vous aurez dit tout cela pour vous, comment n'obtiendrez-vous pas du Christ une éternelle récompense, lui à qui vous aurez préparé une telle affluence de délices, en la personne de pareils saints? [4,8] Oh! qu'il eût bien mieux valu pour vous, qu'il eût été bien plus salutaire pour vous d'être pauvre et nécessiteux, que d'être riche! La pauvreté vous eût peut-être mis en crédit auprès de Dieu, les richesses vous ont rendu coupable. Il eût bien mieux valu vous sauver par l'indigence, que de vous perdre par vos richesses, vous et les autres : vous, en léguant vos trésors sans discernement ; les autres, en leur donnant le moyen d'user avec inhumanité de votre héritage, et de le léguer ensuite à de méchants successeurs. Si donc, vous consultez réellement vos propres intérêts, si vous voulez avoir la vie éternelle, si vous voulez compter des jours heureux, laissez vos biens à d'honnêtes indigents, laissez aux boiteux, laissez aux aveugles, laissez aux malades ; que vos richesses alimentent les malheureux, que votre opulence fasse la vie des pauvres; le rafraîchissement que vous leur donnez, sera votre récompense, le soulagement que vous leur apporterez, vous soulagera à votre tour. Ils mangeront du vôtre, et vous serez rassasié ; ils boiront du vôtre, et vous éteindrez l'ardeur brûlante de votre soif; leur vêtement vous vêtira, leur bien-être vous délectera. Ne regardez donc point comme un acte vil et méprisable, de laisser votre bien aux malheureux et aux indigents ; c'est le Christ qui héritera en leurs personnes. Et que parlé-je du Christ? Sans doute, c'est lui qui deviendra votre héritier, mais c'est vous qui retirerez les fruits de l'héritage, car, tout ce que vous laisserez au Christ, vous le posséderez par lui. Mais tout cela, je pense, vous semble frivole, et vous apparaît comme un songe méprisable et une extravagance. Vous ne croyez pas que le Christ ait dit vrai. Les choses prouvent que vous ne croyez point à sa parole. Car, lorsque vous violez ses préceptes même à la mort, ou vous les regardez comme nuls, ou vous les condamnez comme faux. Il faut bien alors que tous les saints versent des larmes en voyant que vous et vos semblables, vous ne croyez à personne moins qu'au Christ. Si un hôtelier vous promettait quelque chose, vous ajouteriez foi à sa promesse ; si un regrattier, si un épicier vous empruntait quelque chose, vous ne douteriez pas qu'il ne dût vous rendre ce que vous lui auriez donné. Enfin, lorsque les menteurs et les parjures offrent une caution et une garantie, on leur confie ce qu'ils demandent. Le Christ vous a donné une sûre caution, d'excellentes garanties : une caution dans son Evangile, une garantie dans ses Apôtres, et si cela est peu, dans ses Patriarches, dans ses Prophètes, dans ses Martyrs, puis enfin dans toute la série des saintes lettres, et vous ne croyez pas à lui, vous n'avez pas foi en sa parole? je vous le demande, où trouver un homme si prodigue, si misérable que vous lui déniez votre confiance, même avec tant de garanties? Vous donnez vos biens aux riches, et vous les refusez aux indigents; vous donnez aux voluptueux, et vous refusez aux saints; vous donnez à des hommes pervers, et vous refusez au Christ. Comme vous aurez jugé, ainsi l'on vous jugera ; comme vous aurez choisi, ainsi vous recevrez. Vous n'aurez point de part avec le Christ que vous avez méprisé ; vous serez avec ceux que vous lui avez préférés. [4,9] Quelque infidèle dira peut-être qu'il n'y a pas là de quoi irriter Dieu, de quoi entraîner les hommes dans un péril éternel. Je sais bien que tous les coupables regardent ordinairement leurs fautes comme légères. Pour les voleurs, le larcin n'est qu'une bagatelle ; pour les ivrognes, l'ivrognerie n'est qu'une chose innocente; pour les impudiques, la fornication n'est point un crime ; car, il n'est pas de forfait si grand qui ne soit excusé par son auteur. Mais un pécheur veut-il savoir quels châtiments terribles Dieu réserve aux grands crimes, qu'il considère avec quelle rigueur les saints punissent en eux les péchés même les plus légers ; prévoyant déjà, d'après les paroles de Dieu, la sévérité de son futur examen, étudiant dans ses écritures les jugements de leur Seigneur, ils vivent toujours dans les œuvres de Dieu, toujours dans la componction, toujours dans la croix ; heureux, en ayant pitié de tout le monde, d'être sans pitié pour eux-mêmes, de ne se rien pardonner, de se donner tout à Dieu, et de se rendre ainsi dignes de récompense au jugement futur, parce qu'ils se trouvent ici-bas incessamment coupables. Et que dirai-je de leur miséricordieuse libéralité, vertu qui, chez eux, est une sorte d'initiation à toutes les vertus? Car, pour le plus grand nombre, la naissance, le berceau, en quelque sorte, d'une sincère conversion, c'est le renoncement à toutes choses, avant de s'engager dans la vie religieuse, selon ces paroles de notre Seigneur : Vendez tous vos biens, donnez-les aux pauvres, et venez, suivez-moi. Ainsi, déterminés à suivre le Seigneur, ils vendent tout avant d'entrer dans la carrière. Regardant les richesses comme un fardeau, un embarras, ils ne se croient point assez dégagés pour suivre Dieu, qu'ils n'aient rejeté le poids des affections charnelles, et que, pareils à ceux qui changent de domicile, ils n'aient envoyé leurs meubles dans les maisons qu'ils vont habiter. Une fois qu'ils auront transporté tout ce qui leur appartient, ils pourront, à la suite de leurs richesses, s'acheminer vers un séjour rempli et comblé des biens immortels, assurés qu'ils seront de ne plus manquer de rien, puisque, au sortir d'une habitation vile, méprisable, et prête à crouler, ils n'y auront rien laissé du leur, qui soit exposé à périr. Voilà donc l'espoir des saints, voilà leur confiance : en transportant ainsi leurs trésors, ils se ménagent la faculté de jouir des immortelles richesses. Au reste, vous qui, oublieux de votre âme et de votre salut, vous dépouillez de votre modeste fortune, comment, au siècle futur, trouverez-vous amassé et tout prêt ce que vous n'aurez légué ici-bas qu'à des personnes qui ne sont pas dans le besoin, ou qui se trouvent dans l'abondance. Comment croyez-vous que Dieu vous rendra ce que vous ne lui aurez pas confié? Enfin, comment voulez-vous que l'on vous rende ce que vous ne voulez pas confier? Personne jamais ne demande qu'on lui paie ce qu'il n'a pas prêté; personne n'est assez déraisonnable pour espérer qu'on lui rende ce qu'il n'aura pas donné. Ainsi donc, vous ne pouvez vous attendre à recevoir de Dieu ce que vous n'avez pas voulu qu'il put vous rendre n'ayant pas voulu, vous, le lui confier. Il faut bien alors que s'accomplisse en vous cet oracle céleste : parce que vous avez laissé vos richesses à des étrangers, votre sépulcre sera votre demeure pour jamais. Puis ensuite ce que le Seigneur dit à un homme de votre espèce : Parce que tu es tiède, et que tu n'es ni froid ni chaud, je te vomirai de ma bouche. — Et tu dis : Je suis riche, j’ai des trésors, je ne manque de rien; et tu ne sais pas que tu es malheureux, pauvre, aveugle et nu. Que nul homme donc, lorsqu'il se préfère quelqu'un, soit dans la vie, soit à la mort, soit dans ses actions, soit dans ses legs, ne compte sur les prérogatives d'une vie sainte et d'une profession religieuse. Une telle sécurité devient fatale et funeste; ces présomptueuses espérances, sont le fardeau du péché ; cette absolution usurpée ne produit que la damnation. On a beau se justifier soi-même, on n'est pas innocent devant Dieu, suivant ces paroles : Si quelqu'un s'imagine être quelque chose, il se trompe lui-même, parce qu'il n'est rien. Que personne donc ne s'absolve facilement. Nul n'échappe moins au tribunal de Dieu, que celui qui se promet faussement qu'il échappera. [4,10] Ceci vous paraît peut-être dur et austère. Pourquoi non? Tout châtiment, dit la parole divine, semble être un sujet de tristesse et non de joie. Cela est dur et austère mais que faisons-nous? Il n'est pas permis de changer la nature des choses, et la vérité ne saurait être énoncée autrement que ne l'exige l'essence elle-même de la vérité. On regarde cela comme bien dur, je le sais, et j'en conviens. Mais que faisons-nous? On ne va au ciel que par des voies ardues. Car, dit le Seigneur, c’est un chemin étroit et resserré, que celui qui mène à la vie. Et l'Apôtre : Les souffrances de la vie présente n'ont aucune proportion avec cette gloire qui doit un jour éclater en nous. Il dit que toute œuvre humaine est trop faible pour l'acquisition de la gloire future. Et voilà aussi pourquoi rien ne doit sembler dur et austère au chrétien, puisque tout ce qu'il offre au Christ engage de l'éternelle béatitude, si grand que ce puisse être, n’a plus de prix, rapproché de la magnificence de ce qui est reçu. L'homme sur la terre ne donne rien de grand à Dieu, lorsqu'il s'agit d'acquérir ce qu'il y a de plus grand au ciel. Il est dur pour les avares de céder ce qu'ils ont. Quoi d'étonnant? Tout précepte n'est-il pas dur, quand on doit le remplir à contrecœur? Presque toutes les lois divines trouvent leurs adversaires. Autant de commandements, autant de contradicteurs. Le Seigneur ordonne-t-il l'aumône, l’avare s'irrite ; ordonne-t-il l'économie, le prodigue se prend à maudire; les méchants regardent les paroles sacrées comme leurs ennemies; les ravisseurs abhorrent tout ce qui est écrit sur la justice; les superbes abhorrent tout ce qui est enjoint sur l'humilité; les ivrognes s'élèvent contre les lois de la tempérance ; les impudiques contre celles de la chasteté. Ou bien il ne faut rien dire, ou bien, si l'on dit quelque chose, cela déplaira aux hommes que nous venons de signaler. Le méchant aime bien mieux détester la loi, que réformer son âme; il aime mieux haïr les préceptes que les vices. Et alors, que devront faire ceux à qui le Christ a délégué le ministère de la parole? Ils déplaisent à Dieu, s'ils gardent le silence ; aux hommes, s'ils élèvent la voix. Mais, comme les Apôtres répondaient aux Juifs, il faut obéir à Dieu, plutôt qu'aux hommes. Cependant s'ils ne refusent pas de m'entendre, ceux qui trouvent la loi de Dieu pesante et onéreuse, je vais leur enseigner les moyens de se complaire dans les préceptes du Seigneur. Tous ceux qui haïssent les ordonnances sacrées, ont en eux la cause de cette haine ; ce dégoût n'est pas dans les préceptes de la loi, mais dans leurs mœurs. La loi est bonne, les mœurs sont mauvaises; que les hommes, donc, réforment leurs penchants et leurs affections. S'ils veulent régler leurs mœurs, rien ne leur déplaira de tout ce qui se trouve dans une loi sage. Une fois que l'on commence d'être bon, il est impossible de ne point aimer la loi de Dieu ; parce qu'elle est en elle-même, ce que sont les saints dans leurs mœurs. La grâce de Jésus-Christ notre Seigneur soit avec votre esprit. Amen.