[1,0] VI. — Q. AURELIUS SYMMAQUE. LETTRES A AUSONE. [1,14] LETTRE I,14. Tu me demandes de longues lettres : c'est là envers nous une preuve de véritable amitié. Mais moi qui connais la pauvreté de mon esprit, j'aime mieux m'astreindre à une laconique brièveté que d'étaler sur une file de plusieurs pages la maigreur d'un style sans verve. Il n'est pas étonnant que la veine de mon élocution se soit amoindrie, depuis le temps qu'elle ne s'est nourrie de la lecture de tes volumes de prose ou de poésie. Pourquoi donc demander de longs intérêts à mon éloquence, toi qui n'as placé sur elle aucun prêt littéraire ? Ta Moselle vole dans bien des mains et dans les plis de bien des toges, grâce à tes vers divins qui l'immortalisent ; mais elle n'a fait que passer sous nos yeux. Pourquoi, je te le demande, voulais-tu me priver de cet ouvrage ? Tu me regardais, ou comme un ignorant qui ne pouvait le juger, ou comme un malveillant qui ne savait pas le louer. Et tu faisais ainsi grandement injure ou à mon esprit ou à mon caractère. Moi, cependant, malgré ton interdit, j'ai su bientôt pénétrer jusqu'à cette œuvre mystérieuse : et je voudrais taire ce que j'en pense, je voudrais me venger de toi par un juste silence ; mais l'admiration pour le livre dissipe le ressentiment de l'outrage. Autrefois, quand je suivis les étendards des princes éternels, je connus ce fleuve, comparable à plusieurs, mais qui n'est pas comparable à beaucoup d'autres. Et maintenant tes vers, par leur éclat et leur surprenante majesté, l'ont rendu plus grand que le Mélo d'Égypte, plus frais que le Tanaïs des Scythes, plus limpide que le Fucin, notre compatriote. Je ne croirais jamais les merveilles que tu racontes de l'origine et du cours de la Moselle, si je ne savais en toute assurance que tu ne mens pas, même en vers. Où as-tu découvert ces essaims de poissons dont les noms sont aussi variés que les couleurs, dont la grosseur diffère autant que le goût, et que tu as parés, au delà des dons de la nature, du vernis de cette poésie ? A ta table, où tu m'invitais souvent, j'ai admiré la plupart des autres mets rares qui étaient alors au prétoire ; mais je n'y ai jamais vu cette espèce de poissons. Quand donc sont-ils nés dans ton livre, ces poissons qui n'ont jamais été sur tes plats ? Tu crois que je plaisante et que je veux rire. Puissent les dieux me donner le bonheur de plaire à mes maîtres, comme il est vrai que je place ton poème au rang des livres de Virgile ! Mais je veux cesser d'oublier ma douleur et d'insister sur ton éloge, de peur que ce ne soit encore ajouter à ta gloire que de t'admirer quand je suis l'offensé. Répands donc à ton gré les volumes, et excepte-moi toujours : je n'en jouirai pas moins de tes œuvres, mais par la complaisance d'autrui. Adieu. [1,16] LETTRE I,16. Souvent ton amitié m'engage avec instance à t'écrire aussitôt que je reçois les lettres qu'une tendre inclination te porte à m'adresser, et toujours aussi je me suis fait un devoir de répondre sur l'heure à chacune au moment où elle m'était remise, parce que le but de ma réponse et les mutuelles obligations de notre amour ne me permettaient pas un plus long retard. Aujourd'hui encore je m'empresse de te déclarer que je t'offre et te rends des actions de grâces pour l'heureuse nouvelle que tu n'as pas voulu me laisser ignorer. Je t'ai déjà parlé de cela et d'autres choses dans une lettre précédente ; mais, si les messagers t'ont fait tenir exactement cet écrit, ce n’est qu'un surcroît de lettres, qui ne peut t'être à charge. J'aime mieux d'ailleurs te rompre les oreilles par mes redites, que te rien faire perdre par mon silence. Ainsi les honneurs d'Hesperius, mon frère, me font tressaillir de joie ; mais sa taciturnité me blesse. Car, si l'expérience lui a prouvé tout l'amour que j'ai pour lui, il convenait qu'il m'écrivit pour devancer la renommée, dont les bruits longtemps incertains ne me donnaient qu'une vague confiance en ma félicité. Il devait donc m'annoncer lui-même notre commun bonheur, afin que les assurances de sa lettre ne laissassent aucun doute en ma pensée. Mais, dis-tu, sa modestie l'a retenu : il a craint de se vanter de ses succès. A-t-on jamais rougi de parler de soi à soi-même ? D'où vient qu'il a différé de m'apprendre une chose qu'il savait nous intéresser justement l'un et l'autre ? Du reste, si j'ai eu tant à cœur d'exhaler ces plaintes, j'y mets aussi volontiers des bornes ; parce qu'il ne convient à l'amour que j'ai pour vous ni de taire mon chagrin, ni de vous reprocher outre mesure la douloureuse atteinte portée à mon amitié. Adieu. [1,18] Lettre I,18. Je pourrais célébrer ta gloire dans des lettres continuelles ; mais je ne croirais pas encore, vu l'exigence du sujet, m'acquitter suffisamment de mon devoir : tant s'en faut que je te reproche ma peine et mon exactitude. Mais, s'il est convenable que j'agisse avec cette déférence, il est de ton humanité aussi de soutenir notre zèle par une égale condescendance. Tu vas voir où tend ce langage. Depuis longtemps tu ne nous envoies rien à lire. Je suis tout entier, diras-tu, sous la dépendance des travaux du prétoire. Cela est vrai. Tu es le digne chef de la justice suprême. Mais, pour les forces supérieures de ton esprit, une haute fortune n'est pas un fardeau : applique-toi donc aussi à des travaux qui, loin d'apporter quelque fatigue aux hommes occupés, les soulagent souvent, au contraire, de la fatigue elle-même. Adieu. [1,21] Lettre I,21. Ce fut une bonne et sage pensée de nos ancêtres, entre autres du même temps, d'avoir rapproché, en les construisant, les deux temples de l'Honneur et de la Vertu : ils avaient deviné ce que nous voyons en toi, que les récompenses de l'honneur ne vont pas sans les mérites de la vertu. Près de ces monuments on trouve aussi le temple et la fontaine consacrés aux Muses, parce que c'est souvent par l'étude des lettres qu'on se fraie un chemin aux magistratures. Ces institutions de nos pères sont des arguments en faveur de ton consulat ; car c'est à la gravité de tes mœurs et à l'éclat de ton enseignement que tu dois les honneurs de la chaise curule. Beaucoup, à l'avenir, dirigeront leurs efforts vers les beaux-arts, vers la vraie gloire, vers la saine littérature ; mais lequel rencontrera un aussi heureux disciple ou un débiteur de si bonne mémoire ? Nous n'ignorons pas que le grand Alexandre, dont la fortune dépassa les vœux, ne fit rien pour honorer son Stagirite ; et cette chlamyde, prise parmi les dépouilles des Étoliens, et qui fut le seul présent donné à Quintus Ennius, est une tache pour Fulvius. Le second Africain n'a point payé le prix de son éducation libérale à Panétius, ni Rutilius à Opilius, ni Pyrrhus à Cynéas, ni Mithridate de Pont à son Métrodore. Mais aujourd'hui notre empereur très érudit, prodigue de richesses et d'honneurs, te décerne les récompenses avec usure, et te rend au delà même du taux des intérêts. Quand ma joie est si grande, comment me justifier de ne pouvoir être auprès de toi ? Je crains bien qu'interprétant mal mes excuses, tu croies peu à la sincérité de mes compliments. Je voulais accourir et me présenter à ta vue ; mais, privé de forces, longtemps épuisé par la maladie, j'ai dû éviter les longs trajets, les gîtes incommodes, les approches de l'hiver, le déclin des jours, toutes les occasions d'une rechute funeste. Si mon cœur t'est connu, je te conjure d'être indulgent pour moi, et d'admettre avec bonté cette justification. C'est au hasard à décider si je conserverai tes bonnes grâces ; il me suffit aujourd'hui d'échapper au péril de t'offenser. [1,23] Lettre I,23. Après ton long silence, je ne désirais pas moins que je n'espérais de toi de longues lettres : car c'est là un des retours ordinaires de l'instabilité des choses humaines, que l'abondance succède à la disette. Je le croyais, et je me suis trompé : car une courte page, qu'on vient de remettre entre mes mains, est tout ce que j'ai reçu de toi. Elle était, il est vrai, semée de sel attique et parfumée de thym, mais en si faible dose qu'elle était plutôt faite pour amuser mes ennuis que pour assouvir ma faim. Eh quoi ! si je te demandais des mets de prince, un repas de Saliens, des viscérations, un festin public, tu me présenterais donc un second service, une maigre chère sur des plats étroits ? Rappelle à ton souvenir ce que disent les Grecs à ce sujet : « De faibles aliments suffisent pour préserver de la mort, mais non pour nous procurer une robuste santé. » Penses-tu que je ne te parlerai pas de tes occupations ? Tu es questeur ; je ne l'ai pas oublié ; tu participes au conseil royal, je le sais ; tu juges les suppliques, tu rédiges les lois, je le reconnais : ajoute à cela mille autres choses encore ; et jamais il n'arrive que le travail affaiblisse ton esprit, que les soucis altèrent ta bienveillance, qu'un long usage épuise ta veine. Si tu ne coupes jamais, par un intervalle de repos, tes affaires de la journée, tu n'es pas homme à interrompre ton sommeil avant le jour pour donner quelques instants à l'amitié. Le Comique, cependant, ne te semble-t-il pas un bon modèle, quand il dit : "Que j'aimerais qu'il fût de mode aussi de s'occuper de ses amis, même pendant la nuit" ? (Térence, Les Adelphes, v. 534) Mais où vais-je, en mon pauvre langage, discourir si longtemps ? Je dois prendre exemple sur ta dernière épître, comme sur toutes tes actions. C'est sans doute à cause de tes nombreuses occupations, que tu refuses les longues lettres. Oui, j'ai deviné juste. Je comprends, en effet, que tu ne veuilles pas avoir beaucoup à lire, ayant à peine le temps de dicter quelques mots. Adieu. [1,25] Lettre I,25. Quoique souvent il y ait de la sincérité dans l'éloge qu'on fait d'un fils à son père, je ne sais comment il arrive que cet éloge perd de son mérite, parce qu'on y voit un désir de plaire au personnage. Je cherche donc avec embarras comment je dois m'y prendre pour te parler aujourd'hui d'un homme honorable, de Thalassius, ton gendre. Si je ne loue qu'avec réserve son beau caractère, je passerai pour un envieux ; si je le vante comme il le mérite, je serai bien près de la flatterie. J'imiterai donc la concision des jugements de Salluste. Ta as là un homme digne de toi, et, grâce à toi, d'une famille consulaire ; la fortune de son glorieux beau-père l'a trouvé plus grand que ses bienfaits, la pureté et la sainteté de son âme l'ont élevé à la hauteur de ses dignités. Adieu. [1,31] Lettre I,31. J'ai ressenti une véritable joie à la lecture de ta savante lettre que j'ai reçue à Capoue, où je réside. Car il y avait dans cet écrit un mélange d'enjouement et de miel cicéronien, et un éloge plus flatteur que vrai de mon langage. Aussi mon esprit indécis se demande ce qu'il doit admirer le plus des qualités de ton style ou de celles de ton cœur. Car ton élocution est si supérieure à toute autre, qu'on tremble de te répondre ; et tu applaudis avec tant de bonté à nos efforts, qu'on voudrait ne point se taire. Mais si je continuais à te louer ainsi, j'aurais l'air d'un mulet qui en gratte un autre ; on dirait que j'imite ton langage au lieu de l'apprécier. En même temps, comme tu ne fais rien par ostentation, il faut prendre garde de louer comme des mérites affectés des qualités qui te sont naturelles. Apprends donc seulement de nous cette vérité indubitable : c'est qu'il n'y a pas un mortel que je chérisse plus que toi, tant a de force l'honorable amitié qui m'engage sous ta loi. Mais tu me parais beaucoup trop modeste quand tu me reproches d'avoir trahi le secret de ton livre ; car il est plus facile de tenir dans sa bouche des charbons ardents, que de garder le silence sur un chef-d'œuvre. Une fois ces vers sortis de tes mains, tu n'avais plus aucun droit sur eux : un discours publié est chose libre. Crains-tu donc pour ton livre le venin d'un lecteur jaloux, ou la brûlante morsure d'une dent sans pitié ? En pareille circonstance, tu es le seul qui n'aies rien à gagner avec l'indulgence, rien à perdre avec l'envie. Bon gré, mal gré, justes ou méchants te doivent des louanges. Ainsi, éloigne à l'avenir des craintes mal fondées, et donne carrière à ton style pour être souvent trahi de même. Ne manque pas surtout d'envoyer à notre adresse quelque poème didascalique ou protreptique. Mets ma discrétion à l'épreuve ; je désire qu'elle te soit acquise, mais je n'ose pourtant te la promettre. Je connais trop cette démangeaison qu'on ressent de produire au jour une œuvre qu'on approuve. Car on s'associe en quelque sorte au partage de l'éloge, en répétant le premier ce qu'un autre a si bien dit. Au théâtre, les auteurs de la comédie ont recueilli la première gloire : à Roscius pourtant, à Ambivius et aux autres acteurs la renommée n'a pas fait faute. Ainsi, dépense à de tels travaux tes loisirs, et assouvis notre appétit par de nouveaux volumes. Que si, fuyant la jactance, tu redoutes mon indiscret bavardage, garde-moi aussi le silence, et je pourrai en toute sûreté avancer que tes écrits sont de moi. Adieu.