[21a] CHAPITRE XXI. De la nouvelle trahison de Hugues du Puiset. Longtemps après, et par un autre changement de fortune, ce même Hugues parvint, à force de multiplier les otages et les serments, à rentrer en grâce auprès du monarque; mais, reprenant bientôt le cours de ses trahisons, il se révolta de nouveau, et se montra jaloux de surpasser Sylla, maître passé en fait de crimes. Assiégé derechef par le roi, une seconde fois dépouillé de ses biens, et s'étant rendu coupable de percer de sa propre lance le courageux baron, Anselme de Garlande, sénéchal du palais, il ne put même alors prendre sur lui de renoncer à ses habitudes naturelles de perfidie. A la fin, cependant, l'expédition de Jérusalem, également funeste à beaucoup d'autres méchants, mit un terme à sa vie et à sa scélératesse, qu'exaspéraient toutes les passions les plus corrompues. Les grands du royaume et des hommes pieux donnèrent enfin tous leurs soins à rétablir une paix solide entre le roi d'Angleterre, le roi de France et le comte Thibaut. Par une équitable justice, ceux qui, conspirant contre l'État, avaient déterminé le roi d'Angleterre et le comte Thibaut à les soutenir dans la poursuite de leurs prétentions particulières, furent épuisés par la guerre, ne gagnèrent rien à la paix, et reconnurent, par l'effet de cette juste sentence, le mal qu'ils s'étaient faits. Ainsi Lancelin, comte de Dammartin, fut déchu, sans aucun espoir de le recouvrer jamais, du droit qu'il revendiquait sur le commandement de Beauvais; ainsi encore Pains de Montjai, trompé dans l'espérance de posséder le château de Livri, eut à regretter amèrement la perte de ce château, dont tous les retranchements détruits en un mois avaient été, dans le mois suivant, rétablis et rendus beaucoup plus forts avec le secours de l'argent du monarque anglais; ainsi enfin Milon de Montlhéry vit avec chagrin et douleur, rompre, pour cause de parenté, son mariage avantageux avec la sœur du comte Thibaut, et éprouva plus de honte et de tristesse de ce divorce, qu'il n'avait trouvé d'honneur et de joie dans cette union. Ces légitimes châtiments prononcés par le jugement des hommes sont sanctionnés par l'autorité des canons, où l'on trouve cette sentence: «Que les obligations contractées contre la paix soient complétement annulées.» C'est le devoir des rois de réprimer de leur main puissante, et par le droit originaire de leur office, l'audace des tyrans qui déchirent l'État par des guerres sans fin, mettent leur plaisir à piller, désolent les pauvres, détruisent les églises, et se livrent à une licence qui, si on ne l'arrêtait, les enflammerait d'une fureur toujours croissante, comme il arrive des esprits malins qui accablent toujours de plus de maux ceux qu'ils craignent de voir échapper, choyent en toutes choses ceux qu'ils espèrent retenir dans leurs voies, et apportent sans cesse aux flammes de nouveaux aliments pour qu'elles dévorent plus cruellement leurs victimes. Thomas de Marle en fut un exemple. En effet, pendant que Louis donnait tous ses soins aux guerres dont on vient de parler, et à beaucoup d'autres, ce Thomas, homme d'une scélératesse consommée, que le démon favorisait, comme il fait les insensés, que d'ordinaire leur prospérité pousse à leur ruine, ravagea, et, en loup furieux, dévora les territoires de Laon, Rheims et Amiens, avec une telle dureté que la crainte des peines ecclésiastiques ne lui fit point épargner le clergé, et qu'aucun sentiment d'humanité ne lui inspira de pitié pour le peuple. Égorgeant et détruisant tout, il enleva au couvent des religieuses de Saint-Jean à Laon deux riches domaines; munit d'un excellent retranchement et de hautes tours les forts châteaux de Créci et de Nogent, comme s'ils lui eussent appartenu, en fit un véritable antre de dragons et une caverne de voleurs, et de là désola cruellement presque tout le pays par la flamme et le pillage. Fatiguée de ses intolérables vexations, l'Église des Gaules se réunit en assemblée générale à Beauvais, pour promulguer contre cet ennemi de son époux Jésus-Christ un premier jugement et la sentence de condamnation. Là, le vénérable Conon, évêque de Préneste, et légal de l'Église romaine, pressé par les tristes et innombrables plaintes des églises, des pauvres et des orphelins, frappa de l'épée du bienheureux Pierre, c'est-à-dire, d'une excommunication générale, ce tyran oppresseur, le déclara, quoique absent, indigne de porter le baudrier de chevalier, et le dépouilla, en vertu d'un jugement unanime, de tous ses honneurs comme scélérat infâme, et ennemi du nom chrétien. A la prière et sur les plaintes de ce grand concile, le roi leva sur-le-champ une armée contre cet homme; suivi du clergé, pour lequel ce prince montrait toujours le plus pieux dévouement, il marcha droit contre le château de Créci; quoiqu'il fût bien fortifié, il s'en empara à l'improviste, grâce au bras puissant de ses soldats, ou plutôt grâce à celui de Dieu; prit d'assaut la forte tour de ce château avec la même facilité que si c'eût été une cabane de paysan, jeta la confusion parmi les scélérats qui la remplissaient, immola pieusement ces impies, et égorgea sans pitié ces hommes qu'il n'avait attaqués que parce qu'ils s'étaient montrés sans pitié. En voyant ce château brûlé pour ainsi dire par le feu de l'enfer, on n'eût pu s'empêcher de s'écrier: «L'univers a combattu pour lui contre les insensés.» {Sagesse, V, 21} Comme après cette victoire, le roi, toujours actif à pousser ses succès, se dirigeait vers l'autre château nommé Nogent, un homme se présenta et lui dit: «Mon seigneur roi, que ta Sérénité sache bien que dans ce château habitent les plus scélérats des hommes, dignes du séjour de l'enfer. Ce sont eux qui, à l'occasion de l'ordre que tu as donné de détruire la commune de Laon, ont brûlé non seulement cette ville, mais encore la fameuse église de la Mère de Dieu, et beaucoup d'autres, ils ont martyrisé presque tous les notables de la ville, sous le prétexte et en punition de ce que, fidèles à leur foi, ils s'efforcaient de défendre leur seigneur évêque, ce sont eux qui n'ont pas craint de porter la main sur l'oint du Seigneur, le vénérable évêque et défenseur de l'Église, Gaudri, l'ont tué avec barbarie, l'ont dépouillé et ont exposé son cadavre sur la place, aux insultes des bêtes féroces et des oiseaux de proie, après lui avoir coupé le doigt qui portait l'anneau pontifical; ce sont eux enfin qui, à la sollicitation du méchant Thomas, ont concerté avec lui de s'emparer de cette tour qui t'appartient et de te l'enlever.» Doublement animé par ces paroles, le roi attaqua ce château criminel, brisa les murailles de ces lieux sacriléges, vraies prisons de l'enfer, fit grâce aux innocents, et frappa les coupables avec la dernière sévérité. Seul il punit les crimes de beaucoup de gens. Consumé de la soif de la justice, tous ceux de ces scélérats homicides sur lesquels il tomba, il ordonna qu'ils fussent attachés au gibet, les livra comme pâture à la voracité des milans, des corbeaux et des vautours, et fit voir ainsi ce que méritent ceux qui osent porter la main sur l'oint du Seigneur. Après avoir renversé ces deux châteaux, repaires de corruption, et rendu au monastère de Saint-Jean ses domaines, Louis retourna vers Amiens, et mit le siége devant la tour de cette ville qu'occupait un certain Ada, cruel tyran qui désolait par ses brigandages les églises et tout le voisinage. Ayant tenu cette tour étroitement assiégée pendant près de deux ans, le seigneur Louis contraignit enfin ceux qui la défendaient à se rendre à discrétion; la prit de vive force et la détruisit de fond en comble dès qu'il en fut maître. Ce prince remplissant dignement les devoirs d'un roi, qui ne tire jamais le glaive sans cause légitime, rétablit, par la destruction de cette tour, une douce paix dans le pays, et dépouilla pour toujours, tant le susdit méchant Thomas que ses héritiers, de toute autorité sur cette ville d'Amiens. On sait que les rois ont les mains longues: pour qu'il parût donc clairement qu'en aucune partie de la terre l'efficacité de la vertu royale n'était renfermée dans les limites étroites de certains lieux, un nommé Alard de Guillebaut, homme habile, et beau parleur de son métier, vint des frontières du Berri trouver le roi: il exposa en termes assez éloquents les réclamations de son beau-fils, et supplia humblement le seigneur Louis de citer en justice, par devant lui, en vertu de son autorité souveraine, le noble baron Aymon, surnommé Vair-Vache, seigneur de Bourbon, qui refusait justice à ce beau-fils, de réprimer la présomptueuse audace avec laquelle cet oncle dépouillait son neveu, fils de son frère aîné Archambaut, et de fixer, par le jugement des Français, la portion de biens que chacun devait avoir. Craignant que des guerres privées ne fussent pour la méchanceté une occasion de s'accroître, et que les pauvres, accablés de vexations, ne portassent la peine de l'orgueil d'autrui, le monarque, autant par commisération pour les églises et les pauvres que par amour de la justice, cita en justice te susdit Aymon. Ce fut en vain: celui-ci, se défiant de l'issue du jugement, refusa de se présenter. Alors, sans se laisser arrêter ni par les plaisirs ni par la paresse, Louis marcha vers le territoire de Bourges, à la tête d'une nombreuse armée, alla droit à Germigni, château bien fortifié appartenant à ce même Aymon, et assaillit vigoureusement la place. Ledit Aymon, reconnaissant qu'il n'avait aucun moyen de résister, et perdant tout espoir de sauver sa personne et son château, ne trouva d'autre voie de salut que d'aller se jeter aux pieds du seigneur roi. S'y prosternant plusieurs fois au grand étonnement de la foule des spectateurs, il pria instamment le roi de se montrer miséricordieux envers lui, rendit son château, et se remit entièrement lui-même à la volonté de la majesté royale. Le seigneur Louis garda le château, conduisit Aymon en France pour y être jugé, fit, avec autant d'équité que de piété, terminer la querelle entre l'oncle et le neveu, par le jugement ou l'arbitrage des Français, et mit fin, à force de fatigues et d'argent, aux peines et à l'oppression qu'avait à souffrir une foule de gens. Il prit ensuite l'habitude de faire souvent, et toujours avec la même clémence, des expéditions semblables dans ce pays, pour y assurer la tranquillité des églises et des pauvres: les rapporter toutes dans cet écrit serait fatiguer le lecteur, nous croyons donc plus convenable de nous en abstenir. De hautes ambitions auxquelles l'orgueil ôte toute espèce de frein, ont cela surtout de remarquable, que les unes ne peuvent souffrir de supériorité, et les autres ne veulent point d'égalité. C'est à elles que conviennent ces vers du poète: "César ne veut rien qui le domine ; Pompée ne veut rien qui l'égale" {Lucain, La guerre civile, I, 125} Toute puissance étant donc impatiente du moindre partage, le roi des Français, Louis, se prévalait contre Henri roi des Anglais, et duc des Normands, comme contre son vassal, de la dignité qui lui assurait sur lui la supériorité. De son côté, le monarque des Anglais, à qui la grandeur de son royaume et la merveilleuse abondance de ses richesses rendaient toute infériorité insupportable, entraîné par les conseils de son neveu, le comte du palais, Thibaut, et de beaucoup d'ennemis de Louis, à se soustraire à son empire, ne négligeait rien pour soulever le royaume, et tourmenter le roi. On vit donc se renouveler les maux des anciennes guerres qui avaient éclaté entre eux. Le prince anglais et le comte Thibaut que liait le voisinage de la Normandie et du pays Chartrain, concertèrent une attaque contre la frontière des États de Louis la plus voisine, envoyant en même temps Etienne, comte de Mortagne, frère de l'un et neveu de l'autre, avec une armée sur un autre point, en Brie, dans la crainte qu'en l'absence du comte Thibaut, ses terres ne tombassent au pouvoir du roi de France. Celui-ci, renfermé au milieu d'eux tous comme dans un cercle, n'épargna ni les Normands, ni ceux du pays Chartrain, ni les gens de la Brie, exerça de grands ravages sur les terres, tantôt des uns, tantôt des autres, et leur prouva, par de fréquens combats, toute la vigueur de la majesté royale. Mais grâce aux nobles soins, tant du monarque anglais que des ducs normands, la frontière de Normandie était mieux défendue qu'aucune autre, par la construction de nouveaux châteaux, et par les eaux de fleuves rapides. Le roi qui le savait, et souhaitait ardemment entrer en Normandie, se dirigea vers la frontière de ce pays avec une petite poignée d'hommes afin de pouvoir conduire son entreprise avec plus de succès, et envoya adroitement en avant quelques-uns des siens déguisés; ceux-ci, couverts de leurs cuirasses, et ceints de leurs épées par dessous leurs capes, suivirent, comme de simples voyageurs, la voie publique, et gagnèrent la ville appelée le Gué-Nicaise. C'était une place qui pouvait donner aux Français une entrée large et facile dans la Normandie, et qui, au moyen des eaux de la rivière d'Epte qui l'entouraient de toutes parts, offrait un asile sûr à ceux du dedans, et fermait au loin, tant en amont qu'en aval, tout passage à ceux du dehors. Dès qu'ils y sont entrés, les nôtres jettent bas leurs capes, et tirent leurs épées; les habitants qui s'en aperçoivent les pressent vivement; les nôtres leur résistent avec courage et les repoussent. Tout à coup le roi, bravant tous les dangers, descend à pas précipités le penchant de la montagne, se hâte d'apporter aux siens déjà fatigués un secours dont ils ont grand besoin, et s'empare, non sans perdre quelques hommes, du centre même de la ville, et de l'église que fortifiait une tour. Ce prince, ayant alors appris que le roi d'Angleterre s'approchait avec une armée considérable, suivant son habitude constante, appelle à lui ses barons, et les conjure de venir le joindre. Baudouin, comte de Flandre, jeune homme, Gui, leste et vaillant chevalier, Foulques, comte d'Angers, et beaucoup des grands du royaume s'empressent d'accourir tous ensemble, et rompent sur ce point la barrière de la Normandie; ensuite pendant que les uns fortifient la place prise, les autres portent la dévastation et l'incendie dans ce pays enrichi par une longue paix; et ce qu'on n'avait point osé jusqu'alors, ils étendent de tous côtés le ravage et la plus intolérable confusion, à la vue même du monarque anglais. Celui-ci, cependant, prépare avec une grande activité tout ce qu'exige la construction d'un château, et presse ses travailleurs. Aussitôt que le roi Louis quitte le fort qu'il vient de prendre, après y avoir laissé une bonne garnison, le roi anglais élève le sien sur une éminence voisine, et y met une troupe nombreuse d'archers et d'arbalêtriers, destinés à repousser les nôtres, à leur enlever les vivres, et à les contraindre ainsi par la nécessité à dévaster leur propre pays. Mais le roi des Français, comme un habile joueur de dés, riposte à ce coup par un coup semblable, et, lui rendant la pareille sans tarder, réunit sur-le-champ une armée, revient avec l'aurore, et attaque vivement ce nouveau château qu'on nommait vulgairement Mal-Assis. Après, beaucoup d'efforts, et une foule de grands coups donnés et reçus (car en tels marchés c'est d'ordinaire ainsi qu'on se paie), Louis, à la gloire de son royaume, et à la honte de son ennemi, renverse vaillamment sous ses pieds, brise, détruit et dissipe avec un rare courage tout ce qui avait été préparé contre lui. Ainsi donc, comme la puissante fortune n'épargne personne, et qu'on dit d'elle avec vérité: "Si la Fortune le veut, de rhéteur tu deviens consul ; si elle le veut encore, tu peux de consul devenir rhéteur." {Juvénal, Satires, VII, 197} Le roi d'Angleterre, après de longs et admirables succès dus à la prospérité la plus douce tomba du sommet de la roue de la fortune, et se vit surpris par de funestes et étonnants revers. En effet, le roi des Français, sur le point dont il s'agit, le comte de Flandre, du côté du Ponthieu qui touche à son pays, et Foulques comte d'Angers, du côté du Mans, l'attaquèrent à la fois de toutes parts, et portèrent par leurs efforts courageux et concertés le trouble dans tous ses domaines. Ce n'étaient pas seulement des ennemis du dehors qu'il avait à se défendre; au dedans Hugues de Gournai, le comte d'Eu, celui d'Aumale et beaucoup d'autres ne cessaient de lui faire éprouver tous les maux de la guerre. Pour comble de malheur, sans cesse en proie aux chagrins domestiques et aux frayeurs que lui causaient les complots secrets de ses chambellans et gardiens de sa chambre, souvent il changeait de lit; souvent tourmenté par ses craintes nocturnes, il multipliait autour de lui les sentinelles armées, et ordonnait que durant toute la nuit son épée et son bouclier fussent placés auprès de lui pendant qu'il dormait. Au nombre de ces conspirateurs était un nommé Henri, le plus intime des familiers de ce prince. dont la libéralité l'avait rendu riche, puissant et fameux, mais qui, plus fameux encore par sa perfidie, et convaincu d'une si horrible trahison qu'il eût mérité la corde, fut, par un excès d'indulgence, condamné à perdre les yeux et les organes de la génération. Ces choses et d'autres semblables faisaient que ce prince, si distingué par son courage et sa magnanimité naturelle, ne se croyait en sûreté nulle part, et que, par excès de précaution, il était toujours ceint de son glaive, même chez lui, ne souffrait pas que les hommes auxquels il se fiait le plus fussent armés de leur épée hors de leur demeure, et, s'ils l'étaient, les punissait d'une amende quelconque, tout en ayant l'air de plaisanter. Vers ce temps, un certain Enguerrand de Chaumont, homme de cœur et entreprenant, s'avança audacieusement à la tête d'une troupe d'hommes d'armes vers un château nommé les Andelys, dont les remparts lui furent ouverts secrètement par la trahison de quelques hommes du dedans, et en prit hardiment possession. Après s'en être emparé, fort des secours du roi Louis, il y mit une garnison d'hommes pleins de courage, et de là il accablait tout le pays environnant d'un côté jusqu'à la rivière appelée Andelle, et de l'autre du fleuve d'Epte jusqu'au pont Saint-Pierre. Bien plus, accompagné de beaucoup de gens qui lui étaient supérieurs par le rang, et enhardi par là, il se présentait en rase campagne contre le monarque anglais, le poursuivait sans aucun égard quand il revenait en Normandie par cette route, et disposait de tout le territoire compris dans les limites susdites comme d'un bien à lui appartenant. Du côté du Mans, ce même roi Henri ayant, après force délais, résolu avec le comte Thibaut de marcher au secours de ses gens assiégés dans la tour du château d'Alençon, fut repoussé par le comte Foulques, et perdit par ce honteux échec beaucoup des siens, la tour et le château. Éprouvé long-temps par ces malheurs et d'autres semblables, il était presque tombé dans la dernier degré d'infortune; mais la divine miséricorde, après avoir durement flagellé et corrigé pour un temps ce monarque, soigneux d'enrichir les églises par ses libéralités, et de répandre d'abondantes aumônes, mais trop abandonné aux plaisirs de la volupté, daigna le regarder en pitié, et résolut de le relever avec bonté de l'excès de l'abaissement où il se trouvait. Contre toute espérance, il se vit donc, du fond de l'abîme de l'adversité, reporté subitement au sommet de la roue de la prospérité; les plus superbes de ses ennemis, ou s'affaiblirent entièrement, ou tombèrent tout-à-fait, moins sous sa main que sous celle de Dieu, qui d'ordinaire étend avec bonté le bras de sa miséricorde sur les malheureux presque réduits au désespoir et privés de tout secours humain. Ainsi le comte de Flandre Baudouin, qui avait durement désolé les terres dudit roi par de cruels ravages, et fait de funestes incursions en Normandie, pressant un jour avec une ardeur effrénée le siége du château d'Eu et l'attaque de la côte maritime voisine, fut tout à coup frappé d'un léger coup de lance à la face. Dédaignant de s'occuper d'une si petite plaie, il n'eut bientôt qu'à songer à mourir; et sa fin épargna bien des maux non seulement au monarque anglais, mais encore à tout le monde. Ainsi encore cet Enguerrand de Chaumont, dont il a été parlé plus haut, homme rempli d'audace et l'un des plus hardis ennemis de ce même monarque, étant allé porter la destruction sur une terre de l'église de la bienheureuse Marie mère du Seigneur, dépendante de l'archevêché de Rouen, sans être retenu par l'horreur d'un tel sacrilége, fut attaqué d'une maladie très grave. Apprenant alors, quoique trop tard, ce qu'on doit à la reine du ciel, il perdit la vie après de longs tourments d'esprit et des souffrances de corps, longues, intolérables, mais bien méritées. Ainsi enfin Foulques, comte d'Angers, qui s'était uni au roi Louis par la foi et hommage, des promesses multipliées et la remise d'une foule d'otages, préférant l'avarice à la fidélité, et se déshonorant par la perfidie, donna sa fille en mariage, sans même consulter le roi son seigneur, à Guillaume, fils du monarque anglais, et s'unit avec ce prince d'une si étroite amitié, qu'il rompit traîtreusement l'alliance qu'il avait faite contre lui et que cimentaient tant de serments. Cependant Louis employait tous ses efforts à réduire la Normandie, du côté qui regardait ses propres États, et la désolait çà et là par d'horribles ravages, tantôt avec une poignée de gens, tantôt à la tête de troupes nombreuses. Enflé par une longue habitude de succès, il dédaignait le monarque anglais non moins que les chevaliers de ce prince, et n'en tenait aucun compte. Mais tout à coup un certain jour, le roi d'Angleterre observant l'imprudente audace de celui des Français, rassemble de grandes forces, marche secrètement contre lui à la tête d'une armée en bon ordre, dispose des feux destinés à éclater à l'improviste contre les nôtres, fait mettre pied à terre à ses chevaliers pour qu'ils combattent plus fortement, et ne néglige aucune des sages précautions que son adresse peut imaginer pour s'assurer la victoire. Louis, au contraire, sans daigner, non plus que les siens, faire aucun préparatif pour le combat, vole imprudemment, mais audacieusement à l'ennemi. Les habitants du Vexin, ayant à leur tête Bouchard de Montmorency et Gui de Clermont, en vinrent les premiers aux mains, semèrent d'un bras vigoureux le carnage dans la première ligne des Normands, la chassèrent merveilleusement du champ de bataille, et rejetèrent vigoureusement les premiers rangs de la cavalerie sur les hommes de pied; mais les Français qui devaient suivre ceux du Vexin, attaquant sans aucun ordre des bataillons rangés et disposes avec un ordre extraordinaire, ne purent, comme il arrive toujours en de telles circonstances, soutenir l'effort bien combiné de l'ennemi, et lâchèrent pied. Le roi fut frappé d'étonncment à la vue de son armée repoussée; mais, comme à son ordinaire dans l'adversité, ne prenant conseil que de sa constance, il secourut lui-même et les siens de ses armes, et se retira aux Andelys, le plus honorablement qu'il put, mais non sans que ses troupes en déroute éprouvassent de grandes pertes. Furieux d'un événement si subit et si malheureux, quelque peu mécontent aussi de sa propre imprudence, mais ne voulant pas que les ennemis insultassent plus longtemps à sa défaite, et crussent qu'il n'oserait pas rentrer en Normandie, ce prince toujours plus courageux et plus ferme dans la mauvaise fortune, ce qui est le propre des seuls grands hommes, rassemble de nouveau son armée, appelle à lui les fuyards, invite tous les grands du royaume à venir le joindre, et fait signifier au roi d'Angleterre qu'à certain jour fixe il entrera sur ses terres, et lui livrera un combat terrible. Fidèle à cet engagement, comme s'il l'eût confirmé par ses serments, Louis ne perd pas un instant à le remplir; il fond sur la Normandie, la ravage à la tête d'une armée considérable, fait brûler un très fort château nommé Ivri, dont il s'était rendu maître après plusieurs vives attaques, et parvient jusqu'à Breteuil. Après s'être arrêté quelque temps dans le pays, ne voyant pas paraître le roi d'Angleterre et ne trouvant personne sur qui venger dignement l'affront qu'il avait reçu, Louis tourna vers Chartres pour faire aussi retomber sa colère sur le comte Thibaut, et assiégea vigoureusement cette ville. Il se préparait à la brûler, quand tout à coup le peuple et le clergé, faisant porter devant eux la tunique de la bienheureuse mère de Dieu, afin que pour l'amour de Marie, ce prince, le principal défenseur de l’Église, leur accordât miséricorde et pitié, vinrent le supplier ardemment et le conjurer de ne pas venger sur les siens l'injure que lui avaient faite des étrangers. Le monarque laissant la grandeur de la majesté royale fléchir devant leurs humbles prières, et craignant que la belle église de la bienheureuse Marie ne fût, en même temps que la ville, la proie des flammes, ordonna à Charles, comte de Flandre, de retirer l'armée, et de faire grâce à la ville par amour et par respect pour son église. Louis et les siens étant retournés ensuite dans leur pays, ne cessèrent de tirer une longue, continuelle et terrible vengeance, de leur défaite d'un moment. Vers ce temps, Pascal, de vénérable mémoire, souverain pontife de Rome, passa de la lumière du jour à la lumière éternelle! Il eut pour successeur Jean de Gaëte, chancelier, créé pape sous le nom de Gélase, par une élection canonique; mais, fatigué des intolérables persécutions de Bourdin archevêque de Prague, qui avait encouru la déposition, et que l'empereur Henri avait placé par la violence et indûment sur le siége apostolique, tourmenté à l'excès par les Romains gagnés à prix d'argent, et chassé du Saint-Siége par la tyrannie de ses ennemis, le nouveau pape s'enfuit pour venir, comme avaient fait autrefois plusieurs de ses prédécesseurs, se mettre sous la tutelle et la protection du sérénissime roi Louis, et solliciter la compassion de l'Église française. La pauvreté qui le pressait le força de se rendre par mer à Maguelone, petite île où il ne reste, pour un seul évêque, ses clercs et leur suite peu nombreuse, qu'une seule et misérable cité, qui cependant est défendue par une muraille contre les attaques des Sarrasins, qui sans cesse courent les mers. Envoyé tout exprès vers lui par le roi, qui déjà était informé de son arrivée dans cette île, je m'acquittai de ma mission, et, en retour des présents que je lui offris au nom du royaume, je rapportai joyeusement sa bénédiction, et la promesse d'une conférence qui devait à certain jour fixé s'ouvrir à Vezelai. Au moment où le monarque se hâtait d'aller au devant de ce souverain pontife, on lui annonça qu'après avoir longtemps souffert de la goutte il était mort, et avait ainsi, en quittant la vie, épargné une querelle aux Français et aux Romains. Beaucoup d'hommes religieux et de prélats de l'Église s'empressèrent de se trouver à ses obsèques qui furent célébrées comme il convenait pour un successeur des Apôtres. On y remarqua Gui, archevêque de Vienne, vénérable entre tous les hommes, distingué par sa descendance directe du noble sang des empereurs et des rois, mais encore beaucoup plus distingué par ses mœurs. La nuit précédente et pendant son sommeil, ce prélat, dans un songe miraculeux qui le regardait clairement, quoiqu'il n'en saisît pas d'abord le sens, vit un être puissant qui portait la lune cachée sous son manteau, et la lui donnait à garder; mais il reconnut parfaitement la vérité de cette vision, quand ceux de l'Église romaine, réfugiés alors en France, l'élurent bientôt après souverain pontife, afin que les intérêts de l'Église ne souffrissent pas de la vacance du siége apostolique. Une fois élevé à une si haute dignité, il soutint les droits de l'Église avec humilité, mais aussi avec gloire et courage, et, par amour ainsi que par dévouement pour le seigneur Louis roi et la noble reine Adélaïde sa propre nièce, il pourvut habilement aux affaires de l'Église de France. Ce pape tint donc à Rheims un concile solennel; puis, sans prendre aucun repos, il alla, sur la frontière jusqu'à Mouson, à la rencontre des députés de l'empereur Henri, pour rendre la paix à l’Église. Mais n'ayant rien pu gagner sur eux, il suivit l'exemple de ses prédécesseurs, et chargea ce prince des liens de l'excommunication dans un concile que remplissaient les Français et les Lorrains. Lorsqu'ensuite, enrichi des dons que lui avait prodigués le dévouement des églises, il fut arrivé à Rome, le peuple et le clergé romain lui firent la réception la plus honorable. Plus habile que beaucoup de ses prédécesseurs, il administra heureusement les affaires de l'Église; aussi à peine eut-il séjourné quelque temps dans la ville du Saint-Siége, que les Romains, charmés de sa grandeur et de sa libéralité, se saisirent du schismatique et intrus Bourdin, créature de l'empereur, qui faisait sa résidence à Sutri, et forçait à fléchir le genoux devant lui tous les clercs qui se rendaient à la cité des saints Apôtres. Ensuite ces hommes, plaçant en travers sur un chameau, animal tortu, ce tortueux anti-pape, ou plutôt cet ante-christ, le revêtirent d'un manteau de peaux de bouc, encore crues et sanglantes; puis, pour venger sur lui, avec la plus grande publicité, la honte de l'Église, ils le conduisirent par la route royale à travers la ville de Rome, le jetèrent, par l'ordre du seigneur pape Calixte, dans une prison voisine du monastère de Saint-Benoît, dans les montagnes de la campagne de Rome, le condamnèrent à y finir ses jours, et, pour conserver la mémoire de cette punition exemplaire, le peignirent dans une des salles du palais pontifical foulé aux pieds du seigneur pape. Le seigneur Calixte, ainsi glorieusement établi sur le Saint-Siége, réprima les brigands de l'Italie et de la Pouille, qui désolaient l'État Romain; ce flambeau de la chaire pontificale et de l'église du bienheureux Pierre ne se cacha point sous le boisseau; mais, placé sur le haut de la montagne, il brilla du plus vif éclat; et les Romains, heureux sous la douce protection d'un maître si grand, recouvrèrent tant les rentes de la ville que les biens du dehors qu'ils avaient perdus. Envoyé par le seigneur roi Louis, pour certaines affaires du royaume, auprès de ce pontife, je le trouvai à Bitonte, dans la Pouille. Cet homme apostolique m'accueillit honorablement, par égard tant pour le seigneur roi que pour le monastère auquel j'appartenais, et m'aurait gardé plus longtemps auprès de lui, si je n'avais été rappelé en France par mon attachement à mon Église et âmes compagnons, ainsi que par les sollicitations de l'abbé de Saint-Germain, mon collègue dans cette mission, et mon condisciple, et les prières de quelques autres personnes. Ayant terminé les affaires du royaume dont j'étais chargé, je me hâtai joyeusement, comme font tous les voyageurs, de revenir dans mon pays. Accueilli avec hospitalité dans une certaine maison de campagne, je m'étais jeté tout habillé sur un lit, après avoir dit matines, et j'attendais ainsi le jour. Plongé dans un demi sommeil, je crus me voir dans un petit bateau, seul et sans aucun rameur, errant dans le vaste espace des mers, entraîné par le mouvement rapide des ondes, tantôt soulevé, tantôt précipité par les vagues, flottant çà et là au milieu des plus grands dangers, frappé par la tempête d'une horrible terreur, et fatiguant de mes cris les oreilles de la Divinité: tout à coup il me sembla que, grâce à la bonté secourable de Dieu, un vent doux et tranquille, échappé pour ainsi dire d'un ciel serein, retournait et remettait dans le droit chemin la proue de ma misérable nacelle qui déjà tremblait sous moi, et allait périr; le vent la poussa plus vite que la pensée, et la fit entrer dans un port à l'abri des orages. Réveillé par le crépuscule, je me remis en route: mais, tout en cheminant, je méditais profondément sur cette vision, et me fatiguais à m'en rappeler toutes les circonstances, et à en chercher l'explication, craignant fort que ce soulèvement des flots ne m'annoncât quelque grave infortune. Tout à coup arrive à ma rencontre un serviteur affidé, qui, reconnaissant mes compagnons et moi, et sanglotant tout à la fois de plaisir et de chagrin, m'annonça la mort de mon seigneur et prédécesseur l'abbé Adam, d'heureuse mémoire, et l'élection qu'une assemblée générale avait faite de moi pour le remplacer; mais il ajouta que cette élection ayant eu lieu sans l'aveu du roi, ce prince, quand les plus distingués et les plus pieux des moines, ainsi que les plus nobles des chevaliers s'étaient présentés devant lui pour lui soumettre leur choix, et solliciter son approbation, les avait accablés d'une foule de reproches, et fait mettre en prison dans le château d'Orléans. Fondant alors en larmes, et payant au père spirituel qui m'avait nourri et élevé, un tribut affectueux d'amour et de reconnaissance, je me désolai profondément de sa mort temporelle, et suppliai pieusement la miséricorde divine de l'arracher à la mort éternelle. Rendu à moi-même par les consolations de beaucoup de mes compagnons de voyage, et par ma propre raison, je me sentis tourmenté d'un triple embarras: devais-je, en acceptant une élection faite suivant les principes rigoureux de l'Église romaine, et par l'autorité du seigneur pape Calixte, dont j'étais aimé, mais contre la volonté du roi, souffrir qu'à mon occasion l'Église qui me servait de mère, et ne cessait, depuis que j'avais quitté la mamelle, de me réchauffer dans le doux sein de sa libéralité, fût affligée et vexée par deux puissances redoutables, qui, jusqu'alors, n'avaient jamais manifesté aucun sentiment ennemi à son égard? ou bien m'était-il permis de consentir que mes frères et mes amis languissent honteusement par amour pour moi dans une prison royale? ou enfin, fallait-il que, renonçant, par ces motifs et d'autres à peu près semblables, à mon élection, je supportasse l'opprobre de me voir si durement repoussé par le roi? Je songeais à envoyer quelqu'un des miens consulter le seigneur pape sur toute cette affaire, quand tout à coup se présenta devant moi un clerc romain, homme noble et mon ami intime, qui s'offrit, par dévouement, à remplir la mission que je voulais confier à l'un des miens, quoiqu'il dût m'en coûter beaucoup de fatigues et d'argent. Je chargeai de plus quelqu'un à moi de se rendre avec le messager qui m'était venu trouver auprès du roi, et de me rapporter quelle fin il entreverrait à cette affaire si pleine de trouble et de confusion; quant à moi, je ne voulais pas m'exposer imprudemment au mécontentement du monarque. Je suivais donc les miens de près, mais triste, incertain de l'événement, et aussi cruellement tourmenté que si j'eusse erré sans rameurs au milieu d'une mer immense, longue. Semblable à ce vent calme qui, dans mon songe, avait sauvé ma barque près de périr, la vaste bonté du Dieu tout-puissant permit que mes messagers revinssent inopinément et m'annonçassent la fin de la colère du roi, l'élargissement des prisonniers et la confirmation de mon élection. Voyant dans tout cela une preuve évidente de la volonté de Dieu, qui, certes, pouvait seule faire arriver si promptement ce que je souhaitais, je me rendis, avec l'aide du Seigneur, à l'Église qui me servait de mère. Elle accueillit avec une bonté si douce, si maternelle et si noble, son enfant prodigue, que j'eus le bonheur d'y trouver le seigneur Louis; il était venu jusqu'à Saint-Denis au devant de moi avec un visage sur lequel la colère avait fait place à la sérénité, et m'attendait là avec l'archevêque de Bourges, l'évêque de Senlis et plusieurs personnages revêtus de dignités ecclésiastiques; tous me reçurent avec empressement au milieu de mes frères réunis, et qui faisaient éclater leur amour. Le samedi suivant, celui de la mi-carême, on m'ordonna prêtre, moi, indigne, et le dimanche d'après, celui de "isti sunt dies", je fus, malgré mon peu de mérite, consacré abbé devant le très saint corps du bienheureux Denis. Par un effet habituel de la toute-puissance de Dieu, plus le Seigneur daigna m'élever, moi, pauvre, du fond de la fange à la plus haute dignité, afin de me faire asseoir au milieu des princes, plus aussi sa main, non moins douce que forte, me rendit humble et dévoué à tout le monde, autant que le permet la fragilité humaine. C'est le Seigneur seul qui, quoiqu'il connût toute l'insuffisance de ma naissance et de ma science, voulut bien, dans sa clémence, aider mon incapacité à recouvrer les anciens domaines de mon Église, à lui en acquérir de nouveaux, à l'étendre de toutes parts, à restaurer ses bâtiments et à en construire de neufs. C'est encore lui qui, dans sa miséricorde, opérant ce qu'il y avait de plus difficile et de plus desirable, daigna, par une grâce extraordinaire, permettre que, pour la gloire des saints de son Église, et bien plus pour la sienne propre, je réformasse le saint Ordre de mes religieux, et parvinsse à y établir paisiblement la règle de la sainte religion, qui seule mène à Dieu, sans qu'il y eût trouble ni scandale parmi les moines, quoique toutes leurs habitudes fussent contrariées. Une grande abondance de liberté, de bonne réputation et de richesses terrestres, suivit bientôt ces preuves de la bonté divine et en prouva l'efficacité; on me vit, et même dans le présent, ce qui est un puissant encouragement pour notre faible humanité, comblé en quelque manière de récompenses temporelles; les papes, les rois, les princes se firent un plaisir de contribuer aux félicités de mon Église; ils me prodiguèrent les pierres précieuses, l'or, l'argent, les étoffes et les ornements d'église de tout genre, et je pus me dire à bon droit: «Tous les biens me sont arrivés avec elle (cette sainte règle).» Après un tel essai de la gloire future de Dieu, je supplie ceux de mes frères qui me succéderont, et je les adjure, au nom de la miséricorde du Seigneur et de son terrible jugement, de ne plus souffrir de relâchement dans cette sainte règle religieuse qui unit les hommes à Dieu, raffermit les choses brisées, relève les ruines et enrichit l'indigence. Rien ne manque en effet à ceux qui craignent le Seigneur; mais ceux qui ne le craignent pas, fussent-ils rois, sont privés de tout bien et se manquent aussi à eux-mêmes. Avant ma promotion, la sainte Église romaine m'avait toujours, tant à Rome qu'ailleurs, accueilli avec bienveillance et entendu avec faveur. Quand j'avais soutenu, dans un grand nombre de conciles différents, les intérêts soit de mon Église, soit de quelques autres, toujours aussi elle avait poussé chaudement et moi et les affaires dont j'étais chargé. Ne voulant donc point me faire taxer d'ingratitude, je me hâtai d'aller visiter cette Église l'année qui suivit mon ordination. Reçu de la manière la plus honorable par le seigneur pape Calixte et toute sa cour, je demeurai six mois auprès de ce pontife, et j'assistai au grand concile de Latran, composé de plus de trois cents évêques et assemblé pour pacifier la querelle des investitures. Après avoir été souvent prier dans divers lieux saints, tels que les couvents de Saint-Benoît du Mont-Cassin, de Saint-Bartholomée de Bénévent, de Saint-Matthieu de Salerne, de Saint-Nicolas de Bari, des Saints-Anges du Mont-Gargano, je revins heureusement avec l'aide de Dieu, emportant avec moi des témoignages d'amour et de faveur du seigneur pape, et des lettres de communion écrites de sa propre main. Quelques années après, ce pontife m'appela une seconde fois à sa cour, de la manière la plus flatteuse, pour m'honorer plus qu'il n'avait encore fait, et comme le disaient ses lettres, pour m'élever selon ses desirs. Mais j'appris avec certitude la nouvelle de sa mort à Lucques, ville de Toscane, et je me hâtai de revenir sur mes pas pour éviter d'éveiller de nouveau l'ancienne convoitise des Romains. Il eut pour successeur le pape Honorius qu'on tira de l'évêché d'Ostie, personnage jouissant de l'estime générale, homme grave et sévère. Ce pontife reconnut, par les témoignages de son légat Matthieu, évêque d'Albe, des évêques de Chartres, de Paris, de Soissons, de Renaud archevêque de Rheims, et de beaucoup d'autres personnages éminents, la justice de la réclamation de l'abbaye de Saint-Denis sur le monastère d'Argenteuil, décrié dans l'opinion par la mauvaise conduite des religieuses qui l'occupaient. Ce pape reçut en outre des mains de mes envoyés, et lut attentivement les chartes des anciens rois Pepin, Charlemagne, Louis-le-Pieux et autres qui constataient le droit de mon Église sur le lieu en question; enfin, de l'avis de tout son conseil, il rendit et confirma la propriété de ce monastère à l'abbaye du bienheureux Denis, en considération tant du juste droit qu'elle y avait, que de la honteuse irrégularité des religieuses d'Argenteuil. Mais je reviens à mon sujet, et je reprends l'histoire du roi. L'empereur Henri conservait depuis longtemps au fond de son cœur un vif ressentiment contre le seigneur Louis, de ce que dans son royaume, à Rheims, en plein concile, le seigneur Calixte l'avait frappé, lui Henri, d'anathème. Avant donc que ledit seigneur pape Calixte fût mort, cet empereur rassembla une armée aussi nombreuse qu'il put, de Lorrains, d'Allemands, de Bavarois, de Souabes et de Saxons, quoiqu'il eût à se plaindre des brigandages de ces derniers; puis, par le conseil du monarque anglais Henri, dont il avait épousé la fille, et qui de son côté faisait la guerre au roi français, il feignit de marcher vers un autre point, mais projeta d'attaquer à l'improviste la cité de Rheims, se proposant, ou de la détruire tout d'un coup, ou du moins de lui faire subir la honte et tous les maux d'un siége qui durât autant de temps que la session du concile dans laquelle le seigneur pape avait procédé contre lui. Le seigneur Louis, informé de ce dessein par les rapports d'hommes qui lui étaient dévoués, pressa sans différer des levées de troupes, appela à lui tous ses barons, et publia la cause de ses mesures. Sachant de plus, pour l'avoir ouï raconter à une foule de gens, et fréquemment éprouvé lui-même, qu'après Dieu, le bienheureux saint Denis est le patron spécial et le protecteur particulier du royaume, il se rendit en hâte à ses pieds, et le sollicita du fond du cœur, tant par des prières que par des présents, de défendre le royaume, de préserver sa personne, et de résister comme à son ordinaire aux ennemis. En outre, et suivant le privilége que les Français ont obtenu de saint Denis, de faire descendre sur l'autel les reliques de ce pieux et miraculeux défenseur de la France, ainsi que celles de ses compagnons, comme pour les emmener au secours du royaume, quand un État étranger ose tenter une incursion dans celui des Français, le monarque ordonna que cette cérémonie se fît pieusement en grande pompe, et en sa présence. Enfin, prenant sur l'autel la bannière appartenant au comté du Vexin, pour lequel ce prince relevait de l'église de Saint-Denis, et la recevant pour ainsi dire de son seigneur suzerain avec un respectueux dévouement, le roi vola avec une petite poignée d'hommes au devant des ennemis, pour parer aux premiers besoins de ses affaires, et invita fortement toute la France à le suivre. La France donc, avec son ardeur accoutumée, s'indigna de l'audace inaccoutumée des ennemis; partout elle mit en mouvement l'élite de ses chevaliers, et de toutes parts elle envoya de grandes forces, et des hommes qui n'avaient oublié, ni l'antique valeur ni les victoires de leurs ancêtres. Quand de tous les points du royaume notre puissante armée fut réunie à Rheims, il se trouva une si grande quantité de chevaliers et de gens de pied, qu'on eût dit des nuées de sauterelles qui couvraient la surface de la terre, non seulement sur les rives des fleuves, mais encore sur les 'montagnes et dans les plaines. Le roi ayant attendu là une semaine tout entière l'arrivée des Allemands, les grands du royaume se préparaient au combat et disaient entre eux: « Marchons hardiment aux ennemis, qu'ils ne rentrent pas dans leurs foyers sans avoir été punis, et ne puissent pas dire qu'ils ont eu l'orgueilleuse présomption d'attaquer la France, la maîtresse de la terre. Que leur arrogance obtienne ce qu'elle mérite, non dans notre pays, mais dans le leur même, que les Français ont subjugué, et qui doit leur rester soumis en vertu du droit de souveraineté qu'ils ont acquis sur lui; ce qu'ils projetaient d'entreprendre furtivement contre nous, rendons-le leur ouvertement.» Mais l'expérience plus sûre de quelques autres conseillait d'attendre que les ennemis fussent entrés sur notre territoire, de leur couper la retraite, et, quand ils ne sauraient plus où fuir, de tomber sur eux, de les culbuter, de les égorger sans miséricorde comme des Sarrasins, d'abandonner sans sépulture aux loups et aux corbeaux les corps de ces barbares, à leur éternelle ignominie, et de légitimer ces actes de rigueur et ces terribles massacres, par la nécessité de défendre notre pays. Cependant les grands du royaume rangent en bataille, dans le palais même et sous les yeux du roi, les diverses troupes de guerriers, et règlent celles qui, d'après l'avis commun, doivent marcher ensemble. De ceux de Rheims et de Châlons, qui sont plus de soixante mille, tant fantassins que cavaliers, on forme le premier corps; les gens de Soissons et de Laon, non moins nombreux, composent le second; au troisième sont les Orléanais, les Parisiens, ceux d'Etampes et la nombreuse armée du bienheureux Saint-Denis, si dévouée à la couronne. Le roi, plein d'espoir dans l'aide de son saint protecteur, arrête de se mettre lui-même à la tête de cette troupe. «C'est avec ceux-ci, dit-il, que je combattrai courageusement et sûrement; outre que j'y serai protégé par le Saint mon seigneur, j'y trouve ceux de mes compatriotes qui m'ont élevé avec une amitié particulière, et qui, certes, me seconderont vivant ou me rapporteront mort, et sauveront mon corps.» Le comte du palais, Thibaut, qui, quoiqu'il fit alors, avec son oncle le roi d'Angleterre, la guerre au seigneur Louis, était venu, sur la sommation de la France, avec son autre oncle le noble Hugues comte de Troyes, conduisait la quatrième division; à la cinquième composant l'avant-garde, étaient le duc de Bourgogne et le comte de Nevers. Raoul, comte de Vermandois, renommé par son courage, illustre par sa parenté proche avec le roi, et que suivaient une foule d'excellents chevaliers et une troupe nombreuse tirée de Saint-Quentin et de tout le pays d'alentour, et bien armée de cuirasses et de casques, fut destiné à former l'aile droite. Louis approuva que ceux de Ponthieu, Amiens et Beauvais fissent l'aile gauche; on mit à l'arrière-garde le très noble comte de Flandre avec ses dix mille excellents soldats, dont il eût triplé le nombre s'il eût été prévenu à temps, et près de ceux-ci combattirent Guillaume duc d'Aquitaine, le comte de Bretagne et le vaillant guerrier Foulques comte d'Angers, qui rivalisaient d'autant plus d'ardeur que la longueur de la route qu'ils avaient eu à faire et la brièveté du délai fixé pour la réunion, ne leur avaient pas permis d'amener des forces considérables, et qui pussent venger durement sur l'ennemi l'injure faite aux Français. On régla de plus que, partout où l'armée en viendrait aux mains avec les Allemands, des charrettes chargées d'eau et de vin, pour les hommes blessés ou épuisés de fatigues, seraient placées en cercle comme une espèce de forteresse, pourvu que le terrain s'y prêtât, et que ceux que des blessures ou la lassitude forceraient à quitter le champ de bataille, iraient là se rafraîchir, resserrer les bandages de leurs plaies, et reprendre des forces pour venir de nouveau disputer la palme de la victoire. Ces dispositions si redoutables, et la réunion d'une armée si courageuse furent bientôt publiques. Dès que l'empereur en eut connaissance, feignant, dissimulant, il couvrit sa fuite de quelque prétexte, marcha vers d'autres lieux, et préféra la honte de se retirer lâchement, au risque d'exposer son empire et sa personne à la cruelle vengeance des Français et au danger d'une ruine certaine. A la nouvelle de sa retraite, il ne fallut rien moins que les prières des archevêques, des évêques et des hommes recommandables par leur piété, pour engager les Français à ne pas porter la dévastation dans les États de ce prince, et à en épargner les pauvres habitants. Après cette importante et si célèbre victoire, autant et plus grande même que si l'on eût triomphé sur le champ de bataille, les Français retournèrent chacun chez eux. Le roi, plein de joie et incapable de se montrer ingrat envers les très saints Martyrs ses protecteurs, vint humblement dans leur église, rendit d'abord à Dieu et ensuite à eux de grandes actions de grâce, leur restitua pieusement la couronne du roi son père qu'il avait retenue injustement, et qui leur appartenait de droit comme celle de tous les rois morts, leur rendit de son propre mouvement les droits de foire qui se percevaient à l'extérieur sur la place, car les droits dus à l'intérieur étaient déjà la propriété de ces Saints, et leur concéda solennellement, et sous la confirmation d'une charte royale, les droits sur les chemins de toute espèce, sur lesquels furent élevés d'espace en espace des colonnes et des statues de marbre capables, comme autant de colonnes d'Hercule, de résister à tous les ennemis de la France. Faisant plus encore, le roi reporta lui-même jusqu'à leur place ordinaire sur ses épaules, avec une piété filiale et une grande abondance de larmes, les sacrées et vénérables châsses d'argent qui contenaient les corps des saints martyrs, ses seigneurs et patrons, et qui, tant qu'avait duré le rassemblement des troupes pour la guerre, étaient restées sur le maître autel, honorées nuit et jour de continuelles et solennelles prières par les religieux, et d'oraisons sans nombre par un peuple de dévots et de femmes pieuses qui accouraient en foule solliciter le secours des Saints pour notre armée. Ces secours enfin, et les autres bienfaits que Louis avait reçus de ces Saints, il les reconnut par des dons en terres et en autres espèces de richesses. Cependant l'empereur d'Allemagne, avili par cette affaire, et déclinant de plus en plus dans l'opinion, vit son dernier jour avant que cette même année eut terminé son cours, et vérifia ainsi cette sentence de nos ancêtres, que quiconque, noble ou non noble, troublera l'État ou l'Église, et dont la révolte aura forcé de déplacer les reliques des Saints, ne passera pas l'année, et mourra avant qu'elle soit finie. Dans ce même temps le roi d'Angleterre, qui connaissait bien la perfide entreprise de l'Allemand, et faisait encore alors, avec le comte Thibaut, la guerre au roi Louis, forma le projet de profiter de l'éloignement du roi pour ravager complétement et occuper la frontière de France limitrophe de la Normandie. Mais un seul baron, Amaury de Montfort, homme d'une valeur éprouvée dans les combats, et les courageuses troupes du Vexin suffirent pour repousser ce prince qui ne recueillit de cette expédition que peu ou point de profit, et se retira frustré de ses vaines espérances. Ni dans nos temps modernes, ni même à beaucoup des époques de nos temps anciens, la France n'a rien fait de plus brillant, et n'a jamais montré plus glorieusement jusqu'où va l'éclat de sa puissance, lorsque les forces de tous ses membres sont réunies, que quand, dans le même moment, son roi a ainsi triomphé, présent, de l'empereur d'Allemagne, absent, du monarque d'Angleterre: aussi la terre se tut devant la France, l'orgueil de ses ennemis fut étouffé, et presque tous ceux d'entre eux qu'elle pouvait atteindre, s'empressant de rentrer en grâce avec elle, lui tendirent la main en signe d'amitié. C'est ainsi que qui refuse les choses les plus justes cède tout à qui déploie la force des armes. [21b] Vers le même temps, l'évêque de Clermont en Auvergne, homme d'une vie édifiante et défenseur illustre de l'Église, fut chassé de son siége et poursuivi par l'orgueil des Auvergnats, orgueil qu'ils ont eu de toute antiquité, qu'ils conservent encore, et qui a fait dire d'eux à juste titre: "l'Arverne, issu du sang troyen et qui se prétend notre frère ". {Lucain, La guere civile, I, 427} Ce prélat s'étant réfugié auprès du seigneur roi lui exposa les plaintes douloureuses de son église, et lui dit comment le comte d'Auvergne s'était emparé de la ville, et, par la trahison du doyen du chapitre, avait pris et fortifié tyranniquement l'église épiscopale dédiée à la bienheureuse Marie; se prosternant même aux pieds du monarque, malgré les efforts de ce prince pour l'en empêcher, il le supplia humblement et avec instance de délivrer son église de la servitude où elle était réduite, et de réprimer, par le glaive de la majesté royale, la tyrannie effrénée du comte. Le roi, qui jamais ne perdait un moment quand il s'agissait de secourir l'Église, prit en main avec plaisir et solennellement, dans cette circonstance, la cause de Dieu; et n'ayant pu, ni par paroles ni par lettres scellées du sceau de la majesté royale, réussir à faire rentrer le tyran dans le devoir, ce prince en vint promptement aux actions, assembla des troupes, et conduisit dans l'Auvergne révoltée une nombreuse armée de Français. Dès qu'il fut à Bourges, les premiers du royaume, le belliqueux comte d'Angers, le puissant comte de Bretagne Conan, l'illustre comte de Nevers, et beaucoup d'autres grands vassaux de la couronne, empressés de venger sur les Auvergnats l'injure faite à l'Église, accoururent le joindre avec une suite considérable d'hommes d'armes. Ce prince ravagea donc tout le territoire des ennemis, et s'approcha de Clermont; les Auvergnats abandonnèrent alors les châteaux bâtis sur le sommet de leurs hautes montagnes, et cherchèrent un asile dans les murs de cette ville parfaitement fortifiée; mais les Français rirent à bon droit de leur simplicité. Dans la persuasion que les ennemis abandonneraient cette cité par crainte de perdre leurs châteaux, ou que, s'ils y demeuraient enfermés, ils consommeraient promptement leurs vivres, ils suspendirent leur marche sur Clermont, et se dirigèrent d'un autre côté, contre un excellent château, nommé le Pont-du-Château; fixant leurs tentes tout à l'entour, ils saccagèrent également et les plaines et les montagnes. A voir l'ardeur avec laquelle ils enlevaient les forts bâtis sur le sommet des monts, on eût dit que comme les géants ils voulaient dans leur audace escalader le ciel; ils faisaient une proie non seulement des troupeaux, mais même des hommes qui les gardaient, et les traînaient en foule à leur suite; faisant jouer ensuite les machines de guerre contre la tour du château, les nôtres l'écrasèrent de blocs de pierre, l'inondèrent de traits, la remplirent de carnage, et la forcèrent de se rendre à discrétion. A la nouvelle de cette victoire, ceux qui occupaient Clermont, frappés de terreur et redoutant un sort semblable ou plus dur encore, prirent la fuite, abandonnèrent leur ville, et la laissèrent au pouvoir du roi. Ce prince, habitué à triompher dans tout ce qu'il entreprenait, rendit à Dieu son église, au clergé ses tours, à l'évêque sa cité, rétablit la paix entre eux et le comte, et la fit confirmer par les serments les plus saints, et le don de nombreux otages. Mais un lustre s'était à peine écoulé que cette paix fut rompue par la perfide inconstance du comte: l'Église et l'évêque, accablés de nouvelles calamités, portèrent au monarque de nouvelles plaintes. Indigné de s'être exposé une première fois sans fruit à d'immenses fatigues, Louis rassembla une armée beaucoup plus forte que la précédente, et marcha de nouveau contre les Auvergnats. Déjà il était devenu très gros, et avait peine à porter la masse épaisse de son corps: tout autre, quelque pauvre qu'il eût été, n'aurait ni voulu ni pu, avec une telle incommodité physique, s'exposer au danger de monter à cheval; mais lui, contre le conseil de tous ses amis, n'écoutait que son admirable courage, bravait les feux dévorants de juin et d'août, dont avaient horreur les plus jeunes chevaliers, et se moquait de ceux qui ne pouvaient supporter la chaleur, quoique souvent il fût contraint, dans des passages étroits et difficiles de marais, de se faire soutenir par les siens. A cette expédition étaient le puissant comte de Flandre Charles, Foulques comte d'Anjou, le comte de Bretagne, une armée de Normands envoyée par le roi d'Angleterre Henri, en sa qualité de vassal, et une foule de barons et de grands du royaume. C'était, certes, plus qu'il n'en eût fallu pour subjuguer l'Espagne. Franchissant donc l'entrée périlleuse de l'Auvergne, et forçant tous les châteaux qui se rencontrent sur sa route, Louis arrive à Clermont, et fait assiéger par son armée le château de Montferrand, bâti en face de la ville du côté de l'orient. Les gens chargés de défendre cette place tremblent devant la merveilleuse armée des Français qui leur est si supérieure, sont éblouis de l'éclat que jettent les cuirasses et les casques frappés par le soleil, hésitent à cette seule vue sur ce qu'ils doivent faire, abandonnent les fortifications extérieures, et se réfugient à grande peine dans la tour et derrière les remparts qui l'entourent. Sur-le-champ les maisons des ouvrages extérieurs deviennent la proie des flammes dévorantes, et tout ce qui se trouve hors de la tour et de son enceinte est réduit en cendres. Ce premier jour, la rapide violence de l'incendie qui consuma le bourg nous contraignit de retirer nos tentes en arrière; mais le lendemain, et aussitôt que la flamme fut assoupie, nous les reportâmes plus avant, et sur le terrain même occupé par ce qui avait été brûlé. Un des jours suivants, au lever de l'aurore, le roi fit une disposition qui remplit les ennemis d'affliction et nous de joie. Eux, en effet, ne cessaient toute la nuit d'inquiéter, par des attaques continuelles, d'un des côtés de la tour, celles de nos tentes qui en étaient plus proches, et les accablaient tellement de flèches et de traits, que, quoique nous eussions mis entre eux et nous des avant-postes, nous étions obligés de nous couvrir de nos boucliers. Le seigneur Louis ordonne donc au vaillant et célèbre Amaury, baron de Montfort, de placer une embuscade sur leur flanc, pour les empêcher de rentrer impunément dans le mur d'enceinte de la tour. Habile dans de telles expéditions, Amaury prend les armes; pendant que les nôtres arrêtent l'ennemi dans sa marche, lui et les siens tombent sur son flanc de toute la rapidité de leurs coursiers, surprennent inopinément quelques hommes, et les conduisent promptement au roi. Ces malheureux demandaient avec instance qu'on leur permît de se racheter; mais le seigneur Louis commanda qu'on leur coupât une des mains, et qu'ainsi mutilés et portant la main coupée dans celle qui leur restait, on les reconduisît à leurs autres camarades de la tour, qui, effrayés par cette sévérité, nous laissèrent en repos. Pendant que le roi, conservant toujours en état les machines et instruments de guerre qu'on avait construits, tenait toute l'Auvergne ouverte aux entreprises de son armée et à sa disposition, le duc d'Aquitaine, Guillaume, arriva suivi d'un corps nombreux d'Aquitains. Du haut des monts où il avait assis son camp, il n'eut pas plutôt vu briller dans la plaine les phalanges des Français, que frappé d'étonnement à l'aspect d'une si grande armée, il se repentit d'être venu, faible comme il était, s'opposer aux desseins du roi. Il envoya donc à ce prince des messagers porteurs de paroles de paix, et afin d'obtenir qu'il pût s'adresser à lui comme à son seigneur; puis, se présentant lui-même, il s'exprima en ces termes: «Ton duc d'Aquitaine, seigneur roi, te souhaite santé, gloire et puissance. Que la grandeur de la majesté royale ne dédaigne point d'accepter l'hommage et le service du duc d'Aquitaine, ni de lui conserver ses droits. La justice exige sans doute qu'il te fasse son service, mais elle veut aussi que tu lui sois un suzerain équitable. Le comte d'Auvergne tient de moi l'Auvergne, comme je la tiens de toi; s'il s'est rendu coupable, je dois le présenter au jugement de ta cour quand tu l'ordonneras: cela, je ne l'ai jamais refusé. Il y a plus: j'offre de le faire, et je te supplie humblement et avec instances d'y consentir. En outre, et pour que ton Altesse daigne ne conserver à cet égard aucun doute, je suis prêt à lui donner tous les otages qu'elle croira nécessaires. Si les grands du royaume jugent qu'il en doit être ainsi, que cela soit fait; s'ils pensent autrement, qu'il soit fait comme ils diront.» Le roi ayant donc délibéré sur ces propositions avec les grands du royaume, reçut du duc d'Aquitaine, comme le commandait la justice, la foi, le serment, des otages en nombre suffisant, rendit la paix au pays et à l'Église, fixa un jour précis pouf régler et décider, en parlement à Orléans et en présence du duc, entre l'évêque et le comte, les points auxquels jusqu'alors les Auvergnats avaient refusé de souscrire; puis ramenant glorieusement son armée il retourna victorieux en France. Je me propose de rappeler ici l'action la plus noble que le seigneur Louis ait faite, depuis sa jeunesse jusqu'à la fin de sa vie; mais, pour éviter de fatiguer le lecteur, je la raconterai brièvement, quoiqu'elle exigeât de longs détails, et je dirai ce qu'il a fait, non comment il l'a fait. Le fameux et très-puissant comte Charles, fils du roi des Danois, et de la sœur de l'aïeule du roi Louis, avait succédé, en vertu de son droit de parenté, au très courageux comte Baudouin, fils de Robert, surnommé le Hiérosolymitain, gouvernait le pays populeux de Flandre avec autant de fermeté que de soin, et se montrait illustre défenseur de l'Église de Dieu, célèbre et libéral, aumônier et insigne protecteur de la justice. Quelques hommes puissants, d'une naissance obscure, et sortis même de la fange et d'une condition servile, mais enflés de leurs richesses, s'efforçaient insolemment de lui enlever la dignité qu'il possédait à juste titre, et d'exclure du pouvoir la branche de la maison de Flandre, à laquelle il appartenait. Lui les avait fait, comme il convenait, citer en jugement devant sa cour; mais eux, savoir, le prévôt de l'église de Bruges et les siens, hommes superbes et renommés par leur perfidie, avaient tramé contre lui les plus noirs complots. Un certain jour, donc qu'il était venu à Bruges, il alla de très grand matin à l'église de Dieu, et là, prosterné sur le pavé, il priait en tenant dans ses mains un livre d'oraisons. Tout à coup, un nommé Bouchard, neveu du susdit prévôt, et véritable coupe-jarret, entre suivi de gens comme lui, de l'espèce la plus scélérate, et d'autres complices de son exécrable trahison, se glisse en silence derrière le comte qui priait, et dans ce moment parlait à Dieu même; ce malheureux tire doucement son épée du fourreau, et en pique légèrement le col du comte alors prosterné, afin que celui-ci, en se redressant un peu, se présentât pour ainsi dire de lui-même et sans défense aux coups du glaive assassin; puis cet impie frappe cet homme pieux de son épée, et ce serf criminel abat d'un seul coup la tête de son seigneur. Tous les auteurs de ce meurtre abominable, alors présents, altérés du sang du comte, se précipitèrent sur ses misérables restes comme des chiens furieux, et déchirèrent avec une atroce joie le cadavre de cette innocente victime; tous se glorifièrent, avec le plus grand excès d'audace, d'avoir contribué à accomplir le crime douloureux qu'ils avaient commis, et l'iniquité qu'ils avaient machinée; puis entassant scélératesse sur scélératesse, et aveuglés par leur propre malice, tous ceux des châtelains et des plus nobles barons du comte qu'ils purent surprendre, soit dans cette église, soit au dehors, dans le château, ils les firent périr du plus funeste genre de mort, sans même qu'ils fussent préparés à quitter cette vie ni confessés. Je crois, au surplus, qu'il a beaucoup servi à ces infortunés d'avoir été ainsi égorgés à cause de leur fidélité à leur seigneur, et trouvés priant dans l'église, parce qu'il est écrit: «Où je te trouverai, je te jugerai.» Cependant les barbares meurtriers du comte l'enterrèrent dans l'église même, de peur qu'il ne fût enseveli et pleuré au dehors avec de plus grandes marques d'honneur, et que sa vie glorieuse, et sa mort plus glorieuse encore, n'excitassent à la vengeance ses peuples dévoués. Faisant ensuite du temple de Dieu une caverne de voleurs, ces misérables s'y fortifièrent, ainsi que dans la maison du comte attenante à l'église, y rassemblèrent des provisions de bouche de toute espèce, et formèrent le projet audacieux de s'y défendre, et de soumettre de là tout le pays. Au récit d'un crime si grand et si scélérat, les barons de Flandre qui n'y avaient pas trempé furent saisis d'horreur, firent à leur seigneur des obsèques qu'ils accompagnèrent de larmes pour éviter qu'on ne les taxât de trahison, et dénoncèrent ce forfait au roi Louis, et non seulement à lui, mais encore à tout l'univers où ils en répandirent la renommée. Poussé par son amour pour la justice et son affection pour un homme de son sang, à punir une si horrible perfidie, ce prince, sans être retenu par la guerre que lui faisaient le monarque d'Angleterre et le comte Thibaut, entra furieux dans la Flandre, et déploya les plus ardents efforts de courage et d'activité pour détruire, avec la dernière rigueur, les exécrables auteurs du meurtre. Il établit d'abord comte de Flandre Guillaume-le-Normand, fils du comte Robert de Normandie, le Hiérosolymitain, à qui ce pays revenait par les droits du sang; puis, à peine arrivé à Bruges, il ne fut arrêté ni par la crainte de s'engager dans un pays tout plein de cruautés, ni par celle d'avoir à lutter contre la branche de la maison de Flandre qui s'était souillée d'une telle trahison; il resserra et assiégea les meurtriers dans l'église et la tour, ne leur laissa parvenir aucune subsistance, et les réduisit à celles qu'ils avaient déjà, mais que, déjà aussi, la main de Dieu frappait de corruption, et dont ils n'osaient faire usage. Après avoir quelque temps souffert durement de la faim, des maladies et du fer des assaillants, ces malheureux, abandonnant l'église, ne conservèrent que la tour, dans l'espoir que la tour les conserverait sains et saufs; mais bientôt ils désespérèrent de leur vie; leurs chants de triomphe se changèrent en cris de deuil, et leurs voix, auparavant si retentissantes, ne firent plus entendre que des sanglots. Alors le plus scélérat d'entre eux, Bouchard, s'enfuit de l'aveu de ses compagnons; il voulait quitter le pays, mais ne le put: l'énormité de sa propre iniquité lui en ôta seule tous les moyens, et, arrivé dans le château d'un de ses amis intimes; il y fut saisi en vertu d'un ordre du roi. Par un raffinement de rigueur dans le choix du supplice de cet homme, on le lia sur une roue élevée, où il resta exposé à la voracité des corbeaux et des oiseaux de proie; ses yeux furent arrachés de leurs orbites; on lui mit toute la figure en lambeaux; puis, percé d'un millier de flèches, de dards et de javelots qu'on lui lançait d'en bas, il périt de la manière la plus cruelle, et fut jeté dans un cloaque. Berthold, le chef de l'attentat inique commis sur le comte, résolut également de s'enfuir. Après avoir erré ça et là sans être trop poursuivi, poussé par son seul orgueil, il revint disant: «Qui suis-je donc, et qu'ai-je donc fait?» Mais lui aussi fut pris et remis à la disposition du roi, qui le condamna à la mort la plus affreuse: on le pendit en effet à une fourche avec un chien, chaque fois qu'on frappait celui-ci, l'animal déchargeait sur lui sa colère, lui dévorait la figure de ses morsures, et quelquefois même, ce qui fait horreur à dire, le couvrait de ses ordures. C'est ainsi que ce Berthold, le plus misérable des misérables, termina sa misérable vie, et fut précipité dans la mort éternelle. Quant aux autres que le seigneur Louis tenait renfermés dans la tour, il les contraignit à se rendre après une foule de souffrances; tous furent jetés séparément, et l'un après l'autre, du haut de la tour, et eurent la tête fracassée à la vue de leurs parents. Un d'entre eux même, nommé Isaac, qui, par crainte de la mort, s'était caché dans un certain monastère et fait tondre, fut dégradé de sa qualité de moine, et attaché à un gibet. Ayant ainsi triomphé à Bruges, le roi marcha en toute hâte contre Ypres, château très fort, pour punir aussi Guillaume-le-Bâtard, fauteur de ce perfide complot. Celui-ci envoya des messagers à ceux de Bruges, et, tant par menaces que par caresses, les attira dans son parti. Mais tandis qu'avec trois cents hommes d'armes il s'avançait au devant du seigneur Louis, une partie de l'armée royale fondit sur lui; l'autre, prenant une route de traverse, entra dans le château par une autre porte, et s'en empara: une fois maître de cette place, le monarque dépouilla Guillaume de ses biens, l'exila de la Flandre entière, et condamna justement à ne plus rien posséder en Flandre celui qui avait tenté de s'approprier toute la Flandre par la perfidie. Ce pays ainsi blanchi et comme rebaptisé par ces châtiments et d'autres d'espèces diverses, et par une abondante effusion de sang, le roi, après y avoir bien établi le comte Gnillaume-le-Normand, revint, avec l'aide de Dieu, victorieux en France. Une autre fois ce prince, infligea encore un châtiment semblable, non moins fameux et non moins agréable au Seigneur, à Thomas de Marle, quand, de sa forte main, il étouffa comme un tison ardent cet homme exécrable qui opprimait la sainte Église, et ne respectait ni Dieu ni les hommes. Touché des plaintes lamentables des Églises, Louis se rendit à Laon pour en tirer vengeance; là, déterminé par les conseils des évêques, des grands du royaume et du fameux Raoul comte de Vermandois, le seigneur le plus puissant après le monarque dans cette contrée, il arrêta de conduire son armée contre le château de Coucy. Pendant qu'il y marchait en toute hâte, ceux qu'on avait envoyés en avant pour découvrir quel point du château présentait un accès plus facile, revinrent annoncer que partout les approches en étaient difficiles et impossibles; beaucoup de gens alors pressèrent le roi de changer son plan d'après ce rapport. Mais son courage s'indignant d'un tel conseil, il s'écria: «Le parti pris à Laon est resté gravé dans mon esprit; ni la vue de la mort ni le desir de conserver la vie ne me feront changer ce qui a été arrêté dans cette ville. La gloire de la majesté royale serait avilie si j'avais l'air de fuir par crainte d'un scélérat.» Il dit, et malgré sa corpulence, animé d'une admirable ardeur et bravant tous les dangers, il se précipita avec son armée à travers les ravins et les routes que les bois rendaient impraticables. Comme il approchait du château, on informa le vaillant comte Raoul, qui se dirigeait vers un autre côté de la place, que l'ennemi avait dressé des embûches à l'aide desquelles il se préparait à détruire entièrement nos phalanges. Raoul s'arme sur le-champ, marche, avec plusieurs de ses compagnons, par un chemin obscur, vers l'endroit où était l'embuscade, envoie en avant quelques-uns des siens, et quand il les rejoint, voit Thomas de Marle déjà blessé et renversé par terre: pressant aussitôt son coursier de l'éperon, il fond sur ce misérable, le frappe rudement de son glaive, lui fait une plaie mortelle, et aurait redoublé ses coups si on ne l'en eût empêché. Thomas fait prisonnier et mortellement blessé fut donc conduit au roi Louis, et par ordre de ce prince transporté à Laon, à la satisfaction presque universelle tant des siens que des nôtres. Le lendemain, les champs qu'il possédait furent vendus au profit du fisc, on rompit ses étangs, et le seigneur Louis, faisant grâce au pays parce qu'il en tenait le seigneur à sa disposition, reprit la route de Laon. Ni ses blessures, ni ses fers, ni les, menaces, ni les prières, ne purent déterminer cet homme perdu de crimes à mettre en liberté des marchands que, par une infâme perfidie, il avait dépouillés sur le grand chemin de tout ce qu'ils portaient avec eux et qu'il retenait en prison. Et lors même qu'avec la permission du roi il eut fait venir sa femme auprès de lui, la perte de ces marchands, qu'on exigeait qu'il remît en liberté, parut l'affliger bien plus que celle de sa propre vie. Réduit enfin presque à la dernière extrémité par l'insupportable douleur de ses blessures, et pressé par les sollicitations d'une foule de gens de se confesser et de recevoir le viatique, il n'y consentit qu'à grand'peine; aussi, quand le prêtre eut apporté le corps du Seigneur dans la chambre qu'habitait cet homme, Jésus-Christ lui-même ne put, pour ainsi dire, se résoudre à entrer dans le misérable corps de ce pécheur non repentant. Au moment donc où, pour recevoir la communion ce malheureux relevait la tête, son col se tordit et se brisa, et, privé de la divine eucharistie, il exhala son âme noire et atroce. Une fois qu'il fut mort, le roi, dédaignant de poursuivre davantage ou lui ou sa terre, se contenta d'exiger la mise en liberté des marchands et d'enlever à la veuve et aux enfants la plus grande partie des trésors du défunt, et revint triomphant à Paris, après avoir rendu la paix à l'Église par la mort de ce tyran. A une autre époque, une vive querelle s'éleva entre ce prince et Amaury de Montfort, homme illustre, à l'occasion de la place de sénéchal et à l'instigation d'Etienne de Garlande. Le monarque d'Angleterre et le comte Thibaut appuyèrent Amaury de leur secours; mais le seigneur Louis, faisant marcher une armée en toute diligence, assiégea le château de Livry, dressa ses machines de guerre, donna de fréquents et impétueux assauts, et se rendit vaillamment maître de la place. A ce siége un éclat de pierre lancé par une baliste creva un œil au fameux comte Raoul de Vermandois, cousin-germain du roi, qui s'était montré le plus ardent à l'assaut; et le monarque irrité détruisit de fond en comble ce château remarquable par ses excellentes fortifications. Il fît, de plus, si cruellement souffrir à ses ennemis tous les maux de la guerre, qu'il les contraignit, par un traité bien cimenté, à se désister de toute prétention sur le sénéchalat et son hérédité. Dans cette guerre, ce prince lui-même, vaillant guerrier, et toujours le premier à fondre sur l'ennemi, eut la jambe frappée et grièvement blessée d'un éclat de pierre envoyé par une baliste; mais, avec sa grandeur d'âme ordinaire, il ne tint aucun compte de sa blessure, et, pensant que la majesté royale devait se montrer insensible à la douleur d'une plaie, il supporta si fermement son mal qu'on eût cru qu'il n'éprouvait aucune souffrance. Vers ce même temps, l'église de Rome fut cruellement déchirée, presque jusqu'au fond du cœur, par un schisme funeste. Quand le souverain et universel pontife le pape Honorius, de vénérable mémoire, fut entré dans la dernière voie de toute chair, les plus considérables et les plus sages de l'Église romaine, voulant éviter toute espèce de trouble dans l’Église, arrêtèrent entre eux de s'assembler à Saint-Marc et non ailleurs, et de faire en commun, suivant l'usage romain, une élection solennelle; mais, avant que le décès du seigneur pape fût connu, ceux qui avaient été le plus avant dans sa confiance et son intimité, redoutant l'ardeur tumultueuse des Romains, n'osèrent se réunir au lieu qu'on venait de fixer et nommèrent au suprême pontificat le vénérable Grégoire, cardinal-diacre du titre de Saint-Ange; ceux, au contraire, qui tenaient pour le parti de Pierre Léon, se rassemblèrent à Saint-Marc, suivant ce qui avait été convenu, invitèrent les autres à se joindre à eux, et une fois la mort du dernier pape connue, élurent, comme ils le desiraient, ce même Pierre Léon cardinal-prêtre, du consentement d'un grand nombre de cardinaux, d'évêques, de clercs et de nobles Romains. C'est ainsi que, créant un schisme pernicieux et déchirant la tunique sans couture de notre Seigneur Jésus-Christ, ils divisèrent l'Église de Dieu. Tandis que chacun déclarait s'en remettre au souverain juge, les deux partis, ne s'en rapportant qu'à leur propre jugement, s'admonestaient et s'anathématisaient l'un l'autre. Celui de Pierre Léon, qu'appuyaient la puissante famille de ce prélat et la noblesse romaine, l'ayant emporté, le seigneur pape Innocent se résolut à quitter Rome avec les siens, dans le dessein, de se faire plus sûrement reconnaître de tout l'univers. Abordant donc sur les côtes de la France, il choisit comme l'asile le plus sûr et le protecteur le plus convenable, après Dieu, pour l'Église et sa propre personne, l'illustre royaume des Français, et envoya des députés presser avec instance le roi Louis de le secourir ainsi que l'Église. Ce monarque, toujours prêt à se montrer pieux défenseur de l'Église, convoqua aussitôt à Etampes une grande assemblée d'archevêques, d'évêques, d'abbés et d'hommes religieux, et s'enquit par leur avis plutôt des qualités personnelles de l'élu que de la validité de l'élection, sachant bien que souvent, et par suite des désordres dont les turbulents Romains affligent l'Église, les élections ne se font pas régulièrement. Par l'avis donc de ces sages personnages, ce prince adhéra à l'élection de Grégoire, s'engagea à la soutenir de son bras puissant, et m'envoya à Cluny offrir au pape les premières assurances de son secours et de ses services. Ce pontife, charmé d'avoir pour lui un si important appui, me fit bientôt repartir chargé des expressions de sa reconnaissance, de ses actions de grâces et de sa bénédiction pour le seigneur roi. Quand ensuite ce pape fut arrivé à Saint Benoît-sur-Loire, le monarque se rendit au devant de lui avec la reine et ses fils; puis, inclinant sa noble tête si souvent couverte du diadême, comme il l'eût fait devant le tombeau de Saint-Pierre, il se prosterna aux pieds du pontife, et lui promit pour l'Église et lui-même l'amour d'un vrai catholique et les efforts du zèle le plus dévoué. A l'exemple du seigneur Louis, Henri, roi d'Angleterre, vint à Chartres à la rencontre du pape, se jeta dévotement à ses pieds, l'assura qu'il trouverait dans son pays, de sa part et de celle des siens, un ardent appui et l'obéissance filiale la plus entière. Le pontife visita donc, comme l'exigeait la nécessité de ses affaires, les églises de France, et arriva dans le pays des Lorrains. L'empereur Lothaire vint alors au devant de lui dans la cité de Liége avec une nombreuse et magnifique suite d'archevêques, d'évêques et de grands des États d'Allemagne; ce prince s'offrit ensuite humblement, sur la place même de l'église épiscopale, à servir d'écuyer au pape, marcha devant lui à pied au milieu de la procession, et le conduisit, comme son seigneur, en portant dans une de ses mains une baguette pour montrer qu'il était prêt à le défendre, et en tenant de l'autre les rênes de la haquenée blanche que montait le pontife; enfin, quand celui-ci eut mis pied à terre, Lothaire l'aida à marcher en le soutenant tout le temps de la procession, et releva ainsi, aux yeux des grands comme des petits, la haute dignité du père de l'Église. Le pape, ayant donc resserré les nœuds de la paix qui avait réuni récemment l'Empire et l'Église, daigna considérer comme sa fille bien aimée l'église du bienheureux Denis, et vint y célébrer les fêtes de la Sainte Pâques qui approchaient. La veille de la cène du Seigneur, mus par la crainte de Dieu et de l'Église mère de toutes les autres, ainsi que de sa fille l'église de Saint-Denis, et manifestant toute notre joie de recevoir le pontife, nous allâmes au devant de lui en formant une procession magnifique aux yeux de Dieu et des hommes, et nous l'embrassâmes en exaltant son arrivée par des chants d'allégresse. Après avoir célébré pontificalement dans notre église la cène du Seigneur, c'est-à-dire suivant le rite romain, avec une merveilleuse magnificence et de grandes largesses, il adora avec vénération la vénérable croix de Jésus-Christ, et passa toute la nuit des Vigiles de la résurrection du Seigneur dans de pieux devoirs. Le lendemain de grand matin il se rendit pour ainsi dire secrètement, et par un chemin extérieur, avec une suite nombreuse de ses assistants, dans un bourg voisin de l'église des saints martyrs; là, tous les siens l'habillèrent suivant l'usage romain, le parèrent d'une foule d'ornements admirables, placèrent sur sa tête, comme insigne de sa puissance, la tiare en forme de casque, et environnée d'un diadême d'or, et le conduisirent porté sur une haquenée blanche couverte d'une riche housse; eux-mêmes, revêtus de superbes habillements, montés sur des chevaux de couleur diverse, mais ayant tous des housses blanches, marchaient solennellement deux à deux en chantant des hymnes; les barons, vassaux de notre église, et de nobles châtelains, tous à pied, et faisant les humbles fonctions d'écuyers, tenaient les rênes de la monture du pontife; quelques hommes qui le précédaient jetaient une grande quantité d'argent pour écarter la foule qui obstruait le passage, et la route royale était parsemée de branches, et tendue somptueusement de tapis précieux attachés aux arbres. Au milieu des troupes rangées en bataille, et du concours immense de peuple qui se pressait au devant des pas du pontife pour l'honorer, se présenta la synagogue des Juifs de Paris; toujours plongée dans l'aveuglement, elle lui offrit le texte de la Loi écrit sur un rouleau qu'enveloppait un riche voile, et en obtint en retour ce souhait plein de miséricorde et de piété: «Puisse le Dieu tout-puissant arracher le voile qui couvre vos cœurs!» Arrivé à la basilique des saints martyrs, où brillaient des couronnes d'or, et où étincelaient d'un vif éclat des diamants et des pierres précieuses cent fois préférables à l'or et à l'argent, le pontife y célébra avec une divine piété les mystères divins, et, assisté par nous, il immola la sainte victime, le véritable agneau pascal. La messe finie; tous se placèrent, comme étendus sur des lits, autour de tables dressées dans le cloître tendu de tapis, mangèrent l'agneau charnel, et se nourrirent des autres mets qui couvrent d'ordinaire une table noblement servie. Le lendemain on refit la même procession de l'église de Saint-Remi à l'église principale, et, trois jours après la Pâques, le seigneur pape, nous ayant rendu grâce de notre bonne réception, et promis ses conseils et son appui, se rendit à Paris; de là il continua à visiter les églises, qui, toutes, s'empressèrent de suppléer de leurs trésors aux richesses dont manquait son indigence; puis, après avoir ainsi voyagé quelque temps, il fixa son séjour à Compiègne. Dans ce temps arriva un malheur étrange, et jusqu'alors inouï dans le royaume de France. Le fils aîné du roi Louis, Philippe, enfant dans la fleur de l'âge, et d'une grande douceur, l'espoir des bons et la terreur des méchants, se promenait un jour à cheval dans un faubourg de la cité de Paris; un détestable porc se jette dans le chemin du coursier, celui-ci tombe rudement, jette et écrase contre une roche le noble enfant qui le montait, et l'étouffe sous le poids de son corps. Ce jour-là même on avait convoqué l'armée pour une expédition; aussi les habitants de la ville et tous les autres qui apprennent cet événement, consternés de douleur, crient, pleurent, poussent des sanglots, s'empressent à relever le tendre enfant presque mort, et le transportent dans la maison voisine; ô douleur! à l'entrée de la nuit il rendit l'âme. Quelle tristesse et quel désespoir accablèrent son père, sa mère, et les grands du royaume! Homère lui-même ne pourrait l'exprimer. On l'enterra dans l'église du bienheureux Denis, dans le lieu réservé à la sépulture des rois, et à la gauche de l'autel de la Sainte-Trinité, avec tout le cérémonial usité pour les rois, et en présence d'une foule d'évêques et de grands de l'État. Son sage père, après s'être abandonné longtemps aux plaintes les plus déchirantes, et avoir maudit tristement les jours qui lui restaient à survivre à son fils, prêta l'oreille aux avis des hommes sages et pieux, et ouvrit son cœur aux consolations. Nous tous qui étions ses intimes et ses familiers, craignant qu'il ne vînt à nous être enlevé subitement par suite de l'infirmité toujours croissante de son corps affaibli, nous lui conseillâmes de faire ceindre du diadême royal et oindre de l'huile sainte son fils Louis, enfant charmant, et de l'associer ainsi à sa couronne, afin de déjouer ses ennemis dans leurs projets de trouble. Acquiesçant à cette idée, le vieux monarque se rendit à Rheims avec sa femme, son fils, et les grands du royaume; là, dans un concile général et solennel, qu'avait convoqué le seigneur pape Innocent, il éleva son fils à la dignité de roi par l'onction de l'huile sainte, et l'imposition de la couronne royale, et pourvut aux besoins de l'État en s'assurant un digne successeur. Ce jeune prince reçut alors d'abondantes bénédictions d'une foule d'archevêques et évêques de tous pays, Français, Allemands, Aquitains, Anglais, Espagnols, et ce fut pour beaucoup de gens un présage certain que sa puissance ne pouvait que s'accroître. Lorsque son père, plein d'une vive joie qui adoucissait ses douloureux regrets pour l'enfant qu'il avait perdu, fut de retour à Paris, le seigneur pape sépara le concile et alla habiter Auxerre. Trouvant quelque temps après une occasion favorable de repasser dans son pays en la compagnie de l'empereur Lothaire, qui lui avait promis de le conduire à Rome à la tête d'une forte armée, et de déposer Pierre Léon, il se rendit dans cette ville avec ce prince; mais comme il avait proclamé Auguste l'empereur, malgré la résistance des Romains, il ne put obtenir aucun repos tant que Pierre Léon vécut. Lorsqu'enfin celui-ci fut sorti de ce monde, l'Église, après une longue agitation et des souffrances prolongées, et presque mortelles, retrouva la paix par la protection de Dieu, et le seigneur pape remplit heureusement la sainte chaire, et l'illustra par son zèle pour ses devoirs, ainsi que par les mérites de sa vie. Déjà depuis quelque temps le seigneur Louis affaibli par sa corpulence, et les fatigues continuelles de ses travaux guerriers, perdait les forces de son corps et non celles de son âme, comme c'est le propre de la nature humaine. Alors même, si dans tout le royaume il se faisait quelque chose qui blessât la majesté royale, il ne pouvait en aucune manière supporter l'idée de n'en pas tirer vengeance. Quoique sexagénaire, il était d'une telle science et d'une telle habileté que, si l'incommodité continuelle de la graisse qui surchargeait son corps ne s'y fût opposée, il aurait encore écrasé partout ses ennemis par sa supériorité: aussi lui arrivait-il souvent de se plaindre et de gémir avec ses amis, disant: « Hélas! quelle misérable nature que la nôtre! Savoir et pouvoir tout ensemble lui est à peine, ou plutôt ne lui est jamais permis!» Quoique accablé par sa pesante corpulence au point d'être obligé de se tenir tout droit dans son lit, il résista si fermement au roi d'Angleterre, au comte Thibaut et à tous ses ennemis, que ceux qui étaient témoins de ses belles actions, ou les entendaient raconter, célébraient hautement la noblesse de son âme, et déploraient la faiblesse de son corps. Épuisé pour ainsi dire par sa maladie, et pouvant à peine se soutenir par suite d'une blessure à la jambe, il marcha contre le comte Thibaut, brûla Bonneval, à l'exception d'un couvent de moines qu'il épargna; une autre fois il fit renverser de fond en comble par ses hommes, n'ayant pu se trouver à cette affaire, Château-Renard, qui relevait du même comte Thibaut. La dernière expédition qu'il fit en personne fut de conduire une très belle armée contre le château de Saint-Briçon sur la Loire, de le détruire par les flammes, et de contraindre la tour et le seigneur à se rendre à discrétion, en punition de la rapacité de celui-ci, et des déprédations qu'il exerçait sur les marchands. Au retour de cette guerre, il fut pris violemment, dans le nouveau château de Montrichard, d'une forte diarrhée et d'un cours de ventre, comme il en avait quelquefois. En homme sage, pensant à son bien, plein de piété pour son âme et agréable à Dieu, il pourvut à son salut par de fréquentes confessions et des prières ferventes. Ce qu'il desirait surtout de toute l'ardeur de son cœur, c'était d'être transporté, de quelque manière que ce fût, auprès des saints martyrs ses protecteurs, Denis et ses compagnons; de déposer son diadême et sa dignité royale devant leurs corps sacrés; de changer sa couronne ainsi que les insignes de la royauté et les ornements distinctifs du pouvoir suprême, pour la couronne de l'humble habit du bienheureux Benoît, et d'embrasser la vie monastique. Que ceux qui s'écartent de la pauvreté religieuse apprennent donc par là comment, non seulement les archevêques, mais encore les rois, préférant la vie éternelle à cette vie passagère, se réfugient, pour la sûreté de leur âme, sous l'asile tutélaire de la règle monastique. Cependant, comme il souffrait de jour en jour plus cruellement de sa diarrhée, les médecins le tourmentaient, pour arrêter son mal, de tant de potions désagréables et de tant de poudres diverses d'une amertume rebutante, que les hommes les plus courageux et les mieux portants eux-mêmes n'auraient pu supporter ce supplice. Mais lui, au milieu de ces ennuis et d'autres du même genre, ne perdant rien de sa douceur naturelle, admettant tout le monde, faisant amitié à chacun, il se montrait aussi bienveillant et caressant pour tous que s'il n'eût éprouvé nulle douleur. Épuisé par son fâcheux cours de ventre et par le long affaiblissement de son corps amaigri, mais s'indignant de mourir d'une manière ignoble ou inopinée, il appela autour de lui des hommes pieux, des évêques, des abbés, beaucoup de prêtres de la sainte Église; puis, rejetant toute mauvaise honte, et pénétré de respect pour Dieu et ses saints Anges, il demanda à se confesser dévotement devant tous, et à se prémunir contre la mort par le secourable viatique du corps et du sang du Seigneur. Pendant qu'on dispose tout, ce prince se lève lui-même tout à coup, s'habille, sort tout vêtu de sa chambre, à la grande admiration de tous, va au devant du corps de notre Seigneur Jésus-Christ, et se prosterne religieusement. Là, en présence de tous, tant clercs que laïques, il se dépouille de la royauté, se démet du gouvernement ile l'État, se confesse du péché de l'avoir mal administré, remet à son fils Louis l'anneau royal, et l'oblige à promettre, sous serment, de protéger l'Église de Dieu, les pauvres et les orphelins, de respecter les droits de chacun, et de ne retenir aucun individu prisonnier dans sa cour, à moins que celui-ci n'eût forfait actuellement et dans la cour même. Là encore, distribuant, par amour de Dieu, aux églises, aux pauvres et aux indigents, l'or, l'argent, les vases précieux, les vêtements, les lits en drap, ainsi que tout le mobilier qu'il possédait et qui était à son usage, il ne se réserva ni les manteaux et habits royaux, ni même sa propre chemise. Sa précieuse chapelle comprenait un livre d'Évangile enrichi d'or et de pierres précieuses, un encensoir d'or du poids de quarante onces, des candélabres d'or qui en pesaient cent soixante; un calice d'or tout brillant de pierres précieuses, dix chappes d'une riche étoffe, et une magnifique hyacinthe qui lui venait de son aïeule Anne fille du roi des Russes, et qu'il remit de sa propre main dans les miennes, avec ordre de l'attacher à la couronne d'épines de Notre-Seigneur: toutes ces richesses il les envoya par moi aux saints martyrs, et promit de se rendre lui-même auprès d'eux de quelque manière que ce fût, si sa santé le lui permettait. Après s'être donc ainsi déchargé des choses de ce monde, ce monarque, rempli de la miséricorde de Dieu, s'agenouilla très humblement devant le corps et le sang sacré de notre Seigneur Jésus-Christ, qu'avaient apportés pieusement et en procession ceux qui venaient de célébrer la messe; puis, se confessant à haute voix de bouche et de cœur comme un véritable catholique, il s'exprima en ces termes dignes, non d'un homme illétré, mais du plus docte théologien: «Moi, Louis, malheureux pécheur, je confesse un seul et vrai Dieu, le Père, le Fils et le Saint-Esprit; je confesse qu'une personne de cette sainte Trinité, le Fils unique, consubstantiel et coéternel à Dieu son père, incarné dans le sein de la très sainte vierge Marie, a souffert, est mort, a été enseveli, est ressuscité le troisième jour, est monté au ciel où il est assis à la droite de Dieu le père, et viendra juger les vivants et les morts, au jour du grand et dernier jugement. Je crois que cette Eucharistie de son très sacré corps est ce même corps qu'il a pris dans le sein de la Vierge et qu'il donna à ses disciples pour qu'ils demeurassent unis et associés en lui. Je crois fermement, et je confesse de bouche et de cœur, que ce vin est le même sang sacré qui a coulé de son côté quand il était attaché à la croix. Je desire enfin que ce viatique, le plus sûr des secours, me fortifie à l'heure de ma mort et me défende, par sa protection irrésistible, de toute puissance infernale.» Après avoir, à l'admiration de tous, fait la confession de ses péchés, il reçut en communion le corps et le sang de Jésus-Christ, parut de ce moment commencer à se trouver mieux, retourna dans sa chambre, et, rejetant loin de lui toutes les pompes et l'orgueil du siècle, s'étendit sur un lit de simple toile. M'ayant vu pleurer sur lui qui, par le sort commun aux hommes, était devenu si petit et si humble de si grand et si élevé qu'il était, il me dit: «Ne pleure pas sur moi, très cher ami, mais plutôt triomphe et réjouis-toi de ce que la miséricorde de Dieu m'a donné, comme tu le vois, les moyens de me préparer à me présenter devant lui.» Cependant, éprouvant peu à peu quelque mieux, il alla, en se faisant transporter comme il put, jusqu'à Melun, sur le fleuve de la Seine, au milieu d'un immense concours de peuples dévoués, auxquels il avait conservé la paix, qui tous abandonnaient les châteaux, les bourgs, les charrues pour accourir sur les chemins au devant de lui, et recommandaient sa personne au Seigneur. Ce fut encore au milieu de ce même concours, que, pressé par sa dévotion pour les saints martyrs, et du desir de les visiter et de leur exprimer sa pieuse reconnaissance, il se mit promptement en route pour Saint-Denis, et put, avec l'aide de Dieu, y arriver à cheval. Reçu par les moines et presque tous les gens du pays, avec le plus grand zèle et la pompe la plus solennelle, comme le plus tendre père et le plus noble défenseur de l'Église, il se prosterna humblement devant les saints martyrs, leur rendit, les larmes aux yeux, les religieuses actions de grâces qu'il leur avait vouées pour tous leurs bienfaits envers lui, et les supplia dévotement de continuer à lui être favorables. De là le seigneur Louis se rendit au château de Béthisy; à peine y fut-il, qu'arrivèrent près de lui des députés de Guillaume, duc d'Aquitaine, qui lui annoncèrent que ce duc, parti pour un pélerinage à Saint-Jacques, était mort en chemin; mais qu'avant de se mettre en route, et même lorsqu'il y était, et se sentant mourir, il lui avait de sa pleine volonté légué sa fille, la très noble demoiselle Eléonore, non encore mariée, ainsi que tout son pays, pour lui appartenir à toujours. Le roi ayant pris conseil de ses familiers, accepta gracieusement et avec sa grandeur d'âme accoutumée les offres qui lui étaient faites, et promit de marier Eléonore à son cher fils; puis, arrangeant une noble et pompeuse suite destinée à accompagner le jeune prince en Aquitaine, il réunit une troupe de plus de cinq cents très nobles hommes et chevaliers des meilleurs du royaume, leur donna pour chefs le comte du palais Thibaut, et le fameux comte de Vermandois, Raoul son cousin, et leur adjoignit, tant moi son intime que tout ce qu'il put trouver de gens du plus sage conseil. Au moment où son fils partit, le vieux roi lui fit ses adieux en ces termes: «Puisse, mon très cher fils, le Dieu tout-puissant qui règne sur les rois, te protéger de sa divinité à qui tout cède; car si par quelque infortune, je venais à perdre, et toi et ceux qui t'accompagnent, ni ma propre vie, ni mon royaume ne seraient plus de rien pour moi.» Donnant ensuite au jeune prince d'abondants trésors et de fortes sommes d'argent, il défendit avec toute l'autorité de sa majesté royale, que l'on prit rien dans tout le duché d'Aquitaine, qu'on fit le moindre tort, soit au pays soit aux pauvres du pays, et qu'on se rendît ainsi ennemis des peuples amis; et il n'hésita pas à ordonner que sa troupe reçût chaque jour, sur son propre trésor, une indemnité considérable. Après avoir traversé le Limousin, nous arrivâmes sur les frontières du pays de Bordeaux, nous dressâmes nos tentes en face de cette cité, dont le grand fleuve de la Garonne nous séparait, nous attendîmes là et passâmes ensuite dans la ville sur des vaisseaux. Le dimanche suivant, le jeune Louis épousa et couronna du diadême royal la susdite noble demoiselle Eléonore, en présence de tous les grands de Gascogne, de Saintonge et de Poitou réunis. Revenant ensuite par le pays de Saintes, et détruisant sur notre passage ce qui se trouvait de gens ennemis, nous arrivâmes à la cité de Poitiers au milieu des transports de joie de tout le pays. Les chaleurs de l'été furent alors plus violentes et plus nuisibles que d'ordinaire; aussi plusieurs d'entre nous qu'elles brûlaient et accablaient en souffrirent-ils cruellement. Le seigneur Louis exténué par leur intolérable ardeur fut repris à Paris, mais plus dangereusement que jamais, de la dysenterie, et s'affaiblit tout-à-fait. Toujours prompt à pourvoir aux besoins de son âme, il appela près de lui le vénérable évêque de Paris, Etienne, et le pieux abbé de Saint-Victor, Gildoin, auquel il se confessait d'autant plus habituellement qu'il avait construit son monastère depuis les fondations, renouvela sa confession, et s'empressa dévotement de se munir pour l'heure de la mort du viatique du Seigneur. Il voulait se faire transporter à l'église des saints martyrs, pour acquitter le vœu que, dans son humilité, il avait souvent répété; mais arrêté dans ce dessein par les douleurs de sa maladie, ce qu'il ne put effectuer de fait, il l'accomplit en intention de cœur et d'âme. En effet, ordonnant qu'on étendît un tapis par terre, et que sur ce tapis on jetât des cendres en forme de croix, il s'y fit porter et déposer par ses serviteurs; puis, fortifiant toute sa personne par le signe de la croix, il rendit l'âme le jour des calendes d'août, dans la trentième année de son règne, et presque la soixantième de son âge. Son corps fut à l'heure même enveloppé de riches étoffes pour être transporté et enterré dans l'Église des saints martyrs, et des gens prirent le devant pour préparer le lieu de sa sépulture; mais alors arriva une chose qui ne paraît pas devoir être passée sous silence. Le prince dont je parle, causant avec moi, m'avait quelquefois et souvent même entretenu de la sépulture des rois; il me disait alors que celui-là serait bienheureux qui obtiendrait d'être enterré entre l'autel sacré de la Sainte-Trinité et celui des saints martyrs, parce que le secours des Saints et les prières de ceux qui entreraient dans l'église lui assureraient le pardon de ses péchés: il me fesait ainsi connaître ses desirs sans les exprimer formellement. Avant donc de partir avec son fils, j'avais pourvu avec le vénérable Hervée, prieur de Saint-Denis, à ce que ce monarque fût enterré devant l'autel de la Sainte-Trinité, du côté opposé au tombeau de l'empereur Charles, et de manière que l'autel séparât ce tombeau du sien. Mais la place était remplie par la sépulture du roi des Français Carloman, et comme il n'est ni permis ni d'usage de déplacer les cendres des rois, ce que j'avais réglé ne put se faire. A force de recherches et contre l'opinion de tous les assistants qui croyaient occupé l'endroit que l'on fouillait, on trouva dans le lieu même que ce monarque avait, par une sorte de pressentiment miraculeux, désigné comme l'objet de ses desirs, un espace vide, ni plus ni moins grand qu'il ne fallait pour la longueur et la largeur de son corps. On l'y déposa donc avec le cérémonial d'usage pour les rois, au milieu de chants nombreux d'hymnes et de prières, et après lui avoir fait de pieuses et solennelles funérailles. C'est là qu'il attend d'être admis à jouir de sa résurrection future, et qu'il est d'autant plus près de se réunir en esprit à la troupe des esprits célestes, que son corps est plus voisin des corps des saints martyrs, et plus à portée d'en être protégé. "Heureux celui qui voyant le monde sur le penchant de sa ruine, sait en quel lieu passer une tranquille nuit" {Lucain, La guerre civile, IV, 393} Puisse le Rédempteur ressusciter l'âme de ce roi, à l'intercession des saints martyrs, pour lesquels il avait un si pieux dévouement! puisse cette âme être placée au rang des Saints, par celui qui a donné la sienne pour le salut du monde, notre Seigneur Jésus-Christ qui vit et règne, roi des rois, et maître des puissances, aux siècles des siècles! Amen.